Corps de l’article

Introduction 

La reconnaissance bimaternelle au sein des couples de lesbiennes au Québec, en France et en Suisse : un traitement inégal et différencié selon les juridictions

Bien qu’il soit difficile de donner des chiffres exacts, plusieurs études démontrent que des milliers d’enfants sont élevés dans des familles homoparentales au Québec[1] (Greenbaum et al., 2015). Cette réalité est aussi présente dans divers pays d’Europe malgré l’absence de recensement officiel à cet égard. Force est de constater que la transformation des modèles familiaux a été soutenue au cours des dernières décennies par la mise en place de différentes lois qui ont également contribué à modifier les moeurs de plusieurs sociétés en favorisant une plus grande inclusion des minorités sexuelles et de genre (Côté, Lavoie et Montigny, 2015). Cependant, cette modification de l’institution familiale connaît des variations selon les différents contextes juridiques et sociaux au sein desquels elle peut se développer. En effet, bien qu’il soit possible au Québec depuis 2002 pour un couple de femmes, mariées ou non, d’établir une filiation bimaternelle dès la naissance de leur enfant et d’avoir accès à la procréation médicalement assistée (Bureau, 2003), ces dispositions ne font pas l’unanimité dans tous les pays occidentaux. Alors qu’on peut s’imaginer que l’Occident est un lieu de liberté/libération pour toutes les minorités sexuelles et particulièrement pour les couples de même sexe qui souhaitent fonder une famille, les communautés LGBTQ+ rencontrent encore d’importantes barrières structurelles dans différents pays tels que la France et la Suisse, notamment en lien avec le droit procréatif et l’accès au service de fertilité. En effet, dans ces deux pays, souvent reconnus sur le plan international comme des symboles de liberté et de démocratie, les couples de même sexe doivent répondre à de nombreuses conditions avant que soit établie une reconnaissance bimaternelle à la suite de la naissance de leur enfant (Chbat et Côté, accepté). En France, depuis 2013, la mère n’ayant pas donné naissance à son enfant peut l’adopter, mais elle doit être mariée avec la mère biologique (Brunet, Giroux, Courduriès et Gross, 2019). De plus, si les mères se séparent ou divorcent au cours de la procédure d’adoption, celle-ci ne pourra être menée à terme et la mère n’ayant pas accouché n’aura aucun droit et restera sans statut face à son enfant (Brunet et al., 2019). En outre, il demeure impossible pour une mère non biologique d’adopter son enfant si ce dernier est né d’un donneur connu (Brunet et al., 2019). En plus de devoir remplir ces diverses conditions qui ponctuent et compliquent l’établissement du lien de filiation entre la mère non biologique et son enfant, l’accès au droit procréatif des mères lesbiennes est également restreint, voire illusoire. En effet, la procréation médicalement assistée (PMA) n’est toujours pas admise en France pour les couples de même sexe et cette situation révèle une barrière systémique pour les mères lesbiennes malgré une prétendue inclusion de leur modèle familial dans le droit français[2]. En Suisse, depuis le 1er janvier 2018, il est possible d’avoir deux parents de même sexe. Cependant, tout comme en France, plusieurs conditions restreignent l’accès à la parentalité des couples lesbiens. En effet, la mère n’ayant pas accouché doit également procéder par adoption pour établir un lien de filiation avec son enfant. Le couple doit, au moment de l’adoption, vivre ensemble depuis au moins trois ans, afin de démontrer une certaine stabilité conjugale. De plus, la mère non biologique doit démontrer qu’elle s’est occupée de l’enfant pendant au moins un an avant de déposer une demande d’adoption et la mère biologique doit présenter son consentement légal pour que sa partenaire adopte leur enfant. Enfin, le consentement de l’enfant capable de discernement doit également être obtenu dans le processus d’adoption. Cette limite d’âge est variable, mais elle est généralement fixée autour de 12 ans (Fussinger et Kapferer, 2018). Il est à noter qu’au moment de la réalisation de cette recherche (2018-2020), les couples de même sexe en Suisse, tout comme en France n’avaient pas accès à la procréation médicalement assistée dans leur pays de résidence et étaient obligés de procéder à l’étranger s’ils souhaitaient solliciter une assistance médicale pour fonder leur famille[3].

À la lumière de ces constats, force est de constater que l’accès à la procréation est restreint dans ces différents contextes juridiques et que l’accès à la parentalité pour les couples homosexuels reste inégal et injuste par rapport aux couples hétérosexuels (Chbat et Côté, accepté). Mon étude a montré notamment que les conditions auxquelles font face les mères n’ayant pas donné naissance à leurs enfants dans ces juridictions sont propices à un éventuel rapport de pouvoir entre le parent dit « légal » et le parent dit « non statutaire », notamment en cas de séparation avant l’adoption. De plus, ces conditions asymétriques et discriminatoires qui marquent le début de la vie de l’enfant par un manque de reconnaissance légale d’un de ses parents, ont également pour effet de rendre la mère non statutaire invisible, illégitime et vulnérable face à sa partenaire qui détient toute l’autorité et la reconnaissance parentales. Mon étude cherchait à comprendre comment ces contextes variables de reconnaissance, s’échelonnant d’une reconnaissance légale complète au Québec à une reconnaissance partielle et/ou conditionnelle en Suisse et en France, avaient une incidence sur l’identité maternelle de ces mères. Alors que j’ai consacré un premier article aux résultats de cette recherche (Chbat et Côté, accepté), il m’apparaissait également essentiel d’en produire un deuxième sur les enjeux de positionnalité, notamment parce que j’ai mené cette recherche en tant que mère lesbienne qui n’a pas donné naissance à son enfant, mais qui a évolué dans un contexte de reconnaissance plus égalitaire (au Québec) et au sein duquel j’ai été reconnue comme la mère légale de mon enfant dès sa naissance au même titre que son parent qui l’a porté. Dans le cadre de cet article, je tenterai donc de mettre en lumière les différents enjeux méthodologiques, éthiques et épistémologiques qui ressortent de cette recherche que j’ai menée en tant personne directement concernée par les thématiques d’homoparentalité, mais aussi par les enjeux de reconnaissance sociale, légale et symbolique de la lesbomaternité. En m’appuyant sur une épistémologie féministe, je problématiserai dans cet article la notion de positionnalité du/de la chercheur.se (Harding, 1991), et aborderai plus extensivement la problématique du parler pour/parler de (Alcoff, 1991) tout en mettant en lumière les rapports de domination au sein du monde universitaire et de la recherche. Pour ce faire, des réflexions liées à la captation de la parole par les chercheur.se.s en position privilégiée, mais partageant également certains axes de minorisation avec leurs participant.e.s, tels qu’une sexualité non normative, seront ici abordées (Baril, 2017 ; Le Gallo et Millette, 2019). Finalement, une réflexion sera menée sur les façons de mieux répondre aux besoins variés des mères lesbiennes, bisexuelles et queer tout en soulignant les défis et les angles morts que comporte le processus de construction de connaissances à leur endroit.

Cadre théorique 

Fondement féministe intersectionnel et post-positiviste. Réflexions sur le positionnement, les privilèges et le rapport critique à la neutralité scientifique

Afin de penser le positionnement des personnes qui mènent des recherches en tant que personnes concernées par les réalités LGBTQ[4]+, cet article se fonde sur une perspective féministe intersectionnelle (Collins, 2000). Cette perspective s’appuie sur une épistémologie post-positiviste, laquelle cherche d’abord et avant tout à situer et à historiciser les savoirs scientifiques (Ollivier et Tremblay, 2000). En d’autres termes, cette épistémologie remet en question le modèle de scientificité traditionnel en repoussant l’idée de la neutralité scientifique et considère que toute connaissance est nécessairement située dans le temps et ancrée dans des conditions matérielles d’existence spécifiques à un groupe donné (Ollivier et Tremblay, 2000 ; Bracke, Puig de la Bellacasa et Clair, 2013). Ainsi, au coeur de l’épistémologie féministe intersectionnelle qui s’inscrit dans le courant post-positiviste, se trouve l’idée forte que le savoir scientifique est nécessairement lié à la sphère politique et qu’il se doit d’être un savoir engagé (Ollivier et Tremblay, 2000). Cette approche critique face à la production des savoirs scientifiques permet l’inclusion des savoirs et des individus minoritaires (Ollivier et Tremblay, 2000). De plus, cette approche critique face à la production scientifique est centrale à ma recherche puisqu’elle intègre la notion de la standpoint theory[5] (Harding, 1990) en ses fondements tout en permettant de réfléchir aux questions du parler pour (Alcoff, 1991). En d’autres termes, l’originalité de cette approche se situe dans le fait d’interroger la position sociale des personnes menant des recherches et de réfléchir aux effets de cette position dans la construction des savoirs (Gaussot, 2008 ; Le Gallo et Millette, 2019). Cette position épistémique vise aussi à rejeter le caractère androcentrique de la réflexion scientifique, alors que les communautés minorisées ont longuement été négligées comme des sujets connaissants capables de produire du savoir et de participer à la production de savoir (Le Gallo et Millette, 2019 ; Bracke et al., 2013). Encore aujourd’hui, les personnes minorisées sur l’axe des sexualités, les personnes trans ainsi que les personnes racisées subissent des discriminations systémiques qui les relèguent aux marges de la société et qui par conséquent minent leur capacité à pénétrer les sphères institutionnelles de production de savoir (Ahmed, 2013 ; Baril, 2017). D’ailleurs, cet effacement historique et structurel des personnes minorisées au sein des sphères de production de savoir nous permet de mieux comprendre pourquoi il demeure difficile pour les groupes en position de domination de manifester une réflexivité forte quant à leur positionnement et de remettre en question les effets de leurs privilèges sur les connaissances qu’ils produisent (Harding, 1991 ; Le Gallo et Millette, 2019).

Dans le cadre de cette recherche qui a été menée auprès de mères lesbiennes, bisexuelles ou queer qui vivent dans différents contextes de reconnaissance, il apparaissait essentiel de reconnaître en amont ma position de mère lesbienne ayant bénéficié de la reconnaissance légale de mon statut de mère alors que je n’avais pas donné naissance à mon enfant. Cette prise en compte de mon positionnement en tant que mère lesbienne évoluant dans un contexte de reconnaissance légale positif est essentielle, car elle m’a conduite à approfondir l’enjeu de la captation de la parole qui était très structurant dans le cadre de cette recherche et qui est également inhérent aux recherches qualitatives en sciences sociales (Alcoff, 1991). Alors que je partageais un vécu similaire en termes de sexualité et de parcours de maternité avec mes participantes, et que je pouvais m’identifier à plusieurs témoignages, il m’est également paru fondamental assez rapidement dans le processus de la recherche de ne pas tomber dans le piège de « parler pour » les mères que j’ai rencontrées. Cette réflexion était notamment soutenue par la constatation que les expériences au sein de la catégorie « mères lesbiennes, bisexuelles ou queer » ne sont pas homogènes et varient considérablement en raison des juridictions dans lesquelles ces personnes exercent leur maternité. De plus, même si je partage une orientation sexuelle similaire avec les personnes que j’ai rencontrées, l’axe des sexualités n’est pas le seul axe qui définisse les parcours et les identités des mères. En effet, se concentrer seulement et principalement sur l’orientation sexuelle des participantes pour comprendre leur vécu aurait pu masquer les différences intersectionnelles au sein du groupe « mères lesbiennes, bisexuelles ou queer » et occulter par le fait même d’autres axes saillants tels que la classe, l’ethnicité, l’âge ou encore l’expression de genre, pour ne nommer que ceux-ci. En bref, ces réflexions théoriques entourant la prise de parole ont été centrales dans cette recherche alors que je suis consciente des possibles dangers qui peuvent exister lorsqu’un.e chercheur.se qui est concerné.e personnellement par certains enjeux sur lesquels portent sa recherche « parle pour » ou « au nom de » sans réellement prendre en considération les différentes situations d’oppression et de privilège qu’il/elle peut également rencontrer dans son parcours individuel. Qui plus est, dans un cadre de recherche universitaire, l’épistémologie féministe de la connaissance située invite aussi à prendre en compte le processus de représentation qui émerge nécessairement du fait de faire de la recherche auprès de personnes minorisées (Le Gallo et Millette, 2019). En effet, en produisant des savoirs sur les personnes minorisées qui sont généralement exclues des lieux de pouvoir, il est également possible de participer à divers degrés à la modification ou la transformation de certains discours et représentations sur ces personnes (Alcoff, 1991 ; Le Gallo et Millette, 2019). Ainsi, il est primordial non seulement d’être conscient.e.s du pouvoir (notamment politique) que nous possédons en tant que chercheur.se.s, mais aussi de s’assurer que nous considérons et respectons réellement les besoins et les désirs politiques des personnes que nous rencontrons dans le cadre de nos recherches (Montag, 2006). En d’autres termes, pour éviter de reproduire une situation de domination épistémique en s’appropriant les expériences de nos sujets ou en ne représentant pas adéquatement ce que nos participant.e.s partagent avec nous, il apparaît essentiel de privilégier un dialogue avec les personnes concernées et de reconnaître ses propres préjugés et privilèges, afin de réellement mettre en avant leur expérience, bien que partielle, et non la nôtre (Alcoff, 1991 ; Le Gallo et Millette, 2019). Dans le cadre de cette recherche, bien que je me sois sentie à plusieurs reprises profondément interpellée par les enjeux de reconnaissance auxquels faisaient face les mères lesbiennes que j’ai rencontrées, et que ce partage d’identités et de réalités communes ait d’ailleurs été explicite entre les participantes et moi, il s’est avéré essentiel dans le processus d’enquête de ne pas suggérer, par exemple, une situation de minorisation qu’une participante aurait pu vivre dans le cadre de sa relation avec sa partenaire en lien avec sa maternité. Bien que je sois concernée par les enjeux de reconnaissance qui touchent les mères lesbiennes n’ayant pas donné naissance à leurs enfants, il s’agissait ici d’abord et avant tout d’écouter les témoignages qui m’étaient livrés et de rester le plus près possible des besoins et des interprétations des participantes pour être en mesure de partager avec une plus grande transparence et exactitude leur vécu et leur rapport personnel à la maternité dans leur contexte précis.

Méthodologie 

Comment rejoindre des mères lesbiennes n’ayant pas donné naissance à leurs enfants ? La ressource nécessaire du tissu associatif/communautaire

Dans le cadre de cette recherche, j’ai rencontré 30[6] mères qui s’identifiaient comme lesbiennes, bisexuelles ou queer et qui avaient eu au moins un enfant avec une personne du même genre, sans toutefois l’avoir porté. Comme cela a été mentionné en introduction, cette recherche avait un objectif comparatif et portait sur le Québec, la France et la Suisse afin de rendre compte de l’impact des différentes juridictions sur les parcours de maternité de ces parents. Afin de rejoindre un grand nombre de mères, les principales associations de parents et de familles LGBTQ+ dans les trois sites ont été contactées. Des groupes privés de parents LGBTQ+ ont également été contactés sur divers réseaux sociaux. Les participantes ont été rencontrées en personne dans le cadre d’une entrevue individuelle et semi-dirigée d’une durée d’environ 90 à 120 minutes. Les questions portaient sur le projet familial, la présence ou l’absence de soutien formel et informel, la dynamique conjugale et leur perception de la maternité à partir de leur point de vue de mère n’ayant pas donné naissance à leur(s) enfant(s), et donc dans certains cas, en tant que mère « non statutaire ».

Initialement, afin que ma recherche soit cohérente relativement à l’approche féministe intersectionnelle (Collins, 2000 ; Collins et Bilge, 2016) qui traverse son cadre théorique et analytique, je cherchais en premier lieu des mères se situant à la croisée de plusieurs axes de minorisation, notamment celui de l’appartenance à un groupe ethnique minorisé. Ce critère d’inclusion était aussi soutenu par le fait qu’à ce jour, les études qui portent sur les expériences des parents LGBTQ+ racisés et/ou ethnicisés demeurent peu documentées et rares (Radis et Sands, 2021 ; Biblarz et Savci, 2010). Cependant, malgré une réponse très positive à la suite de la diffusion de l’appel à participer à la recherche au sein des principales associations de familles LGBTQ+, très peu de femmes racisées[7] et/ou vivant d’autres axes de minorisation ont montré un intérêt à participer. Ainsi, malgré cette priorisation de vécus intersectionnels, l’échantillon demeure relativement homogène, la majorité étant composée de mères blanches, scolarisées, non handicapées, de classe moyenne et cisgenres[8]. Plusieurs pistes de réponse peuvent être évoquées pour expliquer cette limite importante, notamment la sous-représentation des personnes racisées au sein des associations LGBTQ+ ou encore la méfiance ou la fatigue de certaines personnes racisées LGBTQ + à l’idée de partager leurs expériences avec une personne blanche[9], alors qu’historiquement ces personnes ont subi, et qu’elles continuent de subir, des oppressions en lien avec leur « race[10] », appartenance ethnique et orientation sexuelle minorisée (Radis et Sands, 2021). Cela étant dit, lors des premiers contacts avec les participantes (par courriel ou par téléphone), je me positionnais presque toujours comme mère lesbienne. Dans la majorité des cas, ce positionnement s’est avéré bénéfique et a facilité le recrutement auprès des participantes qui m’ont accordé explicitement un plus grand degré de confiance. Néanmoins, bien que mon positionnement ait favorisé l’établissement de liens de confiance et qu’il m’ait semblé important d’être transparente par rapport à mon point de vue situé dans cette recherche, je reconnais que mon expérience en tant que mère lesbienne n’ayant pas donné naissance à son enfant ne légitime pas mes connaissances ou mes compétences pour mener cette recherche (Chbat, 2018). Au contraire, en m’appuyant sur ce qui a été évoqué précédemment, il apparaît essentiel de bien départager mon expérience personnelle de mère lesbienne de celle de mes participantes afin de ne pas reproduire une situation de domination épistémique entre moi et les participantes (Alcoff, 1991 ; Le Gallo et Millette, 2019). La reconnaissance de mes privilèges et de ma position de pouvoir en tant que personne qui mène une recherche doit ici être mise au service de l’autre, en tentant notamment d’agir comme transmetteur de son expérience et en analysant le plus fidèlement possible ce que la personne rencontrée partage avec moi en me détachant le plus possible de mon expérience personnelle de mère lesbienne. Cependant, malgré la nécessité de « ne pas parler pour » ou de ne pas parler au nom d’un groupe auquel je m’identifie dans un tel contexte de production de savoir, il s’est avéré aussi important de rendre visible mon orientation sexuelle dans le cadre de cette recherche et de la partager lorsque c’était possible avec les participantes. Cela s’appuie autant sur le principe de transparence à l’égard de mes participantes, que sur le souci de reconnaître l’invisibilité/la mise à l’écart systémique et historique des minorités sexuelles et de genre au sein des sphères de pouvoir, notamment universitaires (Ahmed, 2013 ; Butler, 2004).

Portrait sociodémographique : Qui a participé à cette recherche comparative ?

L’âge moyen des participantes était de 41 ans. Elles avaient en moyenne 1,4 enfant. Toutes les participantes étaient blanches à l’exception d’une participante qui vivait à Montréal et qui était racisée. Il est à noter cependant que 4 participantes avaient eu des enfants avec une conjointe ou un donneur racisé et dans ces cas, elles considéraient qu’elles vivaient au sein d’une famille qui pouvait vivre des formes de minorisation sur l’axe de l’ethnicité ou de la « race ». Une seule participante était une femme trans[11]. Les expressions de genre, affirmées par les participantes elles-mêmes, étaient variables (p. ex. « féminine », « fluide », « butch[12] », « femme », « garçon manqué », « masculine », « non binaire »). Bien qu’elles aient toutes été en relation (ou aient toutes eu leur enfant) avec une femme, un certain nombre de participantes (n = 6) ne ressentaient pas une appartenance avec l’identité « lesbienne ». Certaines ont partagé leur malaise par rapport à cette identité/identification qu’elles trouvaient lourde à porter, notamment en raison de préjugés dépréciatifs qu’elles avaient déjà entendus envers elles ou des membres de leur communauté. Toutes les participantes occupaient un emploi au moment des entrevues, à l’exception d’une participante qui était retraitée. Le niveau de scolarité était majoritairement élevé, plus des deux tiers détenant au moins l’équivalent d’un baccalauréat universitaire. Finalement, la majorité des personnes vivant en Europe étaient mariées et/ou liées civilement à l’autre parent. Cela s’explique notamment par le fait que le mariage est une condition nécessaire à l’adoption de l’enfant. Un tiers de l’échantillon était séparé de l’autre parent. Dans plusieurs cas en France et en Suisse, la séparation avait occasionné d’importants problèmes en lien avec la garde des enfants, puisqu’une séparation avant la mise en place de l’adoption rendait impossible cette dernière. En effet, ces mères séparées en contexte européen vivaient majoritairement une importante détresse psychologique, n’ayant que peu ou pas de recours pour établir une garde légale de leurs enfants puisqu’elles n’avaient pas établi de lien de filiation avec eux. Inversement, au Québec, les mères lesbiennes qui étaient séparées (n = 3) n’avaient pas perdu la garde de leurs enfants et se sentaient soutenues par un système juridique qui les reconnaissait puisqu’elles avaient toutes établi le lien de filiation avec leurs enfants dès la naissance (Chbat et Côté, accepté). Il est à noter cependant que la mère trans qui avait eu ses enfants avant sa transition dans le cadre d’un couple hétérosexuel était séparée de la mère qui avait donné naissance à leurs enfants. Dans son cas, elle subissait une dépréciation/invalidation de son rôle de mère par son ex-partenaire qui ne la reconnaissait pas comme telle.

Résultats/discussion

Les résultats que je présente dans le cadre de cet article souhaitent principalement s’articuler autour des conditions de production de savoir. Cela découle du fait que je souhaite inscrire mes recherches dans le cadre d’une posture féministe post-positiviste et critique, dans laquelle il s’avère essentiel de se questionner explicitement sur les acteurs et les actrices qui mènent des recherches, notamment auprès de personnes minorisées, en réfléchissant aux impacts que peuvent avoir ces recherches sur les personnes concernées ainsi que sur les représentations et les politiques qui les touchent. Pour ce faire, dans cette section j’aborderai les outils qui ont été mobilisés pour y parvenir et les réflexions qui m’ont accompagnée tout au long de ce processus.

Parler de soi dans le cadre d’une entrevue. Acte personnel, politique et parfois libérateur

J’aimerais te remercier de t’intéresser à moi. J’étais tellement contente quand j’ai vu que notre association diffusait cet appel pour participer à cette recherche […] En plus maintenant je comprends mieux pourquoi tu fais cette recherche […] Je me suis longtemps sentie invisible, comme si je n’intéressais personne […] Ça me fait du bien de parler. Ça me fait du bien d’être entendue.

Vanessa, France, 42 ans

Étant une personne directement concernée par les enjeux de ma recherche et ayant vécu différentes formes d’exclusion au cours de ma vie en lien avec ma sexualité non normative, mais également en lien avec mon expérience en tant que personne issue d’un groupe ethnique minorisé, il s’avérait évident pour moi de mobiliser un outil tel que l’entretien semi-dirigé, lequel vise à rendre explicite l’univers de l’autre (Savoie-Zajc, 2010). N’ayant été témoin que de rares formes de représentations positives de l’articulation de mes identités intersectionnelles, et ce, tant dans l’espace public que dans la sphère personnelle, et en m’appuyant sur le manque que cette invisibilisation avait provoqué en moi, j’ai privilégié les échanges ouverts et extensifs avec mes interlocutrices en sachant à quel point il peut être bénéfique d’avoir un espace sécuritaire au sein duquel on peut parler de soi. En effet, bien qu’il ait été essentiel de départager mon expérience de mère lesbienne de celles de mes participantes, afin notamment de ne pas m’approprier l’expérience de l’autre ni présumer de ce qu’elle est, je reconnais que ma profonde motivation à réaliser cette recherche a été soutenue par mon vécu de personne minorisée qui a souvent été mal représentée ou invisibilisée. En plus d’avoir cherché explicitement à comprendre l’autre dans toute sa complexité, je peux également témoigner qu’au fil des entrevues et parfois après les échanges par le biais de courriels ou de messages, une majorité des participantes m’ont confié avoir ressenti beaucoup de bien-être lors de l’entretien. Pour certaines, cet échange leur avait permis de prendre de la hauteur par rapport à leur situation et le fait de se révéler à une personne « comme elles » était satisfaisant et sécurisant.

Concrètement, cette mise en place d’un contexte de confiance propice au dévoilement et pouvant générer un sentiment émancipateur chez la personne rencontrée a été recherchée par divers moyens, notamment en laissant le choix du lieu et du moment de la rencontre aux personnes rencontrées, mais également en adoptant une posture de transparence envers elles. Cette posture était autant en lien avec mes motivations à mener cette recherche qu’avec certains défis que j’ai pu rencontrer dans mon parcours personnel, tels que la monoparentalité. À mon sens, ce dialogue ouvert et transparent humanise davantage la relation dans le cadre de l’entrevue et permet aussi de diminuer les dynamiques de pouvoir qui sont sous-jacentes à tout entretien (Bourdieu, 1993). Cela était particulièrement important d’un point de vue éthique, alors que je rencontrais des personnes qui vivaient des expériences de minorisation et qui avaient pu être fragilisées à divers moments dans leur parcours parental (Kvale, 1996).

Tu sais, moi je l’ai pas porté [son enfant]. Comme toi, je sais tu comprends ce que je veux dire […] Je l’ai pas porté, mais c’est comme si je l’avais porté. Je l’aime autant que s’il venait de moi. Des fois, j’oublie même qu’il ne vient pas de moi. Tu comprends ce que je veux dire ? […] mais je sais que quand je dis ça à du monde qui n’ont pas vécu ma situation, ils ne comprennent pas toujours. Pour ben du monde, c’est encore la mère qui a porté qui est la « vraie » mère ».

Mélanie, 29 ans, Québec

Cependant, bien que je reconnaisse que mon positionnement explicite en tant que mère lesbienne a facilité dans plusieurs cas l’entrée en dialogue avec des participantes qui m’ont révélé se sentir plus en confiance d’être écoutée par une personne concernée, je reconnais aussi que je devais rester vigilante pour ne pas tenir pour acquis ce partage de réalité de part et d’autre. En effet, à quelques reprises j’ai constaté que certaines participantes ne développaient pas nécessairement leur propos puisqu’elles considéraient que nous partagions une expérience similaire de mères lesbiennes. Il était donc important pour moi d’encourager la participante à développer pleinement ses idées et de rester concentrée sur sa parole personnelle. Cela était d’autant plus important que je cherchais à comprendre comment chaque participante se définissait en tant que mère et quel rapport elle entretenait vis-à-vis de la maternité, laquelle peut s’exprimer de multiples façons et résonner différemment selon les contextes culturels et sociaux dans lesquels elle est vécue (Damant et Lapierre, 2012). Ainsi, il apparaissait nécessaire de reconnaître que le partage d’une orientation sexuelle minoritaire ne rendait pas universelle l’expérience sociale d’être lesbienne ou queer et que je devais rester sensible à cet enjeu.

Un « nous » hétérogène, mais solidaire. Notre responsabilité envers les personnes qui sont réduites au silence[13]

Si j’ai accepté de participer à cette recherche, c’est aussi parce que je sais que je ne suis pas la seule dans cette situation […] Je le fais aussi pour que la voix des mères comme moi qui ont été dénigrées, volées de leurs enfants [la participante pleure] […] Je me sens seule. Ce que je vis est très souffrant. Ça m’empêche de vivre, de prendre plaisir à ma vie […] J’espère que mon témoignage va faire une différence et qu’on pourra faire changer les choses.

Louise, 53 ans, France

Comme je l’ai souligné dans la première partie de cet article, ma recherche s’appuie sur une lentille intersectionnelle, laquelle reconnaît la pluralité des expériences au sein d’une catégorie sociale qui est généralement considérée comme homogène (Collins et Bilge, 2016). En effet, en m’appuyant sur la diversité des contextes légaux et sociaux dans lesquels évoluent les mères lesbiennes que j’ai rencontrées, il était essentiel de reconnaître que leurs expériences en tant que minorités sexuelles étaient plurielles et que certaines vivaient des formes de discrimination qui avaient une incidence directe sur leur expérience de mère. Ces discriminations étaient particulièrement prégnantes pour les mères qui avaient eu leurs enfants en contexte européen et qui s’étaient séparées de l’autre parent avant d’avoir pu établir un lien de filiation. Dans certains cas, les mères avaient été coupées de leurs enfants du jour au lendemain et n’avaient aucun recours puisque, comme cela a été mentionné en introduction, les lois qui encadrent le droit de filiation en Suisse et en France exigent que les parents fassent vie commune pour qu’un processus d’adoption de l’enfant puisse être entamé, et dans certains cas, comme en France, les mères doivent être mariées (Chbat et Côté, accepté).

Ainsi, même si je partageais cette expérience d’avoir eu mon enfant sans l’avoir porté dans le cadre d’un couple lesboparental, force est de constater que mon expérience en tant que personne privilégiée, de par ses droits parentaux et la reconnaissance de son statut de mère dès la naissance de son enfant, est un facteur qui ne pouvait être mis de côté et qui a pu avoir une incidence sur le rapport entre la participante et moi. En effet, plusieurs participantes européennes ont évoqué la chance que j’avais d’évoluer dans un contexte favorable pour les mères lesbiennes, qui accordait une filiation bimaternelle dès la naissance et non conditionnelle au mariage ou à la vie commune des parents. La reconnaissance de traitements différenciés pour les mères lesbiennes au Québec était encore plus palpable dans le récit des mères qui avaient perdu la garde de leurs enfants en Suisse et en France et qui avaient été directement lésées dans leur droit parental. En tant que personne concernée, mais aussi en tant que personne en situation de privilège, il m’apparaissait essentiel d’adopter une posture explicitement empathique envers ces mères qui vivaient des formes d’oppression et d’aliénation particulièrement douloureuses en lien avec leur maternité. Ce rapport empathique se manifestait notamment par l’écoute active, mais aussi par le fait de démontrer une reconnaissance du système discriminatoire dans lequel ces mères évoluaient. De plus, certaines d’entre elles m’ont confié que leur motivation à participer à cette recherche était de faire entendre leur voix. Alors qu’elles étaient reconnaissantes d’être écoutées, elles ont également manifesté leur souhait de ne pas être oubliées ou encore de ne pas être instrumentalisées. Ces témoignages m’ont particulièrement interpellée, alors que je suis consciente de l’impact, bien que partiel, que peuvent avoir les recherches sur la vie des personnes minorisées autant d’un point de vue politique que personnel. Je considère qu’en tant que personne concernée par les enjeux LGBTQ+, mais également en tant que personne en situation de privilège sur la base de mon statut de chercheuse, de personne ayant eu accès à une éducation dite « supérieure », de personne détenant un certain capital symbolique en raison de mon niveau de diplomation et de mon accès au monde universitaire, je détiens également une responsabilité de trouver des façons de participer à la modification des conditions de vie de ces personnes, dans la mesure de mes capacités.

Mon rôle de chercheuse ne peut s’arrêter à la simple production de connaissances sur des réalités spécifiques, mais se doit également de participer activement au mieux-être des personnes auprès desquelles je fais de la recherche. En ce sens, il est impossible pour moi de séparer les revendications politiques de mon travail de chercheuse. Ainsi, conformément à l’épistémologie féministe du positionnement situé qui est au coeur de cet article et de ma démarche, je reconnais que mon travail de recherche est politique/politisé et qu’il se doit d’être engagé à divers niveaux. Ce savoir critique, politique et vivant qu’est le savoir situé (Bracke et al., 2013) se concrétise notamment dans le fait qu’il ne prétend pas à la neutralité ou au détachement de la chercheuse, mais qu’il s’appuie a contrario sur les positionnements, les préjugés et les privilèges de cette dernière afin de mettre en oeuvre une meilleure justice sociale et de concrétiser des changements pour les personnes qui ont participé à la production du savoir en partageant leurs expériences. Cette prise en compte explicite, empathique et engagée des expériences de minorisation des personnes que j’ai rencontrées peut se manifester notamment par le fait de partager avec ces dernières des informations sur des ressources et des réseaux de soutien, ou encore en faisant un suivi auprès d’elles, et ce, après que la recherche a été terminée. Ma responsabilité en tant que chercheuse s’exprime également dans le fait de publier et de diffuser des résultats auprès de divers publics et de mettre la lumière sur ces personnes et groupes qui sont marginalisés et dont les voix ne sont pas entendues.

Limites de la recherche

La nécessité d’aller au-delà des milieux communautaires LGBTQ+

Malgré le fait que j’ai eu la chance d’établir des liens de confiance avec certains organismes communautaires dans les trois sites où se sont déroulées les entrevues et que je dois en grande partie l’accomplissement de cette recherche à ces organismes qui m’ont soutenue de manière bienveillante et constructive tout au long du processus de recrutement, je constate en aval de cette recherche qu’une diversification des cibles de recrutement aurait été nécessaire. Cette diversification m’aurait permis dans un premier temps de ne pas contribuer à la surcharge des milieux associatifs LGBTQ+ qui sont généralement sur-sollicités, et ce, sur une base bénévole et gratuite, par les milieux universitaires et de recherche. Dans un deuxième temps, cette diversification des sites de recrutement aurait été bénéfique en ce qu’elle m’aurait permis de rejoindre des mères qui vivent différentes formes de minorisation. En effet, je constate que les principales associations pour les familles LGBTQ+ dans les trois sites où s’est déroulée la recherche sont majoritairement fréquentées par des personnes blanches. À ce titre, des associations de personnes migrantes et/ou racisées auraient pu être contactées en priorité. De plus, des affiches auraient pu être disposées dans des espaces non exclusivement communautaires, tels que les épiceries, les églises et autres lieux de culte, les écoles, les bibliothèques, les restaurants ou encore les cafés. Finalement, l’embauche d’une personne qui aurait pu agir à titre de paire aidante aurait pu être grandement bénéfique dans ce contexte-ci afin de rejoindre des femmes qui ne sont pas nécessairement impliquées dans les milieux communautaires, pour diverses raisons (méconnaissance du réseau, immigration récente ou encore barrière linguistique). Je reconnais cependant que la mise en place de telles mesures, bien qu’elles puissent permettre sans doute le recrutement de personnes aux vécus intersectionnels variés et riches, demande aussi des ressources financières et du temps dont les chercheur.se.s, notamment ceux et celles qui ont un statut précaire ou d’étudiant, ne disposent pas toujours.

Conclusion

Cet article souhaitait rendre compte des défis et des questionnements méthodologiques, éthiques et épistémologiques qui sont ressortis d’une recherche sur les expériences différenciées de maternité de mères lesbiennes, bisexuelles et queer qui évoluent au Québec, en France et en Suisse. Ces questionnements étaient animés notamment par le fait que je partage certaines identités sociales minorisées avec les personnes que j’ai rencontrées dans le cadre de ma recherche postdoctorale, étant moi aussi une mère lesbienne qui n’a pas donné naissance à mon enfant. Des réflexions sur la complexité de la démarche de se pencher sur nos préjugés et privilèges de chercheur.se tout en faisant partie des groupes minorisés ont été ici élaborées. J’ai relevé la nécessité d’aborder les possibilités d’agir des participant.e.s ainsi que les responsabilités éthiques du/de la chercheur.se qui mène des recherches auprès de personnes minorisées. À cet égard, je souligne le fait que certaines participantes, notamment celles qui étaient fragilisées dans leur statut de mère en raison des contextes légaux discriminatoires dans lesquels elles vivaient, ont partagé ouvertement leur souhait de témoigner dans le but de promouvoir des changements concrets pour elles et pour d’autres mères lesbiennes non statutaires. Au-delà de mon chapeau de chercheuse et en tant que mère lesbienne n’ayant pas donné naissance à mon enfant, mais ayant bénéficié de la même reconnaissance que l’autre parent depuis le début de mon projet parental, j’ai été profondément touchée par ces témoignages et par la violence structurelle et interpersonnelle à laquelle font face ces mères. Je tiens à leur dédier cet article et j’espère que les résultats de cette recherche mettront la lumière sur les discriminations qu’elles vivent face à leur droit fondamental d’être parent à part entière sans avoir à dépendre du consentement de la mère biologique. J’espère surtout que les résultats de cette recherche et les témoignages de ces mères contribueront à modifier les lois qui encadrent les projets familiaux pour les couples de même sexe et que ces projets ne seront plus tributaires de l’union conjugale, mais pourront dès lors s’appuyer d’abord et avant tout sur l’intention de devenir parent d’un point de vue personnel.