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La non-monogamie consensuelle (NMC) est un mode relationnel qui inclut toutes les formes de relations intimes dans lesquelles les partenaires se permettent, en toute transparence, de vivre des expériences sexuelles et/ou amoureuses extradyadiques. Parmi les formes de NMC les plus connues, on note, entre autres, les relations ouvertes et les relations polyamoureuses. Quoique tous les individus pratiquant la NMC ne définissent pas la relation ouverte ou la relation polyamoureuse de la même façon, la relation ouverte est fréquemment définie comme une entente relationnelle qui permet de vivre des aventures de nature sexuelle à l’extérieur du couple (Matsick et al., 2014), alors que le polyamour permet de développer plusieurs relations amoureuses simultanément (Klesse, 2006). Depuis quinze ans, on remarque une plus grande visibilité de la NMC dans les médias, visibilité qui se manifeste, entre autres, dans des livres d’auto-assistance (p. ex. : Taormino, 2008), des articles de journaux et des émissions télévisées (p. ex. : You Me Her, 2016-aujourd’hui ; The Politician, 2019-aujourd’hui). D’autre part, une analyse des recherches sur Google révèle également un intérêt croissant pour le polyamour et les relations ouvertes (Moors, 2017). Des études indiquent qu’environ une personne sur cinq, tant au Canada qu’aux États-Unis, a déjà été impliquée dans une relation NMC au cours de sa vie (Fairbrother et al., 2019 ; Haupert et al., 2017), une proportion qui est encore plus grande chez les jeunes adultes d’aujourd’hui (Fairbrother, Hart et Fairbrother, 2019).

Quoique l’on dénote un intérêt grandissant de la recherche pour les questions de conjugalité dans un contexte de NMC, peu d’études se consacrent à la compréhension des structures et dynamiques familiales dans ce contexte. Pourtant, les études montrent qu’une portion considérable d’individus ayant adopté ce mode relationnel a des enfants (Battams, 2018 ; Boyd, 2016 ; Pallotta-Chiarolli, 2010 ; Sheff, 2010, 2014). À travers 34 entrevues semi-dirigées auprès de parents canadiens engagés dans des relations ouvertes ou polyamoureuses et de leurs partenaires, cet article explore la façon dont ces derniers conjuguent NMC et famille. Plus précisément, nous examinons les raisons qui sous-tendent le choix des parents d’informer ou non leurs enfants de leur mode relationnel et d’intégrer en toute transparence leurs partenaires intimes dans leur vie familiale.

Non-monogamie consensuelle : conjugalité et famille

La mononormativité – soit le discours dominant qui pose la monogamie comme étant moralement supérieure et intrinsèquement meilleure pour les individus (Ferrer, 2018 ; Hooper, 2014 ; Ritchie et Barker, 2006 ; Rothschild, 2018) – a une forte influence sur les attentes des individus face à leurs relations intimes. Ainsi, la majorité des gens exigent l’exclusivité sexuelle et amoureuse de la part de leur partenaire (Anderson, 2010, 2012 ; Treas et Giesen, 2000). Cependant, une portion considérable de la population choisit d’explorer différentes façons de vivre les relations intimes en dehors du cadre mononormatif. Les études révèlent que les personnes s’identifiant comme lesbiennes, gaies, bisexuelles ou pansexuelles (comparativement à celles s’identifiant comme hétérosexuelles) sont plus susceptibles de s’être déjà investies dans une relation NMC (Balzarini et al., 2018 ; Haupert et al., 2017). Selon certains auteurs (Heaphy, Donovan et Weeks, 2004 ; Richie et Barker, 2007), les personnes non hétérosexuelles seraient plus susceptibles d’envisager la NMC, en partie parce qu’à défaut de se reconnaître dans les scripts culturels dominants concernant la conjugalité et la sexualité, celles-ci doivent construire leurs propres scripts sexuels et relationnels, ce qui facilite la renégociation de la monogamie comme règle structurante des relations intimes. Les études indiquent également que, comparativement aux adultes plus âgés, les Canadiens âgés de 20 à 39 ans sont plus susceptibles de considérer la NMC comme étant le mode relationnel idéal à leurs yeux. D’ailleurs, une personne sur quatre dans ce groupe d’âge a déjà vécu une relation NMC, comparativement à une sur cinq dans le reste de la population canadienne (Fairbrother et al., 2019).

La représentation sociale de la non-monogamie comme une pratique qui est principalement au service du désir masculin et qui est néfaste pour les femmes est commune. Cet argument est d’ailleurs couramment utilisé pour justifier la criminalisation du mariage pluriel (Barnett, 2014 ; Sweet, 2013). Cette conception de la NMC reflète en partie les attentes normatives genrées que l’on retrouve dans les scripts culturels en matière de sexualité, alors que les femmes sont imaginées comme ayant un moins grand appétit sexuel que les hommes (Eaton et Rose, 2011 ; Kurth et al., 2000 ; Ramsey et Hoyt, 2015), et donc comme étant « naturellement » moins interpellées par la NMC. Pourtant, des études qualitatives montrent que pour un bon nombre de femmes entretenant des relations NMC, ce mode relationnel facilite la renégociation des rapports de pouvoir genrés que l’on retrouve fréquemment dans les relations intimes traditionnelles, ce qui leur permet de développer une dynamique conjugale plus égalitaire et de vivre leur sexualité de façon plus libérée (Aguilar, 2013 ; Combessie, 2009 ; Ritchie et Barker, 2007 ; Sheff, 2005 ; Wauthier, 2020). Par ailleurs, de nombreuses auteures féministes conçoivent la NMC comme une pratique subversive ayant le potentiel de déstabiliser le patriarcat comme structure sociale (Jackson et Scott, 2004 ; Munson et Steboum, 1999 ; Ritchie et Barker, 2007 ; Robinson, 1997). Pour certaines, cette posture s’inscrit dans une critique plus large de l’institution du mariage (hétérosexuel), laquelle est conceptualisée comme contribuant à la subjugation des femmes par les hommes (Jackson et Scott, 2004 ; Ritchie et Barker, 2007 ; Rothschild, 2018).

Des études quantitatives et qualitatives montrent que la NMC peut être une façon viable et épanouissante de vivre la conjugalité. En effet, les personnes entretenant des relations NMC rapportent généralement un haut niveau de satisfaction face à leurs relations intimes (Conley et al., 2013 ; Mitchell, Bartholomew et Cobb, 2014 ; Séguin et al., 2017). De plus, les études quantitatives comparatives révèlent que les personnes qui pratiquent la NMC ne diffèrent généralement pas, d’un point de vue statistique, des individus monogames sur le plan de leur bien-être psychologique (Rubel et Bogaert, 2015), de la qualité de leurs relations (Parsons et al., 2012 ; Rubel et Bogaert, 2015 ; Séguin et al., 2017), du niveau d’engagement face à leurs partenaires (Hosking, 2013), de la satisfaction face à leurs relations (Bricker et Horne, 2007 ; Conley et al., 2018), de la satisfaction face à leur vie sexuelle (Bricker et Horne, 2007 ; Parsons et al., 2012 ; Rubel et Bogaert, 2015) et de la stabilité de leurs relations (Rubel et Bogaert, 2015).

Comme les individus ayant opté pour la monogamie, les personnes pratiquant la NMC peuvent elles aussi faire face à des difficultés au sein de leurs relations et avoir besoin de soutien thérapeutique ou psychosocial. À ce jour, on dénombre toutefois peu d’écrits à l’intention des psychologues, psychothérapeutes ou travailleurs sociaux qui visent à les conscientiser et à les outiller face aux enjeux vécus par la clientèle NMC. Selon l’étude de Schechinger, Sakaluk et Moors (2018), la majorité des personnes pratiquant la NMC rapportent que leur plus récent thérapeute n’était pas bien formé aux enjeux entourant la NMC. Bon nombre de participants ont critiqué l’attitude désapprobatrice ou paternaliste de leur thérapeute et ont rapporté ne pas avoir reçu l’écoute et l’aide dont ils avaient besoin. À cet égard, plusieurs auteurs insistent sur l’importance pour ces professionnels d’identifier leurs propres préjugés monogames, puisque les idées préconçues face aux relations NMC peuvent nuire à l’expérience thérapeutique du client (Bettinger, 2005 ; Jordan, 2018 ; Williams et Prior, 2015 ; Zimmerman, 2012).

Les quelques études qui traitent de la famille en contexte de NMC indiquent que pour bon nombre de parents polyamoureux, le partage des ressources financières et matérielles, la diversité des modèles pour leurs enfants et la possibilité de pouvoir compter sur plus d’un co-parent pour prendre soin des enfants et assumer les tâches domestiques font partie des principaux avantages associés à la NMC (Sheff, 2014). Toutefois, le manque d’acceptation sociale et l’absence de reconnaissance légale de la NMC marquent bien souvent de façon négative l’expérience de parentalité des parents investis dans des relations NMC. Plusieurs de ces parents affirment craindre que leurs enfants vivent de l’intimidation ou du rejet de la part de leurs pairs (Pallotta-Chiarolli, 2010 ; Sheff, 2010, 2014), qu’ils souffrent advenant une rupture avec l’un des adultes de la cellule familiale et/ou que leur famille soit identifiée comme inadéquate par les services sociaux et que la garde de leurs enfants puisse leur être retirée (Sheff, 2014). Le risque de stigmatisation et de discrimination mène d’ailleurs plusieurs parents pratiquant la NMC à cacher leur mode relationnel auprès des représentants d’organismes publics ou parapublics avec lesquels leurs enfants et eux interagissent (Arseneau, Landry et Darling, 2019 ; Pallotta-Chiarolli, 2010). L’absence de reconnaissance légale expose d’ailleurs de nombreuses familles pluriparentales à des complications considérables en cas de séparation ou de décès de l’un des parents légalement reconnus (Boyd, 2016).

À notre connaissance, il n’existe aucune étude quantitative examinant les effets du mode relationnel des parents sur le développement de l’enfant ou son bien-être. Cela dit, selon les études ethnographiques menées par Sheff (2014) sur une période de quinze ans auprès de 22 enfants américains âgés de 0 à 17 ans grandissant dans une famille polyamoureuse, la présence de plusieurs adultes dans l’environnement familial est perçue par les enfants comme apportant plusieurs avantages, tels que pouvoir obtenir davantage d’attention, de soins et de temps de la part d’adultes significatifs, recevoir plus de cadeaux lors d’événements spéciaux et être exposé à un plus grand nombre de modèles positifs de qui s’inspirer. En ce qui concerne les désavantages associés au fait de grandir dans un contexte familial polyamoureux, les enfants rapportent la diminution de l’espace personnel dans le cas des familles qui cohabitent ensemble, le fait d’être soumis à davantage de supervision en raison du plus grand nombre d’adultes présents, la possibilité d’être ostracisé ou critiqué par ses pairs en raison du mode relationnel de ses parents, ou encore une pression ressentie de maintenir le secret entourant le mode relationnel de ses parents à l’école ou avec les amis.

À ce jour, très peu d’études ont examiné, par une approche méthodologique qualitative, les expériences vécues des personnes polyamoureuses ou en couple ouvert vivant en sol canadien, encore moins l’expérience de celles qui ont choisi de conjuguer NMC et famille. Par ailleurs, on en sait encore très peu sur le processus de dévoilement aux enfants vécus par les parents polyamoureux ou en couple ouvert. Dans cet article, nous explorerons les raisons qui sous-tendent le choix des parents d’informer ou non leurs enfants de leur mode relationnel et d’intégrer leurs partenaires intimes dans leur vie familiale.

Méthodologie

Les résultats présentés dans cet article proviennent d’une étude s’intéressant aux structures familiales et aux expériences de parentalité dans le contexte de la NMC menée en 2018 et 2019. Afin d’examiner l’expérience des individus, notamment le sens que ceux-ci donnent à leur vécu, une approche qualitative a été retenue. L’étude repose sur des entrevues semi-dirigées menées auprès de parents polyamoureux ou en couple ouvert résidant au Québec (Canada), à l’exception de deux participants habitant à Ottawa, une ville ontarienne située à la frontière avec le Québec. Les participants ont été recrutés au moyen d’affiches électroniques bilingues (français et anglais) publiées sur la page Facebook de plusieurs groupes de discussion consacrés à la NMC, ainsi que sur la page Facebook de la chercheure principale (première auteure). Les critères d’inclusion initiaux pour participer à l’étude étaient : (a) être présentement impliqué dans une relation polyamoureuse ou une relation ouverte ; (b) avoir au moins un enfant âgé de moins de 18 ans ; (c) parler français ou anglais couramment ; (d) être âgé de 18 ans ou plus et (e) vivre au Québec. Avec cette approche, une première liste de 15 participants a été créée. Afin d’explorer les dynamiques conjugales et familiales, les 15 participants ont été invités à transmettre l’invitation à participer à l’étude aux partenaires qu’ils considéraient faire partie de leur famille. Les participants ont déterminé eux-mêmes qui ils considéraient comme un « partenaire », qui ils considéraient comme faisant partie de leur famille et qui ils considéraient comme un « parent » pour leurs enfants. Les partenaires des participants pouvaient participer à l’étude même s’ils n’avaient pas d’enfants eux-mêmes ou s’ils n’étaient pas légalement reconnus comme parent, et ce, sans égard à leur lieu de résidence.

Avant de commencer la collecte de données, le projet de recherche a été approuvé par le comité d’éthique de la recherche de l’université d’attache de la chercheure principale (première auteure). Au moment de l’entrevue, les participants ont d’abord signé le formulaire de consentement et rempli un court questionnaire sociodémographique. Puis, ils ont été invités à parler de leur parcours amoureux, de la façon dont ils pensent la famille, de la structure de leur propre famille, de la façon dont ils vivent la parentalité, du rôle que jouent leurs partenaires auprès de leurs enfants, ainsi que des bénéfices et défis qu’ils associent au fait de conjuguer NMC et famille. Les entrevues ont été menées par la chercheure principale, en français ou en anglais (selon la préférence des participants). Les entrevues ont duré en moyenne 1 heure 45 minutes, elles ont toutes été enregistrées à l’aide d’une enregistreuse audio et retranscrites par la suite.

L’échantillon final inclut 34 participants (18 hommes et 16 femmes), parmi lesquels 10 participants avaient entre 25-34 ans, 19 participants avaient entre 35 et 44 ans et 5 participants étaient âgés de 45 ans et plus. Tous les participants avaient un diplôme d’études secondaires, et environ trois participants sur quatre détenaient un diplôme d’études postsecondaire. En ce qui concerne leur revenu, 3 participants ont déclaré un revenu annuel inférieur à 30 000 $, 12 participants un revenu annuel entre 30 000 $ et 59 999 $, 8 participants entre 60 000 $ et 89 999 $, 10 participants ont rapporté faire plus de 90 000 $ par année et un participant a préféré ne pas répondre. Presque tous les participants se sont identifiés comme Blancs ; seulement deux participants ont déclaré appartenir à un groupe racisé. Quatorze (14) participants se sont identifiés comme hétérosexuels, 19 ont adopté une identité non hétérosexuelle (ces derniers seront identifiés par l’acronyme LGBTQ+) et un participant a préféré ne pas répondre. La majorité des participants se sont présentés comme étant polyamoureux ; seuls quatre participants ont préféré le terme « couple ouvert ». Alors que la plupart des participants ont rapporté avoir vécu plusieurs années en relation NMC, neuf participants ont rapporté avoir commencé à vivre la NMC dans les deux années précédant l’entrevue. Finalement, la vaste majorité des participants de cette étude habitaient seuls avec leurs enfants, ou encore avec un partenaire et leurs enfants ; seulement quelques participants vivaient avec deux partenaires ou plus sous le même toit.

Les données ont été analysées avec le logiciel MAXQDA2020, en suivant la méthode d’analyse développée par Braun et Clarke (2006). Cette méthode permet une analyse qualitative des données riche, détaillée et complexe et s’effectue en six étapes : 1) la familiarisation du chercheur avec les données ; 2) la création de codes initiaux ; 3) la recherche de thèmes ; 4) la révision des thèmes ; 5) la définition des thèmes et 6) la production d’un rapport. La chercheure principale a appliqué les deux premières étapes aux cinq premières entrevues et a créé un premier arbre thématique, lequel a servi de base par la suite pour la codification des entrevues restantes. Puis, les étapes 3, 4 et 5 ont été réalisées par la chercheure principale avec le soutien de deux assistantes de recherche (deuxième et troisième auteures). L’analyse et la synthèse des données ont été inspirées par une posture théorique queer et féministe qui reconnaît l’agentivité sexuelle des individus qui vivent leur sexualité ou leur conjugalité en dehors des cadres normatifs établis culturellement et qui rejette la hiérarchisation morale des pratiques sexuelles ou conjugales positionnant l’hétérosexualité et la monogamie comme moralement supérieures (Easton et Hardy, 2009 ; Rubin, 1984). À l’instar de nombreuses auteures féministes avant nous, nous reconnaissons le potentiel de subversivité de la NMC sur le plan des dynamiques de pouvoir genrées et des attentes normatives relatives à la sexualité des femmes (Jackson et Scott, 2004 ; Munson et Steboum, 1999 ; Ritchie et Barker, 2007 ; Robinson, 1997), sans toutefois concevoir la NMC comme étant à l’abri des dynamiques relationnelles toxiques ou comme étant inhéremment égalitaire.

Les résultats présentés ici reflètent les thèmes principaux qui sont ressortis des entrevues lorsque le sujet du dévoilement aux enfants a été abordé. Toutes les citations des participants ont été traduites en français si elles étaient en anglais à l’origine. Toute information qui pourrait permettre l’identification d’un participant a été modifiée afin de protéger la confidentialité de ses propos.

Résultats

Plus de la moitié des participants (20 personnes s’identifiant comme polyamoureuses) rapportent vivre la NMC en toute transparence devant leurs enfants et affirment que leurs partenaires sont intégrés, à différents niveaux, dans leur vie familiale. Les autres participants (10 personnes s’identifiant comme polyamoureuses et 4 personnes en couple ouvert) rapportent ne pas avoir (encore) dévoilé leur mode relationnel à leurs enfants. Afin de s’assurer que leurs enfants ne se doutent de rien, ces parents déploient plusieurs stratégies, telles que présenter leurs partenaires comme de simples amis, éviter de démontrer de l’affection à leurs partenaires devant les enfants, etc. On note quatre grands thèmes regroupant les raisons pour lesquelles les participants ont choisi de révéler ou non leur mode relationnel à leurs enfants : 1) les enjeux de reconnaissance sociale/légale ; 2) la perception quant à la capacité des enfants à comprendre les enjeux de sexualité/conjugalité ; 3) la certitude ou l’incertitude du parent face à ses choix conjugaux ; et 4) les limites ou avantages perçus de la famille nucléaire.

Enjeux de reconnaissance sociale/légale

La stigmatisation, l’absence de reconnaissance légale et le désir de contribuer à la célébration de la diversité conjugale/familiale sont parmi les thèmes les plus fréquemment mentionnés par les participants lorsqu’ils expliquent leur position par rapport au dévoilement de leur mode relationnel à leurs enfants. Tous les participants à cette étude rapportent avoir déjà fait face à des critiques ou commentaires désobligeants en raison de leur mode relationnel non traditionnel. La majorité des participants soulignent toutefois que le fait d’être parent les expose à davantage de jugement social, puisque la NMC est couramment considérée comme étant incompatible avec la vie de famille. Comme le dit Jacob, un père polyamoureux qui vit la NMC en toute transparence devant ses enfants : « Je pense que les gens jugent plus le fait d’être parents pis poly. Parce qu’ils ont peur que tu fuckes les enfants avec ça […] en les exposant à quelque chose de non normatif. » À la lumière du contexte mononormatif dans lequel ils évoluent, la majorité des participants avancent qu’ils choisissent avec prudence à qui ils parlent de leur mode relationnel.

Pour une proportion importante des participants, le dévoilement de leur mode relationnel aux enfants implique une perte de contrôle sur la circulation de l’information, puisque ces derniers pourraient la répandre. Plusieurs parents affirment que leurs enfants ne sont pas (encore) en mesure de comprendre l’étendue des conséquences potentielles que pourrait entraîner un dévoilement aux autres. Par exemple, Emily explique que ses parents sont plutôt conservateurs et qu’ils porteraient probablement un regard désapprobateur sur son mode relationnel, s’ils l’apprenaient. En ce sens, cacher cette information aux enfants lui paraît essentiel afin d’éviter des conflits avec ses propres parents. Réfléchissant au moment qui lui semble opportun pour informer ses enfants de son mode relationnel, elle affirme : « Pas avant qu’ils soient en âge de… ben, peut-être adultes ou, euh, 16-17 ans ? Un âge où ils vont comprendre ce genre de choses là, pis qu’ils vont comprendre que “on n’en parle pas à grand-maman, OK ?” »

Le dévoilement aux enfants s’avère particulièrement risqué pour les parents polyamoureux ou en couple ouvert qui sont séparés ou divorcés du co-parent de leurs enfants. Plusieurs d’entre eux rapportent se sentir obligés de maintenir le silence, puisque le co-parent n’est pas à l’aise avec l’idée que leurs enfants soient exposés à la NMC. L’absence de reconnaissance légale de la pluriconjugalité, combinée au manque d’acceptation sociale face à la NMC, exacerbe le sentiment d’impuissance ressenti par ces participants. Certains craignent que leur ex-conjoint(e) utilise la NMC comme argument pour renégocier l’entente de garde partagée. Par exemple, Ian, qui a deux amoureuses dans sa vie, se sent obligé de présenter l’une d’elles à son fils comme une simple amie, puisque son ex-conjointe, la mère de son fils, porte un regard désapprobateur sur le polyamour : « Moi, j’aurais peur. Je ne dis pas qu’elle m’enlèverait la garde de mon garçon, mais que ça pourrait être problématique. Peut-être pas légalement – peut-être que c’est exagéré d’utiliser le terme “légal” – mais c’est sûr que ça créerait des frictions assez sérieuses avec l’ex, avec mon ex, si je décidais d’avouer ouvertement mon polyamour à mon enfant. »

Pour plusieurs parents, le dévoilement aux enfants est également influencé par la crainte que ces derniers soient taquinés ou ostracisés par leurs pairs. Par exemple, Kayla, qui vit la NMC ouvertement devant sa fille de 7 ans, s’inquiète du moment où cette dernière décidera d’en parler à ses amis : « Ça, c’est le désavantage qui me fait un peu peur : en vieillissant, le jugement qu’elle pourrait vivre, elle. Moi, je suis capable de vivre avec le jugement, même si je n’aime pas ça. Mais je ne voudrais pas que ma fille ait à le vivre. » La plupart des participants rapportent être soucieux quant à la capacité de leurs enfants à faire face aux questions et aux jugements potentiels et soulignent l’importance de les outiller face à ce défi. Par exemple, Tom affirme : « L’enfant, il faut qu’il soit quand même outillé. Les parents, il faut qu’ils soient, t’sais, il faut qu’ils soient capables d’expliquer à leurs enfants, t’sais, bon, “comment tu peux répondre à tel genre de questions ? Ou si tu as [fait face à] telle attitude ou comportement, qu’est-ce que tu peux dire ?”, etc. »

La plupart des participants LGBTQ+ rapportent ressentir un jugement accru face à leurs choix conjugaux et leur configuration familiale non traditionnels en raison de l’hétéronormativité qui s’ajoute à la mononormativité. Certains d’entre eux ont l’impression que le fait d’avoir dû apprendre à nager à contre-courant des attentes normatives en matière d’orientation sexuelle les a préparés aux enjeux qui entourent le dévoilement de leur mode relationnel non traditionnel. D’autres participants LGBTQ+ se sentent moins confiants dans leur capacité à faire face au jugement potentiel et choisissent donc de ne pas informer leurs enfants de leur mode relationnel, en partie afin de contrôler l’image de leur famille. Frank avance que la NMC est un mode relationnel assez commun chez les hommes gais ; il se sent donc à l’aise de parler ouvertement de son mode relationnel avec ses amis LGBTQ+. Cela dit, en dehors de ce contexte, il préfère présenter sa famille comme étant composée de deux parents monogames. Performer la représentation culturelle idéalisée de la famille constitue pour lui une façon de neutraliser le jugement social qu’il ressent parfois en raison de la nature homoparentale de sa famille : « Je sens une sorte de pression sociale. C’est peut-être moi qui me la mets tout seul, cette pression sociale d’avoir l’air “normal” et puis, de rentrer vraiment dans le schéma hétéronormatif. […] Parfois, à la garderie, je me sens un petit peu comme si je jouais le rôle du papa parfait : papa est gai, mais il est un papa parfait. »

Finalement, un grand nombre de parents interviewés – toutes orientations sexuelles confondues – ont l’impression qu’en exposant leurs enfants à la NMC, ils les encouragent à adopter une attitude d’ouverture face à la différence, quelle qu’elle soit. Par exemple, Jacob affirme : « Moi, je tiens à éduquer mes enfants à l’ouverture et à la diversité, t’sais. Pis, je ne veux pas leur cacher ça [la NMC]. Si on était, v’là 40 ans, ça serait l’homosexualité [le tabou]. Comment on change une société ? T’sais, c’est en éduquant les enfants. » À l’instar de Jacob, la plupart des parents interviewés font d’ailleurs un lien entre la lutte actuelle pour l’acceptation sociale des familles NMC et le combat mené par les familles homoparentales au tournant du 21e siècle. Ce parallèle permet aux parents d’entrevoir un avenir plus ouvert à la diversité conjugale et familiale, ce qui a un effet motivateur pour les parents désireux de vivre leur mode relationnel ouvertement devant leurs enfants.

(In)capacité des enfants à comprendre les enjeux de sexualité/conjugalité

Le choix des parents de vivre la NMC ouvertement devant leurs enfants ou de ne pas le faire est également influencé par leurs perceptions quant à la capacité de ces derniers à comprendre les enjeux de conjugalité et de sexualité. Plusieurs des parents n’ayant pas encore dévoilé leur mode relationnel à leurs enfants justifient leur choix en affirmant que ces derniers ne seraient pas en mesure de comprendre leur situation. Pour certains parents, le malaise d’aborder la NMC avec leurs enfants s’imbrique dans un malaise plus général de discuter de sexualité avec eux. Ces parents se questionnent sur l’âge approprié pour aborder différentes thématiques en lien avec la sexualité, sur la façon d’en parler et le niveau de détail des informations à transmettre. D’autres participants, principalement ceux qui sont toujours en couple avec le co-parent de leurs enfants, craignent que l’annonce de leur mode relationnel soit interprétée à tort par leurs enfants comme un signe avant-coureur de séparation du couple. Pour cette raison, Tom préfère attendre quelques années avant d’informer ses enfants qu’il a une deuxième relation amoureuse, en plus de sa relation avec sa conjointe, la mère de ses enfants : « [L’enfant] pourrait s’imaginer des scénarios : “Ça veut tu dire qu’il n’aime pas maman ? Ça veut tu dire qu’il va la laisser ?” Est-ce que je veux aller là maintenant ? Pas nécessairement. »

À l’instar de Tom, plusieurs parents n’ayant pas encore abordé la NMC avec leurs enfants croient qu’il est préférable d’attendre que ces derniers soient rendus à l’adolescence ou à l’âge adulte avant d’aborder avec transparence leur mode relationnel. Quelques parents envisagent même de ne jamais dévoiler leur mode relationnel à leurs enfants, et ce, peu importe leur âge, arguant qu’il n’est pas nécessaire ou approprié de discuter des détails de leur vie conjugale et sexuelle avec ceux-ci. Afin de déterminer si leurs enfants sont prêts à recevoir ce genre d’information, d’autres participants préfèrent attendre que ceux-ci posent eux-mêmes des questions. Cette dernière approche est perçue comme permettant de respecter le rythme des enfants et d’assurer qu’ils sont suffisamment matures pour comprendre ce dont il est question. Zach, qui n’a pas encore parlé de son mode relationnel avec ses enfants, explique sa vision des choses : « Un jour, ils vont avoir des questions là-dessus, on va leur expliquer. […] Quand ils te posent des questions, c’est parce qu’ils expriment un peu leurs préoccupations, pis leur niveau de maturité. C’est là où ils sont rendus dans leur tête. Ça ne sert à rien de dire des choses qu’ils ne sont pas prêts à recevoir. »

Plusieurs participants avancent toutefois qu’on sous-estime souvent la capacité des enfants à comprendre et accepter la différence. Certains des parents ayant récemment dévoilé leur mode relationnel à leurs enfants relatent avoir été agréablement surpris et soulagés de leur réaction. Olivia, qui était anxieuse à l’idée de parler de son mode relationnel à sa fille de 7 ans, a été impressionnée par la facilité avec laquelle cette dernière a accueilli l’information : « Pour elle, c’est vraiment normal […] J’ai dit qu’il y a des gens qui aiment juste une personne, pis d’autres qui aiment plusieurs personnes. Pis que si tout le monde était bien, pis qu’ils se parlaient, c’est correct. Elle a dit : “ah” [ton nonchalant]. [rires] » Il est à noter que peu de participants sont parents d’adolescents, ce qui limite notre capacité à examiner en détail la façon dont l’âge de l’enfant affecte sa réaction face au dévoilement du mode relationnel de son parent ; malgré tout, on constate aux propos des quelques parents d’adolescents participants que les réactions initiales des enfants plus âgés varient entre l’indifférence et une certaine forme de résistance ou de malaise, lesquels semblent se dissiper au bout de quelque temps.

Pour certains parents, il est préférable d’être proactif et d’aborder le sujet lorsque les enfants sont encore jeunes, afin d’éviter une rupture idéologique chez l’enfant qui aurait grandi en ayant intégré les conceptions culturelles de la conjugalité mononormative et qui serait soudainement appelé à déconstruire ces apprentissages. Par exemple, Marie-Josée n’a pas encore abordé la NMC avec sa fille de 7 ans, par crainte que cela cause des tensions avec son ex-conjoint et co-parent de sa fille, mais elle aimerait pouvoir la lui annoncer rapidement : « Je pense que c’est mieux d’en parler probablement plus tôt que tard, parce qu’elle est encore à l’âge où est-ce que je peux dire : “Maman a plusieurs amoureux. Ça s’appelle le polyamour. Il y a des filles qui aiment les filles, il y a des gars qui aiment les gars. Il y a des personnes qui aiment plus qu’une personne, pis moi je suis comme ça.” » Des participants ayant le même propos avancent cependant que la discussion doit être ajustée en fonction de l’âge de l’enfant. Wendy affirme que dès que sa fille – qui est encore un bébé – sera en âge de comprendre les notions de base lui permettant de comprendre les liens qui l’unissent aux différentes personnes qui orbitent dans son univers social, elle lui expliquera la nature des relations qu’elle entretient avec ses partenaires : « Je ne rentrerai pas dans les détails : il y a certainement des trucs qu’il n’est pas approprié de lui dire et d’autres que oui. Mais le fait que j’ai plusieurs relations amoureuses, je voudrais lui en parler. »

Finalement, bon nombre de participants considèrent qu’une discussion transparente avec leurs enfants au sujet de la NMC est une excellente occasion de les outiller afin qu’ils puissent vivre leurs relations intimes de façon saine et respectueuse plus tard. Pour plusieurs d’entre eux, aborder la NMC avec leurs enfants est une façon de leur transmettre les valeurs d’honnêteté, de respect et de transparence. Réfléchissant aux raisons pour lesquelles il aimerait bientôt informer ses enfants de son mode relationnel, Tom affirme : « Mes enfants vont avoir un modèle de quelqu’un qui est vrai, qui n’a pas peur d’être lui-même. Et ils vont accepter eux autres aussi ce qui les habite, tout en étant respectueux avec les autres. » On note également chez certains participants – principalement ceux qui ont des enfants de sexe féminin – une vision du dévoilement aux enfants ancrée dans un discours féministe axé sur la promotion de la liberté sexuelle, du consentement et de l’assertivité dans les relations amoureuses et sexuelles. Par exemple, Frank affirme : « Moi, mes filles, j’aimerais leur donner cette vision décomplexée par rapport à leur corps, par rapport à l’envie, par rapport à la sexualité. »

(In)certitude face à ses choix conjugaux

Les entrevues révèlent que le choix d’aborder la NMC avec ses enfants est également influencé par le niveau de certitude des parents par rapport à leurs choix conjugaux. Certains parents pratiquant la NMC depuis peu rapportent ne pas être prêts à aborder le sujet avec leurs enfants, en partie parce qu’ils ne sont pas encore certains d’adopter ce mode relationnel à long terme. Par exemple, Nathan désire explorer davantage la NMC avant de l’officialiser devant ses enfants et son entourage : « C’est trop nouveau pour moi. Eh, j’aimerais ça avoir un peu plus de vécu là-dedans pour me dire “oui, OK, c’est mon style de vie en ce moment. Je suis confortable là-dedans”, parce que je suis encore en exploration. »

D’autres parents sont convaincus que la NMC est le mode relationnel leur convenant le mieux, mais rapportent que leur relation intime extradyadique est encore trop récente pour que la personne fréquentée soit présentée officiellement comme partenaire aux enfants. Certains parents soulignent que le désir d’informer leurs enfants s’est imposé lorsqu’ils ont constaté que leur relation ne tenait plus seulement de la simple aventure sexuelle plus ou moins passagère et qu’elle s’était transformée en relation amoureuse sérieuse. Par exemple, Sarah explique pourquoi elle aimerait bientôt aborder la NMC avec leurs enfants : « On a comme réalisé que c’est en train de devenir une partie intégrante de notre vie quotidienne. Donc on veut que nos enfants soient au courant. Ce n’est plus tant “ma vie sexuelle” ; c’est maintenant “ma vie”. Je ne suis plus certaine de vouloir leur cacher ça jusqu’à ce qu’ils soient ados, pis là, de leur lâcher une bombe sur la tête. »

Pour plusieurs participants, la NMC est plus qu’une simple préférence en matière de configuration conjugale, il s’agit d’une identité profondément ancrée en eux. Il est donc important pour eux de conjuguer en toute transparence leur mode relationnel avec leur vie familiale. Certains rapportent pratiquer la NMC depuis de nombreuses années et qu’à la naissance de leurs enfants, ils ont simplement continué à vivre leur mode conjugal avec fierté. Pour ces derniers, le concept du dévoilement est alors plutôt vide de sens. Anna explique : « On n’a pas besoin de lui expliquer ; ma fille a grandi dans le polyamour. Elle connaît toutes ces personnes [mes partenaires]. » Pour Raphaël, la décision d’élever son enfant dans un contexte de NMC assumée et transparente s’est imposée lorsqu’une des personnes de son trouple est devenue enceinte. L’idée de se voir relayé au statut de simple ami de la famille afin de projeter l’image d’une famille biparentale n’était tout simplement pas envisageable, tant pour son propre bien-être psychologique que pour celui de l’enfant à venir : « J’ai décidé que si je voulais être une présence constante dans la vie de l’enfant, je devais m’impliquer sérieusement […] Donc j’ai demandé qu’on se reconnaisse les trois comme étant des parents à parts égales. C’est ce qui me paraissait le mieux pour l’enfant. »

Préserver la famille nucléaire ou au contraire pallier ses limites

La perception des forces et des failles de la famille nucléaire influence également le choix des participants de dévoiler ou non leur mode relationnel à leurs enfants. Pour la majorité des participants, la famille pluriparentale représente un idéal familial qui permet de pallier les limites perçues de la famille nucléaire. En effet, la NMC est vue par plusieurs comme permettant aux enfants de pouvoir compter sur un plus grand nombre d’adultes significatifs et ainsi de recevoir plus d’amour et d’attention. Bon nombre de parents interviewés soulignent que la présence de plusieurs adultes dans l’univers familial de leurs enfants offre une diversité de modèles, ce qui est perçu comme enrichissant pour eux. Candice, qui élève sa fille avec ses deux partenaires, affirme : « [Notre fille] reçoit plus d’attention. Elle est exposée à différents points de vue sur le monde, plus de connaissances, parce qu’elle a trois parents qui peuvent partager différents types d’expériences. »

La famille nucléaire est également perçue par plusieurs participants comme servant des idéaux individualistes et capitalistes et comme encourageant l’isolement des individus au sein de leur unité familiale. Ces participants avancent que lorsqu’elle est conjuguée à la vie familiale, la NMC permet aux parents d’adopter une approche plus communautaire de la famille en encourageant, entre autres, l’entraide en matière de soins aux enfants, le partage des ressources matérielles et les activités de groupe combinant plusieurs ménages. Bon nombre de participants soulignent que d’avoir plusieurs partenaires qui s’impliquent activement dans leur vie familiale allège le poids des responsabilités parentales. Loïc, qui vit ouvertement la NMC devant son enfant, explique sa vision de la famille idéale : « L’aspect communautaire, c’est quelque chose qui m’appelle. […] Je trouve ça beau, je trouve ça équilibré et sain. […] “Ça prend un village pour élever un enfant” : j’ai tout le temps trouvé ça très beau comme expression. Je pense qu’à cause de ça, la notion de famille élargie, de communauté, pis tout le kit, ça fait partie de mes valeurs. »

Il est à noter que plusieurs des parents désireux d’adopter une vision plus communautaire de la famille affirment toutefois être soucieux des possibles conséquences sur leurs enfants, advenant des changements quant aux personnes impliquées dans leur univers familial. Ceux-ci croient que les enfants ont besoin d’une certaine stabilité sur le plan de la structure familiale. En ce sens, la plupart d’entre eux préfèrent attendre qu’une relation soit suffisamment stable avant de présenter un nouveau partenaire à leurs enfants. À ce sujet, il est intéressant de noter que bon nombre de parents établissent un parallèle entre leur réalité et celle des familles recomposées. Par exemple, Kayla trouve injuste qu’on lui reproche d’exposer sa fille à un plus grand risque de deuil suivant une rupture amoureuse, alors que sa réalité se compare à celle de bon nombre de parents célibataires ou divorcés : « C’est comme n’importe quel parent qui est séparé, pis qui fait plusieurs rencontres. Ça lui arrive de ne pas rester tout le temps avec la même personne. Est-ce qu’on pense plus à ces enfants-là, pis on se dit “Pauvres enfants ! Ils ne sont pas chanceux ! Ça va leur faire vivre des affaires pas faciles” ? Pourquoi ma fille, ça serait différent ? »

Finalement, à l’opposé, certains des parents choisissent de ne pas informer leurs enfants de leur mode relationnel, entre autres parce qu’ils veulent s’assurer que leur mode relationnel ne vienne pas déstabiliser la structure biparentale de leur famille. Par exemple, Émily porte un regard positif sur la famille nucléaire et croit que d’intégrer leurs autres partenaires dans leur vie familiale pourrait nuire à la quantité et à la qualité du temps passé en famille : « C’est plus côté logistique, là. C’est parce que tu peux pas avoir une double vie, là, avec plusieurs enfants. Pis à un moment donné, on peut pas être à moitié là, là. On se voit déjà pas beaucoup avec le travail pis les hobbys, pis toute là ; ça aurait pas de sens. […] Moi je veux garder notre cocon familial. » Similairement, Tania explique que la NMC a comme objectif principal de leur permettre, à son conjoint et elle, de s’évader temporairement de leurs responsabilités familiales. En ce sens, dévoiler leur mode relationnel à leurs enfants et intégrer leurs partenaires à leur vie familiale serait contre-productif : « La vie de famille, la routine est tellement imposante. […] Elle [la copine de mon conjoint], son rôle, c’est de lui permettre vraiment de s’évader, dans un certain sens, de la lourdeur du quotidien d’avoir une famille. […] Fait que, de la voir rentrer dans notre famille, pis que là, elle… Non, ça va juste faire l’effet inverse ; ça ne lui permettra plus de s’évader. »

Discussion

Cette étude apporte un regard novateur sur la famille dans le contexte non normatif de la NMC, en s’intéressant plus particulièrement au choix des parents polyamoureux ou en couple ouvert de dévoiler ou non leur mode relationnel à leurs enfants. Parmi les parents ayant participé à cette étude, un peu plus de la moitié ont rapporté que leurs enfants étaient au courant de leur mode relationnel, alors que les autres n’en avaient pas (encore) informé leurs enfants. L’analyse des propos des participants révèle quatre grands thèmes en lien avec le dévoilement aux enfants : 1) les enjeux d’acceptation sociale de la diversité conjugale/familiale ; 2) la perception quant à la capacité des enfants à comprendre les enjeux de sexualité/conjugalité ; 3) la certitude ou l’incertitude du parent face à ses choix conjugaux ; et 4) les limites ou forces perçues de la famille nucléaire.

Tout d’abord, comme l’ont remarqué d’autres chercheurs (Arseneau et al., 2019 ; Pallotta-Chiarolli, 2010 ; Sheff, 2010, 2014), le manque d’acceptation sociale et l’absence de reconnaissance légale marquent de façon indéniable l’expérience de parentalité des parents entretenant des relations NMC. Renvoyer l’image d’un couple monogame dans certains contextes – et dans bien des cas, devant les enfants – est une stratégie employée par bon nombre de participants afin d’éviter de faire face aux critiques ou que leurs enfants soient ostracisés. Le maintien du silence sur son mode relationnel et la pression de devoir se présenter comme un parent parfait n’est pas sans rappeler la notion de stress minoritaire, soit le stress additionnel vécu par les personnes issues de groupes minorisés en raison du potentiel de stigmatisation et des préjugés auxquels elles font face (Meyer, 2003). D’ailleurs, l’étude états-unienne de Witherspoon et Theodore (2021) évaluant les effets du stress minoritaire chez 1176 personnes polyamoureuses a révélé que l’appréhension d’une stigmatisation en lien avec leur mode relationnel les rendait susceptibles de vivre un stress additionnel pouvant mener à des symptômes de dépression et d’anxiété.

Pour plusieurs participants, particulièrement ceux qui sont séparés ou divorcés et qui ont une relation tendue avec le co-parent de leurs enfants, choisir avec précaution les personnes à qui ils révèlent leur mode relationnel est également une façon d’éviter d’attirer l’attention des représentants de l’État, lesquels sont perçus comme pouvant avoir des préjugés mononormatifs. À l’instar de Sheff (2014), nous constatons que certains parents polyamoureux ou en couple ouvert s’inquiètent de la possibilité que leur mode relationnel puisse servir de motif aux services de protection de la jeunesse pour enquêter sur leur famille et que la garde de leurs enfants leur soit retirée. Il est à noter que plusieurs experts se demandent si les lois en matière de droit de la famille ne devraient pas dépasser le schéma biparental et ainsi être plus représentatives de la réalité familiale vécue par un nombre croissant d’enfants (Boyd, 2016 ; Collard et al., 2011 ; Kelly, 2009 ; Schué, 2018 ; Tahon, 2010). Si certaines provinces comme l’Ontario et Terre-Neuve-et-Labrador ont ouvert la porte à la reconnaissance légale de la pluriparentalité, le Québec n’octroie toujours pas un statut légal de parent à plus de deux personnes pour un même enfant. Le mariage pluriel – c’est-à-dire la polygamie – est, quant à lui, toujours interdit au Canada par l’article 293 du Code criminel. Comme en témoignent les parents ayant participé à cette étude, le contexte légal actuel pousse plusieurs parents à vivre leur mode conjugal dans l’ombre, afin de protéger leur famille.

Pourtant, la majorité des parents interviewés aimeraient pouvoir aborder le sujet avec leurs enfants et intégrer activement leurs partenaires dans leur vie familiale, si ce n’est pas déjà fait. Ce désir est en partie motivé par l’envie de pallier les limites perçues de la famille nucléaire et d’actualiser une vision plus communautaire de la famille, des constats qui font écho aux travaux de Sheff (2014) et Wauthier (2020). Une proportion considérable des participants parle des responsabilités familiales comme pouvant parfois peser lourdement sur le moral et l’énergie des parents. Ce sentiment n’est évidemment pas exclusif aux parents polyamoureux ou en couple ouvert (Mikolajczak et al., 2018). Plusieurs participants parlent du fait d’intégrer ouvertement plus d’adultes à la vie familiale comme d’une façon de briser l’isolement et de bénéficier d’aide supplémentaire pour l’accomplissement de certaines de leurs responsabilités familiales. Vivre ouvertement la NMC et inviter leurs partenaires à s’impliquer dans la vie de leurs enfants représente également pour la majorité des parents interviewés une façon d’offrir plus de soutien et d’amour à leurs enfants et de leur donner accès à un plus grand répertoire de connaissances et de visions du monde.

Toutefois, plusieurs parents perçoivent les enfants comme ayant besoin d’un certain niveau de stabilité au sein de leur cellule familiale ; ceux-ci préfèrent donc attendre qu’une relation devienne sérieuse avant d’intégrer le partenaire dans la vie de l’enfant. Ces préoccupations ne sont pas sans rappeler celles des parents séparés ou divorcés qui souhaitent bâtir une famille recomposée. En effet, les études indiquent qu’il est commun pour les parents célibataires désireux de se remettre en couple de s’inquiéter des effets de l’inclusion d’un nouvel adulte dans la cellule familiale sur les enfants (Hadfield et Nixon, 2017 ; Pylyser et al., 2019). Le parallèle qu’établissent les parents polyamoureux ou en couple ouvert entre leur propre famille et les familles recomposées met en lumière que les enjeux de pluriparentalité, tout comme les enjeux de fluctuation au sein de la structure familiale, sont déjà vécus dans plusieurs familles canadiennes. Ce narratif leur permet de neutraliser, en partie, la stigmatisation à laquelle ils peuvent faire face en raison de leur mode relationnel non traditionnel.

Une grande partie des participants voient également des similitudes entre leur famille et les familles homoparentales, notamment sur le plan de la lutte pour l’acceptation sociale et de la reconnaissance légale. La majorité des parents interviewés s’appuient sur l’histoire du mouvement LGBTQ+ pour articuler une vision d’un futur proche qui sera beaucoup plus tolérant face à la NMC. En effet, au cours des dernières décennies, la population nord-américaine s’est montrée de plus en plus ouverte au mariage entre personnes du même sexe et aux familles homoparentales (Altemeyer, 2002 ; Côté et Lavoie, 2018 ; Daniels, 2019). En ce sens, imaginer que la lutte pour la reconnaissance de la NMC suivra un parcours similaire s’avère rassurant pour les parents polyamoureux ou en couple ouvert. Du même coup, ce parallèle leur permet d’ancrer leurs expériences dans un narratif positif relativement bien intégré au Canada, soit celui présentant l’acceptation de la diversité sexuelle comme un signe d’ouverture d’esprit et de progrès social, et ainsi de résister à la critique en se positionnant comme à l’avant-garde de changements sociaux inévitables.

Il est intéressant de noter que tous les parents LGBTQ+ ayant participé à cette étude n’ont pas le même rapport au dévoilement de leur mode relationnel. Certains semblent avoir développé, à travers leur expérience de marginalisation en lien avec leur orientation sexuelle minorisée, une certaine capacité à faire fi des jugements mononormatifs. Pour ces derniers, le choix de vivre ouvertement leur mode relationnel devant leurs enfants semble être guidé en partie par une posture politiquement engagée de résistance face aux injonctions culturelles à l’hétéronormativité et la mononormativité ; vivre la NMC ouvertement et fièrement s’inscrit en continuité avec leur discours réclamant une vision positive et inclusive des familles issues de la diversité sexuelle. D’autres parents LGBTQ+ ont plutôt l’impression de devoir redoubler de prudence en matière de dévoilement de leur mode relationnel, puisqu’à leurs yeux, la légitimité de leur famille est évaluée à partir de repères culturels non seulement mononormatifs, mais également hétérosexistes.

Finalement, plusieurs parents interviewés admettent ne pas être certains de la meilleure façon d’aborder le sujet avec leurs enfants ou s’interrogent sur la capacité de leurs enfants à comprendre les notions relatives à la conjugalité et la sexualité. Bien souvent, la difficulté à aborder leur mode relationnel s’inscrit dans un malaise plus général touchant au fait d’aborder la sexualité avec leurs enfants. Les préoccupations de ces parents ne sont pas étrangères à celles vécues par de nombreux parents ayant adopté un mode relationnel plus traditionnel. En effet, les études montrent qu’une portion considérable de parents sont réticents à aborder la sexualité avec leurs enfants, et ce, pour diverses raisons, tels le désir de préserver l’innocence des enfants, la croyance qu’il y a un âge et un moment appropriés pour en parler, l’inconfort personnel ou encore la peur du jugement (Stone, Ingham et Gibbins, 2013). Comme nous l’avons souligné précédemment, il n’existe que très peu de ressources littéraires pour guider les parents pratiquant la NMC. De plus, une grande partie des intervenants offrant du soutien psychosocial sont peu informés sur la NMC ou portent un regard désapprobateur sur ce mode relationnel (Schechinger et al., 2018). Ainsi, plusieurs parents polyamoureux ou en couple ouvert se sentent laissés à eux-mêmes en ce qui concerne la meilleure approche pour aborder leur mode relationnel avec leurs enfants.

Cela dit, plusieurs parents voient dans le dévoilement de leur mode relationnel une occasion d’outiller leurs enfants afin qu’ils développent les forces individuelles et compétences interpersonnelles nécessaires au développement de relations intimes respectueuses et enrichissantes. Par ailleurs, plusieurs participants ont souligné l’influence des doubles standards genrés en matière de sexualité sur la capacité des femmes à vivre leur sexualité librement, un phénomène déjà bien documenté dans la littérature scientifique (Jackson et Cram, 2003 ; Jonason et Marks, 2009 ; Lai et Hynie, 2011). Pour certains parents, particulièrement ceux ayant des enfants de sexe féminin, les discussions au sujet la NMC représentent une occasion d’enseigner les valeurs d’assertivité, de consentement et de respect à leurs enfants et une façon de promouvoir une vision célébratoire et féministe de la sexualité. Ces constats font écho aux arguments formulés par certaines auteures concernant le caractère potentiellement féministe de la NMC (Jackson et Scott, 2004 ; Munson et Steboum, 1999 ; Ritchie et Barker, 2007 ; Robinson, 1997 ; Sheff, 2005).

En terminant, bien que cette étude contribue de manière importante à la littérature sur la famille et la conjugalité, elle présente également quelques limites. Premièrement, l’échantillon de cette étude était composé principalement de personnes s’auto-identifiant comme « blanches ». Le manque de diversité raciale/ethnique est une limite importante qu’il faut garder à l’esprit lorsqu’on examine l’applicabilité de ces résultats aux parents de groupes racisés. Considérant les effets du racisme sur l’évaluation de la légitimité de la NMC, notamment les stéréotypes qui discréditent les motivations et la capacité des personnes de groupes racisés à s’investir de façon éthique et égalitaire dans la NMC (Clardy, 2018 ; Noël, 2006 ; Sheff et Hammers, 2011), il est possible que l’expérience de stigmatisation des parents de groupes racisés entretenant des relations NMC diffère de celles présentées ici. Deuxièmement, compte tenu des structures conjugales et familiales spécifiques plus présentes au sein de l’échantillon – plus précisément, de la faible représentation d’individus en couple ouvert, d’individus ayant choisi de vivre à plusieurs adultes sous le même toit ou encore d’individus ayant fondé une famille de type pluriparentale –, on ne peut généraliser les constats émis ici à l’ensemble des parents qui pratiquent la NMC. Dans le même ordre d’idées, on peut difficilement établir des liens entre la structure conjugale ou familiale et le rapport des parents au dévoilement de leur mode relationnel. Troisièmement, quoique cette étude aborde les conséquences (positives et négatives) possibles du dévoilement du mode relationnel sur les enfants, ces résultats ne témoignent que de la perspective des parents. Il serait important d’explorer la perspective des enfants afin de comprendre leurs expériences en lien avec le dévoilement du mode relationnel de leurs parents. De façon générale, considérant qu’une portion non négligeable des personnes entretenant des relations NMC ont des enfants (Battams, 2018 ; Boyd, 2016 ; Pallotta-Chiarolli, 2010 ; Sheff, 2010, 2014), il serait recommandé que davantage de chercheurs se penchent sur ce sujet.