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Parmi les changements importants intervenus ces dernières années dans le champ de la santé en France, l’un d’eux mérite une attention particulière : la transformation de la psychiatrie publique et le basculement d’un nombre croissant de « patients » vers des structures sociales et médico-sociales, que ce soit pour des projets d’insertion ou pour des prises en charge plus adaptées et souvent moins coûteuses que l’hôpital. Ce mouvement fait l’objet de vives inquiétudes du côté de la psychiatrie, où le changement est vécu sur le mode de la perte. C’est, par exemple, le cas depuis que la loi du 11 décembre 1996, dans le contexte de la montée des courants cognitivistes et de la pression d’associations de familles, a placé l’autisme dans le champ de la loi relative aux institutions sociales et médico-sociales [1]. Il en est de même, de manière symétrique, du côté du secteur social, avec la crainte d’intrusions du monde hospitalier, alors que les travailleurs sociaux sont de plus en plus confrontés, en première ligne, aux effets sur les individus de la misère sociale et de la précarité : ils ne peuvent, seuls, gérer des situations qui relèvent, dans de nombreux cas, du soin, mais envisagent mal de « passer la main ».

Pour autant, peut-on se contenter de s’inquiéter de basculements, de transferts de populations d’un dispositif à un autre, voire d’une concurrence entre professionnels et dont les personnes en difficulté ne peuvent que faire les frais ? Comment penser surtout des réponses ajustées à des besoins multiples, mouvants, qui excèdent les grandes catégorisations : malade, handicapé, pauvre, asocial, etc. ?

Croiser les réponses

La place devenue centrale de cette question dans les préoccupations des professionnels des deux bords souligne, aujourd’hui, une double incertitude dans le monde du travail social et dans celui de la psychiatrie. Elle renvoie aussi, dans un contexte économique difficile, au constat que la souffrance physique et psychique est très intriquée avec la misère sociale et la précarité, car ce que Hannah Arendt appelait, dans La condition de l’homme moderne, « la peine à vivre » déborde les catégories bien repérables des pathologies ou des formes explicites de précarisation. Mais dans tous les cas, « la difficulté à cerner le concept produit chez les différents intervenants une inquiétude, voire bien souvent un désarroi devant l’inefficacité des différents outils techniques et sociaux dont ils disposent [2] ».

Selon le Centre de recherche, d’étude et de documentation en économie de la santé (CREDES), 500 000 personnes cumulent des situations de précarité sociale et de précarité médicale. De son côté, le Haut Comité de la Santé publique rappelle que la souffrance mentale est le symptôme majeur de la précarisation, pour laquelle il annonce des chiffres catastrophiques (12 à 15 millions de personnes en France [3]). Certes, le besoin de soins psychologiques ne signe pas l’existence d’une maladie mentale et il n’y a aucune raison de psychiatriser la souffrance existentielle. Encore faut-il pouvoir répondre à des situations de détresse, de dégradation de la santé, et pour cela favoriser la combinaison des interventions de travailleurs sociaux et d’équipes psychiatriques.

C’est là précisément que les difficultés apparaissent, du fait de la structuration actuelle de notre système de protection sociale, avec la bipolarisation du sanitaire et du médico-social. Lorsque des « populations cibles » font l’objet de dispositifs spécifiques, les réponses institutionnelles paraissent simples. Mais il paraît de plus en plus difficile de classer les populations comme s’il s’agissait de stocks à gérer, en fonction de problématiques bien identifiées et d’une hiérarchisation des difficultés traitées. Car la maîtrise des problèmes (la souffrance mentale comme la misère sociale) par un seul type de professionnels est illusoire, sauf à renouer avec ce que Erving Goffman appelait les institutions totalitaires. Il donnait une illustration de ce mode de pensée qui vaut, pour nous, mise en garde : « Lorsqu’on veut faire de l’homme un usage continu, certaines précautions s’imposent, en raison des caractéristiques physiologiques de l’organisme. Mais il en est de même pour des objets inanimés : la température d’un entrepôt doit être maintenue à un niveau constant quel qu’en soit le matériel — choses ou gens — qui y est entreposé [4]. »

Pour éviter de telles dérives, chèrement payées dans le passé, il est essentiel que les dispositifs psychiatriques, sociaux, médico-sociaux avancent vers des modes de collaboration qui tiennent compte, par-delà leurs logiques propres, de la réalité complexe et instable des besoins des personnes en difficulté.

Un problème délicat reste à régler. Comment faire accepter aux professionnels concernés les changements nécessaires ? On peut admettre que « les enjeux corporatistes de médecins, d’infirmières, de travailleurs sociaux ne facilitent pas les initiatives d’équipe, le développement du travail en réseau [5] ». Mais il ne suffit pas de dénoncer la responsabilité des professionnels quand sont en cause, depuis longtemps, la juxtaposition des législations et des réglementations, ainsi que le cloisonnement des modes d’organisation qui en résultent. Ce qui est sûr, c’est que les changements à venir impliquent des modifications profondes, à la fois dans l’organisation du travail de chacun et dans les identités.

Les rencontres aléatoires et les clivages de corporations

Le principe de la collaboration entre les équipes psychiatriques et celles des institutions sociales et médico-sociales est acquis dans les grandes lignes depuis longtemps… tant que l’on en reste à une collaboration non formalisée, à des contacts, à des échanges d’information. Il est plus difficile d’établir un partenariat sous le régime de la réciprocité, en particulier dans la reconnaissance des compétences respectives et dans la connaissance des changements intervenus dans chacun des mondes professionnels. À plus forte raison, quand les rencontres se font à chaud.

Le temps n’est plus où ceux que l’on appelle les travailleurs sociaux (assistants de service social, éducateurs spécialisés…) étaient cantonnés dans une seule mission d’assistance aux « inadaptés sociaux » ou aux personnes figées dans leur handicap. Les frontières entre le travail social et la psychiatrie sont devenues d’autant plus poreuses que les institutions psychiatriques se sont ouvertes au profit de projets d’insertion en milieu ordinaire ou de prises en charge moins lourdes qu’à l’hôpital. Aussi, la confrontation des professionnels du secteur social aux troubles du comportement et de la personnalité fait partie de leur quotidien. À ce titre, les occasions ne manquent pas pour qu’ils doivent faire appel à la législation sur l’hospitalisation psychiatrique, et ceci dans deux cas de figure :

  • le basculement de leurs clients traditionnels dans le délire (même si les résistances sont parfois fortes pour passer la main à d’autres professionnels),

  • la réactivation de troubles aigus de patients « exportés » vers le secteur social et médico-social.

Cela ne se fait pas sans mal, d’abord en raison de différences culturelles enracinées dans l’histoire des professions. Un exemple : les relations (ou difficultés de relations) entre les éducateurs spécialisés et les infirmiers. Ce sont des professions aux effectifs les plus importants dans chacun des secteurs considérés.

Les débats toujours présents entre les travailleurs sociaux et les soignants (notamment les infirmiers) ont des racines anciennes. Ils remontent à la naissance de ce qu’il a été convenu d’appeler le « travail social », à propos de la question de l’assistance sociale et éducative, complémentaire ou antinomique des prises en charge hospitalières. La compréhension de la nature des difficultés des personnes est également différente, selon que l’accent est mis sur l’histoire individuelle et l’organisation de la vie psychique, ou bien sur les effets pathogènes ou thérapeutiques du milieu social, familial, professionnel. Mais ces débats ne doivent pas être caricaturés.

Tout d’abord parce qu’ils traversent les professions sociales et éducatives elles-mêmes : « Deux courants assez différents se sont confrontés dans le champ éducatif et au congrès international des éducateurs de jeunes inadaptés à Rome en 1960. Ils étaient ainsi définis : le courant rééducatif (réinsertion par des moyens culturels et moraux), le courant psychothérapique (orienter la relation éducative afin d’agir profondément sur le psychisme du jeune). Cette présentation est, avec du recul, quelque peu manichéenne. Il est certainement possible de concilier ces deux approches […]. La capacité de produire certains effets n’est, on le sait, l’exclusivité de personne [6]. »

Depuis cette époque, le champ d’intervention des éducateurs spécialisés s’est beaucoup élargi. Leur action recouvre une multitude de formes d’aide aux personnes en difficultés : nés dans le secteur de l’enfance inadaptée, ils sont de plus en plus sollicités ailleurs, en milieu scolaire, en psychiatrie, et ils s’occupent de plus en plus d’adultes, aussi bien des personnes handicapées que de personnes en difficulté sociale, voire des personnes âgées. Dans ces conditions, l’acte éducatif doit être resitué par rapport à d’autres modes d’accompagnement et d’intervention, d’autres actes, notamment pédagogiques et thérapeutiques.

Par ailleurs, à l’intérieur du champ de l’éducation spécialisée, les projets institutionnels et les projets individualisés, désormais obligatoires, s’inscrivent dans les trois dimensions : éducative, pédagogique, thérapeutique. Ceci justifie l’existence d’équipes pluridisciplinaires, mais ne doit pas être compris de manière restrictive comme l’incarnation systématique par des professionnels différents de chacune de ces dimensions.

En effet, si nous considérons que la partie se joue ici à trois en termes d’objectifs, chacun des actes mis en oeuvre n’est pas la propriété exclusive de telle ou telle catégorie professionnelle. Ce que nous pourrions résumer par la formulation suivante : trois actes pour trois acteurs souvent, mais aussi trois actes pour un même acteur, dès lors que les identités professionnelles de chacun sont bien définies et que les situations dans lesquelles ils agissent sont en rapport avec ces identités. Si tel n’est pas le cas, nous nous trouvons vite dans une situation du genre de celle décrite par Émilia M.-O. Marty [7] à propos d’un institut médico-éducatif : les conflits de pouvoir entre le personnel éducatif, le directeur et les psychiatres montrent, s’il en était besoin, les méfaits des replis sur les identités professionnelles de chacun. De tels replis ne peuvent que se solder par l’oubli de ce qui fonde l’existence d’une institution : les personnes accueillies.

D’autre part, par-delà les statuts institués, les « actes » varient en fonction du degré de « plasticité » lié à chaque catégorie professionnelle. Nous savions déjà que l’emploi croissant des éducateurs spécialisés et des aides médico-psychologiques (AMP) dans les services de psychiatrie était lié au souci de répondre au mieux aux besoins des malades, de préparer les conditions de leur autonomie sociale, d’accélérer le tournant de la psychiatrie vers une meilleure articulation avec le secteur social et médico-social. Encore fallait-il qu’à l’inverse, ces mêmes éducateurs spécialisés et aides médico-psychologiques entendent les limites de leur action et acceptent l’aide de la psychiatrie dans leur propre univers. La collaboration de tous ces professionnels implique en effet au quotidien des enjeux de pouvoir, dans une situation plus complexe qu’autrefois où chacun pouvait développer sa propre culture professionnelle, sans se préoccuper particulièrement de celle des autres. On le voit, par exemple, à propos des rapports qui évoluent lentement entre les aides médico-psychologiques et les aides soignantes.

Les infirmiers en santé mentale et l’enfermement dans la médicalisation

Depuis longtemps, les infirmiers en santé mentale connaissent un malaise plus ou moins explicite, touchant au rapport à leur travail et aux difficultés d’affirmation identitaire : une partie des infirmiers revendique de plus en plus un savoir propre, lié au « rôle propre » qui leur a été reconnu par décret, voire l’existence d’une « science infirmière », d’un « diagnostic infirmier », en position apparemment offensive d’affirmation d’un contre-pouvoir vis-à-vis des médecins. En réalité, il leur est difficile d’échapper à l’hétérogénéité des modèles théoriques qui tentent d’occuper une place dominante en psychiatrie. Comment se situer par rapport aux divergences (plus ou moins masquées dans des discours oecuméniques) entre les références à la psychanalyse, à la biologie, à la sociologie, sans parler des divisions internes à chacun de ces trois pôles ? Ces affrontements théoriques restent encore loin du monde infirmier, mais ils contribuent à le paralyser. Cela se traduit par un repli sur l’action au quotidien, mais aussi par bien des désillusions qui laissent les infirmiers dans une confrontation difficile avec la chronicité (la leur et celle des malades).

Ces difficultés de positionnement ont été accrues par la question de la reconnaissance du diplôme des infirmiers de secteur psychiatrique. Sans reprendre l’histoire complexe de cette affaire, il est utile de rappeler l’essentiel. En 1982, le Docteur J-S Cayla écrivait, dans un rapport du Haut Comité médical de la Sécurité sociale : « Le Haut Comité médical n’est pas favorable au maintien d’un corps séparé d’infirmiers de secteur psychiatrique qui risque de rendre difficile la réorganisation des soins aux malades mentaux ; il y aurait lieu de prévoir des formations accélérées leur permettant d’acquérir le titre d’infirmier de soins généraux. » Le rapprochement des deux formations est apparu dès lors inéluctable : une formation commune, polyvalente, sanctionnée par un diplôme d’État unique.

Dans ce contexte, les débats autour de l’avenir des travailleurs sociaux et des éducateurs spécialisés en particulier trouvent un écho croissant au sein des professions soignantes. Pour ne parler que de la profession infirmière, avant la récente réforme des études et la disparition du diplôme d’infirmier de secteur psychiatrique [8], se manifestait une bipolarisation des identités professionnelles : d’un côté les techniciens du soin, pris dans une logique hospitalière, de l’autre des infirmiers se sentant très proches, dans leur pratique extrahospitalière, des travailleurs sociaux.

Une série d’enquêtes a confirmé ce constat. Une équipe autour d’Alain Pidolle s’est particulièrement penchée sur « l’antinomie entre le pôle relationnel et le pôle instrumental [9] » de l’exercice de la profession infirmière en santé mentale ; antinomie qui recoupe pour une grande part la distinction entre le travail en milieu hospitalier et celui en extrahospitalier. Sa recherche a fait apparaître que 39 % des infirmiers de secteur psychiatrique estimaient leur profession proche de celle des éducateurs, tandis que 26 % se sentaient proches des infirmiers de médecine générale.

Aujourd’hui, les clivages internes à la profession infirmière sont rendus moins lisible par la fusion des diplômes infirmiers, mais ils n’en persistent pas moins, même si ce que l’on a appelé le « décret de compétences » globalise la définition des actes infirmiers : il indiquait, dans son article 1, que « les soins infirmiers préventifs, curatifs ou palliatifs sont de nature technique, relationnelle et éducative [10] ».

Cet article pose un vrai problème, à deux niveaux :

  • l’effacement symbolique de clivages réels entre deux mondes au sein de la corporation infirmière, étirée entre la tentation sociale et la tentation médicale ;

  • la fermeture dans une logique de « belle totalité », par le silence fait sur les rapports avec les autres professions, sociales et éducatives.

Or l’évolution du travail infirmier doit être mise en perspective avec une nouvelle donne : l’intervention de nouveaux professionnels et l’élargissement de la division du travail : les infirmiers de secteur psychiatrique ne sont plus les seuls interlocuteurs du malade et du médecin. En même temps que leur rôle se modifie avec la politique de secteur, qu’ils se partagent un certain nombre de tâches avec les aides soignant(e)s et les agents des services hospitaliers, on assiste à l’explosion de nouvelles compétences : assistants de service social, éducateurs spécialisés, ergothérapeutes, animateurs, diététiciens, orthophonistes… La volonté politique de maîtrise des coûts se traduit par une baisse du taux directeur d’évolution des dépenses hospitalières et un arrêt des créations d’emplois nouveaux. L’heure est au « redéploiement » des moyens en personnel : on ne peut créer ou agrandir un service qu’en prélevant des postes existants dans d’autres services, en fonction de « l’intérêt et des besoins de la population ».

Il reste que l’inflation passée des effectifs a surtout profité — en pourcentages — aux psychologues, aux assistants de service social et au personnel éducatif. Plusieurs raisons à cela : l’évolution et la diversification des approches thérapeutiques non limitées aux techniques strictement médicales (d’où le relais pris par les psychologues) ; la nécessité de liaisons avec l’extérieur, dans la recherche d’une insertion socio-professionnelle plus intensive des patients (d’où le rôle croissant des assistants de service social) ; l’évolution de la psychiatrie infanto-juvénile pour ce qui concerne le personnel éducatif. Dans tous les cas, c’est l’ouverture du cadre médical et l’élargissement des interventions en santé mentale qui sont à l’oeuvre.

Les répercussions sur le sens même du travail infirmier sont évidentes. Il ne peut plus, en effet, se définir négativement, par opposition au gardiennage asilaire. La confrontation à de nouvelles catégories professionnelles montantes et le développement des activités extrahospitalières impliquent l’affirmation de sa spécificité dans le travail relationnel et dans l’administration des médicaments.

Avec le diplôme unique, le choix d’une intégration complète au champ médical a le mérite de la clarté. Il a aussi l’avantage de souligner la place du soin. Pour autant, l’alignement avec les infirmiers de médecine générale suppose d’admettre le postulat selon lequel les différents modes d’exercice sont dans le même monde, celui du médical. Cela peut conduire à sous-estimer la dimension sociale et éducative du travail infirmier en psychiatrie, même si celle-ci est mentionnée dans le décret de compétences pour la profession infirmière en général. Pour une part non négligeable, cette rupture avec la logique de la spécificité participe d’une médicalisation de la psychiatrie dans le contexte de la montée des courants organicistes et de la psychiatrie biologique. En croyant renforcer leur position face aux médecins, les infirmiers en psychiatrie ont pris là le risque de travailler, en réalité, dans le champ le plus éloigné de ce que l’on a appelé la « psychiatrie sociale ».

Un concept symptôme et un activateur de changement : le « handicap psychique »

C’est du côté des associations d’usagers que vient l’indication d’un changement inévitable, avec un concept qui télescope deux termes renvoyant chacun à un monde particulier : le handicap psychique.

Trois éléments ont joué dans son émergence :

  • Le développement de la thématique de la précarité et du mal-être dans un contexte de crise, qui remet en question les catégorisations classiques. Par exemple, le revenu minimum d’insertion (RMI) a été conçu pour un certain type de population, notamment ce qu’on a appelé « les nouveaux pauvres ». Or, on a découvert parmi les bénéficiaires du RMI des personnes qui n’étaient pas prévues. Pour l’anecdote, dans les Yvelines, il y a eu deux avocats bénéficiaires du RMI. Ils étaient un peu iraniens quand même… et en réelle difficulté sociale. C’est pour dire que l’ajustement à la population cible commençait à dérailler quelque peu. Donc la thématique de la précarité a fait sortir des délimitations habituelles, et notamment des délimitations nosographiques. Ce qui met en cause un certain nombre de cloisonnements institutionnels et pose problème par rapport aux définitions : les personnes concernées, elles-mêmes, ne se reconnaissent ni dans le concept de malade mental ni dans celui de handicapé : « Je ne suis pas handicapé mental non plus, je ne suis pas un pauvre ; je suis quoi ? Un zombie ; je suis rien… ».

  • Le deuxième élément a été la question du VIH qui a reposé le problème de l’articulation entre le soin et l’accompagnement social, dès lors qu’avec les traitements, la durée de vie des séropositifs s’allongeait. Se posait donc inévitablement le problème des appartements thérapeutiques, des formes d’accompagnement social, de l’aide à l’insertion professionnelle. La deuxième conséquence a été l’émergence d’un contre-pouvoir des usagers extrêmement fort avec des associations comme ACT-UP. Mais c’est plutôt le premier aspect que je voudrais évoquer, avec la notion de maladie invalidante. Le VIH a posé le problème du lien entre une maladie incurable et l’exclusion sociale.

  • En troisième lieu, le concept réactivé de handicap psychique redevient un concept de combat pour les familles et pour les usagers. Principalement sous la pression de l’UNAFAM [11], l’idée qu’il faut mettre l’accent sur les conséquences des maladies et en particulier sur les conséquences sociales a beaucoup progressé. Quant au concept, il est en lien direct avec les représentations sociales. En effet, il est évident, du point de vue de l’UNAFAM, que la figure du handicap est plus supportable socialement que la figure de la folie ou de la maladie mentale. Le concept du handicap psychique va être d’une certaine manière le moyen pour l’UNAFAM de trouver une légitimation à un certain nombre de projets. Jean Canneva, président de l’UNAFAM, explique dans un rapport du Sénat pour la rénovation de la loi relative aux personnes handicapées : « nous sommes en difficulté chaque fois qu’il faut choisir ou arbitrer entre l’aspect social et l’aspect santé ». La personne handicapée psychique reste concernée par les deux aspects et tout particulièrement lorsqu’elle avance en âge. Pour les familles, il est très difficile de trouver les réponses institutionnelles qui combinent à la fois le soin et l’accompagnement social. Par ailleurs, elles ont le souci de marquer une différence très nette entre handicap psychique et handicap mental. Trois arguments sont donnés par l’UNAFAM ; on les retrouve dans le Livre blanc des partenaires de santé mentale France (2001), réalisé par huit associations dont la FNAP-PSY, l’UNAFAM et la Conférence des présidents de CME avec un consensus intéressant autour du concept, même si ce concept n’est pas validé administrativement, ni politiquement :

    1. La personne handicapée psychique n’a pas de déficience intellectuelle. Les capacités strictement intellectuelles des personnes dites malades mentales, qu’elles relèvent ou non de la psychiatrie, peuvent rester vives. Plus largement, des personnes atteintes de troubles psychiques ou manifestant des formes de souffrance psychique qui ne relèvent pas véritablement ni uniquement de la psychiatrie ont souvent des capacités intellectuelles et des potentialités. Or, la notion de handicap psychique nous rappelle cet aphorisme cité par René Angelergues : « la maladie, c’est l’aventure, le handicap, c’est la sécurité ». La maladie, c’est l’aventure, car je peux guérir (du moins je peux l’espérer) ou je peux aller plus mal… Le handicap c’est la stabilité, avec un projet de vie limité. La notion de handicap psychique introduit un élément nouveau qui est de dire : oui, nous relevons du champ du handicap et nous pouvons bénéficier d’une allocation à ce titre, mais nous ne sommes pas dans la stabilité car nous avons des potentialités du fait que nous ne sommes pas des déficients intellectuels.

    2. Le handicap psychique nécessite des soins, mais avec cette idée que les soins, notamment quand ce sont des soins médicamenteux, entraînent souvent des effets secondaires, des formes de ralentissement psychomoteur pouvant alimenter des formes de handicaps qui sont liées à la médicalisation. En arrière-plan, se profile le débat avec des regroupements d’usagers qui n’hésitent pas à s’appeler des « survivants » de la psychiatrie.

    3. Le handicap psychique est essentiellement variable. Il existe des variations dans les manifestations pathologiques, dans des maladies. Puisque le handicapé psychique n’est pas figé dans une maladie mentale chronique, des espaces d’incertitude doivent être pris en compte. Les variations sont soit imprévisibles, soit difficilement canalisables. Le fait qu’il y ait des incertitudes rend donc nécessaires, pour les professionnels et pour les dispositifs, des ajustements incessants. Par exemple, une indication en hôpital de jour ou en hospitalisation complète ne convient pas. On trouve une autre formule : centre d’aide par le travail, entreprise d’insertion. Au passage, cet ajustement permanent se paie souvent, du côté des professionnels par l’épuisement, une souffrance psychique qui oblige de croiser les compétences professionnelles. Epuisement également des bénévoles, des différents acteurs, des militants, avec des phénomènes de burn-out en raison des vides dans les dispositifs et des vides dans les réponses. C’est ainsi qu’apparaît la notion de souffrance psychique, mais sur un autre registre que le handicap psychique proprement dit qui, lui, a plus à voir avec la « souffrance psychique invalidante ».

L’avenir du concept

Le Plan de santé mentale, dit plan Kouchner (novembre 2001) a consacré deux axes à cette question :

  • l’axe 3 : « Il s’agit de permettre une réponse à la souffrance psychique dans le cadre de la prise en charge psychiatrique et/ou sociale ». D’une certaine façon, il labellise le terme de souffrance psychique.

  • Mais dans l’axe 6, une autre conceptualisation est introduite : « les personnes qui se trouvent en situation de handicap du fait de troubles psychiques (je souligne) graves et durables ne trouvent pas actuellement dans notre pays l’aide qui leur serait nécessaire pour une insertion sociale et professionnelle de qualité en complément des soins qui leur sont prodigués et en bonne articulation avec ceux-ci ». Cette labellisation de « situation de handicap du fait de troubles psychiques », se retrouve dans le rapport de Michel Charzat remis à Ségolène Royal en avril 2002. L’expression a un avantage qui peut être aussi un inconvénient : elle ne qualifie plus la personne. La conceptualisation s’oriente vers la situation, le contexte et non plus vers les caractéristiques individuelles.

Cette double approche dans le plan Kouchner témoigne d’une certaine difficulté à clarifier les notions. Le message est le suivant : « On est OK sur l’expression situation de handicap du fait de troubles psychiques graves ; on valide l’expression souffrance psychique ; on ne valide pas les autres expressions ; à la limite on ne valide pas non plus le handicap mental pas plus que le handicap psychique ». Nous pouvons aller encore plus loin en émettant l’hypothèse que cette difficulté à définir le vocabulaire est en fait le signe d’un manque, d’un trou dans le système de prise en charge. Et c’est ce trou que visent à remplir les appellations nouvelles. Mais quel est cet objet que l’on n’arrive pas à définir et quelle réponse pourrait-on lui donner ? Et si la souffrance psychique est un nouvel objet clinique, est-ce que les notions de souffrance psychique invalidante ou de handicap psychique renvoient, elles aussi, à de nouveaux objets cliniques ?

La distinction s’impose en effet entre le concept de souffrance psychique seul et le concept de souffrance psychique invalidante ou de handicap psychique. D’une certaine façon, on pourrait dire que la souffrance psychique comme concept concerne des situations de précarité et d’exclusion, alors que la notion de souffrance psychique invalidante fait plutôt penser à ce qui s’est écrit sur le traitement des psychoses au long cours. La souffrance psychique serait distincte d’une maladie mentale avérée ou d’un handicap, même si elle aboutit aux mêmes conséquences : l’exclusion, l’invalidation, la désaffiliation.

Autrement dit, les personnes qui s’intéressent aujourd’hui à la souffrance psychique invalidante ne sont pas les mêmes que celles qui s’intéressent à la souffrance psychique. Ce serait à montrer, notamment par les textes concernant les PRAPS [12] et par la composition des groupes de travail réunis au Ministère.

Pour une grande part, l’expression « souffrance psychique invalidante » relève d’une euphémisation des discours et des mots. L’inconvénient majeur est qu’elle renvoie à un modèle médical. Invalidante, invalide signifie l’atteinte à son intégrité. En fait, ce que montre cette difficulté autour du terme de souffrance psychique invalidante, c’est le risque de confusion entre :

  • Des appellations labellisées qui correspondent à des dispositifs entérinés par la loi (handicap, invalidité), mais aussi à des statuts des personnes et à des représentations sociales plus ou moins dévalorisantes.

  • Une production inventive des concepts notamment de la part des cliniciens à la fois pour remplir des interstices constatés par la clinique (ce n’est pas vraiment un malade, ce n’est pas vraiment un handicapé), voire pour empêcher que leurs clients ne leur échappent, dans les limbes d’un dispositif.