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Introduction

Il aura fallu sa réédition par les éditions du Serpent à plumes une trentaine d’années plus tard après sa première publication en 1968 par les éditions du Seuil pour que la critique, enfin unanime, reconnaisse la valeur artistique du Devoir de violence de Yambo Ouologuem. Jamais roman n’aura connu, dans la littérature africaine, de destin aussi singulier : consacré par l’attribution du prix Renaudot, il fut brutalement retiré des librairies pour de sombres accusations de plagiat avant d’être réhabilité par sa réédition. On peut dire, qu’avec cette réhabilitation, justice aura été rendue à un roman dont la critique redécouvre les trésors qu’elle lui soupçonnait de détenir déjà.

Ainsi en va-t-il des (rares) chefs-d’oeuvre de la littérature qui suscitent parfois des malentendus au moment de leur parution mais finissent au bout du compte, avec le temps, par en triompher. La résurrection littéraire du Devoir de violence, qui par cette occasion lui insuffle une nouvelle vie et lui renouvelle une carrière, redonne la possibilité de relire une oeuvre d’envergure dont l’examen des questions esthétiques ne constituait pas la principale préoccupation de la critique. Or, Le Devoir de violence, dans sa tonalité comme dans son parcours si atypique, témoigne d’une forte dimension ironique. Car, comment ne pas voir dans les contingences du destin de ce livre, la revanche de l’oeuvre originale sur les humeurs et les fluctuations des cotes de la critique ?

En effet, si, en leur temps, les accusations de plagiat ont provisoirement eu raison de la carrière de ce roman, elles n’en sont pas moins aujourd’hui, avec le recul, une indication sur sa richesse intertextuelle : une piste de (re)lecture parmi tant d’autres à considérer. En fait, l’une des principales qualités du chef-d’oeuvre de Ouologuem c’est d’être justement, dans son acception la plus profonde, dans sa quintessence, un roman ou, pour être plus précis, c’est d’exploiter à son avantage la voracité[1] d’un genre (le genre romanesque) qui, dans son fonctionnement, offre une infinie capacité d’absorption tant sur le plan générique (qu’il s’agisse d’autres genres), disciplinaire (qu’il s’agisse d’autres disciplines), qu’artistique (qu’il s’agisse d’autres formes artistiques). L’enjeu de cet article n’en est que plus clair : montrer comment, dans son roman, Ouologuem procède à la manipulation du genre, qu’il situe, à travers la subversion du canon épique, au coeur d’une discipline comme l’Histoire et surtout, comment cette manipulation générique entraîne des répercussions au niveau de la réception. Mon propos explorera alors trois grandes avenues : 1. Le Devoir de violence envisagé comme anti-épopée; 2. La littérarisation de l’Histoire appréhendée du point de vue de la marge; 3. La configuration (de la possibilité) d’une double réception ambiguë.

1. L’anti-épopée des Saïfs[2]

Le Devoir de violence, nous dit la quatrième de couverture, « commence comme une épopée ». Réparti en quatre parties[3], la première, intitulée « La légende des Saïfs » lui donne quelque allure épique. Comme mimesis de la création, le récit épique détermine la posture narrative du barde ou du griot traditionaliste vis-à-vis du héros épique : une posture laudative, que revendique par exemple la parole de Djeli Mamadou Kouyaté[4] par rapport à Soundjata dans L’épopée mandingue de Djibril Tamsir Niane (1960). En ce sens, l’énonciation épique est une énonciation de la verticalité : le discours épique s’élève en même temps qu’il élève. Il s’érige à la hauteur du héros épique qu’il porte, à travers la célébration de ses exploits (dans l’acception la plus stricte), au firmament de la divinité. Il s’agit dès lors d’un discours monumental dans le traitement rhétorique réservé au héros épique.

Or, si dans Le Devoir de violence le lecteur croit retrouver les caractéristiques du discours épique, c’est que l’écrivain malien y a procédé à leur inversion pour produire ce que j’appelle une anti-épopée. Car, si l’épopée peut se concevoir comme un récit de création, c’est-à-dire de création du monde, l’anti-épopée à laquelle se livre Ouologuem peut se définir comme le récit de la domination, de l’oppression, plus précisément le récit du martyr de la « négraille » soumise à la dictature et à la barbarie des Saïfs. Le récit du Devoir de violence est alors pris en charge par un narrateur dont le verbe tourne le dos au panégyrique consacré par la culture rhétorique du barde ou du griot traditionaliste. Si le narrateur s’inspire de sources aussi diverses que la Bible, le Coran, les historiens arabes, la tradition orale africaine et fait, par moments, parler des griots, c’est pour valider les abominations d’une effroyable fresque historique. Ainsi en est-il, comme le confirme le griot Koutouli, de la geste des horribles exactions sanctionnant les conflits particulièrement sanglants initiés par les Saïfs, ayant embrasé l’empire du Nakem. Koutouli, à qui le narrateur laisse la parole, achève ainsi son macabre récit :

[…] Non loin des corps de la horde des enfants égorgés, on comptait dix-sept foetus expulsés par les viscères béants de mères en agonie, violées sous les regards de tous, par leurs époux, qui se donnaient ensuite, écrasés de honte la mort. Et ils ne pouvaient se dérober à ce suicide, pour sauver la vie d’un de leurs frères, témoin impuissant dont le regard, empreint de l’incrédulité du désespoir, était – Al’allah!- jugé « éploré plus que de raison », ou « terrifié moins qu’à l’accoutumée… ».

Ouologuem, 1968 : 10

Le roman phare de Ouologuem se lit donc comme une anti-épopée non seulement à travers la posture d’un narrateur iconoclaste mais également à travers la mise en scène de figurations actantielles qui relèvent de la catégorie de ce qu’on pourrait appeler des anti-héros (épiques), représentés par la cohorte des membres de la dynastie des Saïfs, symboles de près de mille ans de turpitudes de l’Histoire africaine. Le narrateur ne précise-t-il pas que « la véritable histoire des Nègres commence beaucoup, beaucoup plus tôt, avec les Saïfs, en l’an 1202 de notre ère, dans l’empire africain de Nakem, au sud du Fezzan, bien après les conquêtes d’Okba ben Nafi el Fitri » ? (ibid. : 9). Le roman de Yambo Ouologuem détourne allègrement les principes de l’épopée et, de ce fait, configure par contraste les paramètres d’un anti-canon épique. Son antihéros épique est alors au héros ce que le revers est à la médaille : au contraire du héros épique qui est une figure éclatante, magnifique parce que magnifiée, l’antihéros est une figure sombre, lugubre, abominable. Au héros épique érigé en demi-dieu par la parole lumineuse du griot s’oppose l’antihéros dont l’évocation des turpitudes fait frémir d’horreur. Certes, la verve romanesque d’Ouologuem emprunte aux procédés rhétoriques du discours épique, procédés qui relèvent d’une linguistique de l’exagération; mais leur inversion ici ne sert qu’à flétrir davantage les dynastes de l’empire africain du Nakem.

De cette dynastie se détache pourtant le règne de Saïf Isaac El Héït, tombeur de la tyrannie du cruel Saïf Moché Gabbaï de Honaïne. Fondé sur l’équité et la justice, son règne n’aura malheureusement été qu’une parenthèse, qu’un bref épisode dans tout ce déferlement de violence. Pas étonnant alors qu’à chaque évocation de son nom, le narrateur, à son endroit, se laisse aller à de nostalgiques formules de bénédiction. Ce qui, visiblement, est loin d’être le cas pour son cruel prédécesseur. Tout porte ainsi à croire que Saïf Isaac El Heït n’est que l’exception qui vient confirmer la règle; une règle dont les fondements s’enracinent dans un véritable… « devoir de violence ». Ses innombrables successeurs, aussi féroces qu’ambitieux, se disputeront son trône et rivaliseront de cruauté vis-à-vis des populations totalement terrorisées : l’empire de Nakem, mis à feu et à sang, sombrera dans le chaos. Guerres intestines, esclavage systématique des tribus vaincues, viols, cannibalisme et massacres collectifs, tel est le lot des populations de Nakem sous la férule des successeurs de Saïf Isaac El Heït. À l’exception de ce dernier, l’embrasement du Nakem par ses successeurs n’obéit à aucune ambition expansionniste. Tout au plus sert-il de prétexte à l’intensification de la traite négrière contrôlée par les Saïfs eux-mêmes et surtout fournit-il l’occasion de cultes orgiaques où les participants, rivalisant de perversité, s’adonnent à divers actes de barbarie ainsi qu’à diverses pratiques odieuses telles l’inceste, la zoophilie et autre nécrophilie…

Tel est le contexte dans lequel survient la guerre que s’apprête à livrer le dernier Saïf, Saïf ben Isaac El Heït, contre l’invasion de l’homme blanc. La conquête des troupes coloniales françaises [qui sanctionne la défaite du Saïf] introduit un nouvel acteur qui apportera au jeu de pouvoir, naguère dominé par le Saïf, une dimension interculturelle[5]. Mais avant que d’entériner et de s’ajuster à la nouvelle configuration, Saïf ben Isaac El Héït se laissera encore une dernière fois de plus aller à de sanglantes représailles aux allures de « guerre raciale[6] » et qui, selon ses propos, offre le « spectacle de légions en fuite [...] où le meurtre est de règle pour tout homme tatoué – non sur le front (tatouage Saïf) mais sur les tempes ». « La guerre raciale, conclut-il, est déchaînée » (ibid. : 39). Erreur stratégique qui n’aura fait qu’accroître l’impopularité du Saïf auprès des populations dont il s’était déjà aliéné le soutien. Saïf perd la guerre contre l’envahisseur étranger parce qu’il n’a jamais su gagner les coeurs de ses sujets[7] qui, de guerre lasse, finiront par accueillir les troupes coloniales en libérateurs :

L’empire était pacifié, morcelé en plusieurs zones géographiques, partagées par les Blancs. La négraille, sauvée de l’esclavage, accueillit, heureuse, l’homme blanc, qui souhaitait-elle, lui ferait oublier la cruauté de Saïf aussi puissant que redoutablement organisé.

ibid. : 41

Outre l’accueil de l’homme blanc en libérateur, l’issue de cette bataille est caractéristique d’un fait plutôt inédit dans le canon épique. En effet, au contraire de l’épopée où l’issue du conflit ne se tranche que dans l’expression de la radicalité, cela veut dire que la défaite est synonyme d’élimination civile, sans autre alternative[8], on assiste, dans le roman de Ouologuem, à une contradiction de ce principe, relative au traitement politique de l’issue de la confrontation par le vainqueur. Car, la défaite de Saïf ben Isaac El Héït n’est pas sanctionnée par son élimination physique, encore moins de sa disparition de la scène politique : elle coïncide, paradoxalement, avec sa réhabilitation par celui-là même qui l’aura vaincu. Il semble que la signature du traité de paix entérinant le nouvel ordre et l’instauration des bases d’une nouvelle « coopération » franco-africaine au sommet, ce que Fritz Peter Kirsch (1995) entend par « dialogue interculturel », soient à ce prix : coopération consacrée par la visite en France et l’accueil plus que chaleureux par les autorités de Madoubo, le fils de Saïf. Cette visite, qui n’est pas sans rappeler celle, plus célèbre du prince Anniaba, fils du roi d’Assinie à la cour du roi soleil Louis XIV, se veut le symbole d’une nouvelle histoire à écrire, entre la France et l’Afrique : une histoire dont le peuple, une fois de plus, est le dindon de la farce.

2. D’une histoire à l’autre

Si la conquête coloniale française a mis fin au déluge de violence infligé aux populations, force est de constater qu’elle est loin de constituer le point de rupture radicale d’avec l’ordre ancien. En effet, malgré sa défaite militaire, Saïf ben Isaac El Héït, réinstallé non sans faste dans son palais à Tillabéri-Bentia, est rétabli dans ses fonctions de roi du Nakem, symbole de l’autorité traditionnelle. « Toutes les questions difficiles entre indigènes, [précisera lors d’un dîner le gouverneur Chevalier], c’est Sa Majesté qui nous aide à les traiter. On peut dire [continue-t-il] qu’elle double[9] le gouverneur et l’administrateur » puisque l’autorité coloniale a désormais la charge de la gestion administrative et économique de l’ex-empire. L’ère coloniale inaugure ainsi l’administration bicéphale de la « province[10] », gage pour Saïf ben Isaac El Héït non seulement de la perpétuation de son pouvoir, mais aussi de la poursuite, quoiqu’en toute discrétion, de toutes sortes de trafics, allant du trafic de masques et autres sculptures[11] africains à celui d’esclaves.

L’expérience de la défaite comme le bicéphalisme qui en a résulté conduisent Saïf à réviser sa stratégie vis-à-vis de l’autorité coloniale. L’important est moins de se lancer dans une confrontation ouverte à l’issue incertaine que de rentrer dans un affrontement sournois, de nature politique, dans la mesure où l’objectif est de s’imposer comme pilier incontournable de ce jeu de dupes, ce « dialogue interculturel » que met en place le système colonial. Saïf ben Isaac El Héït réussit alors la prouesse de donner le gage d’une collaboration sans faille avec l’administration coloniale tout en en assurant l’exécration par la population qui en subit le joug. De sorte que, dit le narrateur, « le peuple crédule pactisa avec ses diables de notables, et l’aristocratie marqua un point : la masse indigène exécrait en un silence soumis les Blancs, ces demi-dieux qui furent jadis leurs sauveurs, alors tant adorés » (Ouologuem : 64).

Et quand démasqué, on ose menacer son pouvoir, Saïf n’hésite pas à recourir à l’élimination physique. Aussi le roman foisonne-t-il de meurtres, commandités par ce dernier, exécutés par ses sbires Kratonga et Wampoulo; meurtres dont les plus significatifs sont ceux des gouverneurs successifs Chevalier et Vandame. Ainsi Saïf finit-il par s’imposer comme un rouage essentiel dans le dispositif colonial. Pas étonnant que Mossé, successeur de Vandame au poste de gouverneur, sollicite son concours aux fins de recrutement de soldats devant combattre pour la France contre l’Allemagne lors de ce que les historiens ont appelé « la grande Guerre ». En échange de multiples faveurs et surtout de l’assurance de l’exemption des notables de l’enrôlement, Saïf se transforme en agent recruteur chargé de gagner la « négraille » à la cause de l’armée française.

Si la coalition victorieuse formée par la France (avec l’aide de ses tirailleurs) et l’Angleterre se partagea les possessions coloniales allemandes accentuant ainsi chacune son empire, côté africain le bénéfice de cette guerre revint uniquement à Saïf, déclaré « sauveur de la France au Nakem », décoré « grand officier de la Légion d’honneur », obtenant « pensions royales pour lui et ses fidèles » (ibid. : 138). Encore là, la « négraille » restera du côté des perdants. Et quand bien même, au travers de Raymond Spartacus Kassoumi[12], elle est finalement « conviée » à intégrer les rouages du système, elle se trouve coincée dans l’étau formée par les deux interlocuteurs, Saïf et l’évêque Henry, représentatifs des modèles hiérarchiques africain et occidental, dont le dialogue collusoire au terme du récit lui enlève toute marge de manoeuvre.

Cette interminable histoire tragique procède du récit de la saga de la dynastie des Saïfs, révélés dans toute leur sauvagerie à partir de la subversion des lois de l’épopée. C’est le résultat d’un parti pris, celui d’une option justificative du refus d’entreprendre la littérarisation de l’Histoire africaine par le haut, par le sommet, ce que Jean-Godefroy Bidima (1997) considère comme l’histoire officielle « des dignitaires tribaux de la société bien pensante ». Ouologuem s’est plutôt engagé dans une littérarisation qui l’aborde par le bas voire par ses marges, pour raconter l’histoire des « sans-histoire » composés de captifs et autres esclaves : une histoire occultée mais révélée de manière fracassante par un roman explosif. Le récit de l’idylle nouée entre Tambira et Kassoumi, à ce sujet est exemplaire : leur indéfectible amour, leur mariage (récupéré à des fins de propagande par le Saïf), le souci d’assurer une éducation à leurs enfants, baptisés et confiés à l’école étrangère, la dignité de Kassoumi suite à l’assassinat crapuleux de sa femme Tambira les révèlent dans une humanité que le narrateur dénie par ailleurs à Saïf, ses notables ou ses complices de l’administration coloniale. Le renversement des lois de l’épopée entraîne alors la déchéance de l’aristocratie d’une part, et d’autre part, l’ennoblissement des marginaux rétablis dans l’humanité. C’est le résultat d’une transaction sous forme chiasmatique qui, d’un côté, abaisse, dégrade, et de l’autre élève : compensation que le roman concède au peuple trompé dans la duplicité d’un jeu au sommet qui se déroule à ses dépens.

En fait, le roman de Ouologuem témoigne de l’impossibilité de l’existence d’une relation normale entre l’Afrique et l’Occident, qui ne peut donc qu’être biaisée : à la violence initiale des Saïfs se substitue une autre, celle issue de la conquête coloniale, exercée avec la complicité rusée de la notabilité au détriment de la négraille. La métaphorisation par le bas de l’histoire africaine donne l’occasion à Yambo Ouologuem de jeter un pavé dans la mare, de secouer et d’ébranler les certitudes. L’onde de choc provoquée par cet ébranlement ne pouvait laisser indifférent, comme il est possible d’en juger par la réception réservée au roman à sa publication.

3. La réception du Devoir de violence

Tout le monde s’accorde désormais sur un point : le roman de Yambo Ouologuem occupe une place de choix dans la littérature africaine comme dans la littérature tout court. Jamais roman n’aura immédiatement porté son auteur au firmament du panthéon littéraire pour ensuite plonger ce dernier dans le plus profond des abîmes. Accusé de plagiat, Ouologuem vit son roman aussitôt retiré des librairies et sa carrière littéraire brisée. Emmuré dans un silence sépulcral, il vit en ermite, retiré dans son village au fin fond du Mali, en pays dogon. Jamais roman n’aura autant fait couler d’encre : ce serait, dit-on, le roman de littérature africaine ayant suscité le plus d’études dans les universités nord-américaines. Christopher Wise (2003) affirme même que « la réception critique du roman de Ouologuem constitue l’un des chapitres les plus intéressants de l’histoire de la littérature africaine ». Une réception d’où transparaît bien des clivages. Clivage entre l’intelligentsia africaine et les milieux littéraires français : à la condamnation unanime de l’élite intellectuelle africaine (Patrick Girard, 2003, parle à ce sujet de « fatwa tiers-mondiste ») au nom d’une réception bornée par le prisme idéologique, s’oppose l’enthousiasme des milieux littéraires parisiens qui perçoivent en Ouologuem la voix authentique de l’Afrique, celui qui, comme dit Patrick Girard, fait « entendre une littérature de calebasses et de marigots ». Notons cependant que la courbe du parcours de son roman avait dicté l’attitude de la presse hexagonale vis-à-vis de Yambo Ouologuem, attitude qui bascula de l’encensoir au reniement[13]. Ouologuem avait pourtant livré, dans une publication suivante intitulée Lettre à la France nègre (1969), le mode d’emploi de son esthétique; mais le mal était fait et l’ironie cinglante de cette deuxième livraison venait simplement confirmer aux yeux des thuriféraires de la négritude la félonie d’un auteur renégat prêt à tout pour les lambris dorés du succès. Clivage entre le milieu universitaire français, accusé à tort ou à raison de léthargie[14] face au sort réservé à Ouologuem, et le milieu universitaire nord-américain qui se sera toujours porté à la défense de l’écrivain malien, comme en témoignent les travaux de Christopher Wise, préfacier du roman réédité par les éditions du Serpent à plumes, ou encore d’Aliko Songolo (1981) qui, dans un article intitulé « Fiction et subversion : Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem », attirait déjà l’attention sur l’originalité esthétique du roman en portant le débat sur la question même du plagiat. À partir des réflexions d’Aliko Songolo et de Bernard Mouralis (1987), Boniface Mongo-Mboussa (2003) élargit la perspective sur Le Devoir de violence qui, à ses yeux, n’est ni plus ni moins qu’un « manifeste littéraire » ouvrant la voie à « l’invention de nouveaux espaces de liberté ». Le roman de Yambo Ouologuem opère alors une double rupture : rupture esthétique qui consacre « l’esthétique du grotesque » et rupture idéologique par rapport au discours sur l’Afrique.

La parution du Devoir de violence en 1968, quelques années après la cascade des indépendances africaines, correspond à une période d’effervescence et d’affirmation identitaires, où l’on assiste au triomphe d’une idéologie : la négritude. Théorisée par les poètes sénégalais et antillais Léopold S. Senghor, Aimé Césaire et Léon G. Damas, la négritude, grosso modo, se conçoit comme un contre discours : elle s’attaque aux fondements du discours colonial justificatif de son entreprise, le fait colonial. Dans sa démarche de libération et d’affirmation, la négritude va magnifier les valeurs culturelles de la civilisation nègre disqualifiées par le discours colonial. S’entérine donc ici l’idée selon laquelle l’aliénation culturelle que vit le nègre est la conséquence du régime esclavagiste et colonial. La négritude en vient ainsi à poser le fait colonial comme point de rupture et propose une vision romantique d’une Afrique précoloniale idéalisée, laissant présupposer l’idée d’une unité culturelle. Seulement, c’est le parti pris, comme l’affirme Bidima, d’une « option triomphaliste qui met en vue l’histoire acceptée et officielle des tribus ». Or, c’est cette saisie, cette lecture officielle par le sommet de l’Histoire africaine que récuse Yambo Ouologuem à travers son Devoir de violence qui, en contradiction, livre une « contre-historiographie » (Lüsebrink, 1985). L’appréhension de cette histoire par le bas permet à l’écrivain malien de démontrer que le fait colonial ne constitue pas un point de rupture historique mais qu’il s’inscrit plutôt dans une logique de continuité. Car, après tout, que représentent les Saïfs aux yeux des populations martyrisées et esclavagées par eux, sinon que la figure locale du colonialiste ? Ouologuem dénonce alors l’imposture de cette pseudo unité africaine voulue par l’histoire officielle et dévoile une histoire excrémentielle qui plonge dans les fanges de la barbarie.

Là gît l’intérêt de ce roman qui, brisant les tabous, littérarise l’histoire des faibles, des vaincus, des marginaux que forme la cohorte de captifs, esclaves et autres laissés pour compte dont ne parlent jamais les griots de la société africaine traditionnelle. Yambo Ouologuem est un écrivain qui dérange parce qu’il démolit le mythe romantique du refuge nostalgique de l’Eldorado qu’aurait été l’Afrique précoloniale, construit par les théoriciens de la négritude. Le Devoir de violence peut, en cela, se lire comme un cinglant réquisitoire : le réquisitoire contre la faillite morale quasi millénaire des dignitaires africains. Mais, comme tout briseur de mythe, Ouologuem sera sévèrement sanctionné. Car, si avec ce roman, il fait une entrée tonitruante dans l’univers de la francophonie littéraire, il en devient par le fait même le mouton noir, dans un système idéologisé, trop heureux de se saisir des accusations portées contre lui pour l’en éliminer. Compte tenu du scandale ayant entouré sa sortie, le roman de Ouologuem est la métaphore même de l’âpreté typique de l’univers littéraire dont on a souvent une perception fausse, bon enfant. La douloureuse expérience de Yambo Ouologuem administre la preuve qu’il s’agit, au contraire, d’un milieu impitoyable où tous les coups sont permis[15].

Certes Le Devoir de violence se lit comme une contre-historiographie (Lüsebrink, 1985), mais il se conçoit aussi, à travers son esthétique postmoderne, comme un manifeste littéraire (Mongo-Mboussa) : une oeuvre protéiforme inscrite au coeur d’une discipline aussi sensible que l’Histoire, double conjonction à partir de laquelle se noue le problème de sa réception. En effet, la marque d’une oeuvre postmoderne, pour reprendre et enrichir la proposition de Richard Serrano (2001), c’est de manipuler, grâce à divers procédés, plusieurs traditions au service de plusieurs publics en même temps avec, en bout de ligne, l’éventualité d’une réception aléatoire. Or, la crispation idéologique du débat dans le milieu intellectuel africain s’accommode très peu de la dissonance, perçue comme dissidence. Crispation qui conforte l’orthodoxie d’une perspective triomphaliste sur l’histoire du continent, alors que la littérature - discours dans lequel s’insère Le Devoir de violence - accorde pourtant à Yambo Ouologuem la possibilité (et donc la liberté) d’un traitement hétérodoxe de cette histoire. Ainsi, compte tenu des catégories de la réception, sa littérarisation[16] de l’histoire africaine situe Le Devoir de violence dans une ambiguïté pragmatique. Car, ce roman place son lecteur[17] dans une sorte d’indécision quant à la modalité de sa réception. En effet, le lecteur « naïf », en quête d’exotisme à peu de frais, très peu au fait des réalités africaines et amateur de littérature populaire, ne pourra s’empêcher de le recevoir comme un roman historique, ignorant l’autre protocole de réception possible : celui du renversement de l’épopée développé ici. D’ailleurs, la promotion du roman, si l’on en juge par la quatrième de couverture des éditions du Seuil, joue sur cette ambiguïté. D’un côté, le présente-t-on comme « le portrait le plus riche – et le plus ambigu – d’une Afrique inconnue des Européens » et de l’autre, vante-t-on la verve du romancier malien : « dès maintenant, [peut-on lire], Ouologuem montre tout ce que l’imaginaire africain peut apporter au roman français ». C’est donc la conscience du danger de l’éventualité d’une réception au premier degré par le lecteur naïf qui a suscité la réprobation des hérauts de la négritude, autour de laquelle s’est articulée la disqualification du roman. Pourtant, Yambo Ouologuem ne subira pas la sempiternelle accusation dirigée contre le roman historique, « faire prendre des vessies romanesques pour des lanternes historiques[18] », mais celle plus infâme de plagiat. L’efficacité de la méthode contraindra alors l’éditeur à retirer le livre des librairies et des circuits de distribution, assurant ainsi ses contempteurs de sa « mort » tant économique que symbolique.

Si la violence se manifeste dans le fonctionnement de l’univers littéraire, elle s’exprime aussi et surtout à l’intérieur même du roman où l’on assiste à la transition de l’épopée au roman à travers la déstructuration du canon épique. Ouologuem trouve ainsi le moyen de sortir des balises de la doxa épique pour endosser la dimension paradoxale que lui offre le genre romanesque, genre fourre-tout qui lui permet d’exprimer la complexité d’une histoire prétendument transparente. Ainsi placée au carrefour des genres et des savoirs, Le Devoir de violence se transforme en un vaste palimpseste qui laisse encore ouvertes des pistes de lectures à explorer et qui font de ce chef-d’oeuvre de la littérature africaine, un roman d’une étonnante actualité.