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Depuis les années 1990, un nombre de plus en plus important d’États met en place une comptabilité très proche de la comptabilité d’entreprise, visant à produire un bilan et un compte de résultat, et permettant le calcul des coûts complets d’une action publique. C’est le cas de la France depuis le 1er janvier 2006, son gouvernement a donc dû élaborer de nouvelles normes comptables pour l’État définissant de nouvelles catégories et de nouveaux documents financiers.

Marx, Sombart et Weber ont, depuis longtemps, noté que le calcul monétaire et la comptabilité, en partie double et en compte capital permettant l’élaboration d’un bilan et le calcul de la rentabilité d’une opération ou d’une période, étaient des fondements de l’entreprise capitaliste et des conditions de possibilité du développement du capitalisme. Alors que viennent faire ces fondements et conditions du capitalisme au coeur des États contemporains ?

Cet article fait le pari[1] que la comptabilité peut être, pour le sociologue, une entrée heuristique dans l’étude de phénomènes et de processus plus larges. Une fois passés les travaux pionniers de Marx, Sombart et Weber, la sociologie s’est très peu intéressée à la question comptable. La raison essentielle en est sûrement le coût d’entrée important : des compétences techniques sont nécessaires pour pouvoir engager une analyse sociologique, compétences dont peu de sociologues étaient pourvus ou avaient envie de se pourvoir. La mise en perspective sociologique de la comptabilité a finalement été le fait des sciences comptables et de gestion (cf. par exemple Capron et al., 2005), voire de certains économistes (Aglietta et Rebérioux, 2004).

Mais ces travaux portent sur la comptabilité privée. En effet, comptabilité publique et comptabilité privée sont, jusqu’à aujourd’hui, deux disciplines et champs d’études complètement dissociés : les analyses des évolutions de la comptabilité privée sont réalisées par des gestionnaires (sciences de gestion) tandis que celles de la comptabilité publique le sont par les spécialistes de finances publiques (droit public), généralement peu au fait de la comptabilité d’entreprise. Séparation qui pose aujourd’hui problème puisque, justement, ces domaines se rapprochent empiriquement. Les analystes du New Public Management, souvent des politistes, considèrent que la comptabilité d’entreprise appliquée aux États constitue un des éléments de ce nouveau management public (cf. par exemple Suleiman, 2005 : 189), mais sans entrer toutefois dans ces détails, probablement pour la même raison que les sociologues. Il existe donc très peu de littérature en sociologie sur la question comptable, et très peu de littérature en sciences sociales sur la question des réformes de la comptabilité des États, d’où la dimension novatrice de cet article et ses appels, tout au long du texte, aux travaux de gestionnaires, d’économistes et de juristes.

La recherche présentée ici se donne trois objectifs, sous forme d’hypothèses à valider :

  • premièrement, remettre en cause l’illusion objectiviste portée par l’image communément admise de la comptabilité : la comptabilité, comme d’autres dispositifs de quantification, est l’objet d’enjeux sociaux, de négociations et de luttes entre les acteurs intéressés ; ses règles, catégories et documents sont le résultat du rapport des forces en présence ;

  • deuxièmement, montrer qu’un dispositif comptable n’est, pas plus que les autres outils de quantification, un objet inerte ; il peut avoir des effets et en termes de représentations sociales et en termes de modes d’action, ici publique. Mais ces effets ne semblent pas « joués d’avance » ; il nous faudra donc interroger la nature du lien entre dispositif de quantification et référentiel d’action ;

  • troisièmement, montrer que l’entrée par les dispositifs de quantification de manière générale, de quantification économique et donc comptable de manière plus particulière, est une voie intéressante et productive pour le sociologue ; c’est le pari que nous énoncions ci-dessus.

Ces objectifs ne pourront être menés à bien que si nous sommes en mesure de comprendre le type de comptabilité des États avant et après ces réformes, de saisir le contexte de ces réformes comptables et les acteurs, tant internationaux que nationaux, qui les portent ; ce sera l’objet de notre première partie.

Dans une deuxième partie, nous présenterons et analyserons les choix effectués côté français en matière d’actifs et passifs[2] à comptabiliser et de principe de valorisation ou forme de calcul monétaire à leur appliquer. Cette entrée dans les détails des catégories comptables et des controverses dont elles sont issues nous permettra, d’une part, de démontrer que ces catégories sont bien des constructions sociales résultant de compromis entre acteurs, et, d’autre part, de pointer les enjeux soulevés par cette nouvelle comptabilité.

Nous pourrons ainsi, dans une troisième partie, analyser les usages de cette nouvelle comptabilité, quatre ans après sa mise en oeuvre. Le recul temporel est encore insuffisant pour apporter une conclusion tranchée sur les usages et surtout les effets de cette réforme comptable en France. Il est toutefois suffisant pour voir se dessiner les transformations internes de l’État et de ses modes d’action, transformations auxquelles cette nouvelle comptabilité peut participer.

Les matériaux qui serviront de base à notre analyse sont de trois sortes, on trouvera leur liste en annexe. Il s’agit premièrement d’entretiens : une vingtaine auprès des acteurs du processus de construction des nouvelles normes comptables de l’État français, soit environ 30 heures d’entretiens enregistrés, retranscrits et passés au crible d’une analyse thématique. Il s’agit deuxièmement de documents d’archives : recueils et rapports officiels. Il s’agit finalement du corpus des journaux et magazines français pour la période du 1er décembre 2005 au 31 juin 2007, soit du moment de l’élaboration du premier bilan de l’État à celui du premier rapport public de certification de ces comptes.

1. Contexte international, contexte français

1.1 De la comptabilité de caisse à la comptabilité d’entreprise

Jusqu’aux années 1990, la comptabilité des États, à travers le monde, avait pour premier objectif de permettre au Parlement de s’assurer que les impôts étaient recouvrés, les dépenses effectuées conformément au budget voté, et de prévenir fraudes et détournements. Il s’agissait d’une « comptabilité de caisse », une comptabilité de flux qui retrace sur l’année les entrées et sorties d’argent, qui raisonne donc en trésorerie et comptabilise les opérations au moment de l’encaissement ou du décaissement. Tous les encaissements sont considérés comme des recettes, qu’ils aient pour origine le prélèvement de l’impôt ou un emprunt contracté auprès des marchés financiers. Alors que la comptabilité d’entreprise comptabiliserait le premier comme un produit (dans son cas, le produit d’une vente), le second comme une dette (ou un passif). De la même manière, tous les décaissements sont assimilés à des dépenses, qu’il s’agisse de paiement des salaires de fonctionnaires, d’achat d’immeubles ou d’achats de stocks de produits. Alors que la comptabilité d’entreprise distingue le premier, en tant que charge, des second et troisième comptabilisés en tant qu’actif (immobilisation corporelle pour l’immeuble, actif circulant pour les stocks) susceptible de générer des gains futurs. Le « résultat » de l’exercice correspond à la variation de la caisse. C’est un peu comme si l’on retraçait ses comptes à travers le seul relevé de compte de son compte courant.

En France, les biens des organismes publics sont décrits dans des documents autres que les documents comptables : les biens mobiliers sous la forme d’un inventaire, les biens immobiliers sous celle d’une liste, soit dans les deux cas de manière non quantifiée, tandis que les stocks existent sous forme de « comptes en nature » (Weber, 2003) ou quantification physique, et ce, en particulier pour l’armée : tant de tonnes de riz, tant d’hectolitres de carburant, etc.

Depuis les années 1990, un nombre de plus en plus important d’États, les pays anglo-saxons en ont été les précurseurs (Nouvelle-Zélande, Australie, puis Grande-Bretagne et États-Unis), mettent en place un tout autre type de comptabilité :

  • une comptabilité patrimoniale, qui comptabilise tous les actifs (immobilisations, stocks, créances et disponibilités) et tous les passifs (dettes et provisions), et élabore à partir de là un bilan. Il s’agit donc d’une comptabilité et de flux et de stocks ;

  • et une comptabilité en droits constatés, ou encore appelée comptabilité d’engagement ou d’exercice. Les recettes et dépenses y sont comptabilisées au moment de la naissance de la créance ou de la dette, et non pas au moment de l’encaissement ou du décaissement. Cela permet de mettre en correspondance les charges et les produits d’une même période, afin de calculer, pour l’entreprise, un profit ou une perte. Ce principe est à la base de l’élaboration du compte de résultat.

Le calcul économique monétaire gagne ainsi, au sein de l’État, l’ensemble des biens communément reconnus comme tels pour les entreprises : biens immobiliers, mobiliers et stocks. L’État devient une entité économique possédant un patrimoine, des créances et des dettes, pour lequel on réalise un bilan et un compte de résultat. D’après de nombreux analystes, ce changement comptable devrait concerner la quasi-totalité des 190 pays membres de l’ONU d’ici 10 ans. Les pays de l’OCDE effectuent cette réforme les uns après les autres, tout comme les grandes organisations internationales (OCDE, OTAN, ONU, Unesco), tandis que FMI et Banque mondiale encouragent et aident financièrement les pays en voie de développement et les pays en transition à effectuer cette réforme comptable.

1.2 Les concepteurs internationaux de la nouvelle comptabilité des États

Ce sont les normes IPSAS (International Public Sector Accounting Standards) qui deviennent les normes de référence pour cette nouvelle comptabilité des États. Elles sont produites par l’International Public Sector Accounting Standards Board (IPSASB) qui est un comité de l’International Federation of Accountants (IFAC). C’est ainsi un groupe multinational issu des associations professionnelles de comptables libéraux (au sens de professions libérales) qui élaborent les normes comptables pour les gouvernements. Ces normes s’inspirent largement des nouvelles normes internationales pour le secteur privé, les normes IFRS (International Financial Reporting Standard). Ces dernières ont été produites par l’International Accounting Standards Board (IASB), organisme de droit privé, émanation des professions comptables libérales et donc très lié à l’IFAC jusqu’au début des années 2000, créé en 1973 dans l’objectif de produire des normes comptables internationales. D’origine britannique, il est lié dès le départ aux grands cabinets d’audit[3], eux-mêmes d’origine anglo-saxonne et principalement britannique, et promeut donc une comptabilité très marquée par la tradition anglo-saxonne[4].

On peut résumer ces normes par trois caractéristiques principales. Tout d’abord, elles sont faites en premier lieu pour les actionnaires ; énoncer cela n’est pas faire oeuvre de dévoilement et de sociologie critique, ce n’est même pas faire oeuvre d’analyse, puisque c’est un fait explicitement inscrit dans leur introduction : « Comme les investisseurs sont les apporteurs de capitaux à risque de l’entreprise, la fourniture d’états financiers qui répondent à leurs besoins répondra également à la plupart des besoins des autres utilisateurs. » Deuxièmement, le choix des biens à valoriser dans le bilan repose sur le principe du contrôle et non pas de la propriété. Ainsi un bien en crédit-bail figure au bilan en tant qu’actif et au passif en tant que dette à rembourser, il n’est pas traité comme une location mais comme un achat à crédit, quand bien même l’entreprise n’en est pas juridiquement propriétaire : « Mis en oeuvre dans des pays marqués par le pragmatisme économique, ce référentiel accorde une grande importance à la réalité économique des opérations et moins à leur qualification juridique » (Colasse, 2007 : 54), comme c’est le cas du modèle franco-allemand. Troisièmement, le principe de valorisation privilégié, ou autrement dit la forme du calcul monétaire, est la « juste valeur » (fair value[5]) ou valeur de marché, plutôt que le coût il y a des années d’acquisition de ce bien ou « méthode du coût historique » retenue tout au long du xxe siècle pour l’évaluation de quasiment tous les biens.

Pour l’instant, la valeur de marché est appliquée essentiellement à l’évaluation des instruments financiers et est une possibilité (mais pas la solution recommandée) pour l’évaluation des immeubles et terrains. Toutefois, le souhait d’un certain nombre de membres de l’IASB, dont son président, irait à la « full fair value » ou valorisation complète du bilan à la juste valeur. La valeur de marché est réactualisée à chaque arrêté comptable, ce qui crée une grande volatilité des comptes d’une période sur l’autre. Finalement, la juste valeur « importe la volatilité des marchés dans les résultats des entreprises », « favorise la pénétration des entreprises par une logique financière » et « s’enracine dans une représentation apologétique du marché, garant de la justice et du bien commun » (Aglietta et Reberioux, 2004 : 159, 152, 164).

Les normes IPSAS s’inspirent de ces normes IFRS ; l’IPSASB se présente ainsi sur son site internet : « L’un des éléments essentiels de notre stratégie est de faire converger les IPSAS avec les IFRS » (dans la présentation en anglais, mais absent du texte en français), il recommande de recourir aux IFRS lorsque le texte des IPSAS n’est pas assez complet, et élargit par rapport aux IFRS le champ d’application de la valeur de marché : tous les biens immobiliers de l’État qui n’ont pas été achetés par lui ou qui l’ont été il y a très longtemps, et n’ont donc pas de coût historique connu, seront évalués à leur « juste valeur ». Nous nous trouvons donc bien devant un phénomène international d’importation des cadres et normes comptables privés dans les secteurs publics. Et pas de n’importe quelles normes comptables privées : de celles analysées par beaucoup comme correspondant au capitalisme financier (Aglietta et Reberioux, 2004 ; Capron et al., 2005).

On pouvait déjà, à propos du développement des normes IFRS, trouver « choquant que des décisions — essentielles pour le fonctionnement des entreprises — qui jusqu’à maintenant relevaient des autorités publiques se voient confiées à un organisme privé, financé par des capitaux privés, qui est, de surcroît, largement sous l’influence de la culture anglo-saxonne et (ce qui va de pair) sous l’étroite surveillance des grands cabinets d’audit » (Capron et Chiapello, 2005 : 85). On peut trouver cela encore plus surprenant pour la comptabilité des gouvernements et des entités publiques, même si le financement des travaux de l’IPSASB provient essentiellement des organisations internationales interétatiques. D’autant que ces deux organismes (IASB et IFAC) « n’ont pas de véritables contre-pouvoirs et ne rendent quasiment de comptes à personne » (Colasse, 2004 : 36). En particulier pour les pays sans tradition d’une implication des comptables libéraux dans le management des finances publiques, le régulé devient le régulateur, et le régulateur le régulé. Il s’agit ainsi d’une transformation évidente des rapports de force entre secteur public et secteur privé, transformation réalisée à l’échelle internationale.

1.3 Contexte et concepteurs français

En France, c’est la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF), adoptée le 1er août 2001 pour une entrée en vigueur au 1er janvier 2006, qui va acter l’élaboration d’une nouvelle comptabilité de l’État (tout en conservant, en complément, une comptabilité de caisse). Les nouvelles normes vont être élaborées par le Comité des normes de comptabilité publique, créé en 2002, placé auprès du ministre chargé du Budget et composé des six principaux directeurs du ministère des Finances, de trois représentants des corps de contrôle, dont la Cour des comptes[6], de trois directeurs des affaires financières de ministères, d’un comptable public, de quatre représentants du monde comptable privé et de trois personnalités qualifiées issues du monde des entreprises, en particulier une personne d’un grand cabinet comptable (Mazars).

Il s’agit donc, à la différence de l’IPSASB, d’un comité à large majorité publique, avec plus précisément beaucoup de gens en provenance du ministère des Finances (Minéfi), mais avec les spécificités de la haute fonction publique française : généralement énarque, passant de fonctions ministérielles à de hautes fonctions dans les entreprises publiques (en particulier bancaires), dans les autorités de régulation du secteur économique, et, par pantouflage, dans des entreprises privées (Bourdieu, 1989 ; Boltanski, 1982). Le président du Comité est ainsi énarque, inspecteur général des finances, il a été directeur de la Comptabilité publique puis du Budget au sein du Minéfi, président de la Commission des opérations de bourse (COB), puis de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Il connaît donc bien les marchés financiers et les normes comptables internationales privées.

Le Comité sera appuyé par deux missions : la Mission des normes comptables et la Mission de modernisation comptable, toutes deux rattachées à la direction de la Réforme budgétaire, structure créée au sein du Minéfi pour mettre en place la LOLF. C’est au sein du Comité et des deux missions que nous avons réalisé nos entretiens (cf. tableau en annexe). Le Comité va travailler de la mi-2002 à la fin 2003 pour produire le Recueil des normes comptables de l’État, il prendra comme point d’appui pour son travail les IFRS, les IPSAS et le Plan comptable général (PCG, ou normes comptables françaises) qui se différencie des premières essentiellement par les biens figurant au bilan (ceux dont l’entreprise est juridiquement propriétaire) et par leur principe de valorisation (le coût historique).

Les normes produites serviront à l’élaboration d’un bilan d’ouverture au 1er janvier 2006 et à l’élaboration des états financiers (bilan, compte de résultat, tableau des flux de trésorerie et annexe) de l’État au 31 décembre 2006 ; états financiers qui seront, comme pour les entreprises avec un commissaire aux comptes, soumis chaque année à la certification de la Cour des comptes. Le Comité disparaît à la fin avril 2009 pour être remplacé par le Conseil de normalisation des comptes publics. Plus large, ce dernier ne traitera plus seulement de l’État[7], mais également des établissements publics administratifs, des collectivités territoriales et de la Sécurité sociale, dans l’objectif d’adoption d’une comptabilité d’entreprise par tous ces organismes.

L’article 30 de la LOLF stipule que : « Les règles applicables à la comptabilité générale de l’État ne se distinguent de celles applicables aux entreprises qu’en raison des spécificités de son action. » Cette phrase laisse finalement une importante marge d’interprétation et un large champ aux discussions autour de : « Quelles sont « les spécificités de l’action de l’État » ? » C’est avec cette question que les travaux vont s’engager, et c’est sur cette base que le Comité va se bipolariser : certains (en général ceux en provenance du privé, mais souvent appuyés par la Cour des comptes[8]) pour qui les spécificités de l’État sont marginales et qui souhaitent une application quasi systématique des règles applicables aux entreprises, d’autres (en général ceux en provenance du public, en particulier du Minéfi) pour qui les spécificités sont l’essentiel et qui opteraient pour une prise en compte maximale de ces spécificités. On commence à le pressentir, cette question des spécificités est un enjeu politique central : l’État est-il une institution à part, particulière, ou est-il un acteur économique (quasiment ou complètement) comme les autres ? On entrevoit déjà les dimensions idéologiques de la réponse à une telle question.

Un article trouvé sur le Web l’illustre clairement. Il provient du site Internet[9] de l’Institut français pour la Recherche sur les Administrations et les Politiques publiques (IFRAP), qui se définit comme « think-tank de la société civile », et qui est de très large inspiration libérale. Cet article regrette la création du Conseil de normalisation des comptes publics aux côtés de l’Autorité des normes comptables chargée de la comptabilité privée au détriment de la création d’un seul organisme : « à raison des prétendues spécificités du secteur public et qui impose une vision résolument rétive et singularisée de la comptabilité publique, alors qu’elle ne se distingue de l’autre que sur des points de détails ».

C’est à « ces points de détail » que nous allons maintenant nous intéresser.

2. Les choix français en matière de normes

Nous allons présenter et analyser les controverses et les choix effectués en matière d’actifs et passifs à comptabiliser et de principe de valorisation. Nous verrons ainsi comment les deux positions au sein du Comité (Spécificités marginales versus Spécificités essentielles) ont fondé les divergences, et nous verrons émerger les enjeux soulevés par cette nouvelle comptabilité.

2.1 L’actif : quelles richesses, pour quels montants ?

Les actifs se déclinent en actif immobilisé : immobilisations corporelles, immobilisations incorporelles et immobilisations financières, et en actif circulant : en particulier stocks, créances et disponibilités ou trésorerie. Nous ne nous intéresserons ici qu’aux immobilisations corporelles et incorporelles, c’est là que les enjeux et controverses ont été les plus forts.

2.1.1 Immobilisations corporelles : immeubles, bâtiments historiques, oeuvres d’art, cimetières…

Le critère retenu pour décider si une immobilisation corporelle doit être intégrée ou pas aux comptes de l’État est celui du contrôle, et non celui de la propriété : un immeuble appartenant à l’État mais utilisé par une université ne figurera pas dans le bilan de l’État mais dans celui de l’université. La différence est importante car plus de la moitié des immeubles possédés par l’État sont dans cette situation, ce choix diminue donc de manière conséquente le montant des immobilisations corporelles de l’État. Le choix a ainsi été fait d’une orientation plus économique que juridique de la comptabilité. Les raisons de ce choix ne sont pas celles d’un rapprochement avec la comptabilité anglo-saxonne et les normes IFRS, mais sont liées à la volonté d’une comptabilité utile au gestionnaire, qui englobe pour ce faire le maximum des ressources qu’il utilise et permet le calcul de « coûts complets », intégrant les coûts immobiliers.

En matière de principe de valorisation, deux catégories de biens vont être distinguées : les terrains et immeubles pour lesquels une valeur de marché est directement observable, ils sont alors comptabilisés à leur valeur de marché (fair value) ; et ceux pour lesquels une valeur de marché n’est pas directement observable, en particulier les bâtiments historiques, les terrains spécifiques comme les cimetières, et les oeuvres d’art, on leur accorde une valeur symbolique d’un euro, c’est le cas du Louvre et de toutes les oeuvres en son sein telles que la Joconde. Plusieurs choses méritent à partir de là d’être notées.

On peut tout d’abord être impressionné par la rapidité des changements en matière de conception du patrimoine public. La plupart des manuels de finances publiques écrivaient au début des années 1990 :

L’évaluation des biens de l’État serait difficile, la plupart d’entre eux étant en droit ou en fait inaliénables, ce qui leur ôte toute valeur vénale : il faudrait donc leur assigner une valeur arbitraire. Ce travail difficile serait inutile, dès lors que l’État ne peut tirer de ses biens que des revenus négligeables en comparaison de ses besoins et que ses créanciers ne peuvent y trouver un gage de leur créance, ses biens étant insusceptibles d’exécution forcée.

Magnet, 1991 : 121

La question de la valorisation des bâtiments spécifiques et des oeuvres d’art commence, elle aussi, à être envisagée différemment ; un de nos interlocuteurs revient ainsi sur la valorisation du Louvre à un euro symbolique :

Cela évolue très vite. Nous nous sommes posé la question de la valorisation de la tour Eiffel, l’Arc de triomphe et autres. Les réponses seraient différentes aujourd’hui, nous avons eu un long débat sur comment valoriser le Louvre qui aboutissait à l’impossibilité de le valoriser. Maintenant quand on voit le Louvre à Abou Dhabi[10], on interpréterait différemment sa valeur : un musée, c’est aussi une image, c’est tout un potentiel de trésorerie future.

Contrairement à ce qu’on aurait pu s’attendre, la valorisation à la valeur de marché des biens non spécifiques a été prônée et soutenue contre vents et marées par les membres du Comité provenant du secteur public qui souhaitaient une prise en compte maximale des spécificités de l’État, et contre l’avis fermement affirmé des membres provenant du secteur privé[11]. Comme nous l’explique un membre de la mission Modernisation,

Il y avait deux arguments. Premièrement, certains biens de l’État lui appartiennent depuis plus de 200 ans, le coût historique n’a pas de sens. Deuxièmement, on souhaitait une valeur qui puisse servir à la gestion, et pouvoir dire aux ministères « Cette valeur de marché peut vous servir à faire des arbitrages : restez dans vos locaux, ou vendez-les, louez-les, et allez louer ou acheter où c’est moins cher. »

Notons que, premièrement, c’est au nom des spécificités de l’État que cette proposition est faite ; deuxièmement, comme pour le choix du principe de contrôle, c’est l’argument de la gestion qui est avancé : permettre aux entités administratives de « mieux » gérer l’ensemble de leurs ressources, soit de les gérer sur la base de critères économiques. Et cela s’accompagne de la possibilité accrue de ventes immobilières. Comme l’exprime clairement un membre du Comité provenant du secteur public : « Il y a quand même l’idée forte que l’on valorise des biens en valeur de marché s’il y a une possibilité de les vendre. »

Finalement, de manière générale, le principe de la spécificité du patrimoine public et de son inaliénabilité décline, en particulier depuis le début des années 1990 et tout au long des années 2000, pour les biens spécifiques. Parallèlement, les principes de la valorisation marchande et de l’aliénabilité prennent de la puissance. Cette montée en puissance s’est largement réalisée pour des raisons de « bonne gestion », mais elle rencontre la volonté politique actuelle de « vendre les bijoux de famille ». Nous reviendrons sur ce double mouvement.

2.1.2 Immobilisations incorporelles : le droit de lever l’impôt ? Le niveau d’éducation ou de santé de sa population ?

Essentiellement deux questions concernant les immobilisations incorporelles ont été soulevées au sein du Comité. La première porte sur la souveraineté de l’État et son droit à lever l’impôt, elle est de première importance car le choix effectué modifie de manière très conséquente la physionomie du bilan. Mais le Comité a rapidement décidé de ne pas le comptabiliser « en l’absence d’évaluation fiable », et ce, au grand dam de plusieurs tenants de la prise en compte des spécificités de l’État.

La seconde question, également vite enterrée et au grand regret des mêmes, est : doit-on considérer le niveau d’éducation, l’état sanitaire, les capacités de recherche, etc. comme des richesses nationales et donc des actifs incorporels, et non seulement les dépenses afférentes (salaires des fonctionnaires responsables de ces services, frais généraux…) comme des charges au sein du compte de résultat ? Un membre du Comité s’interroge :

Si l’on veut que la situation nette ait un sens même si elle est négative, il faudrait être sûr que l’on comptabilise tous les investissements publics au bilan, or les vrais investissements, c’est l’éducation, la recherche, la santé… Pour un État, un investissement, c’est une dépense qui va avoir des effets positifs dans le futur, même si on se place d’un point de vue purement financier, c’est le fait de permettre de percevoir des impôts dans le futur, donc ce sont toutes les dépenses qui favorisent la croissance.

Ceci étant, cette question se retrouve dans la comptabilité d’entreprise, par exemple à propos de l’évaluation des ressources humaines comme actif (Capron, 1990). On bute, il nous semble, sur deux fondamentaux de l’entreprise capitaliste et de sa traduction comptable, fondamentaux que nos travaux sur l’entreprise d’État chinoise nous avaient permis de mettre au jour (Eyraud, 2003). Premièrement, l’entreprise capitaliste a une fonction purement économique : le social, l’écologie sont externalisés, ils ne font pas partie de ses objectifs mais de ce que les économistes nomment justement des « externalités », potentiellement prises en charge par l’impôt. Deuxièmement, le travail est considéré comme une charge et non comme un capital ; c’est le capital (financier) qui produit de la richesse, le travail, lui, en consomme. On a là affaire à la vision du rôle du capital et du travail dans la production de richesse fondatrice du capitalisme, et que la comptabilité de l’État reprend à son compte.

2.2 Le passif : quelles dettes, pour quels montants ?

Un passif est constitué par une obligation à l’égard d’un tiers, mais la notion d’« obligation » peut avoir pour l’État un sens différent de celui qu’elle a pour les entreprises. Comme nous l’explique le responsable d’une des deux missions :

L’État a des engagements dont on ne connaît pas très bien la nature. Ceux d’une entreprise naissent d’un contrat : elle a vendu des biens, a l’obligation de les livrer et, en contrepartie, a le droit d’en recevoir le prix. Mais l’État, lui, a des engagements qui sont unilatéraux, qu’il peut en partie modifier à tout moment par la loi. C’est l’obligation de service public en général, l’obligation scolaire par exemple ne résulte pas d’un contrat ou alors c’est le contrat social dans le sens philosophique mais, juridiquement… Donc, finalement, que doit-on mettre au passif ?

En toute bonne logique, deux choix s’ouvrent en la matière : ne comptabiliser que les obligations légales de l’État, comme on le ferait pour une entreprise, ou tenter de recenser tous les engagements de l’État, comme le souhaitait un membre du Comité qui met systématiquement l’accent sur les spécificités publiques :

Il faudrait avoir tous les engagements de l’État, l’obligation de service public. Bien sûr, il faudrait les évaluer de manière probabiliste, par exemple l’obligation scolaire, la scolarité est obligatoire et gratuite entre six et seize ans, donc chaque naissance crée une nouvelle obligation qui va se traduire par des décaissements dans six ans et pendant dix ans. Donc à chaque naissance, il faudrait provisionner le coût d’une scolarité. Mais, bien sûr, cela devrait s’accompagner de la reconnaissance en tant qu’actif du droit de lever l’impôt, sinon le bilan ne prend pas en compte les mêmes choses et d’un côté et de l’autre.

Donc deux choix a priori possibles : l’un traitant comptablement l’État comme on traite une entreprise, l’autre reconnaissant les spécificités de l’État, y compris en matière d’obligations. C’est toutefois une troisième solution qui sera choisie, une sorte d’entre- deux, finalement soutenue par les membres du Comité issus du secteur privé et la Cour des comptes : évaluer et comptabiliser en passifs le plus possible d’obligations spécifiques de l’État, toutes celles dont le montant peut être estimé de manière fiable. Ce « défaut de logique » dans le choix de la solution tend à souligner qu’il y a, pour ces acteurs et derrière cette comptabilisation des passifs, une volonté de montrer que l’État est très, voire trop, endetté ou du moins très ou trop engagé dans des obligations ; il n’y a alors plus qu’un petit pas à effectuer pour énoncer qu’il faut les réduire[12].

2.3 Un compromis ?

Ces nouvelles catégories et normes comptables sont finalement le fruit d’un compromis entre les deux positions du Comité et un certain « pragmatisme comptable » : peu ou pas d’évaluations complexes basées sur de nombreuses hypothèses. La position « spécificités » a imposé la valorisation à la valeur de marché. La position « spécificités marginales » a, quant à elle, imposé la non-reconnaissance du droit de lever l’impôt et la comptabilisation du plus grand nombre de passifs possible.

Globalement, peu de spécificités ont été reconnues à l’État. Là où leur reconnaissance a eu lieu, elle a conduit à un rapprochement encore plus important avec les normes IFRS, et même à une extension par rapport à elles du champ d’application de la valeur de marché[13]. Cette extension ne s’enracine pas « dans une représentation apologétique du marché, garant de la justice et du bien commun » (Aglietta et Reberioux, 2004 : 164) mais plutôt dans une vision apologétique de la « bonne gestion » portée par les membres du Comité très attachés à un État fort et au service public en général, pour qui la « bonne gestion » peut englober la vente de patrimoine si cette dernière s’avère plus rationnelle économiquement.

Ces compromis ont produit quelque chose de relativement hétérogène qui, au bout du compte, ne satisfait personne. Certains, en particulier les membres du secteur privé et la Cour des comptes, considèrent qu’il n’y a pas assez de passifs comptabilisés ; voici les paroles d’un membre du Comité, associé d’un cabinet d’experts-comptables : « Le Comité a beaucoup plus creusé la question des actifs, en particulier corporels, que celle des passifs. Si l’on voulait être au propre et obtenir une certification sans réserve, la situation financière de l’État serait pire que celle présentée dans les comptes aujourd’hui. » Pour d’autres, membres du secteur public et attachés à ses spécificités, ce sont les actifs qui ne sont pas assez comptabilisés : « Ce bilan de l’État n’a pas de sens parce qu’on met, en gros, tout ce qui génère des dettes, et on ne met pas ce qui génère des ressources, qui est ce droit immatériel à lever l’impôt. » Ce qui se joue là concerne la vision de l’État donnée par ses comptes : une vision négative de surendettement ou une vision relativement positive de richesse. Chacune de ces visions pouvant donner appui à des politiques différentes : de réduction, de maintien ou d’expansion des dépenses publiques. Nous allons retrouver cet enjeu dans les usages médiatiques de la nouvelle comptabilité.

Finalement, ces choix ont produit les grands chiffres suivants : le bilan d’ouverture du 1er janvier 2006 donne un actif d’environ 600 milliards d’euros, un passif d’environ 1 100 milliards, soit une situation nette négative d’environ 500 milliards.

3. Objectifs et usages de la nouvelle comptabilité

Nous avons vu émerger deux grands usages potentiels de cette nouvelle comptabilité : mesurer la richesse et le niveau d’endettement de l’État, ou améliorer la gestion publique. Nous allons maintenant approfondir ces deux types d’usage, analyser les acteurs qui les promeuvent et les transformations qu’ils sont susceptibles de produire en matière de représentations de l’État et de modalités de l’action publique.

3.1 Mesurer la richesse et la solvabilité de l’État ?

On peut déjà s’entendre sur le fait que la nouvelle comptabilité fournit une vision économique et financière de l’État, objectif d’ailleurs inclus dans la LOLF : « les comptes de l’État doivent donner une image fidèle de son patrimoine et de sa situation financière » (art. 27). Mais s’agit-il pour autant de mesurer la richesse et l’évolution de la richesse de l’État, voire sa solvabilité ?

3.1.1 Non

On trouve une réponse négative sous la plume officielle du Comité des normes, et donc logiquement dans la bouche de certains de ses membres particulièrement attachés aux spécificités du secteur public. Jean-Paul Milot, responsable de la mission Normes comptables, écrit ainsi : « L’État est une entité qui a pour fonction principale de créer ou de gérer des biens publics dont les effets se manifestent dans les situations des autres agents. Cette spécificité a pour conséquence que son bilan ne peut refléter sa richesse nette, moins encore que pour les entreprises » (Milot, 2006 : 20-21).

C’est la position d’un autre membre de la mission Normes comptables : « Les IFRS sont faites pour les entreprises cotées, donc des entreprises qui sont à vendre, même si c’est par petits morceaux. L’État, lui, n’est pas à vendre. Penser que la comptabilité va vous donner la valeur de l’État est une absurdité. » C’est également ce que déclare Philippe Séguin, premier président de la Cour des comptes, le 29 mai 2007 au moment où il rend publique la position de la Cour sur les comptes 2006 : « L’État n’est pas une entreprise. Sa continuité d’exploitation est assurée, il n’est pas à vendre et n’a pas vocation à fusionner avec d’autres États. »

3.1.2 Oui, dans le champ économico-journalistique

Pour la presse écrite (cf. annexe), la réponse est clairement positive. Certains posent explicitement l’assimilation des comptes de l’État à ceux d’une entreprise, LeFigaro (22/11/06) ou LesÉchos (31/05/07) parlent ainsi des comptes de « l’entreprise France », tandis que LeMonde publie un article au titre « L’État : une très, très grosse entreprise » (30/05/07). LesÉchos (31/05/07) vont plus loin en utilisant, certes entre guillemets, le vocabulaire de l’entreprise et de l’analyse financière tel que : redresser ses comptes, chiffre d’affaires, charges d’exploitation, résultat net et perte comptable. La représentation de l’État en tant qu’acteur économique comme les autres et en tant qu’entreprise est ainsi en train de s’installer, et la nouvelle comptabilité publique participe à cette transformation des représentations. Certains la critiquent d’ailleurs fortement, tel que L’Humanité du 31/05/07 : « En tant qu’emprunteur net sur les marchés de capitaux, l’État français entend, en quelque sorte, offrir des gages à ses créanciers, en donnant à son patrimoine une « valeur de marché », à l’instar des entreprises cotées. »

Mais les usages et les analyses de ces comptes vont diverger, et l’on retrouve les divergences du Comité en matière de calcul des dettes. Certains journaux ou économistes mettront en avant l’endettement et/ou l’appauvrissement de l’État. LeFigaro écrira ainsi : « Les actifs de la France couvrent la moitié de la dette » (22/11/06). L’Expansion constate, à partir d’un calcul assez étonnant, un appauvrissement de l’État en 25 ans, et se demande : « Comment combler le passif et rentabiliser ce patrimoine ? » (Pichet, 2006 : 143). Mais les discours sur l’endettement excessif de l’État utilisent finalement peu la nouvelle comptabilité, car elle ne leur est pas nécessaire : le montant de la dette publique était connu avant elle.

Certains autres journaux ou économistes utiliseront en revanche cette nouvelle comptabilité pour relativiser l’endettement public en le mettant en rapport avec les actifs, montrant qu’il n’y a pas que des dettes mais également des richesses publiques. C’est le cas d’un article écrit par des économistes : « Une connaissance même rudimentaire de la comptabilité obligerait les redresseurs du « bilan de l’entreprise France » à ne pas tenir compte du seul passif. […] présentée du point de vue d’un comptable d’entreprise, mais cette fois avec rigueur, la dette publique apparaît soudain moins calamiteuse » (Tinel et Van de Velde, 2008 : 4). Les économistes de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) vont plus loin ; Mathieu Plane écrit : « Contrairement à ce qu’on dit souvent, chaque enfant né en France en 2007 dispose d’un actif net public de 12 500 € et non d’une dette de 19 500 € » (Plane, 2009 : 30), à partir d’un calcul qui semble à peine moins obscur que celui de L’Expansion cité ci-dessus ; un graphique titré « Loin de se dégrader, la situation patrimoniale de l’État s’est améliorée » termine l’article de Plane, la courbe de la « valeur nette » (« actifs non financiers – dette financière nette ») étant en ascension sur la période 1995-2007.

Il est finalement intéressant de noter qu’aucun de ces journalistes, qu’il mette en avant ou relativise l’endettement public, ne questionne les conventions à la base de ce bilan, en particulier le choix du contrôle qui diminue quasiment de moitié les actifs de l’État ou la valorisation à l’euro symbolique des bâtiments historiques et des oeuvres d’art. Ils prennent le bilan comme une donnée et ne rouvrent pas sa « boîte noire », ce qui nous montre l’importance des choix effectués.

3.1.3 Oui, dans le champ financier ?

Qu’en est-il des marchés et des agences de notation, soit des apporteurs externes de capitaux et de leurs « conseillers » qui pourraient souhaiter mesurer, à partir de ces états financiers, la solvabilité de l’emprunteur public et le risque encouru ? On est là en pleine actualité : dégradations successives des notations de dettes souveraines (dettes de pays) au sein de la zone euro depuis janvier 2009 (Grèce, Espagne, Portugal, Irlande, États-Unis), augmentation des taux d’intérêt auxquels ces pays empruntent sur le marché obligataire, « crises » grecque puis portugaise, interventions du FMI, etc.

Mais la nouvelle comptabilité joue-t-elle un rôle dans cette histoire ? Est-elle utilisée comme base pour une analyse financière des États ? La réponse est plutôt négative. Tout d’abord parce que la notation des États existe depuis bien plus longtemps que la comptabilité d’exercice pour ces mêmes États. Ensuite parce qu’aucun des critères avancés par les agences de notation et repris dans la presse économique n’est basé sur cette nouvelle comptabilité, tous ceux avancés sont calculables à partir d’informations relevant de la comptabilité nationale : PIB par habitant, taux de croissance, ratio déficit public/PIB ou dette publique/PIB, taux d’inflation. Ceci étant, la même chose semble se passer pour les entreprises privées : la plupart des chercheurs reconnaissent que les états financiers d’une entreprise cotée expliquent peu son niveau de notation, et guère plus ses évolutions de cotation en bourse.

Finalement, cette nouvelle comptabilité peut-elle servir à chercher des financements, comme une entreprise qui monte un dossier de prêt auprès d’une banque et y joint ses derniers bilans et comptes de résultat ? On se trouve là non plus au niveau de l’État mais plutôt de ses établissements. Un membre de la direction des Affaires financières du ministère de l’Éducation nationale déclarait lors d’une journée de formation à la nouvelle comptabilité à destination des universités, en juin 2006 :

À quoi les comptes d’établissements déclarés sincères vont-ils nous servir ? Nous sommes dans un contexte de limitation des ressources émanant de l’État, nos comptes sincères nous permettront de convaincre et de défendre nos dossiers quand nous irons chercher des ressources ailleurs : auprès des collectivités locales, de l’Europe ou des banques.

On retrouve cette idée dans la bouche de responsables de bureaux de la direction générale de la comptabilité publique du Minéfi en 2009 :

Les financeurs ont besoin des états financiers pour porter une appréciation sur la solvabilité de leur emprunteur. Et pour l’université, c’est un peu la même chose puisqu’elle s’ouvre à des financements extérieurs, et donc les financeurs, membres des fondations par exemple, s’intéresseront aussi aux comptes de l’université.

On se trouve là devant un processus qui ne fait en France que s’amorcer, mais qui pourrait bien se développer rapidement, en particulier dans un contexte de restrictions budgétaires.

3.2 Une aide à la gestion ?

Un certain nombre de choix (le contrôle plutôt que la propriété, la valeur de marché pour les biens immobiliers non spécifiques) ont été faits dans l’objectif d’élaborer une comptabilité qui soit une aide à la « bonne » gestion des deniers et biens publics.

Un des membres de la mission Normes comptables développe, en 2009, ce point de vue :

Appliquer la comptabilité d’entreprise aux entités publiques, cela a un intérêt réel, mais limité. Ce n’est pas la valeur du service public qui va sortir de cela, non, mais a-t-on recensé tous les immeubles, est-on capable de dire à peu près ce qu’a coûté ceci ou cela ? Avant que l’on applique cette comptabilité, la réponse était « non », ce sont les méthodes de la comptabilité d’entreprise qu’il faut appliquer pour déterminer des coûts. Cette comptabilité permet d’améliorer la gestion sur disons 10 à 20 % de l’actif et du passif.

La possibilité de calculer des coûts, de préférence complets, est, pour beaucoup, le premier objectif assigné à cette nouvelle comptabilité. Mais des calculs de coût pour quoi faire ? Là, les opinions divergent.

3.2.1 « Mieux » gérer et faire des arbitrages internes

Ce point de vue est bien posé par un de nos interlocuteurs, membre de la mission Modernisation comptable, aujourd’hui à l’agence comptable du CNRS :

Alors pourquoi une comptabilité d’entreprise dans une sphère publique ? Question que l’on évite en général de poser. Ici, au CNRS, cela nous a permis de nous rendre compte qu’un certain nombre d’immobilisations sont obsolètes. On a, au travers de ces données, le moyen de pouvoir dire par département scientifique quels pourraient être nos besoins de renouvellement pour les années à venir, nos marges de manoeuvre. La comptabilité d’exercice, il ne faut pas lui donner plus de poids qu’elle n’en a, mais il ne faut pas non plus la sous-estimer, c’est une autre façon de gérer et de mieux gérer la ressource publique. Par exemple les frais de mission du CNRS sont en augmentation de 17 % par rapport à l’année précédente, déjà en augmentation de 15 %. Une bonne comptabilité permet d’arbitrer entre « je fais des téléconférences » et « je fais des missions ».

Un autre de nos interlocuteurs insiste sur la possibilité avec la comptabilité patrimoniale d’éviter les abus, en particulier les abus de biens sociaux :

On a vu des entités publiques qui avaient un patrimoine complètement non géré avec des cas de gens qui en profitaient à titre personnel. Si vous mettez un bon comptable là-dessus, il sort des trucs. Ce ne sont pas les scandales du siècle, on ne va pas régler les mille milliards de dettes avec ça, mais, même si ce n’est que quelques millions, il y a pas de raison de les refuser… La comptabilité va vous servir à ça.

3.2.2 Comparer public/public ou public/privé

Connaître les coûts d’une activité permet également de comparer plusieurs entités menant le même type d’activité. La démarche n’est pas la même si l’on compare des entités publiques entre elles, ou les coûts d’une activité menée par une organisation publique avec ceux d’une « même » activité menée par une entreprise privée.

Dans le premier cas, l’objectif est généralement une mise en compétition[14] des entités publiques les pressant à la baisse des coûts. C’est explicitement l’objectif de la T2A pour les hôpitaux : « Le principe de la tarification à l’activité (T2A) est de réduire les différences de coûts entre établissements pour une même prestation. L’hypothèse sous-jacente est que cette variabilité des coûts est due à des niveaux d’efficience différents » (Centre d’analyse stratégique, 2010 : 6).

Dans le second cas, il s’agit de l’introduction de processus concurrentiels permettant, et beaucoup d’ouvrages et de discours de hauts fonctionnaires y font référence, les arbitrages entre « faire » et « faire faire ». Cette externalisation peut se réaliser vers des entreprises privées, il s’agit alors d’une privatisation de l’activité en question, mais également vers des associations. Finalement, le calcul des coûts complets d’une activité destinée à comparer l’offre privée et le coût public est également un élément de base de « l’évaluation économique préalable » à l’élaboration d’un appel d’offres de partenariat public-privé (PPP) ; cette nouvelle comptabilité semble donc nécessaire au développement des PPP qui prennent leur essor en France.

Cette comparaison de coûts, du public au public ou du public au privé, pose deux problèmes fondamentaux. Le premier est bien résumé par l’expression de Riveline : « le coût d’un bien n’existe pas » (2005 : 12), il repose sur des choix, sur des conventions, il n’existe pas un coût objectif et unique. Le second tient au fait que la comparaison est généralement mise en oeuvre sur le principe de « toutes choses étant égales par ailleurs » en ne prenant pas en compte les conditions de production de l’activité même (Eyraud, 2008 : 92-95), comme les différences de composition sociodémographique des usagers ou clients, ou en ne les mettant pas toujours en relation avec la qualité des services produits. Le problème se pose pareillement pour les indicateurs de performance de l’action publique élaborés dans le cadre de la LOLF (Eyraud, El Miri et Perez, 2011).

De la mesure de la richesse à l’aide à la gestion, on trouve finalement deux grandes orientations possibles aux usages de cette nouvelle comptabilité : soit servir un « bel État » grâce à une « bonne » gestion publique et au renforcement de la rationalité économique dans les décisions politiques, soit servir au développement du néo-libéralisme par un rétrécissement de l’État et une diminution des dépenses publiques. C’est certainement le fait que l’outil ouvre à différentes possibilités d’action qui fait qu’il a rencontré plutôt un large consensus au sein de la haute fonction publique concernée (si l’on omet ceux qui s’en désintéressaient). On a donc intérêt à ne pas assimiler développement de « l’esprit gestionnaire » (Ogien, 1995) au sein de l’État et développement du néolibéralisme, ce lien est à interroger. La manière de l’interroger est d’étudier de près la mise en oeuvre de telles réformes ; or, aujourd’hui on doit pour cela, en France, s’intéresser à la Révision générale des politiques publiques (RGPP).

3.3 La Révision générale des politiques publiques

Lancée le 10 juillet 2007, soit deux mois après l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, elle a consisté à passer en revue l’ensemble des politiques publiques (d’où son nom) pour déterminer les actions de modernisation et d’économies qui peuvent être réalisées. Pour mener ces audits, des équipes composées d’auditeurs issus des inspections générales des ministères et de consultants privés se sont appuyées sur une grille de sept questions : « Que faisons-nous ? Quels sont les besoins et les attentes collectives ? Faut-il continuer à faire de la sorte ? Qui doit le faire ? Qui doit payer ? Comment faire mieux et moins cher ? Quel doit être le scénario de transformation ? » Ainsi les questions de la sphère de l’État, de la dépense publique versus la dépense privée et de l’efficience sont au coeur de cette révision générale.

La RGPP a donné lieu à l’élaboration de six rapports (cf. annexe) déclinant les mesures prises ministère par ministère. On peut les regrouper en trois grands ensembles.

Le premier, numériquement le plus important, est orienté vers le rétrécissement de l’État, la diminution des dépenses publiques et la mise en oeuvre de transformations internes :

  • élaboration d’une comptabilité analytique pour calculer des coûts complets ;

  • orientation des tarifs sur les coûts (tarifs ferroviaires, études de l’INSEE) ;

  • responsabilisation par des incitations monétaires et le développement de la facturation interne sur la base des coûts de l’opération (pour le transfert de détenus afin d’inciter au recours à la « visio-audience ») ou sur celle de la valeur de marché (instauration de loyers au prix du marché payés par les ministères) ;

  • externalisation de nombreuses fonctions (accueil, gardiennage, entretien, restauration, courrier, gestion des payes et des systèmes informatiques, etc.) ;

  • allocation des ressources étatiques en fonction de la performance et incitation à l’augmentation des ressources propres ;

  • diminution à partir de 2011 de 5 % par an des crédits de fonctionnement ;

  • développement des PPP (en particulier en éducation, santé, justice et armée).

Le deuxième ensemble affiche une dimension qualitative orientée vers l’usager-client : mise en place d’un baromètre basé sur des enquêtes de satisfaction réalisées actuellement par BVA et IPSOS. Le troisième consiste à faire bénéficier les fonctionnaires (essentiellement sur la base de primes au mérite) de la moitié des économies dégagées par les non-remplacements de départs à la retraite, mesure certainement destinée à rendre plus acceptable la RGPP pour les fonctionnaires et permettant le développement du système de primes au mérite.

Plusieurs mesures au sein du premier ensemble sont liées à la nouvelle comptabilité de l’État, et en particulier au calcul de coûts complets : les externalisations tout d’abord censément décidées sur la base d’une comparaison des coûts de l’activité en régie avec celle d’une entreprise extérieure, l’orientation des tarifs sur les coûts, le développement de la facturation interne, et celui des PPP.

Cette RGPP n’a eu pour l’instant, au niveau macro, que des effets limités, en particulier en matière de redimensionnement de l’État ; les évaluations en termes financier et d’emploi public sont difficiles et évidemment controversées : fin 2010, le gouvernement affichait 7 milliards d’euros d’économies sur les trois premières années, un rapport de la Cour des comptes faisait, quant à lui, référence à 500 millions et insistait sur l’augmentation continue des dépenses de personnel au sein de la sphère publique (État, collectivités, opérateurs).

Il nous semble que ce qui est finalement en jeu aujourd’hui, au moins pour la France[15], c’est moins le retrait ou l’amoindrissement de l’État que sa transformation interne[16] : en termes d’esprit, de modes d’organisation, de relations entre ses entités, du poids de ses différents acteurs et de la répartition des ressources en son sein[17]. La RGPP, comme d’ailleurs la plupart des tendances du nouveau management public (voir par exemple Suleiman, 2005), est sous-tendue par la conception de l’acteur des théories économiques néoclassiques. Or ces conceptions ne sont pas seulement de l’ordre du cognitif, elles s’accompagnent d’un mode d’organisation et d’un mode de financement ou de répartition des ressources particuliers.

Desrosières le notait déjà en 2003 :

L’action publique intervient plus par des incitations que par des règlements. Ces incitations sont pensées dans les termes de la théorie micro-économique : comportement de l’agent individuel rationnel, préférence, utilité, optimisation, externalités. (…) Ce dernier point constitue une des principales différences entre cet État néolibéral et les précédents. Il résulte notamment de la diffusion des idées issues de la théorie des anticipations rationnelles. (…) Dans cette perspective, aucun acteur, notamment l’État, n’est extérieur au jeu. L’État se démultiplie en plusieurs « centres de direction ». Ceux-ci sont des acteurs parmi d’autres, relevant des mêmes formes de modélisations que n’importe quel autre acteur microéconomique.

Desrosières, 2003 : 220

La comptabilité d’entreprises pour les États peut donc être mise au service de cette conception néo-classique et du mode d’organisation des relations entre entités publiques qui l’accompagne ; c’est pour l’instant ce qui se passe en France dans le cadre de la RGPP. Mais les parties précédentes nous laissent penser qu’elle aurait pu servir d’autres maîtres, nous nous trouvons ainsi au coeur de la question de l’influence potentielle des dispositifs de quantification sur les référentiels de l’action publique.

3.4 Du lien entre dispositif de quantification et philosophie sociale ou politique

Les paroles d’un de nos interlocuteurs sont particulièrement éclairantes en la matière :

Une instruction comptable demandait à ce que l’on fasse apparaître le coût de production de l’eau. De nombreux élus s’y sont fermement opposés, sur l’argument que : « Votre instruction fait augmenter le prix de l’eau ». C’est ridicule, l’instruction demandait à ce que l’on fasse apparaître le coût de l’eau, le débat politique consiste ensuite à décider si l’on fait payer ce coût par la redevance ou par l’impôt. Et je ne vois pas comment je peux avoir un vrai débat sans un outil qui me donne le coût de l’eau. On se bat pour casser le thermomètre en disant qu’il fait augmenter la température. La comptabilité pour l’État, c’est la même chose : on peut faire apparaître des coûts et après avoir un vrai débat : « Le fait-on, ne le fait-on pas, hiérarchisons les choses, comment les finançons-nous ? ».

Une comptabilité d’entreprise pour les États pourrait donc être mise au service d’un débat démocratique éclairé, tout comme les indicateurs d’objectifs au niveau d’un État ou d’une organisation. Ces indicateurs peuvent ainsi être imposés par le ministère des Finances et être orientés essentiellement vers l’efficience ou l’économie des ressources publiques, mais ils peuvent également être issus d’un grand débat démocratique sur les objectifs de l’action publique et être orientés vers des objectifs de justice sociale (Eyraud, El Miri et Perez, 2011). Comme l’énonce Supiot : « La démocratie pourrait remettre les techniques de quantification au service de la justice sociale » (Supiot, 2010 : 127).

Comment alors expliquer que ce qui semble être un même outil puisse être utilisé dans des logiques si différentes, et donc influencer très différemment le cours des choses ? Nous voyons principalement deux éléments explicatifs.

Premièrement, certains des micro-éléments de l’outil ou du dispositif peuvent largement orienter ses effets ; il est donc nécessaire d’entrer dans le détail des instruments de quantification et de leur processus de construction. Ainsi, l’adoption de la comptabilité d’entreprise dans les secteurs publics britanniques et néo-zélandais s’est accompagnée, tout au long des années 1990 et 2000, de l’obligation pour les entités publiques de facturer entre elles leurs services à hauteur de leurs coûts complets et de comparer systématiquement ces coûts complets avec les prix de fournisseurs du secteur privé. Or les ministères des Finances de ces deux pays ont pris deux microdécisions comptables : les immobilisations corporelles des entités publiques doivent être évaluées à la valeur de marché et réactualisées chaque année (dans une période de forte augmentation immobilière), les entités publiques doivent payer aux ministères des Finances un dividende sur leurs actifs publics (un « capital charge ») allant selon les années de 3 à 6 % à inclure dans les coûts complets, la réévaluation annuelle des immobilisations augmentant automatiquement ce « capital charge », déjà fixé à un niveau très élevé.

Ainsi, le secteur public est systématiquement désavantagé dans les comparaisons public-privé : ses coûts sont forcément plus élevés. « Les micro-choix réalisés par les ministères des Finances suggèrent que la privatisation est plus un but poursuivi subrepticement par les officiels de ces ministères qu’ouvertement par les politiques, et peut expliquer pourquoi l’impulsion vers la privatisation du début des réformes continue même sous des gouvernements qui y sont apparemment opposés » (traduction, Ellwood et Newberry, 2007 : 564), les politiques étant rarement informés de ces choix « techniques ».

Deuxièmement, un élément du contexte de mise en oeuvre des outils peut être très structurant, il s’agit de l’existence ou pas d’une pression financière. Ainsi un budget global, plutôt qu’un budget réparti entre différentes lignes budgétaires décidées au palier central, peut signifier, pour une entité publique dont les ressources sont suffisantes, voire généreuses, fluidité, choix et politiques élaborés sur le plan local. Mais un budget global peut également pousser une entité publique aux ressources insuffisantes à utiliser de l’argent traditionnellement consacré aux activités de service public pour payer les frais fixes : « La fusion des budgets autrefois répartis entre différents postes, soit le mélange du financement des frais de justice avec celui des fonctionnements des juridictions, a débouché sur des circulaires d’économies budgétaires proposant, par exemple, de réduire le nombre d’expertises psychologiques afin d’honorer la facture de chauffage du tribunal » (Sainati, 2010 : 129).

Conclusion

Nous pouvons maintenant reprendre et développer les trois idées fortes avancées en introduction sous forme d’hypothèses.

Premièrement, si une chose est certaine après ce « voyage » dans les processus de définition des nouvelles catégories comptables, c’est que ces catégories sont bien des constructions sociales. Ce sont généralement des constructions historiques de temps long (Richard, 2010), ce sont ici des constructions issues de controverses et de compromis entre acteurs lors du temps court de l’élaboration de la réforme. Un dispositif comptable intègre des choix politiques ou philosophiques forts qui sont justement l’objet de ces luttes entre acteurs : considérer l’éducation ou la santé comme des charges ou comme des richesses, donner une certaine vision de la situation économique — vision négative d’un État trop endetté devant mettre fin à certains de ses engagements ou vision positive d’un État relativement riche.

Deuxièmement, la comptabilité n’est pas seulement le produit de l’histoire, elle est également productrice d’histoire. La comptabilité d’entreprise pour les États a ainsi clairement participé à l’instauration de la représentation de l’État en tant qu’acteur économique (quasiment ou complètement) comme les autres. Cela n’a rien d’étonnant, cette représentation de l’entité est à la base de la comptabilité d’entreprise, qui justement délimite et donne réalité à une entité économique possédant un patrimoine, des créances et des dettes, pour laquelle on réalise un bilan et un compte de résultat. Une fois devenus réalité, les outils comptables peuvent devenir des ressources dans les jeux entre acteurs et dans les débats publics : certains journaux et économistes utilisent ainsi le nouveau bilan de l’État pour relativiser l’endettement public en le mettant en rapport avec les actifs, montrant qu’il n’y a pas que des dettes mais également des richesses publiques.

Ceci étant, un dispositif comptable, comme plus généralement un dispositif de quantification, peut être enrôlé dans des logiques et objectifs différents, voire divergents, et est susceptible d’usages très différenciés. Il n’y a ainsi pas de lien univoque entre un type de dispositif d’une part, et des représentations sociales et modes d’intervention publique d’autre part. Le travail présenté ici nous engage finalement, si l’on veut pouvoir comprendre de manière non simplificatrice l’influence des outils de quantification sur l’évolution des représentations sociales et des modes d’intervention publique, à une analyse essayant de tenir ensemble, premièrement la compréhension de ces outils dans leurs moindres détails, deuxièmement la connaissance de leur processus de construction et des acteurs en présence, et troisièmement celle du contexte dans lequel ils se déploient.

C’est à cette condition que l’entrée par la comptabilité pour étudier des processus et phénomènes plus larges peut, pour le sociologue, prendre toute sa valeur heuristique ; c’était là notre troisième idée forte, le pari lancé et, nous semble-t-il, tenu. Ce travail apporte ainsi des éléments à la compréhension et à l’analyse des évolutions des États contemporains. Il a montré l’importance prise par certains acteurs dominants du capitalisme (les Big Four) dans la normalisation des secteurs publics, et le renversement des rapports de force entre secteur public et secteur privé sur le plan international (que l’on voit également à l’oeuvre au travers du rapport marchés financiers et agences de notation d’une part et États d’autre part). Il a mis en lumière le fort rapprochement du secteur public avec le secteur privé qui, en matière comptable, constitue un quasi-alignement des normes du premier sur celles du second. Ce processus fort de rapprochement se retrouve également en matière de droit administratif, et a été bien étudié par de nombreux juristes. En particulier en France, « le droit administratif s’est structuré autour d’une hypothèse : celle d’un droit dont l’identité dépend de son exorbitance par rapport au droit commun. (…) Ce droit-là a contribué (…) à maintenir tout un secteur des rapports sociaux hors de la logique marchande. C’est cet héritage qui est devenu l’un des enjeux majeurs des politiques de réforme de l’État surtout depuis une trentaine d’années » (Caillosse, 2010 : 933-935). « Étant considéré comme un entrepreneur presque comme les autres, l’État est réputé ne pouvoir être géré efficacement qu’en appliquant les règles du droit privé. Ainsi, (…) l’exorbitance du droit administratif décline » (Melleray, 2003 : 1966). L’évolution de l’État, au moins français, est ainsi marquée, tant sur le plan comptable que juridique, donc sur le plan normatif, par sa « banalisation », par un fort rapprochement du « droit commun » (celui des entreprises), par le déclin de son « domaine d’exception ». Et l’on retrouve ainsi la conception de l’État en tant qu’acteur économique quasiment comme les autres, portée par la nouvelle comptabilité.