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Le système capitaliste ne donne pas ce qu’il a promis et donne ce qu’il n’a pas promis : l’inégalité, la pollution, le chômage et [ ] la dégradation des valeurs.

Stiglitz, 2012, p. 18 ; prix Nobel d’économie en 2001

Imaginez que vous avez le choix entre deux mondes : le monde A où vous avez un revenu de 10 000 $ tandis que les autres gagnent 12 000 $ et le monde B où votre revenu est de 8 000 $, les autres de 6 000 $. Vous choisirez probablement le monde B, comme la plupart des gens. C’est que le revenu relatif nous indique notre « position » dans la hiérarchie sociale (Frank, 2007). Cette position nous définit d’une certaine façon et nous essayons de la conserver ou mieux de monter dans l’échelle sociale. Il y a quatre décennies, Hirsch (1976) parlait déjà d’un « effet de position » dans la hiérarchie sociale et ajoutait que la compétition pour ce statut crée du stress, donc une baisse de bien-être subjectif.

La croissance économique a apporté confort et richesse après la fin de la dernière Grande Guerre (1945), mais, depuis trois décennies, elle a également créé une inégalité de revenus croissante dans la majorité des pays occidentaux, comme le dénoncent plusieurs économistes (dont Stiglitz, 2012). Puisque c’est le revenu relatif – non le revenu absolu – qui importe dans l’évaluation de notre vie (Ballas et Dorling, 2013 ; Frank, 2007 ; Layard, 2007), il convient de considérer les effets de cette inégalité sur la santé mentale et le bonheur des gens. Auparavant, il nous faut faire le point sur l’inégalité de revenus pour mieux en saisir les effets nocifs.

L’inégalité de revenus

Au cours des décennies d’après-guerre (1950-1980), les citoyens des pays occidentaux ont connu une égalité de revenus rarement atteinte. Cependant, depuis l’ère Reagan-Thatcher, l’inégalité économique n’a cessé de s’accentuer dans plusieurs pays industrialisés (Frank, 2007). Par exemple, aux États-Unis, pour la période 1979-2004, la croissance des revenus avant impôt a été de 3,5 % pour le cinquième inférieur de la population contre une croissance de 46 % pour le 20 % supérieur ; pire, après impôt, la croissance des revenus du cinquième inférieur a été de 9 % tandis qu’elle fut de 68 % pour le 20 % supérieur et de 201 % pour le 1 % supérieur (Frank, 2007).

Le 1 % plus riche détient 20 % du revenu et 33 % de la richesse du pays aux États-Unis. La même réalité – quoiqu’à un degré moindre – s’affiche ailleurs. Dans les années 1950-1960, les PDG[2] des grandes corporations gagnaient environ 25 à30 fois le revenu moyen des travailleurs ; depuis l’an 2000, c’est plus de 400 fois. Pendant la crise financière de 2008, les 25 gestionnaires de fonds spéculatifs les mieux payés ont gagné en moyenne 464 millions de dollars chacun (McQuaig et Brooks, 2013, p. 29). Certaines familles[3] ont accumulé de grandes fortunes : la famille Walton (Wal-Mart) détient 90 milliards de dollars. Par contre, les 40 % moins nantis (120 millions d’Américains) ne cumulent que 95 milliards de dollars. Des corporations ont des avoirs qui dépassent ceux de bien des pays : Exxon vaut plus que le Pakistan, ce qui lui donne un pouvoir considérable (McQuaig et Brooks, 2013).

Pour corriger ces inégalités provenant de l’accumulation de richesses entre les mains de quelques-uns aux dépens des autres, des économistes recommandent un impôt progressif[4]. Malgré tout, le taux d’impôt maximum a diminué dans plusieurs pays riches. Aux États-Unis, il est passé de 70 %, sous Carter, à 28 %, sous Reagan (Stiglitz, 2012). Au Canada, le gouvernement Mulroney a fait de même en 1987, permettant ainsi aux familles les plus riches d’épargner des millions de dollars par année (McQuaig et Brooks, 2013).

La crise de 2008 a aggravé encore la situation. Des économistes tracent le portrait suivant de l’effet de cette crise (Stiglitz, 2012). Le coefficient Gini[5] – qui mesure le niveau d’inégalité dans un pays – est passé de 40 vers l’an 2000 à 47 en 2012 aux États-Unis, de 25 à 37 au Japon. Il en est de même, quoique dans un degré moindre, dans d’autres pays riches. Des millions de travailleurs ont perdu leur emploi en Grèce, en Italie, aux États-Unis et en Espagne où le taux de chômage atteint 50 % chez les jeunes. Aux États-Unis, lorsque la bulle domiciliaire a éclaté, des millions d’Américains ont perdu leur maison, causant autant de tragédies familiales. Le salaire réel, en 2011, était inférieur de 15 % à celui d’il y a 30 ans. Les gens de la classe moyenne et les pauvres s’appauvrissent et s’endettent. Pendant ce temps, le 1 % s’enrichit. À la suite de la crise, il a fallu des milliards de dollars pour sauver des grandes banques et des corporations à même l’argent de la population.

De plus, l’inégalité de revenus a amené avec elle la discrimination à l’endroit des femmes, des Afro-Américains et des hispanophones aux États-Unis (Stiglitz, 2012). Il en est de même à l’endroit des bénéficiaires de l’aide sociale. Depuis 1980, les gens de tendance conservatrice ont prêché que les pauvres étaient « responsables » de leur sort, qu’ils étaient des « arnaqueurs ». Reagan a même inventé le personnage de la welfare queen qui, grâce à ses multiples prestations sociales, faisait la belle vie et circulait avec sa Cadillac dans Chicago (Stiglitz, 2012, p. 223). Il a donc réduit l’aide sociale[6], décision appuyée par la droite républicaine qui se propose de « rétrécir » l’État. Depuis cette époque, l’inégalité de revenus n’a pas cessé de s’élargir et de faire baisser la qualité de vie, comme le démontrent de nombreux économistes[7], dont Sachs (2008) et Stiglitz (2012).

L’inégalité de revenus et la santé mentale

On ne peut être en bonne santé dans une société malade.

Krishnamurti, 1895-1986

Les coûts de l’inégalité de revenus se font sentir dans tous les domaines de la vie économique, politique et sociale, la démocratie étant également directement attaquée. Cependant, nous nous limitons ici aux effets nocifs de cette inégalité sur la santé mentale.

Les statistiques publiées par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) sur la santé mentale dans les pays riches sont préoccupantes (voir Demyttenaere, Bruffaerts, Posada-Villa et al., 2004). La prédisposition (facteur génétique) ne peut expliquer la progression rapide du taux d’anxiété et de dépression, pour ne prendre que ces exemples. Wilkinson et Pickett (2013) ont trouvé une corrélation de 0,73 (p < 0,01) entre l’inégalité de revenus et l’Indice de maladie mentale publié par l’OMS pour 11 pays (voir la Figure 1). Selon ces épidémiologistes britanniques, l’inégalité agirait comme un « virus » qui répand la maladie dans la population, les classes défavorisées étant plus vulnérables. Curieusement, Wilkinson (1996) a observé que pendant la Seconde Guerre mondiale – période de plein emploi, de cohésion sociale et de faible inégalité des revenus – la santé physique et mentale de la population s’est améliorée en Angleterre.

La santé mentale des jeunes est également menacée par l’inégalité de revenus. L’UNICEF (2001) a constitué un Indice de bien-être des enfants à partir de 40 indicateurs ; cet indice est en corrélation avec l’inégalité (-0,71 ; p < 0,01) (voir la Figure 2). Par contre, il n’est pas relié au PIB par personne ; c’est vraiment l’inégalité qui importe.

Figure 1

Relation entre l’inégalité de revenus et la santé mentale (Wilkinson et Pickett, 2013)

Relation entre l’inégalité de revenus et la santé mentale (Wilkinson et Pickett, 2013)

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Figure 2

Relation entre l’inégalité de revenus et le bien-être des enfants (Indice de l’UNICEF) (Wilkinson et Pickett, 2013)

Relation entre l’inégalité de revenus et le bien-être des enfants (Indice de l’UNICEF) (Wilkinson et Pickett, 2013)

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Plus spécifiquement, la dépression est associée à l’inégalité, comme il a été démontré dans la fameuse étude britannique Whitehall II où, contrairement aux attentes, ce sont les fonctionnaires au bas de l’échelle – et non les cadres – qui ont été victimes de stress, de dépression et de plusieurs types de maladies physiques (Council of Civil Service Unions, 2004). Dans les pays inégalitaires, le taux de dépression est plus élevé (Wilkinson et Pickett, 2013). D’ailleurs, ne dénonce-t-on pas souvent le trop grand nombre d’ordonnances d’antidépresseurs. Malgré tout, trop peu de personnes demandent de l’aide et celles qui le font sont souvent mal soignées (Bok, 2010). Pour augmenter le bien-être et le bonheur des gens, cet auteur recommande de s’attaquer de toute urgence au problème de la dépression. Elle est très coûteuse économiquement en jours de travail perdus et cause une souffrance profonde aux personnes atteintes et à leurs proches. Évidemment, les conditions de travail peuvent contribuer à cette souffrance et au stress de beaucoup de travailleurs[8] (Dejours, 2010), mais elles n’annulent pas l’effet de l’inégalité (Wilkinson et Pickett, 2013).

De Botton (2004) signale également l’importance de « l’anxiété de statut », cette préoccupation qui peut miner notre vie. Quand nous ne pouvons maintenir notre position dans la hiérarchie sociale, explique-t-il, « nous sommes condamnés à considérer le succès d’autrui avec un goût amer et nous-mêmes avec honte ». De plus, les gens, même pauvres, se lanceront parfois dans des achats coûteux pour combattre leur anxiété, leur frustration et augmenter leur prestige (Benson, 2000).

Pour ce qui est de l’usage des drogues, Wilkinson et Pickett (2013) ont obtenu une corrélation de 0,63 (p <0,01) entre l’inégalité de revenus et un indice de l’ONU[9] combinant l’usage de plusieurs drogues courantes (voir la Figure 3). Ici aussi, plus il y a d’inégalité plus il y a de problèmes de drogues, surtout chez les classes défavorisées. L’équipe de Morgan (2002) a effectué une étude pertinente et instructive impliquant la hiérarchie sociale chez les singes. Les chercheurs ont effectué des changements dans les cages de macaques de façon à créer des dominants et des dominés. Les premiers produisaient plus de dopamine que les seconds et lorsqu’ils avaient la possibilité de s’administrer eux-mêmes de la cocaïne, les dominants en prenaient moins que les subordonnés. Même s’il convient d’être prudent en extrapolant aux humains des résultats obtenus auprès des animaux, cette étude démontre néanmoins l’effet d’un statut social bas sur la chimie du cerveau et le comportement. Wilkinson et Pickett (2013) suggèrent donc la possibilité d’une relation causale entre l’inégalité de revenus et la diminution de la santé mentale ainsi que l’abus de drogues.

Figure 3

Relation entre l’inégalité de revenus et l’usage de drogues (Indice de l’ONU) (Wilkinson et Pickett, 2013)

Relation entre l’inégalité de revenus et l’usage de drogues (Indice de l’ONU) (Wilkinson et Pickett, 2013)

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En résumé, l’inégalité de revenus semble bien porteuse d’inconvénients pour la santé mentale des adultes et des enfants de même qu’elle est associée à l’abus de drogues dans les pays industrialisés. Il est entendu que ces problèmes s’expliquent par l’influence de nombreuses variables, mais ces dernières n’annulent pas l’effet de l’inégalité.

Il nous semble pertinent d’ajouter que l’inégalité de revenus de 21 pays riches est reliée fortement (0,87 ; p < 0,01) à un indice global constitué de 10 problèmes sociaux[10] (Wilkinson et Pickett, 2013). Ce résultat appuie l’idée selon laquelle l’inégalité de revenus empoisonne la qualité de la vie d’une société.

L’inégalité de revenus et le bonheur

L’ampleur des inégalités est un puissant levier politique qui régule le bien-être psychologique de chacun d’entre nous.

Wilkinson et Pickett, 2013, p. 25

Parmi les nombreuses grandes enquêtes, celle de Kahneman et al. (2006) fait bien voir que les plus riches sont plus heureux : 22 % des personnes interrogées se disent très satisfaites de leur vie dans le quart inférieur des revenus tandis que 43 % font la même déclaration dans le quart supérieur. Les résultats sont semblables dans plusieurs autres études (Di Tella et al., 2003 ; Lucas et Schimmack, 2009) de même que dans des recherches européennes et internationales (Veenhoven, 2007 ; Tov et Au, 2013). Il apparaît clairement que le bonheur augmente avec le revenu, mais il faut démontrer que la comparaison – le revenu relatif – importe encore plus (Frank, 2007 ; Frey et Stutzer, 2013). Dans les recherches mentionnées ci-dessus, comme dans tout le reste du présent texte, le bonheur est opérationnalisé par la satisfaction de vivre (à moins d’indication contraire).

L’importance de la comparaison sociale – ici la distance par rapport à la moyenne des revenus du pays – est bien illustrée dans la Figure 4 où il est possible de noter la différence du niveau du bonheur selon que l’on est riche ou pauvre au Honduras ou au Chili. Cette figure fait voir que les pauvres du Honduras sont plus heureux que ceux du Chili, qui sont à 2,49 de la moyenne nationale et qui ont une cote de bonheur de 2,54 alors que les pauvres du Honduras qui sont à distance de 2,14 ont une cote de bonheur de 3,0. Les riches du Honduras sont également plus heureux que ceux du Chili, qui sont à 2,5 de la moyenne nationale et ont une cote de bonheur de 3,0 tandis que les riches du Honduras qui sont à distance de 3,3 ont une cote de bonheur de près de 4. Mais dans les deux cas, le citoyen chilien a plus d’argent que celui du Honduras. Le revenu absolu importe peu ou pas en rapport avec le bonheur ; c’est encore le revenu relatif, ici, la distance de la moyenne, qui fait la différence (Graham, 2009, p. 161-163).

Figure 4

Relation entre le revenu relatif et le bonheur (C = Chili, H = Honduras)

Relation entre le revenu relatif et le bonheur (C = Chili, H = Honduras)
Source : Figure inspirée des résultats de Graham (2009)

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L’impressionnante étude récente de Berg et Veenhoven (2010) auprès de 119 pays a donné un résultat tout à fait surprenant puisque la corrélation entre l’inégalité de revenus et le bonheur est non significative (-0,08) et devient 0,28 (p < 0,01) après contrôle de l’effet du PIB, comme si l’inégalité favorisait le bonheur. Cependant, ces sociologues néerlandais reconnaissent qu’il y a des variations selon les parties du monde. En effet, en considérant les pays riches, la relation entre l’inégalité de revenus et le bonheur est négative (-0,48) et devient -0,41 (p < 0,06) après contrôle de l’effet du PIB (voir le Tableau 1). La sélection des pays les plus riches fait augmenter la corrélation négative (Bouffard et Dubé, soumis). Ces résultats confirment l’effet de « virus » ou de polluant exercé par l’inégalité de revenus dans les pays riches. Néanmoins, la relation entre le bonheur et le PIB est élevée pour ces pays ainsi que pour les pays pauvres (voir le Tableau 1). Il semble bien que la richesse importe grandement pour le bien-être des citoyens des pays pauvres, même si elle est inégalement distribuée ; il suffit qu’elle apporte une légère amélioration des conditions de vie. Dans les pays riches, par contre, la richesse peut apporter un mieux-être seulement si elle est équitablement répartie. C’est l’avis de bien des économistes comme Krugman[11], 2011 ; Stiglitz, 2012 ; des épidémiologistes Wilkinson et Pickett, 2013 ; ainsi que des psychologues Diener et Seligman, 2004.

Tableau 1

Inégalité, PIB et bonheur pour des pays de différentes parties du monde

Inégalité, PIB et bonheur pour des pays de différentes parties du monde

* p < 0,05 ; ** p < 0,02 ; *** p < 0,01.

  1. Les corrélations ont été calculées sur la base des données de la Banque mondiale fournies par Berg et Veenhoven (2010), données qui datent d’avant la crise de 2008-2009.

  2. La corrélation entre le bonheur et le coefficient Gini (-0,48) pour les pays riches demeure à -0,41 (p < ,06) après contrôle de l’effet du PIB.

  3. Les pays riches sont ceux indiqués à la Figure 5.

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Récemment, Gandelman et Porzecanski (2013) ont précisé que pour l’ensemble du monde (117 pays représentant 95 % de la population), l’inégalité du bonheur était environ deux fois moins prononcée que l’inégalité de revenus. Ces chercheurs ajoutent que l’inégalité de revenus et l’inégalité du bonheur sont plus élevées dans les pays moins développés. Ils expliquent ce fait par ce que les économistes appellent « la décroissance marginale de l’utilité du revenu », ce qui signifie qu’une augmentation d’un dollar dans un pays riche apporte moins d’« utilité » (de bien-être subjectif) que dans un pays pauvre. (La Figure 5 illustre la relation entre l’inégalité de revenus et le bonheur dans les pays riches.)

Figure 5

Bonheur et inégalité de revenus dans les pays riches

Bonheur et inégalité de revenus dans les pays riches

Le coefficient Gini est fourni par l’ONU ; le score de Bonheur (concrétisé ici par la satisfaction de vivre) provient de la banque de données de Veenhoven : www.eur.nl/sw/personeel/soc/veenhoven. Ces informations datent d’avant la crise de 2008-2009.

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L’influence de l’inégalité de revenus sur le bonheur ne doit pas faire oublier l’importance de l’ensemble des facteurs individuels (comme le style de vie adopté), des facteurs sociaux (comme le soutien d’autrui) et des facteurs sociétaux (comme la démocratie et les droits de la personne) (Bouffard, 2007 ; Pavot et Diener, 2013 ; Veenhoven, 2011). Des facteurs comme ceux-ci rendent partiellement compte du niveau élevé de bonheur des Québécois (762 sur 1000). En effet, ces derniers se classent tout juste derrière les Danois qui sont au premier rang (784) et devant les autres Canadiens (745) (Barrington-Leigh, 2013). Mais, ici aussi, le niveau d’égalité y est pour quelque chose, comme l’expliquent Fortin (2013) ainsi que Couturier et Schepper (2010) qui ajoutent qu’au Québec, « la situation y est plus équitable que dans le reste du Canada ».

Plusieurs arguments appuient la théorie selon laquelle l’inégalité serait la source des problèmes mentionnés et de la diminution du bonheur.

  1. Il est difficile de penser l’inverse ; d’ailleurs, les économistes ne l’ont jamais suggéré. Comment les grossesses à l’adolescence pourraient-elles causer l’inégalité de revenus dans la société ? Quant aux troubles mentaux, même s’ils sont plus fréquents en zone de pauvreté (Caron et Liu, 2011), ils sont, selon les analyses récentes de Wilkinson et Pickett (2013), fortement associés à l’inégalité de revenus. Le concept de gradient social permet de concilier des données : l’inégalité favorise l’émergence de maladies mentales dans toute la population, mais affecte davantage les groupes moins favorisés.

  2. Les effets de l’inégalité se font sentir sur l’ensemble de la population, les classes moins favorisées étant plus affectées. Cependant, entre deux sociétés riches, la plus inégalitaire éprouve plus de problèmes et le bonheur des gens y est moins élevé. Par exemple, les États-Unis affichent un coefficient Gini de 40,8 et un niveau de bonheur de 7,0 tandis que les Danois sont plus heureux (8,4) dans un pays plus égalitaire (24,7) (Berg et Veenhoven, 2010).

  3. L’idéologie (par exemple, le néolibéralisme) influence certainement les décisions d’un gouvernement sur la santé mentale et le bien-être, mais il ne semble pas qu’elle puisse annuler l’effet de l’inégalité de revenus.

  4. Le lien causal suppose un mécanisme, une variable intermédiaire, entre l’inégalité de revenus et le bonheur. Ce rôle est joué par la relation sociale, le capital social (Putnam, 2000) et le soutien social et émotionnel (Caron, 2012). Cette confiance entre les citoyens est de meilleure qualité dans les sociétés égalitaires (Wilkinson et Pickett, 2013). Autrement dit, la qualité de la vie de l’ensemble de la population est meilleure dans les sociétés plus égalitaires.

  5. Quelques études expérimentales ont clairement démontré certains effets de l’inégalité. En plus de l’étude de Morgan et al. (2002), portant sur les macaques, ajoutons, par exemple, celle de Hoff et Pandey (2004). Il apparaît que des écoliers indiens de caste inférieure performent moins bien que ceux de caste supérieure quand on leur demande de s’identifier (en indiquant leur caste), alors que leurs résultats à une tâche de casse-tête sont aussi élevés lorsqu’ils n’ont pas à s’identifier. Steele et Aronson (1995) ont obtenu des résultats semblables avec des enfants afro-américains.

  6. La primauté de l’inégalité de revenus comme source de problèmes psychosociaux a également été confirmée par des résultats d’analyses statistiques prévues pour vérifier la direction de la causalité dans un certain nombre de domaines. Par exemple, Kawachi et al. (1997) l’ont fait pour la mortalité ; Elgar et al. (2009) pour l’intimidation, sans oublier les résultats de la méta-analyse de Kondo et al. (2009).

En résumé, l’inégalité de revenus peut être considérée comme le « dénominateur commun », selon l’expression de Wilkinson et Pickett (2013), à tous les problèmes que nous avons examinés dans cet article et à bien d’autres encore.

Considérations finales

L’étude de l’inégalité de revenus dans les pays riches permet de mieux en découvrir les coûts. En effet, malgré les inégalités, la moindre augmentation de la richesse dans les pays pauvres apporte un mieux-être. Par contre, dans les pays industrialisés, une augmentation du PNB par personne n’apporte guère plus de bonheur, quoique sous un certain seuil, les nombreux et graves problèmes peuvent sans doute être allégés (Caron et al., 2012).

Les problèmes de santé mentale examinés ont un fort gradient social, c’est-à-dire qu’ils sont présents dans toute la population, mais qu’ils affectent plus particulièrement les classes moins favorisées. Un problème comme le cancer, par exemple, ne donne pas lieu à un gradient social parce qu’il est répandu également dans la population ; il n’est donc pas relié à l’inégalité de revenus (Wilkinson et Pickett, 2008).

Le mécanisme expliquant les effets de l’inégalité de revenus réside dans le rôle de la relation sociale, de la confiance ou du capital social. Selon les données de l’évolution (Buss, 2012), nous sommes une « espèce sociale » et nous avons vécu pendant des millénaires dans des groupements égalitaires, comme les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Dans les sociétés actuelles, les individus se sentent souvent « seuls dans la foule » (comme on l’entend couramment), surtout dans les pays inégalitaires. Ils sont préoccupés par leur position dans la hiérarchie sociale (Frank, 2007). Cette préoccupation est source de stress, d’anxiété et s’accompagne de problèmes d’estime de soi, de santé mentale et de bien-être (Wilkinson et Pickett, 2013).

Les problèmes examinés s’expliquent partiellement par le contexte historique, par les divisions ethniques, par les caractéristiques culturelles, mais ces facteurs n’annulent pas l’effet de l’inégalité de revenus. En effet, cette inégalité agit comme un « polluant » qui se répand dans toute la société (Wilkinson et Pickett, 2013).

Les résultats controversés s’expliquent en partie par la complexité du phénomène de l’inégalité et de ses effets. En effet, Berg et Veenhoven (2010) obtiennent une corrélation positive (0,28, après contrôle du PIB) entre l’inégalité et le bonheur pour l’ensemble des 119 pays étudiés. Il semble bien que, pour la majorité des pays pauvres, la richesse importe plus que l’égalité. Mais, dans les pays riches, l’inégalité est reliée positivement aux problèmes psychosociaux et négativement au bonheur. À l’intérieur de ces pays, c’est bien l’inégalité de revenus qui importe, même si ce n’est évidemment pas la seule variable.

Une plus grande égalité profite à tous et non seulement aux classes défavorisées. Par exemple, une diminution des homicides de 60 à 30 par 100 000 habitants chez les plus pauvres et de 20 à 10 chez les plus riches semble plus grande chez les premiers en chiffres absolus, mais dans les deux cas elle est de 50 %. Pareil changement améliore considérablement la qualité de vie de tous les citoyens (Babones, 2008). On pourrait objecter que le taux d’inégalité n’a pas changé, mais Wilkinson et Pickett (2013) ont démontré que ce genre d’amélioration se produit seulement dans les régions où l’inégalité économique est moindre.

Les résultats recensés dans le présent travail devraient inciter les praticiens des sciences humaines à prendre davantage conscience de l’impact des conditions sociétales et de la macroéconomie (Diener et Seligman, 2004), ce qui pourrait les soutenir dans leurs efforts en vue de réduire les inégalités économiques et sociales. En effet, ils devraient intégrer cette réalité dans les modalités d’intervention auprès de leurs clients puisqu’ils seront confrontés à ses effets dans leur pratique quotidienne. Stiglitz (2012, p. 328) arrive d’ailleurs à la conclusion que : « Rien n’influe davantage sur le bien-être de la plupart des citoyens que la situation macroéconomique – le plein emploi et la croissance ou leur absence. » L’histoire récente de la Russie illustre bien ce phénomène de l’influence des conditions économiques sur les problèmes sociaux et le bonheur. Lors de la chute du régime soviétique (1989-1990), l’inégalité de la répartition de la richesse a augmenté de sorte que le bien-être a diminué dans le pays (Cerami, 2010). L’unification de l’Allemagne en est un autre exemple ; cette unification a fait voir une inégalité prononcée qui a fait baisser le niveau de bonheur (Martin, 2000).

Puisque la répartition des revenus est si importante pour notre santé mentale, notre bien-être et notre qualité de vie, il faut, en tant que professionnels en ce domaine, contribuer à l’élaboration de politiques sociales et aux efforts en éducation pour contrer les coûts de l’inégalité économique. Plus encore, il importe non seulement de diminuer la souffrance et les troubles mentaux, mais de favoriser une santé mentale « florissante », comme le propose Keyes (2013) et les tenants de la nouvelle approche de la psychologie positive (Seligman, 2013 ; Seligman et Csikszentmihalyi, 2000).