Corps de l’article

Tout d’abord, je me dois de reconnaître que j’ai un statut de visiteuse dans le territoire occupé des Salish de la côte (Colombie-Britannique), sur les terres de la nation K’omox[1]. J’ai grandi à Montréal, en territoire mohawk. La famille de mon père, avec laquelle j’ai passé les étés de mon enfance et de mon adolescence, s’est installée, il y a de cela de nombreuses générations, sur le territoire des Mi’gmaq[2] de Gespe’gewa’gi, ou Gaspésie. Actuellement, je retourne à Montréal tous les deux ans pour travailler à temps partiel et je passe par Port-Daniel, la communauté ancestrale de mon père, dans la baie des Chaleurs, une fois par an. J’aimerais remercier les aînés et les enseignants des territoires occupés des Salish de la côte et ceux et celles que j’ai rencontrés récemment dans la région de Gespe’gewa’gi. Leur sagesse et leurs enseignements sont la source vive de mes écrits.

Je décrivais, à une amie, Alannah Young Leon, Crie Anishinaabeg, un débat qui avait eu lieu dans l’un des cours que je donnais à Concordia[3]. La discussion portait sur le bien-fondé de la participation aux audiences de la Commission de vérité et de réconciliation, quand elles auront lieu au Québec. Pour certains étudiants, la Commission était une comédie qui ne faisait que renforcer le processus de victimisation des survivants et détournait l’attention des questions plus vastes de souveraineté et d’autodétermination autochtones. Il fallait donc boycotter ces audiences. Pour d’autres, en revanche, ce processus était l’occasion d’en savoir plus sur l’incidence du colonialisme, directement de la bouche des survivants des pensionnats. Alannah m’a répondu : « Ils devraient y participer. Il s’agit de relations. »

Dans cet article, j’explore le sens que revêt le commentaire d’Alannah pour moi. En tant qu’universitaire et descendante des premiers colons, je suis à la recherche d’un cadre éthique pour définir une pratique chrétienne loyale ; un cadre qui tiendrait compte des visions du monde autochtones et assumerait la responsabilité du passé colonial. Je suis convaincue que les épistémologies autochtones représentent un potentiel d’ouverture pour les chrétiens et pour les Canadiens et les Québécois séculiers, grâce auquel ceux-ci pourraient commencer à examiner le colonialisme qui colore leurs traditions et procéder à une remise en question.

C’est pourquoi cet article ne porte pas sur la Commission de vérité et de réconciliation per se ; il s’agit plutôt d’une réaction à la Commission. J’analyse ici la façon dont les chrétiens immigrants peuvent entamer un processus de décolonisation, d’eux-mêmes et de leurs traditions, pour aller de l’avant sur le chemin de la réconciliation, sur un pied d’égalité avec les peuples autochtones.

J’ai appris, au fil des ans, que la valeur et le principe des relations et des liens de parenté sont la pierre angulaire des épistémologies autochtones. Les traditions autochtones, aussi diversifiées que les langues, les cultures et les lieux où elles ont vu le jour, s’enracinent dans des concepts de parentalité, de parenté et d’interdépendance de tout ce qui vit. Tous les êtres sont reliés entre eux dans une toile dont les fils sont tissés à même la réciprocité et la responsabilité. Cette compréhension est la base même des pratiques qui animent ces traditions. Ces relations sont ancrées dans des lieux physiques ; l’éthique et les obligations morales autochtones découlent de cette relation à la terre et au lieu.

La Commission de vérité et de réconciliation n’est que le début d’un projet de longue haleine, qui consiste à aider les peuples autochtones et non autochtones à tisser de nouveaux liens, au Canada et au Québec. Toutefois, la façon dont les immigrants et les peuples autochtones comprennent ce mandat peut être fort différente. Tout au long de cet article, je vais explorer en quoi le sens du concept de relations pour les Autochtones a façonné ma réponse aux travaux de la Commission de vérité et de réconciliation et en quoi la compréhension qui en découle oblige les colons à la fois à faire preuve de sens critique envers un processus national de réconciliation, et à envisager leur propre histoire et leurs responsabilités personnelles envers les peuples autochtones de leur région.

1. Méthode

La conscience que j’ai de la façon dont mon identité a été façonnée, par des questions de race, de catégorie sociale, de genre, de sexualité et de colonialisme, détermine la façon dont je me perçois comme militante et universitaire. J’ai recours à l’« autoethnographie » pour concrétiser et contextualiser mes réflexions sur l’obligation de rendre compte et sur la responsabilité[4]. Pour moi, il s’agit d’une démarche de théologie contextuelle et interculturelle. J’applique la définition que donne Stephen Bevan de la théologie contextuelle : « Il s’agit de prendre deux choses au sérieux : l’expérience du passé […] et l’expérience du présent, c’est-à-dire le contexte (expérience individuelle et sociale, culture séculière ou religieuse, situation sociale et changement social) » (cité dans Budden 2009, 2 ; traduction libre).

Plusieurs événements récents, au Canada et au Québec, modèlent ce contexte. Les gouvernements en place ont massivement appuyé l’extraction des ressources naturelles sur les terres autochtones, ce qui a entraîné une vive opposition des communautés autochtones et des groupes environnementaux. Au Québec, le Plan Nord n’en est que l’exemple le plus récent. Parallèlement, bon nombre de nations autochtones revendiquent non seulement leur langue et leur culture, mais également la souveraineté sur leur territoire, le contrôle de l’éducation et la protection de l’enfance, sans oublier des consultations et des aménagements au chapitre du développement économique. Dans de nombreux cas, ces nations assument le pouvoir de rejeter les projets de développement économique lancés ou soutenus par l’État qui règne sur leurs terres. Le besoin urgent de construire des logements décents et d’assurer une alimentation en eau potable, dans de nombreuses communautés autochtones, continue de retenir l’attention des médias. Le nombre de femmes autochtones assassinées, portées disparues ou violées, aussi bien au Canada qu’au Québec, ne cesse de croître et un nombre toujours plus grand de femmes, de collectivités et d’alliés autochtones s’assure en permanence que ces questions restent présentes à l’esprit du public.

Compte tenu d’une si grande urgence, les universitaires autochtones sont en train de mettre au point des méthodologies de recherche ancrées dans leurs systèmes de savoir. L’essentiel de ces travaux méthodologiques (Kovacks 2009 ; Absolon 2011 ; Smith 1999) fait écho à mes valeurs, puisqu’ils illustrent les efforts de ces intellectuels pour briser le joug des restrictions universitaires et mettre de l’avant l’utilité de ces travaux pour leurs collectivités. Je sais au fond de mon coeur que je dois trouver ma propre méthode de décolonisation, si je veux avoir un semblant d’intégrité dans le domaine pour le moins complexe des relations entre populations autochtones et non autochtones. C’est pourquoi je dois commencer par réfléchir brièvement à ma propre expérience de la Commission de vérité et de réconciliation pour ensuite explorer trois domaines où j’ai dû revoir mes hypothèses et mes valeurs, à savoir : les notions d’ascendance et d’identité, de relation avec la terre et de responsabilité en tant qu’immigrante. Je vais donc examiner en quoi le principe autochtone de relation et de parenté ainsi que les valeurs de responsabilité et de réciprocité ont contribué à forger ma compréhension de mes propres obligations. Je privilégie les auteurs autochtones, même si je reconnais le mode d’apprentissage eurocentrique qui m’a construite et qu’il m’incombe, en tant qu’universitaire immigrante, d’interroger. J’analyse certains travaux pertinents d’universitaires postcoloniaux et féministes qui portent sur la Bible et qui participent au processus de décolonisation du christianisme. En conclusion, j’examine certaines directives et certains exemples qui nous montrent comment les chrétiens immigrants peuvent aller de l’avant avec respect et entreprendre le processus de longue haleine de la réconciliation.

Il y a dix nations autochtones au Québec : les Hurons-Wendats, les Mohawks, les Abénaquis, les Algonquins, les Attikameks, les Cris, les Innus ou Montagnais, les Malécites, les Naskapis et les Mi’gmaq. Certes, je fais référence aux enseignements de différentes nations, dans différents contextes, qui ont tous contribué à mon apprentissage, mais je reviens toujours au contexte de Gespe’gewa’gi et aux Mi’gmaq. Non seulement parce que ce territoire se trouve dans les limites du Québec actuel, mais parce que des responsabilités m’incombent, qui ont été définies par mes ancêtres et mes relations actuelles dans cette région. Le processus de réconciliation ne peut se dérouler qu’au présent, avec des peuples et des nations qui font partie du cercle de chacun et en relation avec une terre et des territoires réels.

Enfin, j’ai appris des chercheurs autochtones que la pertinence est une valeur essentielle. Si mes écrits ne présentent aucun bénéfice pour les communautés autochtones, même à toute petite échelle, ou ne contribuent en rien à modifier la dynamique du pouvoir entre les peuples autochtones et les colons, au Canada et au Québec, cet article sera tout à fait inutile.

2. Témoignage, témoin et théologie

Élaboré à l’issue d’une Convention de règlement sanctionnée par les tribunaux entre les Églises, les sociétés de survivants des pensionnats indiens et le gouvernement canadien, le mandat de la Commission de vérité et de réconciliation est de révéler l’histoire et les séquelles des pensionnats indiens. Tous les Canadiens, ceux dont les ancêtres ont compté au nombre des premiers colons d’ascendance européenne et les immigrants de couleur ont été invités à participer à ces audiences[5]. Ainsi, des particuliers ont témoigné publiquement ou en privé de leur expérience. Ces témoignages portaient sur les enfants (maintenant des personnes âgées) qui ont été envoyés dans des pensionnats indiens, les survivants intergénérationnels, les enfants adultes des survivants qui ont été placés dans des foyers et les enfants envoyés dans des hôpitaux pour tuberculeux indiens. Chaque audience s’accompagnait d’une cérémonie propre aux peuples et aux nations sur le territoire desquels l’audience avait lieu. La cérémonie, qu’elle soit un chant, une danse ou des prières, permettait de canaliser les vives émotions et les témoignages poignants qui ont été recueillis, tout comme les services de counseling offerts à ceux et celles qui en avaient besoin. Ces témoignages s’inscrivent aussi dans un contexte plus vaste. Ainsi, une salle est consacrée à l’information et regroupe des babillards où sont exposés les détails des différents pensionnats indiens ; des ordres religieux et des Églises peuvent y avoir des kiosques. Quant aux trois commissaires, ils se sont rendus dans de petites communautés éloignées des grandes cités pour entendre ceux et celles qui ne pouvaient se déplacer[6].

La Commission présente malgré tout un éventuel danger : elle risque de servir d’alibi aux Canadiens et aux Québécois et justifier que l’on oublie le passé. Ceux-ci pourront ainsi nier leurs responsabilités, dans le projet plus vaste d’assimilation qui a été entrepris et continue de faire son oeuvre. La formulation du mandat de la Commission de vérité et de réconciliation et la façon dont certains représentants du gouvernement et de l’Église parlent de la Commission laissent entrevoir que les travaux en cours permettront aux Canadiens « de mettre le passé derrière nous ». Toutefois, les pensionnats indiens n’étaient qu’un maillon d’un programme législatif plus vaste, dont la pierre angulaire est la Loi sur les Indiens, document qui légitime la dépossession des terres autochtones, place les « Indiens » sous la tutelle de l’État et a pour objectif d’assimiler les peuples autochtones dans la société canadienne. C’est là l’histoire de quiconque est arrivé sur les rives de l’île de la Tortue comme immigrant, hier seulement ou il y a 500 ans. Que nous le reconnaissions ou non, la relation avec les Premières Nations est injuste et déséquilibrée, du simple fait que nous résidons sur leur terre et que nous en tirons profit, alors que ce territoire leur a été volé, qu’il a été occupé et obtenu par des traités conclus dans une dynamique de pouvoir inégale et, qui plus est, souvent, ce territoire n’a pas été cédé par les peuples autochtones.

Une brève description d’une audience de la Commission ne rend pas vraiment compte de l’expérience de l’immigrant ou de l’Autochtone qui y prend part. Le fait même d’assister à des témoignages de souffrance et de résilience passés sous silence pendant des années, le fait que ces témoignages soient entendus et enregistrés pour créer un centre qui deviendra le dépositaire de la mémoire (l’un des mandats de la Commission est de mettre sur pied un centre permanent de recherche et de documentation) est, en soi, d’une grande puissance. Après avoir assisté à quelques-unes de ces audiences, j’ai vu l’histoire prendre un tour différent ; son sens s’est approfondi pour moi.

Comment appliquer une perspective théologique à l’expérience du témoin qui assiste à des moments si puissants de guérison et de réappropriation de l’histoire ? Ma voix rejoint ici celle de Rebecca Chopp, théologienne euroaméricaine, qui se soucie de voir à quel point la théologie contemporaine, articulée autour de la dimension rationnelle, exclut les multiples dimensions de la vie des populations marginalisées par le point de vue mondial dominant. Dans Theology and the Poetics of Testimony, elle décrit une « poétique du témoignage » (traduction libre) comme pratique discursive qui a recours à la poésie, à l’art et à la parole pour décrire une souffrance indicible, remettant ainsi en question la façon dont la réalité a été dépeinte dans le discours dominant (Chopp 2001, 57). Elle avance que la théologie contemporaine doit être transformée par la personne qui assiste à ce témoignage. La poétique du témoignage « donne un droit moral à l’existence humaine […] Cet impératif est également théologique, tout du moins pour ceux qui vivent le christianisme comme une pratique de transformation émancipatrice ou, selon Albert Schweitzer, comme une révérence pour la vie » (Chopp 2001, 57, traduction libre). Je comprends ainsi ce droit moral : il s’agit d’assumer la responsabilité qui consiste à répondre loyalement dans des contextes donnés et de se libérer du carcan disciplinaire qui a réduit le terrain de la théologie euroaméricaine à une peau de chagrin.

La Commission de vérité et de réconciliation offre une tribune aux peuples autochtones pour dire cette souffrance inexprimable. Et elle donne aux immigrants l’espace nécessaire pour entendre ces témoignages, qui évoquent non seulement les mauvais traitements physiques, mentaux et émotionnels ainsi que la répression de la langue et de la culture dans les écoles, mais également les nombreux et continuels décès prématurés dans les familles, les suicides ainsi que la disparition et l’assassinat de nombreuses femmes. Nous avons entendu ces histoires dans une langue chargée d’émotion que les cérémonies endiguaient, une langue particulière et concrète, dans une atmosphère de respect pour celui ou celle qui s’exprimait. La Commission est devenue le réceptacle de cette peine indescriptible, tissée à l’aune du quotidien d’un si grand nombre de peuples autochtones, que la plupart des peuples non autochtones ne veulent ni voir ni même imaginer.

La Commission est aussi un forum où s’expriment des récits de résistance et de survie, témoins d’une vigoureuse résurgence autochtone. Bon nombre de ceux et celles qui ont pris la parole, jeunes et vieux, parfois dans leur propre langue, illustrent cette résurgence d’un savoir propre à la tribu, la revitalisation des langues et le retour à des pratiques traditionnelles qui étaient devenues marginales ou qui avaient survécu grâce aux efforts d’aînés résilients.

Si, comme l’avance Chopp, la théologie doit changer et « passer d’un discours axé sur la raison à un discours qui répond aux injonctions morales évoquées dans les témoignages » (2001, 66, traduction libre), nous nous devons d’entendre les enjeux éthiques qui en ressortent et leur contexte plus vaste. Chris Budden, théologien immigrant australien, demande à ce que soit reformulée ce qu’il appelle la théologie des « Deuxièmes Nations ». Il réclame la fin de la théologie des immigrants qui ont présumé que « leurs doctrines et leurs pratiques sont déterminées par une tradition dans laquelle les autres doivent trouver leur place plutôt que d’explorer, avec les Premières Nations, ce que dit la tradition et les revendications envisageables de nos jours » (Budden 2009, 8, traduction libre).

La vision du monde autochtone repose sur le postulat que la différence est la norme et un aspect de la complexité de l’interdépendance dans laquelle nous vivons. Au contraire, une vision du monde chrétienne et eurocentrique tend vers l’universalisation et l’homogénéisation ; elle recherche des similarités. Les traditions autochtones sont ancrées dans un lieu propre et se distinguent les unes des autres, contrairement au christianisme, qui revendique la validité universelle de ses croyances. Au Canada et au Québec, l’essentiel de la théologie chrétienne a pour fondement une hétéronormativité blanche, patriarcale et occidentale. La mission civilisatrice du christianisme est toujours à l’oeuvre. Pendant des siècles, sur cette terre que l’on appelle désormais Canada, les réalités autochtones ont été maintenues en marge du discours chrétien, perçu, lui, dans une perspective de service ou de mission. Nous voir comme des occupants, des envahisseurs ne fait pas partie de la vision chrétienne. Pourtant, si nous voulons pouvoir pratiquer une théologie contextuelle dans ce pays qui porte le nom de Québec, nous devons assumer cette réalité et en faire notre point de départ.

Je propose ainsi que les chrétiens non autochtones, qui ont considéré leur héritage européen comme la « vérité », abordent désormais les traditions autochtones d’un point de vue interconfessionnel. Autrement dit, dans la formulation d’une réponse morale à l’histoire du colonialisme et à la dépossession sur laquelle ces pays se sont bâtis, nous devons commencer par nous attacher aux questions de sens et d’intention soulevées par les prolifiques universitaires autochtones qui documentent, de l’intérieur même de cette vision du monde autochtone, la décolonisation et l’indigénisation de leurs nations. Les universitaires autochtones et les gardiens du savoir traditionnel, qu’il s’agisse de traditions orales encore actives ou d’écrits, énoncent les nombreuses strates de leurs traditions respectives, dont bon nombre sont souvent accessibles uniquement si l’on comprend la langue du groupe concerné. Un processus interconfessionnel suppose de découvrir et d’honorer les grandes différences qui caractérisent nos traditions respectives et de permettre aux valeurs autochtones d’illuminer et de transformer les nôtres. En d’autres termes, nous entendrons peut-être une injonction morale dans cette autre tradition. Et c’est ce à quoi nous pouvons répondre, à mesure que nous en décrypterons le sens, à la lumière de notre propre tradition.

3. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?

3.1 Ascendance, généalogie et lignée

Nous sommes en train de préparer un atelier sur la vérité et la réconciliation avec les membres de l’Église Unie du Canada, dans le Westside de Vancouver, en territoire musqueam. Alannah Young Leon et moi-même travaillons avec Larry Grant, qui compte au nombre des aînés de la bande de Musqueam. Je propose de faire un exercice de présentation au cours duquel nous demanderons à chaque participant de donner de l’information sur son milieu social, entre autres sa race, son origine sociale et le territoire où il vit. Larry me regarde, glousse et me dit : « Tu veux qu’ils te disent d’où vient leur grand-mère ? »

Je raconte cette histoire parce qu’elle m’a fait prendre conscience d’une façon de comprendre l’identité qui diffère, selon que la vision du monde est européenne ou autochtone. Un trope courant de la culture dominante consiste à se présenter en parlant de son travail et, dans les cercles universitaires et politiques éclairés, selon sa position sociale. Dans les cultures autochtones, ce qui importe, c’est le réseau de parenté auquel vous appartenez, y compris votre ascendance, votre lignée et la communauté et le territoire dont vous faites partie. Même le nom des membres de votre famille compte, tout comme celui de votre clan ou de votre maison. Lorsque nous demandons à des immigrants, dans des travaux interculturels, de nommer leurs ancêtres et la nation autochtone sur le territoire de laquelle ils vivent, rares sont ceux qui y parviennent. Oublier son passé, c’est là un des prix à payer pour être assimilé à la culture dominante.

Du côté paternel, je suis une Québécoise de la douzième génération. Mon père s’appelait Joseph Edgar Nadeau. Ses ancêtres maternels et paternels sont arrivés au Québec de France dans les années 1650. La lignée paternelle de sa mère, des Gagnon, s’est installée en Gaspésie, d’abord autour de Rivière-Ouelle et de Matane et, par la suite, à Port-Daniel. Les ancêtres paternels de mon père sont arrivés à l’île d’Orléans d’où ils sont partis pour la Gaspésie à la fin des années 1800, d’abord à Cascapédia et ensuite à Port-Daniel. La plupart des femmes qui ont épousé ces lignées d’hommes semblent avoir porté des noms français. Certains noms écossais apparaissent toutefois vers la fin du xixe siècle : le grand-père de mon père a en effet épousé consécutivement deux soeurs d’ascendance écossaise, dans la région de Cascapédia. Toutes ces communautés se trouvent dans Gespe’gewa’gi, dans le septième district de la Confédération mi’gmaq.

Du côté de ma mère, je représente la troisième génération d’immigrants. Ma mère s’appelait Patricia Downey. La famille catholique de son père est arrivée d’Irlande à Brockville, dans le territoire mohawk de Tyendinaga. Sa mère était Américaine, issue d’une famille méthodiste anglaise du Kansas. La famille de ma mère était petite, plutôt urbanisée et nous la voyions rarement. Ma mère a rencontré mon père alors que celui-ci travaillait pour une société de fiducie, à Toronto. Cette période a été brève et ils sont revenus au Québec quand j’étais encore bébé. Nous avons vécu à Montréal, dans une banlieue anglophone de la classe moyenne. Jusqu’à l’âge de 17 ans, j’ai passé une grande partie de mes étés à Port-Daniel, le berceau de la famille élargie et bilingue de mon père.

Comme bon nombre de Québécois, j’avais peu conscience de la présence des « Indiens » au Québec. Parce que mes parents jouaient au golf, je connaissais le Club de golf Kanawaki, près de Châteauguay, un mot qui, j’allais l’apprendre plus tard, était la déformation du nom de la communauté mohawk de Kahnawake. Je me souviens que, adolescente, quand nous partions de Montréal en voiture pour Port-Daniel, mon père nous montrait la réserve indienne de Maria, maintenant la Première Nation de Gesgapegiag, et j’imaginais un groupe de gens blottis derrière une haute palissade, ce qu’évoquait pour moi le mot « réserve ». Cette observation était d’ailleurs assez juste puisque, jusqu’en 1952, les « Indiens » n’avaient pas le droit de sortir des réserves sans l’autorisation de l’agent des Indiens ou du prêtre.

Lors d’un de ces voyages, mon père me fit remarquer avec désinvolture que nous avions du sang « micmac ». Le racisme et le paternalisme envers les peuples autochtones, aussi bien dans ma famille que sur la côte, étaient très prononcés, dans les années 1950 et 1960. Il s’agissait là d’une remarque inhabituelle, qui ne signifiait néanmoins rien pour moi à l’époque. En grandissant, je me suis demandé pourquoi ma grand-mère, quelques-unes de mes tantes et un oncle avaient des yeux en forme d’amandes, des cheveux noirs et des pommettes saillantes. Plus jeune, ma grand-mère faisait l’objet de plaisanteries en raison de la forme de ses yeux ; on la traitait d’« Esquimau ». Toutefois, la majorité de la famille n’a jamais accordé beaucoup de foi au fait que du sang autochtone coulait peut-être dans ses veines ; ma grand-mère en aurait été la première horrifiée.

Bon nombre des premiers colons français avaient épousé des femmes autochtones, y compris pendant la période qui a suivi l’arrivée des Acadiens en Gaspésie, après la guerre et les déportations brutales par les Britanniques, à la fin du xviiie siècle, sous la protection des Mi’gmaq. Puisque les seuls arbres généalogiques réunis par ma famille concernaient la lignée masculine, j’étais déterminée à en savoir plus sur la généalogie de toutes ces femmes qui avaient épousé les hommes de ma parenté : je voulais mettre la main sur cette mystérieuse ancêtre autochtone. Mais l’envergure de cette tâche dépassait de loin les recherches dans Internet, annonçant de longues semaines à éplucher des archives et des actes de baptême, souvent jalousement conservés par les curés des paroisses locales.

Je réalisai que je m’étais peut-être fourvoyée, dans de longues et vaines recherches, quand quelques rencontres fortuites modifièrent ma perspective. Alors que je confiais à Jean-François Lozier, historien de la Nouvelle-France, que mon ascendance n’était pas très claire du côté de ma grand-mère, il me répondit, avec une pointe d’ironie : « Tout le monde cherche la princesse indienne de la famille. » Je me rendis compte alors que j’étais tombée dans le piège qui se referme sur bon nombre de Québécois. Depuis des dizaines d’années, la généalogie fascine ceux et celles qui se targuent de liens historiques très anciens avec les premiers colons français. Cette obsession généalogique, indissociable de la dislocation de la modernité, est souvent liée à des politiques d’identité nationalistes. Le colonialisme est rarement pris en compte dans la recherche de ses ancêtres. Et une Québécoise sur deux que je rencontre me dit qu’il y a une Autochtone dans sa filiation. C’est à la mode désormais de s’identifier aux peuples autochtones. En effet, au Québec, le racisme a évolué : la vision romantique du noble guerrier et de la jolie princesse a balayé le mépris dans lequel on tenait le sauvage.

Jonathan Dewar est l’auteur de la deuxième remarque qui a modifié la vision que j’avais de mes ancêtres. Jonathan travaillait pour la Fondation autochtone de guérison et, à un lancement de livre, il s’est présenté en disant que sa grand-mère avait du sang Huron-Wendat. Il a ensuite ajouté qu’un ami lui avait rappelé qu’il avait aussi trois autres grands-parents et que ceux-ci avaient été tout aussi importants dans sa vie.

Cette réflexion m’a frappée. Comment prétendre à l’équilibre si toute ma curiosité s’attardait à une femme inconnue dans mon arbre généalogique ? Je sais que l’identité est quelque chose de complexe et que des frontières rigides entre peuples autochtones et non autochtones, colonisateurs et colonisés, voilent la réalité des mariages mixtes et des amitiés occasionnelles qui demeurent une partie intégrante des relations entre nos peuples. Il m’a semblé toutefois que je ferais mieux d’explorer l’ascendance de mon père, qui constitue le facteur le plus décisif de mon éducation et de mon origine sociale.

Derrière l’image de la victime de la faillite qui remontait aux années 1960, que je m’étais forgée de mon grand-père pendant l’enfance, je découvris bientôt l’histoire d’un entrepreneur habile. Ces recherches m’ont obligée à faire face à une autre réalité : mon grand-père, à une période de sa vie, avait dirigé sept usines sur la côte, sous-traité des travailleurs à l’usine de pâte à papier de Chandler et construit des navires pour transporter son bois à Saint-Pierre-et-Miquelon et vers les États de la Nouvelle-Angleterre. Mon arrière-grand-père Nadeau, dont la légende avait été idéalisée dans la famille parce qu’il avait été excommunié deux fois pour avoir construit deux temples protestants (un au Québec et un au Nouveau-Brunswick), avait participé à la construction du chemin de fer et avait été entrepreneur en construction tout en dirigeant une usine et un magasin général à Cascapédia. J’ai découvert que l’un des lointains cousins de mon père avait été agent des Indiens pour la côte, dans les années 1950. Pour ce qui est des hommes du côté de ma grand-mère Gagnon, j’ai découvert un prêtre, un frère et même un cardinal. Si j’examine ma famille sous l’angle des relations coloniales avec les Mi’gmaq, ces hommes ont joué un rôle important dans les conditions matérielles et culturelles qui ont contribué au déplacement, à l’appauvrissement et à l’invisibilité des Mi’gmaq, à la fin du xixe siècle et au xxe siècle, sur la côte gaspésienne.

3.2. Identité de l’immigrant et identité blanche

Taiaiake Alfred, universitaire mohawk, a parlé du nombre de Québécois qui se réclament d’une ascendance autochtone : certes, les mariages mixtes avec des Autochtones étaient monnaie courante pour les Français, mais la plupart de ces familles ont choisi de vivre dans la culture blanche[7] (Alfred, 2011). George Tinker, théologien osage, critique ceux qui se réclament d’une relation biologique avec un ancêtre autochtone perdu de longue date et affirme que l’identité autochtone doit être liée à une « compétence culturelle » [traduction libre], à l’appartenance à un clan et à l’identification à une communauté (Tinker, 2004, 32-33). Bonita Lawrence, universitaire mi’gmaq (2003), est plus circonspecte quant à l’ancêtre autochtone perdue pour les femmes, puisque la question de l’identité est très complexe pour des générations entières de femmes autochtones et leurs enfants. Celles-ci ont perdu leur « statut » légal quand elles ont épousé des Blancs, en raison de la Loi sur les Indiens, et par l’entremise des foyers d’accueil et de l’adoption.

J’ai résolu mes problèmes identitaires en reconnaissant que je suis une femme d’ascendance européenne mixte, dont les ancêtres français ont épousé des Mi’gmaq et ont joué un rôle dans la colonisation des territoires mi’gmaq. J’ai par conséquent une responsabilité envers cette terre et les Mi’gmaq de cette région. Je partage le point de vue d’Albert : le choix de vivre dans une culture blanche façonne l’identité. Mes ancêtres ont choisi les avantages de la culture européenne, une culture « blanche », du fait que celle-ci s’est bâtie sur l’oppression des peuples que l’on jugeait appartenir à une race inférieure. Soulever la question de l’identité blanche parmi des Québécois francophones est chose ardue. Des années de domination économique par des Anglo-Saxons protestants et une domination nettement teintée de racisme ont conduit de nombreux Québécois à ne plus se percevoir comme Blancs. Toutefois, la complexité de la dynamique entre les Anglais et les Français au Québec n’a servi qu’à voiler la réalité : les deux groupes ont profité de l’invasion et de l’occupation des territoires autochtones, situation qu’ils ont rationalisée en traitant les peuples autochtones de « sauvages ». Dans la région de la Gaspésie, les premiers colons francophones et anglophones ont vécu côte à côte (malgré des tiraillements), cohabitation qui perdure depuis le milieu du xviiie siècle. Au début du xixe siècle, les Mi’gmaq ont été expulsés de leurs terres et confinés à deux petites réserves, Maria et Restigouche. Les Mi’gmaq qui parlaient français étaient essentiellement regroupés autour de la ville de Gaspé et n’ont été reconnus comme communauté qu’en 1972, lorsqu’ils se sont vu octroyer le statut légal de bande de Gaspé (Gespeg), mais aucun territoire en vertu de la Loi sur les Indiens. Au cours du xixe siècle et de la plus grande partie du xxe siècle, les rivières à saumon où les Mi’gmaq pêchaient deviennent des propriétés privées qui « appartiennent » désormais à de riches Américains et Montréalais anglophones. Les droits de chasse et de pêche des Mi’gmaq sont déniés ou sévèrement restreints, alors que de vastes forêts, où se trouvent les animaux et les plantes, qui fournissaient remèdes, nourriture, vêtements, outils, écorce pour les paniers et un toit aux Mi’gmaq, sont subdivisées en lots pour l’exploitation forestière. Les conditions matérielles des Gaspésiens blancs, même de ceux qui étaient des travailleurs d’usine relativement pauvres, reposent sur l’effacement du mode d’occupation des Mi’gmaq et l’utilisation de leurs territoires.

Jennifer Harvey, éthicienne chrétienne, évoque « la déshumanisation et la malformation morale » (traduction libre) qui découlent de certaines pratiques « inhérentes à une existence qui repose sur la soumission des autres » (2004, 115, traduction libre). Harvey écrit dans le contexte des États-Unis, contexte dans lequel la complicité avec l’esclavage, de la part des peuples d’ascendance européenne, était inextricablement liée aux conditions historiques qui « sont devenues le matériau véritable et le contenu moral de l’identité blanche » (2011, 153, traduction libre). L’on devient « Blanc » en bénéficiant concrètement des injustices imposées à des groupes traités comme des races inférieures par d’autres. L’identité blanche n’est pas synonyme de l’héritage français, anglais, irlandais ou écossais d’une personne. Il s’agit plutôt d’un ensemble de privilèges, souvent invisibles pour ceux-là mêmes qui les détiennent, qui les placent dans une position de pouvoir inégale par rapport à ceux qui n’en jouissent pas. Comme l’affirme James Perkinson, théologien de l’identité blanche, l’identité blanche, comme malformation morale est réversible ; l’on peut prendre conscience de ses privilèges raciaux, apprendre à vivre une vie créative et responsable, compte tenu de sa généalogie, et remettre en question le fonctionnement de la suprématie blanche dans cette société (cité dans Budden 2009, 5).

En 2011, j’ai assisté au discours d’ouverture de feu Richard Twiss, éducateur lakota, chrétien évangélique et cofondateur du North American Institute for Indigenous Theological Studies (NAIITS), dans le cadre d’une conférence commanditée par le Churches Council on Theological Education in Canada (Conseil des Églises pour l’éducation théologique au Canada). Le NAIITS repose sur la conviction que les cultures et les visions du monde autochtones peuvent transformer un christianisme eurocentrique et se fixer comme priorité « le fait d’encourager la communauté autochtone nord-américaine à élaborer et à formuler des points de vue autochtones d’Amérique du Nord sur la théologie et sa pratique[8] » (traduction libre). Twiss parcourait la scène à grandes enjambées, pendant son discours teinté d’humour, quand il nous fit part de la réflexion suivante : « On me demande souvent comment je peux être à la fois Autochtone et chrétien », ce à quoi il a répondu : « Comment peut-on être Blanc et chrétien ? Cette question n’est-elle pas plus pertinente[9] ? » (traduction libre).

La relation critique entre l’identité blanche et le christianisme eurocentrique, entre l’identité raciale et la façon dont le christianisme a été compris et défini, a joué un rôle essentiel dans la dépossession des peuples autochtones. Les Églises avaient pour fonction de « civiliser » et de convertir les Indiens. Par l’entremise des pensionnats indiens et des missions, elles ont propagé les valeurs culturelles européennes et chrétiennes de propriété, de travail acharné, de monogamie, de modestie et de piété, pour que les Autochtones deviennent comme les Blancs. Il s’agissait de miner le rôle des femmes comme maillons incontournables de la transmission de la langue et de la culture. La croyance en la supériorité morale de la race blanche sur les peuples indiens était inhérente à ce christianisme. En condamnant les pratiques cérémonielles autochtones, en empêchant les Autochtones de parler leur langue et en essayant de faire des hommes autochtones des travailleurs et des femmes autochtones, de « bonne ménagères », les Églises sont devenues le fer de lance des tentatives de destruction des traditions religieuses autochtones.

Le rôle des Églises dans la création de la Commission de vérité et de réconciliation a permis à ces dernières d’assumer une partie de la responsabilité du génocide culturel que les écoles ont contribué à perpétrer. Toutefois, le défi que devront relever les chrétiens immigrants et les Églises est double : il s’agit de rejeter non seulement la théologie archaïque des missionnaires du passé, mais également la culture invisible attachée à l’identité blanche, qui reste omniprésente dans l’essentiel de la théologie dominante, au Canada et au Québec. Faute de quoi, il nous sera impossible de nous reconstituer moralement, de rétablir un lien constructif avec nos propres traditions chrétiennes et de devenir des alliés de façon à nous libérer des chaînes de la suprématie blanche et de la domination impériale.

4. Relation avec la terre

4.1 À la recherche du cordon ombilical

J’ai récemment participé à une table ronde sur les méthodologies de décolonisation, avec l’éducatrice maorie Meri Marshall, dans le cadre d’une conférence de l’American Educational Research Association. Meri a évoqué un moment critique de sa propre démarche de décolonisation. Scolarisée dans un système blanc, elle a grandi sans savoir grand-chose des us et coutumes maoris. Avec l’âge, elle a graduellement appris sa langue et les enseignements de sa culture et elle a insisté pour que ses enfants soient inscrits dans des écoles d’immersion maories. Quand sa fille, enceinte de son premier enfant, lui a annoncé qu’elle avait l’intention d’enterrer le placenta sur leur territoire traditionnel, la première réaction de Meri fut : « C’est trop maori pour moi. » Lorsque la cérémonie eut effectivement lieu, elle s’est rendu compte que sa nouvelle petite-fille et indirectement, elle-même, étaient ramenées à un rapport d’une grande profondeur avec la terre[10].

À la même conférence, Lorna Williams, éducatrice lil’wat, fit remarquer que quatre éléments façonnent l’identité des peuples autochtones : « Savoir qui je suis, d’où je viens, qui sont mes ancêtres et « où est mon cordon ombilical »[11] » (traduction libre). Les Lil’wat enterrent le placenta sur leur territoire, de sorte qu’une partie d’eux-mêmes est toujours reliée à cette terre natale. La racine du mot « nombril » et de l’expression « cordon ombilical » est la même dans la langue ucwalmicwts : les deux indiquent que le centre d’un être est rattaché à la terre.

J’ai fait un rêve après cette conférence. Je venais d’accoucher, mais je sentais qu’il y avait encore quelque chose dans mes entrailles. Au début, j’ai cru que c’était un autre bébé. Mais je ne réussissais pas à l’expulser et je ne ressentais aucune contraction. J’ai commencé à avoir peur. Peu à peu, je me suis rendu compte que ce n’était pas un autre bébé, mais le placenta et qu’il était coincé. Je craignais que la sage-femme ne l’enlève de force. Ou peut-être n’étais-je pas prête à attendre les contractions. Je me suis réveillée.

L’image du placenta coincé dans la matrice est une métaphore plutôt juste du dilemme du colon. Celui-ci arrive sur ces terres, riche de nouvelles idées et de nouveaux projets, mais n’a aucun lien avec le lieu. Survient alors une sorte de constipation utérine. Pourtant, si le placenta reste coincé dans l’utérus, une hémorragie peut s’ensuivre et l’on risque de mourir au bout de son sang. Je ne veux pas dire ici que les exploitants agricoles, les pêcheurs ou ceux qui vivent près de la terre ne ressentent aucune communion avec les champs, les cours d’eau et les forêts, mais plutôt que la plupart des immigrants ne sont pas habités par l’identification viscérale à la terre qui vient d’une vision du monde autochtone. Bon nombre d’immigrants voient la terre comme une ressource à exploiter et à utiliser pour favoriser le développement économique, ce qui s’inscrit dans une vision du monde où les humains sont distincts, séparés et supérieurs à la terre et à ses habitants non humains. C’est pourquoi de nombreux projets de colons reposent sur l’épuisement des ressources, sur l’exploitation de celles-ci, jusqu’à la dernière goutte du sang de la terre.

Jeanette Armstrong, écrivaine et conteuse (Okanagan), enseigne que « dans l’Okanagan, nous ne faisons pas simplement partie de la terre, nous ne faisons pas simplement partie de ce vaste système qui anime la terre, nous sommes la terre » (2008, 67, traduction libre). Dans Nm’tginen : Me’mnaq ejiglignmuetueg gis na naqtmueg, le document de la Mi’gmawei Mawiomi (2007) qui présente la déclaration des Mi’gmaq de Gespe’gewa’gi, quant aux droits et aux titres des Autochtones sur leurs terres, on lit :

La façon Mi’gmaq de comprendre la terre est différente de celle des Européens. Lors des premiers contacts, nous ne referions pas notre territoire en construisant des clôtures ou en hissant des drapeaux : c’était de cette façon que les nouveaux arrivants se déclaraient propriétaires ! Pourtant, nos ancêtres avaient un système bien établi de gouvernance, basé sur la croyance que nous sommes les gardiens de la terre et que nous sommes responsables de la prochaine génération.

Mi’gmawei Mawiomi 2007, 7

Plus loin dans le document, on trouve une citation d’un aîné mi’gmaq :

Personne ne la possède [la terre]. Nous avons été mis ici pour en prendre soin, nous ne sommes que les gardiens. Quand une nouvelle génération arrive, elle devient le gardien. Par contre, si on y pense, quand je dis que nous « appartenons » la terre, je ne veux pas dire que nous voulons la ravoir, parce que si on regarde bien, et qu’on y pense, si vous allez voir Gisulgigtug [Créateur], et que vous y pensez bien, c’est vrai ce qu’ils disent, nous appartenons pas la terre [personne ne peut la posséder].

Mi’gmawei Mawiomi 2007, 8

Fred (Gopit) Mettalic de Listiguj, dans un article intitulé « Strengthening our Relations in Gespe’gewa`gi, the Seventh District of Mi`gma`gi » (Étayer nos relations dans Gespe’gewa`gi, le septième district de Mi`gma`gi), écrit :

« La terre a toujours pris soin de notre peuple » — si nous acceptons que la terre a toujours subvenu à nos besoins ; si nous acceptons que la terre a pris soin de nous, nous acceptons aussi que la terre est un cadeau du Créateur. En reconnaissant la terre ainsi, nous affirmons l’existence d’une relation avec tous les êtres qui s’y trouvent.

Metallic 2009, 62, traduction libre

La relation des colons avec la terre est très différente. Quand je suis retournée à Port-Daniel en 2000, après en être partie pendant de longues années, la maison de mon grand-père était tout ce qui restait de ma grande famille, la maison ancestrale ; elle était alors la propriété du petit-cousin de mon père. L’entreprise familiale avait de nouveau fait faillite dans les années 1980 et l’endroit où se trouvaient jadis l’usine et la quincaillerie disparaissait sous l’herbe et les arbustes. Mes cousins, mes oncles et tantes avaient tous vendu leur maison et avaient déménagé, certains à Montréal et à Québec, d’autres en Colombie-Britannique et en Alberta. En 2009, il n’y avait plus aucune trace des Nadeau dans le village. La maison ancestrale avait été vendue à un psychologue chilien qui travaillait à Chandler et à Montréal. Quelques-uns d’entre nous continuaient de revenir en été pour se recueillir sur la tombe familiale ou rendre visite à des cousins, à Gaspé. La réalité était que les Nadeau et les Gagnon avaient quitté Port-Daniel pour de bon. Notre relation à cette terre, en tant que famille de colons, dépendait du travail, des possibilités, de l’argent et de l’aventure, contrairement aux Mi’gmaq qui seraient restés pour toujours sur la côte, attachés à la terre comme ce ne fut jamais notre cas.

L’expérience autochtone de la terre est multidimensionnelle. Elle est liée à la langue et à la culture. Les systèmes de savoir autochtones reposent sur les relations qu’un peuple entretient au fil du temps avec les animaux, les plantes et les cours d’eau qui sillonnent son territoire et qu’illustre la façon dont est nommé chaque endroit, chaque plante, chaque cours d’eau. Leeanne Simpson, universitaire et militante anishbaabe précise que

[…] Ces relations sont encodées dans la structure des langues autochtones et dans les systèmes politiques et spirituels autochtones. Elles sont cultivées sous des formes traditionnelles de gouvernance et sont vécues dans le coeur et l’esprit des peuples autochtones. Sans écosystèmes intacts, les peuples autochtones ne peuvent nourrir ces relations.

Simpson 2004, 378, traduction libre

4.2 Faire théologie dans la terre[12]

4.2.1 Engagement formel et relations

Les immigrants, qu’ils soient chrétiens ou non, indépendamment de la religion dont ils se réclament, ne peuvent devenir Anishinaabe ou Salish ou Mi’gmaq. Ces traditions sont indissociables de la terre, du lieu et de la culture. Il ne s’agit pas de « religions » de conversion. Les immigrants peuvent assister à des cérémonies comme invités, apprendre des traditions autochtones et même se laisser transformer par elles. Les traditions autochtones sont une invitation à repenser nos propres traditions et à plonger au coeur de nous-mêmes pour y trouver le savoir et la sagesse dont nous sommes tous capables.

Dans la tradition chrétienne, un travail considérable est déployé pour trouver d’autres voies aux lectures capitalistes et impérialistes des Écritures. Les érudits postcoloniaux qui ont travaillé sur la Bible, les féministes et l’herméneutique écologique ainsi que les lectures autochtones des Écritures chrétiennes exposent à quel point les valeurs eurocentriques et les objectifs impériaux ont coloré notre lecture et notre interprétation du texte. Il n’est guère difficile de relier la Bible à la terre, si l’on tient compte du fait que les Écritures ont été rédigées au sein de peuples tribaux, attachés à la terre, et sont ancrées dans des histoires. Comme l’affirme Thomas King, conteur cherokee, chaque histoire change selon le conteur et la personne qui l’écoute. Il cite ensuite le conteur nigérian Ben Okri : « Si nous changeons les histoires qui balisent notre vie, il est fort possible que nous changions nos vies » (cité dans King 2003,153, traduction libre).

Le mouvement de l’herméneutique écologique aborde les textes bibliques du point de vue de la terre comme être vivant, ayant une valeur intrinsèque. Cette herméneutique écologique radicale est issue du Earth Bible Project[13] et a évolué : au début, ce mouvement était à la recherche de contenu écologique dans les textes ; maintenant, il envisage la terre comme sujet et, par conséquent, donne une voix à la terre et aux créatures non humaines qui la peuplent pour nommer les injustices perpétrées par les humains et celles faites à la terre, dans le texte. Norman Habel, rédacteur de la série Earth Bible définit trois volets dans l’herméneutique écologique : la suspicion, l’identification et le repérage (2008, 3). La suspicion nomme l’anthropocentrisme dans le texte ; l’identification fait appel à l’empathie envers des êtres non humains et les injustices dont ils ont fait l’objet ; le repérage repose sur la reconnaissance des voix des créatures non humaines dans le texte (Habel 2008, 4-5).

Gail Yee, universitaire féministe postcoloniale, applique ce processus herméneutique à une lecture du prophète Osée, dans la Bible juive. Elle constate que le prophète, au chapitre 4, 1-3 et au chapitre 2, 18-23, nomme « la parenté physique et l’interdépendance entre la totalité de la création, les humains et les créatures non humaines qui peuplent la terre » (Yee 2011, 76, traduction libre). Yee décrit comment Osée fait un lien entre la souffrance de la terre et les « infractions à l’Alliance commises par les êtres humains » (74, traduction libre) et comment, dans Osée 2, 18, le prophète évoque « la promesse d’un nouvel ordre d’engagement où nos relations paisibles et productives avec Dieu et la création sont restaurées » (76, traduction libre). Sa lecture nous rappelle que l’héritage chrétien renferme une tradition d’engagement formel qui inclut la terre et ses créatures, et que la fidélité humaine envers l’Alliance peut mettre un terme à la guerre et à la destruction de la terre. Il s’agit là du meilleur de la tradition prophétique. Elle nous rappelle notre responsabilité : changer notre vie au profit de la terre. Certes, il est impossible d’expurger complètement la Bible des notions d’anthropocentrisme, de patriarcat ou d’impérialisme ; il existe toutefois de nombreuses lectures libératoires de textes comme ceux-là, qui illustrent notre relation avec la terre et notre responsabilité envers elle.

Les chrétiens autochtones qui lisent la Bible ne passent pas par ce processus herméneutique, puisque celui-ci est inhérent à leur vision du monde : voir la terre et ses créatures sur un pied d’égalité avec les humains, ce qu’illustre l’article de la Cherokee Laura Donaldson sur la façon dont les femmes autochtones se sont approprié le christianisme pour servir et soutenir leurs traditions (2000). Dans un exemple, elle s’inspire du poème de la poétesse navajo Luci Tapahonso intitulé For Lori, this Christmas I Want to Thank You in This Way et analyse comment la nativité, selon l’évangéliste Luc, est racontée par la femme navajo comme une histoire d’animaux qui sont témoins de la naissance de Jésus. C’est le mouton, plutôt que les anges, qui annonce la « bonne nouvelle » de la naissance de Jésus. Pour Donaldson, ce « compte rendu de la naissance de Jésus place ce dernier dans un berceau tissé d’un réseau serré de relations entre des personnes humaines et des personnes non humaines, imaginaire poétique des origines de Jésus qui bouleverse la généalogie patriarcale de sa filiation » (2000,111-112, traduction libre). Comme dans cette version revisitée du récit dominant, la compréhension autochtone des Écritures, ancrée dans des cultures et des récits amérindiens, peut aider des chrétiens non autochtones à trouver des orientations pour mener une vie plus harmonieuse et respectueuse de nos relations d’interdépendance avec tous les êtres vivants.

4.2.2 Pratique du don et réciprocité

Dans un article précédent, intitulé : « Restoring Relationship : Toward a Theology of Reparations as Gift », j’examinais comment la pratique autochtone du don m’avait à la fois obligée à observer ma tendance personnelle à accumuler et à chercher comment la pratique du don avait été éradiquée des Écritures pour servir des fins impérialistes. J’y avançais qu’il y a une tradition radicale du don, dans la Bible chrétienne, et que nous devons nous la réapproprier pour réparer les dommages du colonialisme, ce qui suppose d’entreprendre des réparations matérielles, entre autres de rendre la terre aux Premières Nations (Nadeau 2008).

La pratique du don est indissociable du principe de réciprocité ; c’est la pierre angulaire des ressorts de l’interdépendance des créatures, de la terre et des humains dans la vision du monde autochtone. Les travaux d’herméneutique écologique ont mis en lumière l’importance des relations réciproques avec la terre, dans le christianisme postcolonial. Elaine Wainright, écoféministe blanche australienne et spécialiste postcoloniale de la Bible, enrichit la lecture de Marc 14,3-9, l’histoire de la femme au vase de nard qui oint les pieds de Jésus, pour illustrer la compréhension de cette interdépendance qui élargit le principe du don (2008).

Wainright reprend le deuxième volet de l’herméneutique écologique d’Habel : l’identification. Le texte illustre un réseau de relations qui est tissé autour de Jésus. Dans un premier temps, Wainright insiste sur la valeur et la beauté de l’albâtre dans lequel le vase est façonné et ensuite sur le précieux nard dont l’onguent se compose. Le nard vient du spikenard, issu d’une plante indienne qui était importée du Moyen-Orient. Les remèdes fabriqués à partir des racines de cette plante et, dans ce cas, l’arôme et la texture de l’onguent, avaient des vertus curatives et rafraîchissantes. Wainright souligne que la plante a donné sa vie pour l’onction de Jésus, au moment de sa mise en terre, et participe ainsi aux relations dans la communauté humaine (134-135).

Wainright poursuit en montrant comment la réaction des disciples au cadeau de la femme illustre le conflit entre deux visions du monde. Décréter que le cadeau est du gaspillage et prétendre qu’il aurait pu être vendu pour nourrir les pauvres illustre une absence d’identification au nard ; il n’y a aucune reconnaissance des vertus guérissantes de la plante ni de sa fonction de cadeau pour préparer Jésus à affronter la mort. Wainright va plus loin. Elle avance que les disciples ne reconnaissent pas la dépendance des humains entre eux ni envers les cadeaux de la terre. Ils ne veulent pas admettre la dépendance de Jésus, ce qui rejaillit sur eux en tant que disciples. À l’opposé de leur vision du monde, qui repose sur l’échange de marchandises, la pratique du don évoque un type d’économie et une façon d’être tout à fait différents. « C’est dans la reconnaissance du jeu de la dépendance et de l’interdépendance à l’intérieur du réseau de relations et dans la participation à ce jeu que les créatures non humaines, humaines et le divin vivent le déploiement du don » (138, traduction libre).

5. Assumer la responsabilité

Au cours d’une cérémonie en territoire anishinaabe, une femme me demande d’où je viens. Je lui raconte mon ascendance française, irlandaise, anglaise et écossaise et la présence d’une lointaine ancêtre mi’gmaq. Je lui parle aussi de ma difficulté à rassembler tous ces fils. Elle me regarde et me dit : « Ce qui importe, c’est que nous sommes responsables des sept générations qui nous précèdent et des sept générations qui nous suivent ».

Le principe de la septième génération commence à être connu en dehors des cercles autochtones et à s’appliquer dans toutes sortes de domaines, qu’il s’agisse du nom de produits de nettoyage écologiques ou d’une marque de papier hygiénique. Malheureusement, on ne s’en sert pas pour baliser une action éthique. Les Autochtones de l’île de la Tortue utilisent souvent ce principe, ancré dans un savoir sacré et la loi coutumière. Celui-ci repose sur la conviction que tous les êtres vivants sont reliés et il signifie « que nos choix de vie, en tant qu’individu et que société, se répercutent sur la vie des enfants sept générations plus tard » (VACFASS 2012, 56, traduction libre). Ce principe illustre la valeur de la responsabilité : nous ne sommes pas uniquement responsables de nous-mêmes, mais aussi de tout ce qui apparaît dans le Cercle de vie, à savoir les plantes, les animaux, les autres humains, l’eau, les arbres, etc.

Je n’avais jamais envisagé d’appliquer la notion de responsabilité au passé et à l’avenir. Les systèmes de savoir autochtones ne fonctionnent pas dans une perspective linéaire stricte du temps (passé, présent, futur). Leroy Little Bear, dans sa description de l’époque des Pieds-Noirs, explique que « “maintenant” inclut demain et hier et ensuite, le passé, le présent et l’avenir s’amalgament dans “c’est” » (Little Bear 2011, traduction libre). C’est pourquoi les revendications liées aux violations du passé sont toujours actuelles et se vivent au présent. Penser que je devrais peut-être assumer la responsabilité du fait que mes ancêtres ont considérablement profité de l’exploitation de la terre autochtone et, indirectement, de l’envoi des enfants autochtones dans des pensionnats indiens était en fait une thèse inédite.

La notion de responsabilité se déploie aussi à l’échelle collective. Ainsi, quand une personne me dit que les pensionnats indiens sont chose du passé et que cette histoire ne la concerne en rien, je lui réponds que nous sommes collectivement responsables de la façon dont nous tirons parti des erreurs du passé et de relations injustes, au présent. En tant que chrétienne, il serait tout à fait malhonnête de ma part de m’exclure et de pointer du doigt les ordres religieux féminins catholiques qui ont travaillé dans les pensionnats indiens. Certes, ces femmes ont servi à appliquer le programme colonial à une époque révolue, mais je fais partie d’une génération ultérieure, nourrie d’une forme similaire de colonialisme chrétien, qui m’a endoctrinée et m’a inoculé la mentalité de l’aide blanche.

Lee Maracle, auteur et enseignante stolo, utilise le terme « obligation » pour souligner que les notions de responsabilité et de droits sont différentes (Maracle 2012). Non seulement le discours sur les droits de la personne qui prévaut si souvent dans des contextes eurocentriques repose-t-il sur l’individu comme pivot, au détriment du collectif, mais son anthropocentrisme fausse la relation avec le monde non humain. On assiste actuellement à une campagne pour « le droit de l’eau », dans le cadre des droits de la personne. Maracle remet cette thèse en question et affirme que nous devons parler de notre obligation envers l’eau, dans le cadre de notre cercle de relations.

Cet exemple de notre obligation envers l’eau illustre une notion de responsabilité qui est ancrée dans les traditions juridiques autochtones. Avant l’arrivée des premiers colons, les nations autochtones de l’île de la Tortue vivaient selon des protocoles, une diplomatie et des lois propres à chaque nation, et liés à leur terre. Ces traditions ont encadré la gouvernance, la vie de famille, les relations avec la terre et ses créatures, ainsi que le commerce et les relations avec les autres nations[14]. Les traditions juridiques autochtones ont guidé les chefs autochtones qui ont signé les traités de paix et d’amitié avec les Français et les Anglais. Les Mi’gmaq ont participé à la signature de plusieurs traités de paix et d’amitié avec la Couronne britannique, puisque le traité avec des alliés existait bien avant l’arrivée des Européens et était « une façon de reconnaître, d’affirmer et de renforcer nos alliances avec les autres[15] » (traduction libre). Pour les Mi’gmaq, les traités étaient angugamgew’l ; autrement dit, ils enrichissaient nos relations (Secrétariat Mi’gmawei Mawiomi 2010a, 3). La Chaîne d’alliance des traités de paix et d’amitié qui ont été signés en 1725,1752, 1760/61, 1778 et 1779, était vue comme une façon d’étendre les relations familiales (Secrétariat Mi’gmawei Mawiomi 2010a, 15). Ces traités étaient considérés comme des « alliances sacrées » ; les Mi’gmaq les ont signés dans un esprit de réciprocité et de mutualité des relations, comme expression du monde spirituel. Ces traités étaient conclus avec cérémonie, afin d’entériner leur caractère sacré (Secrétariat Mi’gmawei Mawiomi 2010b, 14-15).

Un autre modèle de traditions juridiques autochtones se trouve dans le document intitulé Mikmaw Concordat. Il s’agit d’une entente constitutionnelle qui a été négociée et appliquée entre Mawa’ìomi, l’instance dirigeante des Mi’gmaq, et le Vatican, entre 1610 et 1630. Sakej Youngblood Henderson (Chickasaw) a analysé le document et a documenté le contexte juridique, aussi bien international que canonique, dans lequel le document a été signé, d’une part, et la façon dont celui-ci intègre les traditions juridiques mi’gmaq, d’autre part (1997). En vertu des lois de cette époque, l’entente a été consignée sur un collier wampum, qui ressemble fort à une ceinture wampum. Destiné à régir les relations des Mi’gmaq et du Saint-Siège, ce document reconnaissait la gouvernance des Mi’gmaq et le peuple du même nom comme nation, sur un pied d’égalité avec le Vatican. En vertu du Concordat, les Mi’gmaq considéraient leurs chefs comme les égaux des monarques européens, leur Grand Chef devait avoir autorité sur les prêtres, et la langue, la culture et les traditions mi’gmaq devaient être respectées et apprises par le personnel de l’Église. Au fil des siècles, l’Église catholique a trahi cette entente. Reste que le Concordat fait toujours partie des traditions orales des Mi’gmaq et demeure la pierre angulaire du caractère unique du catholicisme mi’gmaq, où le traditionalisme côtoie une pratique de la doctrine de l’Église romaine que les Mi’gmaq ont su adapter.

Si une alliance entre les immigrants et les Premières Nations est possible, elle doit intégrer la notion de responsabilité, dans le contexte de la loi autochtone. Les responsabilités sont inhérentes, qu’il s’agisse de nos relations d’interdépendance avec le monde naturel ou du respect des engagements pris au cours des premiers traités. Taiaiake Alfred parle de la nécessité d’une orientation qui encadrerait « une vision politique positive axée sur le rétablissement du respect des ententes initiales et des anciens traités, qui illustrent les principes fondateurs de la relation entre les Onkwehonwe et les premiers colons » (Alfred 2005, 21, traduction libre).

Comment ceux d’entre nous qui ne sont pas Autochtones trouvent-ils une relation à la terre qui respecte les valeurs, les protocoles et les systèmes de savoir autochtones des peuples sur les territoires desquels nous vivons ? Chacun d’entre nous fait son propre voyage vers une expérience de la terre en tant qu’entité vivante, assorti d’une signification spirituelle et culturelle. De nombreux facteurs ont façonné le mien, entre autres le privilège de participer à des pratiques cérémonielles avec des collègues autochtones et une rencontre fortuite grâce à laquelle j’ai pu explorer la présence mi’gmaq dans la région. Il n’est guère approprié de parler ici des cérémonies (je ferais à la fois preuve d’inexactitude et de manque de respect si j’en parlais). C’est pourquoi je donnerai un exemple du processus qui voit naître le début des relations et des responsabilités avec les peuples autochtones d’une région.

En 2003, j’ai rencontré Manon Jeanotte, à l’association Femmes Autochtones du Québec. Comme Manon est Mi’gmaq et francophone, une combinaison nouvelle pour moi (la plupart des Mi`gmaq parlent anglais et nombre d’entre eux, mi’gmaq), je lui ai demandé d’où elle venait. Elle m’a dit qu’elle appartenait à la bande Gespeg, mais que sa famille venait d’une petite ville dont je n’avais probablement jamais entendu parler, Port-Daniel. Bien sûr, j’étais à la fois ravie et curieuse d’en savoir plus. Grâce à son aide, au cours des années qui ont suivi, j’ai commencé à faire des recherches sur l’histoire des Mi’gmaq de Gesp’gewa’gi et l’histoire de la présence de ma famille dans la région.

J’ai ainsi découvert que Port-Daniel s’appelait Epsegeneg, ce qui signifie, en mi’gmaq, « l’endroit où l’on peut se réchauffer », par analogie à l’abri qu’offre la baie et à la chaleur de la plage en été. C’est là que Jacques Cartier est arrivé, la première fois, et a été accueilli par des Mi’gmaq avenants, qui avaient un village d’été à cet endroit. Les familles élargies de cette nation chasseresse, qui aimait se réunir, se déplaçaient avec les saisons sur un territoire plus vaste et dans l’arrière-pays, pendant les rudes mois d’hiver. Même après que la terre eut été « vendue » aux premiers colons et occupée par eux, bon nombre de Mi’gmaq revenaient dans la région de la plage, à Port-Daniel, pendant l’été, et certains se sont par la suite installés dans la région avoisinante de MacInnis Cove.

J’ai établi des contacts avec le Secrétariat Mi’gmawei Mawiomi, l’organe qui a été mis sur pied en 2000 à titre d’alliance politique entre Gesgapegiag, Gespeg et Listuguj. Son objectif : se battre afin d’obtenir une compensation pour les ressources extraites de leurs terres, inclure les valeurs mi’gmaq dans ces projets, faire reconnaître les traités de paix et d’amitié initiaux signés par les Britanniques et les Mi’gmaq et négocier une revendication territoriale complète avec les gouvernements du Canada et du Québec[16]. La région touchée par les revendications territoriales des Mi’gmaq se compose de tout le territoire de la Gaspésie, juste au-dessus de Rivière-du-Loup jusqu’au nord du Nouveau-Brunswick. Elle se situe à l’intérieur du septième district du Grand Conseil de la nation mi’gmaq[17]. Le Secrétariat a fait des recherches approfondies sur l’utilisation des terres traditionnelles et les noms de lieux dans la région. Il a documenté les formes traditionnelles de gouvernance des Mi’gmaq et a travaillé avec les aînés pour consigner les valeurs et les principes traditionnels qui guident sa vision politique. Il a récemment pris l’initiative d’élaborer un plan d’utilisation des territoires terrestres et maritimes afin de contribuer à réduire l’incidence du développement et il a documenté les protocoles et les responsabilités envers la terre et l’eau.

Je n’aurai jamais de « lien ombilical » avec la terre. Toutefois, j’ai un regard différent, quand je retourne en Gaspésie. J’apprends lentement les noms de lieux mi’gmaq ; j’arrive à reconnaître les différentes espèces d’arbres et de plantes et à retenir leurs usages traditionnels. Et je suis au fait de la présence historique et politique des Mi’gmaq. J’ai appris à respecter les valeurs autochtones, entre autres celle de « revenir chez soi », c’est-à-dire de retourner là d’où l’on vient. Le fait de renouer avec mes ancêtres et cette terre de Gesp’gawa’gi a changé la façon dont je me vois et dont je vois le Québec. Comme sur le territoire côtier des Salish, je suis parfaitement consciente d’être une visiteuse, mais une visiteuse qui a des responsabilités envers la terre et les nations qui y vivent.

6. Réconciliation ? Premiers pas

L’avenir des relations entre peuples autochtones et non autochtones est en train de se déployer. Les chrétiens vont devoir faire face à une question fondamentale : comment vivre avec fidélité et éthique sur une terre volée ? La plupart des Canadiens et des Québécois ont l’impression que le « problème indien » n’était pas le leur. Pour ceux et celles qui se sentent concernés par la réconciliation, le concept est entouré d’un flou confortable. Nombreux sont ceux qui pensent que lorsque les peuples autochtones auront raconté leur histoire à la Commission, tout sera pardonné et la réconciliation aura eu lieu. Rien n’est plus loin de la vérité. Pour les peuples autochtones, c’est nous, le « problème des colons ».

Le terme « réconciliation » a des racines bibliques et chrétiennes (2 Corinthiens 5,18-20). Pour plusieurs, cela donne à la Commission un accent chrétien, ce qui est problématique. Le mot « réconciliation » n’existe pas dans les langues autochtones. Taiaiake Alfred a constaté que ce terme est rarement associé à une restitution, autrement dit, à des réparations concrètes pour les dommages subis ou dans le cadre de la question constitutionnelle plus vaste du rétablissement de la souveraineté autochtone (cité dans Nadeau 2008, 222-223). En fait, une réconciliation sans restitution est fausse. L’objectif de la Commission, comme l’exprimait son président, est de « créer une mémoire nationale et de s’assurer qu’un processus de réconciliation est défini[18] » (traduction libre, je souligne).

Leanne Simpson, universitaire et militante anishinaabeg, exprime une position dont bon nombre de personnes se sont fait l’écho, au cours de nombreuses audiences de la Commission.

Pour moi, réconciliation rime avec régénération culturelle et résurgence politique. Un processus de réconciliation doit soutenir les nations autochtones et favoriser la régénération de nos langues, de nos cultures orales, de nos traditions de gouvernance et de tout ce que les pensionnats indiens ont attaqué et tenté d’oblitérer. La réconciliation doit aller au-delà des mauvais traitements subis individuellement et parvenir à un rééquilibrage collectif des règles de jeu.

Simpson 2011, 220, traduction libre

En d’autres termes, il faut appuyer l’autodétermination autochtone ; l’État et les Églises doivent restituer les terres pour que les nations autochtones puissent exercer leurs droits indigènes et se prévaloir des titres que celles-ci détiennent sur leurs terres et les cours d’eau, ce qui leur permettra de survivre économiquement, socialement, culturellement et politiquement, dans des écosystèmes intacts, qui relaient la transmission du savoir autochtone. Pour que nous, en tant qu’immigrants, puissions faire partie de ce processus de réconciliation, nous devons procéder à notre propre décolonisation. Pour Paulette Regan, universitaire immigrante d’ascendance anglaise, nous devons commencer par dire notre propre vérité, admettre le racisme et la dépossession auxquels nos ancêtres et nous-mêmes avons participé. « Si nous n’explorons pas les mythes fondateurs de notre identité, si nous ne sondons pas les profondeurs de notre histoire réprimée, nous ne pourrons pas vivre dans la vérité[19] » (Regan 2010, 236, traduction libre). Se taire, ne rien faire, ne rien dire, c’est être complice.

J’ai fait ce voyage au pays de mes ancêtres, de la terre et de la responsabilité pour boucler la boucle et revenir à la question de départ de cet essai : quel est le cadre moral adapté à la poétique du témoignage, c’est-à-dire à la parole sincère qui est apparue dans le contexte des audiences de la Commission de vérité et de réconciliation ? Le cadre que je propose a pour pierres angulaires la notion de relations et la responsabilité envers ces relations. Pour les chrétiens immigrants, il s’agit d’interroger de façon critique nos propres traditions pour pouvoir décoloniser le christianisme. L’herméneutique féministe, postcoloniale et écologique ouvre la voie à une éthique chrétienne axée sur l’interdépendance et la mutualité, avec la terre et toutes nos relations. Rappelons-nous les enseignements de Jésus : la générosité est l’expression de la richesse, pas l’accumulation, une pratique que les peuples autochtones connaissent bien. Nous pouvons retrouver le sens du terme « responsabilité » dans nos alliances et de réciprocité, dans nos traditions radicales de don.

De petites actions sont à notre portée. Nous pouvons apprendre à être comme des visiteurs respectueux sur cette terre. Nous pouvons reconnaître que nous sommes des visiteurs, quel que soit le territoire où nous vivons ou travaillons. Il s’agit là d’un premier pas dans le processus complexe auquel font face les colons, à savoir récrire l’histoire de notre identité dans ces territoires. Lee Maracle ajoute une deuxième obligation : nous devons apprendre à connaître la terre que nous foulons et découvrir comment les Premières Nations qui y vivaient en ont pris soin. « Si vous décidez de vous attacher à la terre, vous devez prendre un engagement envers elle[20] » (traduction libre). Nous pouvons tous être alliés et nous montrer comme des êtres éthiques, en étant fidèles à ce que nous sommes. Pour ce faire, il nous faut surmonter la culpabilité et user de nos privilèges de façon constructive.

Victoria Wells, jeune femme nuu-chah-nulth qui a témoigné aux audiences de CVR, à Victoria, a déclaré qu’elle saurait que la réconciliation a commencé quand ses voisins seront capables de prononcer le nom des tribus qui les entourent et sauront lui dire bonjour en nuu-chah-nulth. Elle a demandé la ratification d’une loi nationale sur les langues autochtones, de façon à pouvoir investir les sommes nécessaires dans l’enseignement de ces langues aux enfants. Elle a aussi présenté des études selon lesquelles l’apprentissage de sa langue réduit le taux de suicide chez les adolescents. Et elle a suggéré que les colons soutiennent financièrement cette formation linguistique dans leur collectivité[21].

Tisser des liens est une tâche spécifique, locale et axée sur la terre. On peut apprendre à découvrir les nations dans sa région et en savoir plus sur leurs lois. On peut soutenir et défendre la souveraineté autochtone, ce qui, dans de nombreux cas, ira dans le sens de la protection et de la durabilité de nos ressources. Les Mig’maq de Gespe’gewa’gi ont pris position contre l’exploration pétrolière et gazière à Maqtugwew (golfe du Saint-Laurent) et contre les processus de fracturation nécessaires à l’exploitation du gaz naturel et du pétrole. On peut militer pour l’intégration de l’histoire autochtone dans les récits de sa région. En 1999, les Mi’gmaq de Gespeg ont proposé à la Commission des lieux et monuments historiques du Canada d’ériger un monument trilingue (mi’gmaq, français et anglais) pour commémorer le fait que c’est à Port-Daniel que Jacques Cartier a rencontré pour la première fois les habitants du pays (Gespeg 1999, 80-81). La proposition n’a toujours pas été discutée.

Bernard Jerome, aîné gesgapegiag, m’a rappelé que nous devons continuer à coexister et à travailler ensemble à notre survie. Pour ce faire, chacun d’entre nous doit s’honorer et faire preuve d’honnêteté envers soi-même[22]. Nous ne savons pas où nous mènera le processus de réconciliation. Mais chose certaine, il nous conduira à défricher un nouveau territoire moral. Le juge en chef Murray Sinclair note qu’il n’y a aucun mot dans les langues autochtones pour dire « coupable » ou « innocent ». Ces concepts viennent de la loi anglaise[23]. Tom McCallum, aîné métis avec qui j’ai travaillé en 2009, dans le cadre d’une réunion interconfessionnelle sur les thèmes de la vérité et de la réconciliation, m’a proposé d’appeler notre réunion : « Vers la juste relation ». Il m’a dit que chez les Cris, il n’y a ni bien ni mal ; il y a plutôt équilibre ou déséquilibre. Ainsi, nous avons appelé cet événement : « Vers des relations équilibrées ». Il ne tient qu’à nous d’en faire notre objectif.