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Mise en place du trauma

Dans L’espérance-macadam, Gisèle Pineau nous présente un personnage féminin, Éliette, qui n’a jamais pu atteindre la dimension dynamique d’un être en devenir, c’est-à-dire d’un individu déterminé par le manque et tourné vers le désir. Elle a vécu enfermée, figée dans un passé traumatique, source d’un non-dit qui se tisse dans le texte et que le lecteur tente de déchiffrer.

Le roman s’ouvre sur le désastre du cyclone Hugo qui a frappé la Guadeloupe en 1989 et rappelle un autre cyclone, celui de 1928, alors qu’Éliette avait huit ans. Selon le récit de sa « manman [1] », Éliette avait été blessée au cours de cette nuit en recevant une « poutre au beau mitan du ventre [2] ». La blessure avait été grave et, depuis, Éliette avait gardé « le front et les yeux plissés pour faire revenir cette nuit de grand vent qui avait doucement poussé [s]a manman Séraphine dans une variété de folie » (EM, p. 9).

Éliette est habitée par un passé qui se dérobe : elle n’a gardé aucun souvenir du passage de « La Bête » — c’est ainsi que Séraphine nomme le cyclone. À la suite de cette nuit de 1928, elle perd l’usage de la parole qui ne lui reviendra que quelques années plus tard, alors que Séraphine s’était mise en ménage avec Joab. C’était un homme différent des autres, puisqu’ils avaient vécu comme frère et soeur. Il aimait la nature, les bêtes, les plantes et, en sa compagnie, Éliette semblait avoir oublié sa grande peur et réappris à courir comme une enfant.

Joab et Séraphine sont morts depuis longtemps lorsque Éliette, maintenant âgée, revit une nuit aussi terrible, où les arbres s’agenouillent, événement qui lui permettra de clore ce long voyage dans une mémoire sans souvenir. En effet, entre ces deux cyclones, Éliette a vécu sidérée, pétrifiée dans un lieu inscrit dans un passé dont elle ne connaît rien si ce n’est ce qu’a pu lui en dire Séraphine. Celle-ci, chaque jour, ressortait des journaux jaunis attestant du passage de « La Bête » qui avait mutilé son enfant, retrouvée baignant dans son sang. Une accoucheuse aux doigts de fée, Éthéna, avait si bien recousu ses blessures, qu’elle n’en avait gardé aucune cicatrice, mais elle était devenue, aux dires de sa mère, « un brin hébétée, couillonne, insignifiante. Peur de tout et de rien » (EM, p. 175).

Survivre au trauma

Seule, Éliette a vécu recluse dans le souvenir « ombreux » du cyclone, c’est-à-dire dans sa case, ne fréquentant personne. Grâce à Mademoiselle [3] Mérédith, pour qui elle avait travaillé un temps, elle avait appris le français et, forte d’une éducation qui, selon elle, la différenciait de l’habitant de Savane Mulet, elle avait pu, jeune, « supporter le regard des hommes sur son corps » (EM, p. 105) quand elle marchait dans la rue. Mais la peur du monde et des autres ne la quitte jamais et Éliette mène à Savane Mulet la vie d’une femme qui a peur de tout et de tous, retirée dans ce lieu de la Guadeloupe qui semble être au bout du monde. Un espoir l’avait cependant habitée, celui d’avoir un enfant. Une Haïtienne, clairvoyante, lui avait prédit qu’elle recueillerait « une parente […], une nièce tirée de je ne sais quel chapeau malice […]. Je lui ai fait savoir que je me connaissais plus de famille […]. J’ai payé deux mille francs pour ses visions. Je me suis trouvée couillonnée, désabusée un-deux jours. Et puis, j’ai fini par rire de ma bêtise. Rire seule » (EM, p. 9).

C’est dans cet espoir de donner vie qu’elle avait épousé, sur le tard, Renélien et, après la mort de celui-ci, Hector ; mais son ventre était resté plat. Éliette avait continué sa vie solitaire, confinée dans sa case, ne voulant rien voir du monde ni rien entendre de sa rumeur, et cependant envahie, habitée par tous les bruits de Savane Mulet, jusqu’à un certain dimanche, peu de jours avant le cyclone Hugo, où elle croise le regard bouleversant de son voisin, Rosan, qu’une voiture de police menait à la prison. Elle est, tout à coup, saisie par un regard qui s’introduit dans sa vie : celui de « La Bête ».

Ce roman, à mon avis, illustre remarquablement le rôle, le pouvoir de la blessure traumatique survenant chez le sujet qui n’a pas été préparé à l’événement. Le choc est tel que la seule ressource possible est l’autotomie, c’est-à-dire le sacrifice d’une partie de soi-même, la survie d’Éliette exigeant pareille amputation. Ainsi, à huit ans, elle perd la mémoire, puis la parole, qu’elle retrouvera plus tard, non pas pour se dire, car la peur est insurmontable, mais plutôt pour se taire et ainsi garder, préserver cette mémoire en friche. Cette peur inscrit la blessure initiale dans un passé, lieu dangereux et donc intenable, mais aussi imprenable car perdu dans le temps, et que l’on doit à jamais craindre de retrouver.

Sa vie va consister à cacher ce qui, en elle, cause problème : la peur des autres, salués avec discrétion et lorsque nécessaire. C’est alors des « bonjour », « bonsoir » qui ne vont pas plus loin, ne demandant pas à se mêler de ce qui fait la vie de chacun et, surtout, ne révélant rien de ce qui fait la sienne.

Vivre à Savane Mulet

Pineau a le génie de placer Éliette dans la solitude d’une case d’où il lui est difficile de ne pas entendre, incorporer, ressasser les horreurs dont le tissu forme la trame de la vie à Savane Mulet. C’est ainsi qu’Ésabelle, une « chabine à grande chaleur » (EM, p. 29), aide son amant à pendre Marius, l’homme avec qui elle vit et dont les maigres ressources ne lui avaient pas permis de lui offrir un collier coupe-choux et une paire d’anneaux d’or dix-huit carats [4]. Il y a aussi Hortense, surprise par son homme, Régis, alors qu’elle recevait dans leur case le doux Zébio qui croyait avoir trouvé la lumière dans les yeux d’Hortense et dont il rêvait d’immortaliser sur la toile la couleur.

Qui, à Savane, pouvait comprendre que ces deux-là étaient possédés par leurs seuls rêves ? Elle, la négresse rossée, se voyait belle dans les yeux de Zébio, pareille à une jarre merveilleuse […]. Lui ne la touchait que du regard. Et elle s’exposait dans une nudité originelle pour des mots doux, des mots-miel, des sourires gratis […]. Elle ne demandait rien de plus.

EM, p. 70

Régis, averti de leur rencontre, déboula chez lui, muni de son sabre, dans l’urgence de « fendre, hacher, couper » (EM, p. 73) les amants sans autre forme de procès. Il trouva Hortense seule, endormie, avec un sourire né du bonheur de l’artiste peintre qui avait enfin réussi à capter l’ineffable nuance de la couleur de ses yeux. Mû par la rage, Régis avait frappé de son sabre, puis débité le corps d’Hortense en plusieurs morceaux qu’il avait assemblés « par lots sur la terre battue de la cuisine. Les deux tétés qu’il avait tranchés, tremblaient sur une feuille de bananier à côté de la tête aux yeux ouverts — stupéfaits et de la coucoune béante, ensanglantée » (EM, p. 28).

Ce ne sont pas là les seules incursions dans l’horreur dont l’écho envahit la solitude d’Éliette et l’espace soi-disant « protégé » de sa case. Un épisode semble la hanter particulièrement : celui de l’enfant merveilleuse, Glawdys. Née d’Hermancia et des sept « rois mages » qui l’avaient visitée, l’enfant avait « pris une part égale de chacun, la meilleure. Négresse-noire à yeux verts, nez droit, épaisses lèvres pourpres et grands cheveux jaune paille bouclés, Glawdys déroutait tous ceux qui cherchaient à définir sa race » (EM, p. 45). L’enfant avait aussi hérité de sa mère son grand sourire, ce qui n’empêcha pas cette dernière de l’abandonner dans un panier à pains. Cet épisode marque le moment le plus brûlant de la vie d’Éliette : l’immense désir de prendre dans ses bras et de garder l’enfant tant attendue, mais aussi la paralysie, l’incapacité de se commettre et de faire le moindre geste. Glawdys sera adoptée, malmenée par une certaine Éloïse qui avait déjà engendré douze enfants. Pendant des années, Savane Mulet retentira des cris de rage d’une petite Glawdys attachée à une corde et ne pouvant bouger. La souffrance endurée par l’enfant a pour effet que ses beaux yeux verts tournent au gris, son teint et ses cheveux perdent leur éclat. Placée à l’assistance publique, Glawdys reviendra plus tard à Savane Mulet pour donner naissance à un petit garçon qu’elle balancera du haut du pont des Nèfles sur des rochers, répétant par ce geste sa propre tragédie d’enfant abandonnée, recueillie, violentée et détruite par des êtres qui vivent comme des bêtes. Se souvenant de Glawdys, Éliette garde au tréfonds d’elle-même un poids dont la lourdeur l’enferme toujours plus loin dans le silence et l’absence de gestes.

Dans les pages qui suivent, je tenterai d’analyser la manière dont le texte rend un tel silence et les éléments qui permettent de s’en affranchir. Ce silence est né du choc originaire traumatique qui a amputé Éliette d’une mémoire dont le vide l’interpelle et qu’elle scrute de son angoisse sans jamais en saisir les éléments, jusqu’à ce dimanche où elle surprend un regard qui permettra que se fasse un ancrage. En effet, elle perçoit alors quelque chose qu’elle ne connaît pas encore, mais qui est stagnant en elle. Bien qu’elle n’ait aucune idée de sa véritable teneur, cette chose inconnue l’a saisie, a mobilisé son attention, son énergie, et lui a permis, le soir même, de poser un premier geste : courir après Angela qui fuit sa mère en furie, prête à la tuer :

Angela ! Par ici-là ! Viens, ma fille, viens ! […] Cela ne lui était jamais arrivé de courir après quelqu’un, femme, homme ou animal, de cette manière […]. Même pas couru après les hommes qui l’avaient épousée […]. Pourtant, elle était là dehors, poursuivant Angela comme elle aurait dû marcher aussi après ces autres filles, Ésabelle, Hortense, Glawdys et toutes les ombres qui, passant devant sa porte, étaient entrées dans sa case pour laisser un peu de leurs odeurs sures et beaucoup de leurs âcres pensées.

EM, p. 91-92

Angela est la fille aînée de ses voisins Rosette et Rosan. Ces derniers étaient les seuls dans Savane Mulet pour qui Éliette éprouvait un certain respect : Rosan était travailleur et Rosette, malgré sa tendance à trop rêver et danser aux sons de la musique de Bob Marley, savait éduquer ses enfants. Ésabelle, Hortense, Glawdys et maintenant Angela sont des femmes, des enfants marquées du sceau de la « maudition » qui hante Savane Mulet et à laquelle Éliette veut échapper sans y parvenir, puisque leurs « odeurs » et « pensées » pénètrent sa case.

Écriture et espace transitionnel

Gisèle Pineau fait d’Éliette un actant [5] sur la scène de l’oubli. Assaillie par les désordres du dehors, elle devient le point focal où s’abattent ces vents d’horreur dont elle cherchait pourtant à se protéger. Ils sont là pour briser son mur de silence et montrer que le trauma, bien qu’enfoui loin dans l’inconscient et dans ce qu’elle voudrait être le silence, l’immobilité, a de multiples chemins de traverse pour se manifester.

Car Éliette n’habite pas un lieu, mais plutôt un temps, cette sinistre nuit de 1928 qui imprègne chaque moment de sa vie. C’est un passé-toujours-présent que l’écriture de Pineau creuse comme le ferait un archéologue afin de révéler ce qui, depuis longtemps, s’est tu. Mais pour cela, il faut exhumer des vestiges, les regarder avec la connaissance et la sensibilité d’un temps révolu, pour qu’ils nous parlent. Cette date dans la vie d’Éliette marque un point de rupture. Il s’agit donc de savoir comment le jeu de l’écriture parviendra par ses multiples voltes [6] à percer l’indicible, l’inconcevable et l’inaccessible depuis longtemps refoulés dans l’inconscient. Pour les fins de mon analyse, je reprendrai un poncif de la psychanalyse, afin de mieux illustrer l’espace transitionnel [7] qui, dans l’écriture, permet au sujet d’advenir et de bouger, c’est-à-dire de vivre parmi les autres, de les aimer, de les haïr.

Dans Au-delà le principe de plaisir, Freud observe son petit-fils en état de jubilation, jetant une bobine reliée à son berceau par une ficelle, puis la faisant revenir vers lui, en ponctuant ses mouvements par les vocaliques « O » et « A » interprétées en « fort/da », c’est-à-dire « là-bas/ici [8] ». Le jeu est répétitif et la jubilation totale. Freud comprend que la bobine est plus qu’une bobine, c’est un symbole qui représente soit la mère, soit l’enfant. À partir des mouvements de la bobine et en s’aidant du langage, l’enfant recrée la situation contre laquelle il est sans recours et dont il souffre — l’absence de la mère — tout en maîtrisant cette situation, puisqu’il fait aller et venir sa mère selon son gré. Devenant lui-même la bobine, il apprend par ailleurs à faire face à sa détresse en bougeant, en montrant que « l’enfant, la mère, la bobine […] peuvent échanger leurs rôles [9] ». C’est donc là un jeu qui ne demande pas de revivre une tragédie, mais qui permet plutôt de ne pas s’enliser dans la tragédie. Cette reviviscence [10] qu’est le jeu de fort/da montre combien l’expérience du manque est préalable à la relation duelle qui, dans le contexte psychanalytique, est une relation de désir du sujet vers l’objet. Parce qu’il y a manque, il y a ancrage dans ce qui arrête et cause problème. À partir de ses « points de souffrance [11] », l’enfant va agir et créer en tirant lui-même les ficelles du jeu.

Cet ancrage ne semble pas s’être produit chez Éliette dont le choc a été tel qu’il a effacé toute possibilité de reviviscence de l’événement traumatique. Cependant des éléments sont là, remarquablement mis en place par Pineau, qui rappellent indirectement la force traumatique initiale et permettent, dès lors, d’approcher de l’irreprésentable. Ce sont ces homicides passionnels, ces viols et l’infanticide qui ponctuent la vie de Savane Mulet, et qui deviennent — non par hasard — les formes hallucinatoires de l’horreur, masquant une souffrance innommable dont il faut ne rien savoir. Ainsi Éliette qui ne peut, comme l’enfant à la bobine, jouer et agir à partir de ses points de souffrance, se retrouve paradoxalement à l’écoute d’une pulsion mortifère dont elle voudrait se dissocier. Car, comme le montre Freud, l’individu traumatisé ne va pas vers le plaisir, mais vers son au-delà, l’angoisse et le déplaisir, dans le but de répéter une scène où la faculté de maîtrise a été jugulée. Et il semblerait que la scène morbide de Savane Mulet joue le rôle des cauchemars évoqués par les patients de Freud qui, revenant de guerre, ne pouvaient que répéter, dans leurs rêves, les horreurs qu’ils avaient vécues. Ici, pour Éliette, l’autre rencontré/e parmi les victimes de Savane Mulet correspond à ses points de fragilité. Mais de cela, Éliette ne sait rien. Jusqu’à un certain dimanche où

sans le vouloir, j’ai rencontré le fond des yeux de Rosan. Ça m’a fait pis qu’un tison ardent. Je me suis détournée sur le coup, tout échaudée, pour ne pas laisser à cette vision le temps de me brûler davantage, de marquer mon esprit. […] Rosan dans la voiture de police. J’ai senti un ébranlement dans tout mon corps […]. Alors un lot de pensées a déboulé de la rue et y en a même qui se sont mises à me poursuivre.

EM, p. 17-18

Déliaison et déplacement ?

À cet ancrage s’ajoute l’encrage, le dynamisme d’une écriture qui creuse le sens en ouvrant l’espace de mémoire, alors qu’il semble n’y avoir aucun souvenir en Éliette. Mais de ce vide reste un élément essentiel qui est la peur, une peur immuable qui est là depuis soixante ans. Écriture et peur pourraient sembler antithétiques en ce sens que l’écriture avance, elle est créatrice, dynamique, fluide, particulièrement dans ce roman où une pensée mène à l’autre selon un mode d’association libre. La pensée saute au gré du moment, se laissant porter par des émotions qui ne connaissent ni sens ni logique, et elle nous conduit par son énergie déliée [12] à un hors-sens qui, néanmoins, fera sens. C’est une écriture qui frôle les événements et les êtres pour les faire bouger en nous et nous permettre de les appréhender, de créer à partir de ce qui nous arrive. L’écriture continue le geste de l’enfant à la bobine et se fait manifestations multiples d’un moi qui n’est plus figé et commence à bouger, à créer sa place parmi les autres, c’est-à-dire dans le monde.

La peur, elle, prend racine à partir de l’événement qui l’a fait naître et enferme dans un temps, un lieu dont il est difficile de s’extraire. Elle a une fonction post-traumatique : elle est répétition de la situation de détresse, mais répétition sans l’événement dont elle reproduit l’affect dans un but d’anticipation, de protection, au cas où, de nouveau, quelque chose surgirait qui détruirait un équilibre que la peur fait ressentir comme précaire. Éliette est pétrifiée dans un trauma que la peur ne recrée pas, opérant plutôt un déplacement qui la met à l’écoute d’un ailleurs où la pulsion de vie rejoint la pulsion de mort. Cette écoute de l’ailleurs ne semble pas concerner intimement Éliette, jusqu’au moment inattendu où elle est impliquée par l’autre, un autre inconnu qui prend place à partir du regard de Rosan, « ses yeux ne disant rien » (EM, p. 21), mais qu’elle reconnaîtra comme étant le regard de « La Bête », soixante ans plus tard.

Animée par ce regard, Éliette reprend vie puisqu’elle arrive à accomplir le geste dont elle rêvait mais qu’elle n’avait jamais osé faire : ouvrir sa porte, courir après Angela, la convaincre de venir chez elle, Éliette, et dormir dans le lit qui attend l’enfant longtemps désiré. C’est alors qu’Angela lui raconte le viol par son père, la souffrance, la peur, la honte endurées durant des années et sa décision de dénoncer ce père à la police afin que sa jeune soeur, Rita, soit épargnée. C’est dans l’horreur, la souffrance de ce récit, que lentement Éliette commence à reconnaître un regard, à donner une forme et un visage à la poutre maléfique. Elle sent un souffle sur son corps et revoit sa mère vengeresse, armée d’un couteau, voulant tuer son père dont elle ne réussira qu’à couper une oreille. Tout ceci se produit au cours de la nuit du cyclone de 1928.

Horreur et abjection

Nous avons quitté la solitude, habitée de multiples voix, d’Éliette pour entrer dans la violence du trauma et de ce que Julia Kristeva nomme « le pouvoir de l’horreur ». Il aura fallu soixante ans pour qu’Éliette puisse déchiffrer l’énigme de « La Bête » et, durant tout ce temps, elle n’avait été, selon ses mots, qu’une « enveloppe vide ». Enveloppe dont le vide avait été calfeutré par les points habiles de l’accoucheuse Éthéna, puis par les mots fétiches que lui répétait Séraphine : « Ma fi, Éliette, tu n’as plus souvenance du passage de “La Bête” parce que — c’est ce que je crois — ta mémoire n’a pas pu tenir ce démon-là enfermé dans ta petite cabèche. C’est la miséricorde du ciel qui fait que tout s’est effacé. Grande miséricorde, oui » (EM, p. 95). Miséricorde qui ne lui permet pas de comprendre son mal-être et d’évoluer, de vivre, sans peur parmi les autres.

C’est ce rapport à l’autre que tente d’établir l’enfant à la bobine : maîtriser un désarroi en créant un rapport entre le sujet et l’objet. Faire en sorte que le rapport à cet objet qui n’est pas soi devienne source d’équilibre et permette de se dire selon « la trame fragile d’un désir du sens [13] ». Mais c’est là où, pour l’enfant de huit ans qu’était Éliette, l’équilibre a été rompu parce que l’impossible, l’indicible est arrivé et qu’il n’y a plus d’objet. Celui-ci a sombré dans l’horreur, il est devenu l’abject. Il est passé de l’autre côté de la limite, annulant ainsi toute possibilité de rapport. Quant au moi, il subit une désintégration, un effondrement, il tombe car, devant le pouvoir de l’horreur, le moi est anéanti, pulvérisé dans son désir vers l’autre.

L’amour mortifère

Au silence d’Éliette, j’aimerais ajouter un autre élément qui tisse la trame du texte : le silence de l’amour. Mais c’est là un silence ambigu, rompu et rempli d’éclats de voix et de passages à l’acte qui permettent d’atteindre l’au-delà de la limite et de l’horreur. Dans ce texte, le rapport amoureux est annihilé dans les désordres d’une sexualité ne semblant connaître aucune règle et ne donnant aucune place à l’autre rencontré/e.

Comment interpréter ce pouvoir mortifère lié au sexuel ? Pour répondre à cette question, observons le personnage de Rosette, épouse de Rosan et mère d’Angela. Elle se distingue des autres femmes par un certain savoir-vivre : elle aime ses enfants et son mari ; sa case est admirée de tous. Elle est prête à aimer son prochain ; Éliette, sa voisine, devient « amie Éliette » dont elle aurait aimé « dépoussiérer la solitude » (EM, p. 27) de sa case. Rosette n’appartient pas à Savane Mulet qu’elle voudrait quitter pour un lieu correspondant davantage à ses rêves d’harmonie et de bonheur. Mais, devant le refus de Rosan, elle s’adapte comme elle le peut, tout en rêvant d’un ailleurs. Elle s’enivre d’une musique reggae qui la hante, la fait danser, parcourir sa case de bonds rythmés afin d’oublier la lourdeur du présent et une sexualité inassouvie.

Contrairement à Éliette, elle parle, car le langage est pour elle l’outil par excellence qui lui permet d’exprimer son désir et de se projeter parmi les autres. C’est cet aspect dynamique qui avait séduit Rosan, le mal-aimé de parents qui l’avaient délaissé et amené à s’enfermer dans un mal-être. Mais il ne veut plus entendre de « parodies qui ne tiennent pas la route [et vivre] dans la fumée des contes » (EM, p. 127). Ainsi, Rosette n’a personne avec qui parler dans ce désert humain que lui semble être Savane Mulet.

Elle avait, à un certain moment, retrouvé une amie d’enfance, Édith, devenue Sister Beloved, appartenant à un groupe de Rastas illuminés qui s’étaient donné la mort lors d’un suicide collectif. Tentée de se joindre à eux, elle n’avait pu se résoudre à quitter ses enfants et son mari, d’autant plus qu’elle s’était rendu compte que, bien que prônant l’harmonie, les Rastas n’hésitaient pas, eux aussi, à maltraiter leurs femmes. Elle s’invente alors des contes, qu’elle dicte à sa fille Angela, dans lesquels son imagination poétique et fertile parle de ses espoirs. Cyclone est un personnage qui revient souvent dans ses contes :

Cyclone aperçut des petites terres au mitan de la mer. Il fit demi-tour et vit des îles, poussières. Il se pencha tant et si bien qu’il perdit l’équilibre et chuta. Cyclone réussit à s’accrocher à un nuage, mais son oeil droit tomba. Borgne, Cyclone essaya pendant trois jours de repêcher l’oeil disparu. Las, la mer s’était refermée à jamais. Voilà pourquoi, depuis des temps et des temps, Cyclone n’a qu’un oeil à présenter au monde. L’oeil tombé n’est pas désespéré. Il s’est débattu, se débat encore pour retourner au ciel. Chaque fois que La Soufrière gronde et pleure […], l’autre oeil pendu au firmament sait qu’un jour […] l’oeil tombé pourra retrouver sa place dans le ciel. Et, peut-être, Cyclone ne se jettera plus enragé sur la Terre.

EM, p. 177

Pour Rosette, « La Bête » est devenue « Cyclone » au pouvoir aussi dévastateur, mais aussi dynamique, s’approchant de l’humain. Contrairement à Séraphine, qui ne pouvait que ressasser la date du cyclone de 1928 et les blessures faites à son enfant, elle fait de « Cyclone » un personnage familier qui habite l’imaginaire des habitants de ces « îles, poussières » que semblent être les Caraïbes. Situé entre ciel et terre, il court toujours le risque de chuter dans l’humaine condition. Ce qui le caractérise, c’est sa force immense car il peut, en quelques secondes, tout dévaster, mais cette force n’est pas aveugle : il peut remarquer ces « îles, poussières » et se pencher pour y voir plus clair. Il est donc curieux, trop même, puisqu’il y perd un oeil avec les conséquences qui s’ensuivent : l’oeil perdu se débat entre terre et mer. L’autre attend, scrutant de son oeil unique et dévastateur, espérant retrouver ce deuxième oeil qui lui manque. Ainsi, Cyclone est devenu humain et vulnérable, sans pour autant être humanisé. Il lui manque un oeil et sa fureur est inégalable, car il est prêt à se jeter sur une île et à détruire de multiples vies humaines. Il est donc redoutable : il peut apparaître et disparaître après avoir créé le chaos et engendré mille tragédies. Pour l’enfant à la bobine, la tragédie tenait à l’absence d’une mère qu’il avait cru faire partie de lui-même. Ici, la tragédie naît de cet ouragan en mal d’organe, mi-castré et dont l’existence est problématique.

Rosette, désillusionnée par la vie, « met en conte » cet oeil perdu qui tombe et trébuche sur le macadam de Savane Mulet, en quête de son jumeau. En fait, ce Cyclone dévastateur, en attente de cette autre part de lui-même, symbolise ce vent d’espoir que chacun porte vainement en soi. Pour celui ou celle qui est tombé/e à Savane Mulet, il n’est pas de rémission. En effet, pour l’habitant placé entre ces deux pôles — espoir et désespoir —, « rien n’avait changé depuis qu’on avait transbordé les premiers Nègres d’Afrique dans ce pays qui ne savait qu’enfanter des cyclones, cette terre violente où tant de malédiction pesait sur les hommes et femmes de toutes nations » (EM, p. 177). Le « Nègre [14] » est voué à être ballotté, maltraité entre cet oeil en souffrance et cet autre « enragé » qui se jette sur ces « îles, poussières ». Quel est son recours ? Que peut-il/elle contre cet envoyé du ciel, dérangeant mais faisant partie de son univers et auquel il pourrait s’identifier ? En effet, ne sommes-nous pas, dans notre désir de surpasser les malédictions, en danger de devenir « cyclone » et de tenter d’échapper à notre condition humaine, restreinte et limitée ? Nous pourrions ainsi être amenés à vivre une sorte d’identification avec l’agresseur. Pourquoi le père d’Éliette fut-il nommé Ti-Cyclone durant son enfance turbulente et aux multiples prouesses dévastatrices ? Pourquoi Régis se transforme-t-il en ouragan armé d’un sabre ? Et pourquoi Éloïse, déjà mère de douze enfants, éprouve-t-elle le besoin d’en avoir un treizième ?

Les hommes tels que Ti-Cyclone, Régis, Rosan et les autres sont à la recherche d’une source de plaisir qu’ils voudraient sans limites. Ainsi Rosan pouvait-il dire à sa fille qu’il

[…] y avait des pères qui cherchaient la lumière entre les cuisses de leurs enfants. Personne n’en parlait jamais, mais c’était ni une faute ni un péché. Il lui disait aussi qu’il avait le droit de la chevaucher comme une jeune monture, parce qu’elle était sa création. Il promettait un drame si jamais elle causait de leur secret. […] Et il lui dit que le tour de Rita viendrait aussi, qu’il avait le droit, tous les droits.

EM, p. 166

Accès à l’interdit

L’inceste tout comme l’homicide constituent des passages à l’acte qui répètent une violence [15] que les hommes veulent ignorer. Il leur importe de s’imposer par une force mortifère, souvent sexuelle, qui entraîne leurs victimes dans le trauma et la mort. Ainsi, tous chutent sur le macadam, ce sombre visage de la vie. Cette violence illustre combien la pulsion de vie côtoie la pulsion de mort et fait basculer l’individu hors des limites, dans un ailleurs qu’il est difficile de mettre en mots et dont la force est aussi dévastatrice que celle de Cyclone. Elle ne respecte aucun interdit et la notion d’Ordre n’existe que pour être subvertie. Quant aux femmes, elles sont enfermées dans un état qui tient de la frustration et ressemble au malheur, car la plupart d’entre elles n’ont pas les mots pour se dire. « À Savane y avait des manmans aveugles muettes et sourdes. Bougresses bancroches un quart déboussolées, courant derrière la destinée pour réclamer un dû » (EM, p. 15). Le déplacement du désir insatisfait les amène à ajouter un autre enfant à la ribambelle déjà nombreuse, à convoiter colliers-choux et boucles d’oreilles de dix-huit carats. Cependant L’espérance-macadam nous révèle une surprise : l’espoir de la relation duelle, mère/enfant, à laquelle sont identifiées Éliette et Angela.

Le récit d’Angela avait confirmé ce qu’Éliette avait pressenti quand Séraphine, racontant pour une énième fois le passage de « La Bête », avait ajouté aux mots habituels : « La poutre t’a ouvert le ventre […], le scélérat [était] resté caché soixante années […]. [Éliette avait alors demandé :] C’était lui, mon papa ? » (EM, p. 175). Mais à cette question, Séraphine n’avait pas répondu. Éliette avait aussi appris que le scélérat en question avait eu l’oreille coupée.

Le matin précédant la nuit du cyclone Hugo, Éliette avait décidé de se rendre, accompagnée d’Angela, chez la soeur de son père, Marraine Anoncia. Celle-ci avait nommé Ti-Cyclone ce jeune frère qu’elle adorait et à qui elle avait servi de mère. Après cette terrible nuit de 1928, elle ne l’a pas revu. Elle était maintenant la seule à savoir ce qui s’était passé. Une fois, cependant, elle l’avait « croisé, sur la place de la Victoire, chapeau bas sur son oreille en moins. Une chose qu’elle n’avait jamais faite de sa vie : elle lui a craché à la figure » (EM, p. 176).

C’est en recoupant les récits de Séraphine, d’Éliette et de Rosette que l’on comprend que l’homme à l’oreille coupée était le père d’Éliette, ainsi que celui de Rosan [16]. Quelques trente années les séparent. Ti-Cyclone avait confié son fils, Rosan, à « sa grand-manman maternelle. C’était une vieille Négresse raide qui […] disait qu’un mauvais sang coulait dans ses veines, à cause de son papa qu’était un vieux corps plus scélérat que décati. [Rosan] ressemblait à l’homme jeune qu’avait été [le] vieux papa [d’Éliette] » (EM, p. 81). On comprend alors que le regard de Rosan ait pu brûler Éliette « pis qu’un tison », et que ce dimanche où elle avait croisé ce regard, elle avait aussi croisé le regard d’un père, lui aussi enfermé dans le même désir coupable.

Énigme et écueils de l’amour

Cependant, de ce chaos jaillit une étincelle : celle de l’amour. Nous la trouvons dans l’union de Joab et Séraphine, asexuée mais révélatrice de l’entente entre deux êtres qui ne demandent qu’à partager la beauté des jours qui leur sont donnés. La relation d’Hortense et du doux Zébio est aussi asexuée. Dès que la sexualité prend place, le danger règne. L’amour de Rosette pour Rosan fait qu’elle refuse de sa/voir l’inceste commis sous son toit, à quelques pas de sa couche. Enfin, l’image éblouissante d’une Hermancia qui, « simplette », ne connaissant rien des règles et des interdits de l’amour, vit dans le ravissement la visite hebdomadaire des « rois mages », jusqu’à ce qu’elle soit enceinte et que ses amants soient trucidés à coups de sabre par son père. Quant à Éliette, ayant vécu — puis effacé — le trauma de l’inceste, on comprend que sa sexualité n’ait pu jamais s’épanouir. Mais le désir de l’enfant, le besoin d’aimer, de donner à un être jeune ce qu’elle n’a pas connu reste en elle. Grâce à son enfant, elle pourrait enfin connaître l’élan et la confiance en la vie.

S’inscrivant à la fois dans l’horreur et (parfois) dans le sublime, les personnages de L’espérance-macadam deviennent anaphoriques — c’est le cas d’Éthéna, d’Hermancia, de Joab et de Rosette à titre de conteuse. Ils occupent dans le texte une fonction d’appel et de rappel de ce qui se cache tout en voulant se dire. Le non-dit de la souffrance et sa sublimation, mais surtout le déchaînement de la violence que ces personnages portent en eux, sont inscrits intimement dans leur chair. Ceci se révèle dans une perspective sémio-narrative [17] du texte qui se développe en vecteurs dessinant toute une gamme de relations du sujet vers l’autre, révélant ainsi la richesse de la texture d’une écriture qui creuse inlassablement l’expérience problématique du vivre.

Fonction phorique de l’écriture

L’espérance-macadam est un texte en perpétuel mouvement, où les mots ne sont pas des fétiches cherchant à juguler le sens, à l’enfermer dans une grille du symbolique : bien au contraire, ils le libèrent de l’exigence de devoir faire sens. Cette écriture déliée [18], qui fait fi de la logique, permet de pénétrer dans les arcanes du non-sens pour en extraire un sens nouveau, un sens caché qui s’ouvre à l’écriture pour dire ce qui n’avait été que balbutiement, murmure à peine audible.

Pour arriver à cela, il faut se mettre à l’écoute d’une énergie pulsionnelle, l’accompagner dans ses multiples méandres. L’écrivain/e, vivant le grand voyage de l’écriture, sait que les mots seront souvent impuissants à traduire la densité de la force paradoxale et subversive du désir. Cependant, dans ce texte, Pineau réussit à ouvrir un espace d’écriture qui est à la fois traversée et tragédie du désir. Traversée en ce sens que l’écriture n’enferme pas dans les mots : elle ouvre des faisceaux pulsionnels permettant de bouger, d’atteindre une signifiance [19] qui dépasse les mots. Tragédie parce que ces mots qui refusent l’enfermement disent un plaisir qui rejette toute limitation. Alors les Rosan, Régis, Ésabelle et autres tombent dans cet au-delà du plaisir qu’est la pulsion mortifère qui les détruit, eux et leur/s victime/s.

Éliette, victime de cette pulsion mortifère, passe sa vie enfermée et immobile, scrutant les murs de sa case jusqu’au moment où un rai de lumière lui permet de voir clair. Alors, elle n’entend plus les cris de douleur de Savane Mulet :

Oui, elle avait le droit de laisser entrer la musique dans son corps. Puisqu’elle était de chair. Et danser jusqu’à tomber à genoux […]. Écouter les battements de sa chair et tout entière la suivre et chalouper, branler, balancer et donner des coups de reins pour aspirer la musique. Et faire de son ventre un cyclone, et tournoyer alentour, dans ses vents forts, bras et jambes voltigés, cou cassé. […] Elle dansait, oui, relevant ses jupes pour la première fois. Et elle s’ouvrait large enfin pour laisser entrer la musique du tambour qui lui parlait au loin.

EM, p. 194-195

C’est par le jeu, le travail d’une écriture qui assume sa plus haute fonction, la fonction phorique, que nous atteignons l’autre côté de la tragédie qui enfermait Éliette. Devenue phore, l’écriture crée, porte et supporte un sens qui semblait absent mais qui, lentement, par l’engendrement et l’alchimie des mots, traverse les différents niveaux de conscience et finit par éclore. Alors surgit le côté lumineux du désir de vivre dans la connaissance de l’autre, avec l’autre, afin de se sentir vivre soi-même.