Corps de l’article

1 Introduction

Le 18 octobre 2017, le théologien et sociologue Gregory Baum nous quittait, à l’âge de 94 ans. Cette grande figure du christianisme social contemporain – Québécois d’adoption depuis 1986 – était devenue au Québec une véritable sentinelle sociale et ecclésiale. Mais comme il en est des étoiles, même disparues, cette lumière « venue habiter parmi nous », pour paraphraser l’évangile de Jean, n’en a pas fini de nous éclairer si l’on en juge par l’héritage immense des écrits de ce penseur engagé et par l’empreinte personnelle profonde qu’il a laissée chez les personnes, groupes et auditoires qui l’ont côtoyé. Je lui suis personnellement reconnaissant de sa généreuse amitié et de notre compagnonnage de militance sociale et théologique.

Je me suis proposé, pour ce numéro consacré à Gregory Baum, d’examiner la relation de celui-ci avec le Québec. J’ai parcouru pour ce faire plus de 125 sources[1]. Dès les premières lectures, il m’a rapidement paru évident que cette pensée ne pouvait être dissociée d’une profondeur ou d’une intériorité bien personnelle. Cette impression a été confirmée à la lecture du dernier ouvrage de Baum où autobiographie et odyssée théologique s’entremêlent de façon si vibrante et éclairante. « Je prie, je pense et j’écris en théologien », confiait-il (2017a, 12). S’imposait donc, me semblait-il, une étape préliminaire à l’étude projetée : celle de dégager l’arrière-plan spirituel de Gregory Baum, le sens intime habitant celui-ci et sous-tendant son engagement aussi bien existentiel qu’intellectuel[2]. « Gregory Baum : Who Are You ? », lui demandait un jour Christine Jamieson (2018, 10-11), frappée par une certaine insaisissabilité (elusiveness) chez lui.

Anticipant sur une exploration plus ample de la genèse et du développement de la dynamique spirituelle ayant façonné aussi bien la vie que la pensée de Baum, je résumerai déjà ici cette attitude profonde en raison de la structuration de mon propos qu’elle a commandé. Il s’agit d’un mouvement de la grâce comportant deux moments, ou, si vous préférez, d’une circulation bidirectionnelle de celle-ci[3]. Ainsi, d’une part, Baum s’est très tôt perçu comme immensément bénéficiaire et redevable d’une grâce toujours renouvelée ; d’autre part, il s’est toujours, de ce fait, senti poussé à s’engager tout entier pour les autres. Grâce reçue et grâce rendue, donc, qui marqueront toute sa relation avec le Québec ; et qui constitueront même, à mon sens, le sous-texte ou la trame profonde de celle-ci. D’où mon propos articulé en un diptyque ou deux parties.

Le premier article abordera le premier versant de cette relation, soit l’accueil entier et l’apprentissage persévérant du Québec réalisés par Gregory Baum, comme grâce reçue. J’y traiterai de l’insertion passionnée que ce dernier a menée particulièrement dans les milieux francophones de la société québécoise, au point de s’identifier à cette majorité et d’en prendre « l’accent » général, langue française comprise. Comme en témoignera lui-même cet immigrant bien singulier : « L’ouverture aux préoccupations sociales des Québécois a influencé ma perception du monde et mon travail de théologien », allant jusqu’à parler d’une « conversion intellectuelle » exigeant de « repenser ses idées et ses présupposés » (2017a, 137). Le second article (dans ce même numéro) fera état des diverses manières par lesquelles Baum – bien adossé à sa réception profonde du Québec, et donc au premier moment du mouvement spirituel qui l’animait – a redonné à cette société en y contribuant prophétiquement par des éclairages pertinents et des interpellations provocatrices, ainsi qu’en offrant un appui sensible et particulier aux personnes et aux groupes, chrétiens ou non, militant pour sa transformation vers plus de compassion et de solidarité.

Mon objectif premier était et demeure celui de fournir un premier tour d’horizon significatif de l’expérience de Gregory Baum au Québec par le biais de ses réflexions et de ses engagements induits par les situations et enjeux auxquels il se sera intéressé. Cet essai de synthèse et de recherche du sens d’une telle insertion au Québec aura pris un tour décisif avec la prise en compte du double et inextricable[4] mouvement de la grâce découvert chez Baum. Il m’aura quelque peu guidé à la manière d’un cadre d’analyse, d’un fil conducteur et même d’une hypothèse déterminant tant la répartition des questions abordées, déjà mentionnée, qu’une attention constante au travail d’un tel arrière-plan personnel sous-tendant et imprégnant les écrits de cet auteur. Cette attention affleurera parfois explicitement dans mon propos. J’aurai fait le pari de trouver là tout au moins une clé de compréhension majeure de la relation singulière de Gregory Baum avec le Québec – une relation vue comme le fruit à la fois d’un accueil radical de la société québécoise et de la mise en oeuvre d’une immense redevabilité pour le don reçu. C’est ce dont je voudrais essentiellement rendre compte dans ces pages. Je me permettrai toutefois, sur un mode mineur et le plus souvent de façon incidente, mais surtout dans un esprit de « conversation » si cher à Baum lui-même, d’ajouter ponctuellement, ici ou là, des éléments complémentaires ainsi que des annotations critiques au propos de l’auteur[5].

Dans ce premier volet, axé sur la réception du Québec par Gregory Baum, je présenterai successivement : (1) la genèse de la spiritualité de ce dernier ainsi que les médiations de la grâce qui ont façonné et jalonné son itinéraire jusqu’à son arrivée au Québec ; (2) quelques éléments de son insertion dans les milieux québécois de gauche ; (3) son appropriation de dossiers typiques de la « société distincte » (nationalisme, politiques linguistiques et culturelles, laïcité de l’État…) ; (4) le regard posé par Baum sur la singularité du paysage ecclésial québécois, sous l’angle du défi de la sécularisation ; (5) sa découverte marquante d’intellectuels locaux majeurs ; et, enfin, (6) un bref bilan de l’étonnant apprentissage de sa nouvelle patrie d’adoption par Baum.

2 Genèse d’une spiritualité et jalons d’un itinéraire se déployant entre grâce reçue et grâce rendue aux autres

Un parcours aussi achevé, et pourtant parsemé de situations d’une extrême diversité et de soubresauts souvent dramatiques, questionne[6]. Comment Gregory Baum a-t-il pu non seulement accueillir mais aussi surmonter tant de « migrations » et d’épisodes éprouvants comme autant d’étapes d’un exode libérateur et d’une ouverture sans fin sur des mondes autres ? Quel fut donc le ressort, ou le creuset profond, de la transformation de son propre destin bouleversé en vocation ?

Baum raconte : « Parce que j’ai eu une mère merveilleuse qui m’aimait et qui m’a laissé libre, toute ma vie, un sourire intérieur m’a accompagné » (2017a, 16). C’est par cette expérience très personnelle qu’il découvre Dieu. Il développe alors une confiance totale en Lui, sans cesse nourrie par certains événements (Ibid., 14). Comme la veuve de Sarepta, il témoignera jusqu’à la fin que jamais cette « huile » n’a tari chez lui (I R 17, 7-19). Cet amour à la fois si transcendant et si sensible fera naître en lui un sentiment irrépressible et croissant de gratitude ou de redevabilité (Ibid., 12). C’est dans ce double mouvementde la grâce reçue et redonnée aux autres que se déploiera toute son existence vécue comme « coexpression » de l’amour de Dieu ou « dans l’engagement de Dieu », pour reprendre les termes du théologien Balthasar (1968, 24 ; 1972). C’est cette armature ou dynamique spirituelle qui se reflétera dans la grande intériorité de Baum[7], dans ses relations interpersonnelles, dans ses engagements sociopolitiques et théologiques[8], ainsi que dans son écriture fervente, décomplexée et quasi jubilatoire. « He was living graciously », m’écrivait le théologien torontois Lee Cormie.

Gregory Baum se savait redevable de la gratuité divine reçue ─ qu’il devait faire fructifier ─, mais il reconnaissait aussi que cette grâce passait par la médiation des autres. Aussi n’a-t-il cessé de valoriser et d’apprendre des idées, des engagements et des réalisations de ses interlocuteurs de partout. Il les « reçoit » dans une relation de réciprocité – ne prenant jamais qui que ce soit de haut –, dont j’ai moi-même bénéficié, et les intègre dans une grande « conversation » de critique amicale dont ses écrits sont remplis. C’était là son modus vivendi fondamental.

C’est le même double mouvement fluide de la grâce qui portera les engagements d’un Baum saisi par la dramatique du monde, et particulièrement par les injustices structurelles (2017a, 11-12). « Ma foi aux promesses de Dieu m’interdit de désespérer », confessera-t-il (2017a, 12), tout comme il sait que « c’est un don de l’Esprit que d’être blessé par la souffrance des autres » (2017a, 20), un don qui animera son travail critique dans la société et l’Église[9], au service « de la puissance transformatrice de l’Évangile » (2017a, 11). Ces engagements, comme expressions du mouvement d’une grâce se traduisant en solidarité chez Gregory Baum, s’ancrent d’abord dans le mouvement d’une hospitalité ou de l’accueil sans réserve de ce que l’Esprit lui enseignait, que ce soit par des événements, des rencontres ou d’autres médiations de cette grâce. Il nous faut évoquer ici quelques-unes de ces médiations ou influences décisives qui jalonneront l’itinéraire de Baum, soit en consolidant les bases théologiques du double mouvement qui structure sa spiritualité, soit en donnant à celle-ci des inflexions inattendues, soit encore en l’ouvrant à de nouveaux territoires.

Tout commence avec Augustin, par le primat accordé à la grâce divine au coeur même de nos engagements : « […] le bien que nous faisons est un don que Dieu nous fait gratuitement […] Chaque pas vers l’humanisation est dû à l’expansion en nous d’une vie nouvelle et gratuite » (Baum 2017a, 31). D’Augustin encore, Baum découvre La Cité de Dieu, écrit à l’époque des grands bouleversements entraînés par l’effondrement de l’Empire romain, et qu’il juge particulièrement inspirant pour notre temps. Cette Cité s’oppose à la « cité de l’homme », caractérisée par l’orgueil, l’amour de soi et la recherche des seuls intérêts. Rien à voir ici avec quelque opposition entre l’Église et la société séculière. « Humble », la Cité de Dieu « surgit dans l’histoire chaque fois et partout où les gens transcendent l’égoïsme […] », où, appuyés sur la grâce vivante de Dieu en leur coeur, ils partagent avec les autres et construisent « une communauté fondée sur le respect mutuel et la solidarité » (Baum 1991b, 298). Baum y verra une libération de l’espérance et une source confiante de hardiesse en tout contexte, même « dans un temps où les choses ne font qu’empirer[10] » (Baum 1991b, 297).

Inspiré plus tard par la perspective « panenthéiste » de penseurs catholiques comme Blondel et Rahner (1979, 1-36 ; 2017a, 68-69), Baum découvre l’universalité de la présence de Dieu et de sa grâce rédemptrice, laquelle fondera théologiquement pour lui des engagements jusque dans des mouvements proprement séculiers, bien au-delà, donc, de la seule sphère ecclésiale (Idem, 70). Le Concile Vatican II, auquel il participera comme expert, le marquera aussi, par son renversement de perspective dans le rapport de l’Église au monde, ce dernier alors découvert comme visée première du salut, ainsi que par l’accession des « signes des temps » au statut de lieu théologique, c’est-à-dire comme des interpellations de Dieu à accueillir à partir des espoirs et des souffrances de chaque contexte et époque, en vue d’une action pour rendre la « société plus humaine » (Idem, 92).

Enfin, à compter de 1970, un triple « chemin de Damas » va provoquer chez Gregory Baum un virage radical et définitif, le faisant rompre avec le « libéral optimiste » ou naïvement progressiste qu’il était (Ibid.). La théologienne féministe et socialiste américaine Rosemary Redford Ruether le sensibilise au caractère structurel des injustices et de l’oppression, ainsi qu’aux luttes d’émancipation se tenant dans les pays du Nord eux-mêmes, et restées ignorées par le Concile Vatican II. Il s’initie aussi à la théorie critique de l’École de Francfort qui met de l’avant le primat de la raison éthique sur la raison instrumentale, la critique (et l’autocritique) des idéologies dont il faut aussi retenir le « grain de vérité », ainsi que le rôle de la contextualité et de l’option émancipatrice pour la saisie de la réalité historique (1996b). Il découvre, enfin, la théologie de la libération et son « option préférentielle pour les pauvres » comme principe d’action mais aussi comme principe d’interprétation tant des situations sociales que des sources de la foi. Une relecture qui révèle un Dieu libérateur et solidaire des plus vulnérables, de même que l’exigence chrétienne de la lutte pour une transformation structurelle des sociétés comme dimension incontournable de l’annonce de l’Évangile dans un monde qui fabrique des millions d’exclus (2017a, 93-96). Touché, Gregory Baum intègrera pleinement ces diverses interpellations à travers des décisions qui feront prendre chair au double mouvement de la grâce animant sa vocation : « […] je suis devenu politisé, je me suis engagé pour la libération et j’ai modifié mon orientation théologique » (Idem, 18), avouera-t-il, dans une perspective contextuelle et critique, et avec espérance malgré toutes les adversités et oppositions, aurons-nous constaté. C’est ce Gregory Baum qui arrive au Québec en 1986, pour l’ultime saison de sa vie, après avoir rayonné au Canada anglais et aux États-Unis, et jouissant déjà d’une grande renommée à travers le monde.

3 À l’école du Québec, à partir de la gauche

Sans regarder en arrière et après avoir traversé tant de « mondes », voici qu’à l’âge déjà de 63 ans, Gregory Baum immigre au Québec qu’il adopte de tout son coeur et qu’il entreprend de connaître à fond en se donnant les moyens pour ce faire. Loin de le rebuter, la différence québécoise, comme tout ce qui lui est étranger, l’attire et le fascine. Comme, par exemple, son caractère majoritairement francophone et la tradition catholique longtemps chevillée à son identité nationale, sa culture si marquée historiquement aussi par le catholicisme, sa transformation accélérée en société séculière, ses politiques culturelles à bonne distance du multiculturalisme « Canadian », ses débats sur la laïcité de l’État, sans parler de son nationalisme – malgré certaines réticences personnelles vis-à-vis de cette orientation politique depuis l’expérience nazie ─, et bien d’autres aspects particuliers encore de la société québécoise. Abordons ici quelques jalons de l’insertion personnellement transformatrice que Gregory Baum a réalisée au Québec, bien révélateurs de son ouverture à la contrée qui l’accueille tout comme de son ardeur à la comprendre et à la valoriser. « […] moving to Quebec has affected my work as a practical theologian and social thinker », déclarait-il un jour à un auditoire universitaire nord-américain (2010a, 44).

Bien convaincu qu’il ne suffisait pas de fréquenter quelques amis et amies pour se sentir concerné par les enjeux collectifs et s’intégrer véritablement (Ravet 2016, 37), Gregory Baum décide rapidement de participer activement à plusieurs réseaux et institutions. Aussi, accepte-t-il d’emblée, dès son arrivée, l’invitation à se joindre à l’équipe du Centre justice et foi et à celle de la revue Relations, des lieux où se discutent les grands enjeux de notre société. Il y participera de façon très active pendant plus de 30 ans. « J’étais un “autre” qu’on invitait à se faire complice », témoignera-t-il (2017a, 137). Après le décès de Julien Harvey, directeur de l’équipe du Centre, Baum écrira : « […] il me manque énormément ; il avait une connaissance profonde de la société québécoise ; j’étais un novice […] » (1998a, 245).

Ce « novice » bien singulier s’immerge aussi dans divers groupes chrétiens ou autres tels que L’Entraide missionnaire dont il fréquentera tous les congrès annuels, le Groupe de théologie contextuelle québécoise, Développement et paix, des regroupements de communautés religieuses, l’Institut d’économie politique Karl Polanyi, la Ligue des droits et libertés, etc. Il deviendra même membre de Québec solidaire. Gregory Baum reconnaîtra combien le témoignage des personnes engagées dans ces mouvements aura soutenu son travail de théologien, lui apprenant notamment « ce que signifie concrètement l’option pour les pauvres au Québec » ainsi que dans les relations de celui-ci avec les peuples autochtones et le reste du monde (2017a, 139). En retour, il écrira abondamment et de façon valorisante sur cette gauche chrétienne et humaniste du Québec, aussi bien localement qu’à l’extérieur, de même que sur le meilleur de la vie ecclésiale québécoise (1992). Il insistera sur le caractère prophétique de cette mouvance tant dans ses références de sens que dans ses approches et sa visée d’une société juste et solidaire[11]. De la gauche catholique ou l’Église d’en bas, particulièrement, il dira : elle « est devenue mon foyer spirituel » (2017a, 138).

4 Une plongée dans quelques enjeux épineux de la « société distincte »

Autre indice révélateur de la volonté de Gregory Baum de s’identifier au Québec : après avoir longtemps écrit en anglais en recourant alors à des amis pour la traduction en français, il annoncera un jour avec fierté pouvoir maintenant écrire directement dans cette langue, sa troisième, mais non sans continuer de compter sur une révision rigoureuse de ses textes ! Ce courageux apprentissage sera crucial à l’approfondissement de sa compréhension de la singularité du Québec et de ses politiques.

Pour toutes les questions délicates concernant sa terre d’adoption, Gregory Baum m’a paru avoir été constamment guidé par un double objectif déjà souligné : tout d’abord accueillir la réalité visée pour s’en donner une compréhension juste et bien contextualisée, puis redonner au Québec, avec son regard propre, soit en faisant ici même une critique éclairée de la question abordée, soit encore en publiant au Canada anglais, aux États-Unis ou ailleurs ce qu’il aura appris à ce sujet. Parmi les enjeux bien québécois que Baum abordera avec hardiesse, j’en ai retenu trois des plus significatifs : le nationalisme, les politiques liées à la question de l’identité et du vivre-ensemble ainsi que la laïcité de l’État et de ses institutions.

4.1 Le nationalisme et ses critères éthiques de légitimité

Gregory Baum sera confronté dès son arrivée au Québec avec cet « os » que représentait de prime abord pour lui le nationalisme. « Living in Quebec I suddenly found myself surrounded by nationalists », déclara-t-il dans une conférence à l’American Academy of Religion, en 2009 (2010a, 37). Il écoute, lit et approfondit sa recherche. Il entend les critères d’acceptabilité éthique du nationalisme[12], incluant le droit à l’autodétermination politique, énoncés par les évêques québécois à la suite de Jacques Grand’Maison (1970), et les confronte au point de vue de trois grands penseurs : Tolstoï, Gandhi et Tillich. Puis, convaincu par la convergence observée, il publie un livre sur le sujet[13] (Baum 1998b et 2017a, 144-146). Ces écrits viendront d’ailleurs combler une lacune dans l’enseignement social catholique, dépourvu jusque-là d’un corpus de réflexion systématique sur le nationalisme. Remarquons que, hormis chez Jacques Grand’Maison et Fernand Dumont, la théologie québécoise, aussi bien dans les milieux universitaires qu’au sein de la mouvance sociale chrétienne, est pratiquement muette sur la question nationale.

4.2 Politiques culturelles et linguistiques, identité, immigration et vivre-ensemble

Gregory Baum a abordé dans de nombreux écrits la question des politiques culturelles et linguistiques du Québec, liées étroitement à celles de l’immigration et de l’identité, et cela toujours avec le souci de les contextualiser. Lors de la conférence à l’American Academy of Religion, mentionnée plus haut, par exemple, il y brosse d’abord un portrait historique du Québec et de l’Église québécoise en trois paragraphes d’une perspicacité et d’une clarté sans pareilles, et offrant une mise en perspective absolument décisive (2010a, 34-35).

C’est ainsi que prenant en compte la situation particulière du Québec, tributaire de son passé de colonie et de son caractère de minorité linguistique dans un continent largement anglophone, il reconnaîtra la légitimité du choix fait par les gouvernements québécois d’une politique interculturelle en lieu et place du multiculturalisme canadien. Une politique ouverte à l’apport des immigrants et de la minorité anglophone historique, mais soucieuse aussi d’une intégration qui protège le français – proclamé langue officielle du Québec – et la mémoire culturelle de dernier (2017a, 144). Il salue donc une identité ouverte au pluralisme culturel (1991a) et soucieuse des droits des minorités, ainsi qu’un nationalisme « civique » plutôt qu’« ethnique » (2017a, 148), tout en ne manquant pas de mettre en garde contre d’éventuelles dérives. Il évoque, en ce sens, la possibilité que « l’insécurité objective » des francophones, ou encore leur propre ressentiment vis-à-vis du christianisme de leur passé, par exemple, les rendent plus susceptibles d’être irrités par des pratiques culturelles et religieuses de certains immigrants récents, et qu’il est important de demeurer vigilant à ce que leur droit légitime à l’autodétermination culturelle ne devienne un prétexte pour donner libre cours à la discrimination et au racisme (2010a, 42). Par-delà ce rappel, Gregory Baum aura su percevoir le bien-fondé pour le Québec d’insister, plus qu’ailleurs au Canada, sur les droits collectifs plutôt que sur les seuls droits individuels (Idem, 41).

Sur la question linguistique comme telle, Gregory Baum ne cessera de cheminer et de clarifier sa pensée, en développant notamment une réflexion critique sur le poids culturel déterminant des empires vis-à-vis des peuples de leurs colonies à travers l’histoire, un poids qui a pour effet de maintenir sous pression leur langue et leur identité, surtout dans les grandes villes, en plus de les soumettre à d’autres formes d’humiliation. Une problématique qu’il retracera jusque dans la tradition biblique néotestamentaire (Ac 6, 1) qui met en scène le grec, langue de l’Empire romain d’Orient, et l’araméen, parlé par les Juifs de Palestine (2010a, 39-40).

Au total, Gregory Baum aura bien su camper et reconnaître le bien-fondé du débat interne québécois opposant, d’une part, l’insistance sur une identité du Québec qui repose sur la protection de la langue de sa majorité, sur la promotion de la culture de celle-ci et sur l’intégration des immigrants, et, d’autre part, l’accent mis sur le respect des libertés civiles et sur le pluralisme culturel. Joignant ensuite sa voix à celle du Centre Justice et foi, l’auteur s’emploiera à démontrer que chacune de ces positions comporte une part de vérité ou de justesse, et qu’il n’est pas nécessaire de choisir entre les deux ─ celles-ci peuvent se combiner dans un processus de construction de l’identité misant sur le potentiel créatif de l’interaction humaine. Un processus où la protection de la continuité historique d’un héritage arrive à accueillir de nouveaux apports, eux aussi issus d’identités spécifiques, pour créer un élargissement et un enrichissement de l’identité québécoise (2010b, 8). En un mot, pour lui, « integration and diversity go hand in hand » pour une réussite du Québec qui soit fidèle à son histoire (Idem, 9).

Ici encore, comme à son habitude, Gregory Baum se sera assuré de porter à l’attention du Canada anglais la particularité du Québec : « Gregory helped the rest of Canada to understand what needed to be understood about Quebec » (Pfrimmer 2018, 11), car on y croit encore, disait-il, « que les Québécois sont des Canadiens qui parlent français » (Ravet 2016, 38). Réciproquement, il avouera qu’en vivant au Québec, « I learned to look at Canada from a new perspective » (2010a, 44).

4.3 La laïcité de l’État et de ses institutions dans le contexte spécifique du Québec

En 2010, dans la foulée des audiences puis du rapport de la Commission Bouchard-Taylor sur « les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles », Gregory Baum revient sur la question de la laïcité au Québec, à l’intention du public anglophone d’Amérique du Nord (2010b). Sa propre quête à ce sujet ne cesse de lui en faire découvrir à la fois la complexité et l’exceptionnalité. Soucieux de faciliter pour un tel public une plus juste compréhension de la particularité québécoise sur cet enjeu, il entreprend d’abord de lui fournir quelques points de repère : concepts et modèles de rapport de l’État aux religions ─ et donc parfois de laïcité ─ en leurs contextes socioculturels à travers le monde et l’histoire.

Baum avertit dès le départ : « “Laïcité” is a French term with no English translation, referring to the separation of Church and State » (Idem, 4), avant de faire suivre aussitôt une distinction capitale : « Laïcité refers to the structure of the state (sic), while secularization designates a cultural process in which a population becomes increasingly indifferent to religion » (Ibid.). Deux phénomènes aux interrelations et aux incidences réciproques évidentes et qui, au fil des conjonctures, mêleront partout leurs eaux à d’autres facteurs[14].

Je passe rapidement sur le premier cercle très large des expériences historiques évoquées par Baum, notamment sur l’époque européenne où chaque État avait sa religion officielle, puis à l’époque moderne, sur les révolutions américaine et française qui détermineront des modèles spécifiques de laïcité (Ibid.), et, enfin, sur des cas de figure contemporains paradoxaux, tels que ceux de l’Angleterre et de la Turquie (Idem, 5).

Baum avance ensuite une autre typologie éclairante, distinguant cette fois-ci, avec des variantes internes, les sociétés protestantes et les sociétés de tradition catholique[15]. Les premières auraient été en mesure de glisser plus pacifiquement vers l’agnosticisme et la sécularisation en raison d’une reconnaissance hâtive du pluralisme confessionnel, lui-même ancré dans un libéralisme doctrinal et d’interprétation de la Bible (Idem, 5). Dans le cas du Canada anglais, par exemple, la colonie refusa d’adopter l’anglicanisme comme religion officielle, opta après 1867 pour la neutralité religieuse de l’État et accorda même son appui financier, via les provinces, aux écoles et universités confessionnelles. Baum attribue aussi à la culture protestante la vision pluraliste de la société qui y règne, en particulier sur le plan religieux (Idem, 5-6). Les pays catholiques, par contre, en raison du caractère plus totalisant, organique et même rigide, tant de l’Église elle-même que de sa doctrine (ou « vérité »), et en raison aussi de sa prégnance dans la vie quotidienne, se prêteront davantage, avec la dissidence et la sécularisation, à un « schisme culturel » et verront surgir, en réaction, une vision laïque tout aussi absolue et sans compromis (Idem, 5).

C’est dans ce cadre que Gregory Baum en arrive, finalement, à sa compréhension de la problématique de la laïcité au Québec même, avec son arrière-plan historique décisif où l’Église joua un rôle prépondérant. Baum remonte jusqu’à 1774 où, au lendemain de la Conquête et juste avant la révolution américaine menaçante (1776), la Couronne britannique négocia avec l’Église la reconnaissance de la langue française, de la religion catholique et du Code civil français de la population locale, en retour de la fidélité de celle-ci (1991c, 16). L’Église aura donc représenté un facteur historique essentiel de cohésion sociale, d’identité et de résistance à l’assimilation du peuple conquis. De plus, à partir de 1867, outre l’éducation placée sous la responsabilité des Églises par le gouvernement canadien dans toutes les provinces, ce furent aussi les services sociaux et de santé qui, au Québec, furent confiés à l’Église catholique (2010b, 6). Cette omniprésence administrative d’une sorte d’« Église-providence » allait s’ajouter à tout ce qui précède pour assurer à celle-ci une emprise culturelle, politique et religieuse exceptionnellement profonde et continue sur la société québécoise, y laissant bien peu de place à la dissidence et expliquant, selon Baum, l’avènement tardif de la laïcité de l’État. C’est cette configuration de facteurs sociohistoriques qui portent l’auteur à associer le Québec à un modèle spécifique, où figurent aussi l’Irlande et la Pologne, qui touche donc trois peuples catholiques colonisés par un empire d’une autre dénomination religieuse, soit l’Empire britannique pour les deux premiers, et l’Empire russe dans le cas de la Pologne (1991c, 16).

Trois facteurs convergents contribuèrent, selon Baum, à une irruption soudaine de la laïcité de l’État et de ses institutions lors de la Révolution tranquille : une sécularisation croissante de la société, accompagnée d’un fort ressentiment vis-à-vis d’une Église trop autoritaire et moralisatrice; le mouvement pour une modernisation trop longtemps retardée de l’État québécois et pour une prise en charge keynésienne, par celui-ci, des secteurs autrefois confiés à l’Église (État-providence) ; enfin, l’influence de Vatican II qui valorisait, avec les « réalités terrestres », la responsabilité des instances publiques et des laïcs. Le processus se fit donc sans heurt ou « schisme » majeur (Idem, 35s). L’Église, à bout de souffle, remit de bon gré à l’État les fonctions sociales qu’elle assumait jusque-là.

Allaient suivre, plus tard, la déconfessionnalisation des commissions scolaires (1998) et celle des écoles elles-mêmes (2000). Puis l’enseignement religieux fut remplacé par un nouveau cours d’éthique et de culture religieuse (2008). Soucieuse de ne pas s’accrocher à une confessionnalité qui ne correspondait plus à la réalité sociologique, l’Église collabora d’emblée à ces changements considérés comme pastoralement positifs, et appela les communautés chrétiennes à prendre la relève de l’éducation de la foi (Baum 2010b, 7).

Mais à l’époque plus récente de la crise des « accommodements », jugés parfois déraisonnables, c’est plutôt par la porte de l’immigration, de l’identité et du vivre-ensemble que le débat sur la laïcité s’invita à nouveau. L’insistance de certains immigrants à porter des vêtements ou des signes ─ vus comme religieux ─ dans l’espace public et même dans l’exercice d’une fonction relevant de l’État heurta une grande partie de la population. Celle-ci y vit un refus de s’intégrer à notre société, et de même, le symbole, le rappel et même la menace d’un retour à une période honnie du passé religieux québécois, et faisant toujours l’objet d’un vif ressentiment (Idem, 6-7). L’inégalité des hommes et des femmes en certains de ces milieux fut également interprétée comme un rejet des valeurs de la société québécoise (Idem, 7).

À la faveur de cette crise, le débat fut donc âprement relancé et prit un nouveau tour. On y fit notamment appel à une charte québécoise de la laïcité et l’on réclama une politique d’immigration plus intégrative (Ibid.). La polémique connaîtra un épilogue important, en 2019, avec l’adoption de la Loi 21 consacrant la laïcité de l’État québécois et interdisant le port de « signes religieux » pour certain.e.s de ses employé.e.s en situation d’autorité. En 2021, l’application de cette loi en milieu scolaire fait maintenant l’objet d’une contestation judiciaire.

5 Regard singulier sur le paysage ecclésial à travers le défi de la sécularisation, et sur la grande aventure de la théologie catholique québécoise

Gregory Baum rendra aussi compte avec la même sensibilité de la trajectoire du catholicisme au Québec, notamment depuis la Révolution tranquille. On le verra jeter un regard positif sur les prises de position sociales des évêques québécois et sur une certaine prise en compte du laïcat. Il fera de même pour la créativité pastorale de cette Église malgré les remontrances d’un Vatican passé à un plus grand conservatisme, lequel finira d’ailleurs par contaminer la vitalité de celle-ci et faire apparaître à tort – comme trompeuse sa relative ouverture postconciliaire. Il saura aussi, avec régularité, tracer des pistes de sa « renaissance » (Aitken 2002, 12-15).

J’ai retenu ici deux volets de la vie ecclésiale québécoise qui ont particulièrement interpellé ce critique. D’une part, bien qu’à son arrivée au Québec il ait depuis longtemps réalisé un déplacement des questions libérales ou « progressistes », privilégiant le dialogue avec la culture moderne occidentale, vers celles touchant la justice sociale, l’ampleur et la soudaineté de la sécularisation en sa terre d’adoption, couplée à un déclin drastique de l’Église à compter des années 1960, va quand même lui paraître incontournable[16]. D’autre part, il s’intéressera au profil singulier de la théologie qui s’est élaborée au Québec. J’insisterai ici sur l’attitude d’accueil et de disposition à la découverte de la part de Gregory Baum, ainsi que sur son approche contextuelle rigoureuse pour bien saisir et faire comprendre la différence québécoise sur ces sujets (2017a, 139-140).

5.1 Sécularisation accélérée de la société, désaffection croissante des fidèles et ressentiment vis-à-vis de la hiérarchie ecclésiale

En 1989, malgré son expertise acquise de longue date sur la sécularisation (1979 ; 1975, 140-161), Gregory Baum ne s’inscrit que comme simple participant à un colloque sur les trente ans de la Révolution tranquille, mais accepte d’y faire un commentaire dans la section sur l’« âme » québécoise. Il profitera de cette plateforme pour rappeler que, pour les sociologues, le processus de « sécularisation » comporte trois niveaux distincts, bien qu’interreliés : la « sécularisation des institutions », celle des « symboles nationaux », et celle de la « conscience personnelle » (1989, 67-70). J’emprunterai à Baum cette typologie pour donner un aperçu de sa compréhension de la sécularisation vécue au Québec et dont il rendra compte dans divers écrits ultérieurs. Je traiterai des deux premiers niveaux en étroite interrelation, tandis que j’aborderai les phénomènes de la désaffection ecclésiale et du ressentiment à l’égard des autorités ecclésiales sous le troisième angle proposé par l’auteur.

5.1.1 Sécularisation des institutions et de l’« âme » québécoise

Gregory Baum témoignera encore de son apprentissage de la voie québécoise dans son ouvrage The Church in Quebec, qui s’ouvre par un chapitre intitulé : « Catholicism and Secularization in Quebec » (1991c, 15-47). Dans la ligne des hypothèses émises par David Martin (1978), Baum aborde le rapport de l’Église à la sécularisation en distinguant la période de modernisation industrielle du Québec (1900-1960) – sur fond d’histoire ancienne depuis la Conquête (1763) – et celle de sa modernisation politique à partir de la Révolution tranquille (1960-1990).

Pour la première période, Baum observe que le développement économique, largement dominé par une minorité anglophone qui surexploite la main-d’oeuvre francophone, sous l’oeil complaisant de gouvernements non-interventionnistes, ne s’accompagnera cependant pas d’un changement des valeurs et des références traditionnelles, comme ce sera le cas également en Pologne et en Irlande. Ce développement économique ne donnera pas lieu à une véritable sécularisation car le peuple, se voyant comme une nation (et non une simple minorité) opprimée et refusant l’assimilation à l’ensemble anglo-américain, garda les rangs serrés. Il resta loyal à la tradition et au leadership idéologique d’une Église puissante, influente (Idem, 18-20 ; 30-31) et fournissant depuis des siècles « […] the religious cement that enabled French Canadians to resist assimilation and decline » (Idem, 16). Baum souligne cependant que sous l’influence des encycliques Rerum novarum (1891) et Quadragesimo anno (1931), l’Église du Québec multiplia alors les initiatives de soutien économique et social à la classe ouvrière : syndicats, coopératives, services divers, mouvements d’action catholique et autres, éducation populaire, etc. (Idem, 31-33). L’Église resta « l’âme » du peuple (Idem, 16). Au cours des années 1950, cependant, cette unanimité relative commença à se fissurer. L’industrialisation changea les conditions sociales et, face à un régime Duplessis déconnecté de la société, plusieurs revendications progressistes, d’inspiration catholique ou séculière, se firent entendre dans l’espace public (Idem, 34-35).

Puis tout bascula décisivement en une modernisation politique, ou réforme de l’État, déclenchée par le décès subit du premier ministre Duplessis (1959) et par l’élection subséquente du Parti libéral sous le slogan « Maîtres chez nous » (1960)[17]. Comme il en a été question plus haut, la transition ne créa pas de « schisme culturel » (Idem, 43) malgré une forte poussée de sécularisation, car, en référence cette fois-ci au cas belge, elle résultait de la convergence, dira Baum, « […] of two movements […] : the secular trend towards modernization and the religious renewal sparked by Vatican Council II » (Idem, 30). Au sujet de ce dernier mouvement, Baum mentionne plusieurs engagements catholiques significatifs dans le débat sur la Révolution tranquille, notamment à travers diverses revues (Maintenant, Cité libre…) ou publications (Les insolences du Frère Untel, Le chrétien et la démocratie…) (Idem, 37-38). Ces voix prenaient d’ailleurs le relais, dans un nouveau contexte, d’une longue tradition de contestation sociale et ecclésiale interne à l’Église elle-même en faveur du pluralisme, du dialogue social et de la promotion de réformes en tant qu’enjeux mêmes de l’évangélisation (voir à ce sujet Gauvreau 2008 et Gagné 1999). À la base, plusieurs organismes, « nés » catholiques, évoluèrent peu à peu vers une saine sécularisation.

Le transfert des responsabilités sociales de l’Église à l’État, dans le cadre d’un rôle maintenant élargi de celui-ci, fit donc consensus. Il en fut de même pour la laïcisation conséquente de celui-ci, comme ce sera aussi généralement le cas pour les réformes subséquentes impliquant le retrait de la confessionnalité du système scolaire (Baum 1991c, 40-43). Baum reconnaît que l’Église sut prendre acte du caractère pluraliste de la société tout comme du nécessaire dialogue avec celle-ci (Idem, 38-39). Cette attitude expliquerait peut-être, selon l’auteur, qu’un certain anticléricalisme ambiant « has never become public policy » (Idem, 40).

Par ailleurs, Gregory Baum remarque que la Révolution tranquille suscita un enthousiasme collectif inouï, marqué par l’adhésion active de la population à la construction d’un Québec « résolu à se libérer » du colonialisme, moderne, démocratique et confiant en sa capacité d’autodétermination et de créativité (1989, 68). On assista à une explosion culturelle, intellectuelle et artistique inattendue (1991c, 36). C’était bien « le début d’un temps nouveau », où « la terre » était « à l’année zéro », comme le chanta alors Renée Claude sur les paroles de Stéphane Venne (1970). Les catholiques ont aussi partagé ce rêve commun, avec ses implications de sécularisation et de répudiation de certains traits du Québec et de l’Église d’hier (Ibid.).

Concernant ce deuxième niveau de la sécularisation, il est clair pour Baum que le rêve décrit ci-haut constituait une nouvelle symbolique nationale ou « âme » du Québec, définie non plus « en termes religieux », mais en « une autoreprésentation séculière » (1989, 68 ; 1991c, 20). Mais, en 1989, lors du colloque déjà mentionné, Baum ne pouvait s’empêcher de se demander si l’évolution ultérieure du Québec, désormais « cassé en deux » sous l’emprise du néolibéralisme, n’avait pas dissout « cette âme sécularisée » de la société québécoise née de la Révolution tranquille, ne lui laissant peut-être plus que la langue française comme trait distinctif (1989, 68-69).

5.1.2 Désaffection vis-à-vis de l’Église et de la pratique dominicale

Vu l’adhésion relativement unanime aux deux niveaux de sécularisation décrits ci-haut, comment expliquer la désaffection si marquée dont l’Église catholique fera l’objet au Québec ? Gregory Baum ne fait pas intervenir de grandes théories à ce propos, mais s’attache plutôt à relever des faits, événements et processus qui lui paraissent particulièrement significatifs de ce phénomène. Se référant à Lemieux (1982), il note un taux général de pratique dominicale et sacramentelle réduit à environ 40 %, variable selon les milieux, ruraux ou urbains, et aussi bas que 7 % là où la population n’est que transitoire (Baum 1991h, 24-25). Il observe cependant que le catholicisme continue d’imprégner la culture québécoise (patrimoine, symboles publics, symboles publics, toponymie, etc.).

Au lendemain du Concile, puis de la « crise de l’Action catholique » autour de l’épineuse question de l’autonomie des laïcs, l’épiscopat québécois lance en 1968, dans l’enthousiasme général, la Commission d’étude sur les laïcs et l’Église, présidée par le sociologue Fernand Dumont. Vingt ans plus tard, Baum lui consacrera le deuxième chapitre de son livre sur l’Église au Québec, « The Dumont Report : Democratizing the Catholic Church » (1991c, 49-65). Ce texte retrace le cheminement de cette commission itinérante axée sur le rôle des laïcs, la mise à jour de l’identité de cette Église et la quête d’orientations plus prophétiques, et ce, en fidélité à une double référence : héritage et projet (Idem, 60 ; 1992, 142), mais dans un contexte désormais séculier et pluraliste (1991c, 52s). Fruit de beaucoup d’attentes, les recommandations émises dans le Rapport visaient notamment l’introduction de voies plus démocratiques de participation, la formation de « plus petits groupes » au sein des paroisses, plus propices à l’approfondissement de la foi et à l’engagement (Idem, 61), ainsi que la promotion de la dimension sociale critique de l’Église (Idem, 58). Sur les suites du Rapport, Baum salue le maintien des prises de position solidaires des pauvres par l’épiscopat ainsi que le développement de pastorales sociales diocésaines, mais sur le plan de la vie interne de l’Église, il est catégorique : « The attempt to democratize Catholic institutions was unsuccessful. So far all efforts to make the Catholic church a more participatory organization have failed » (Idem, 64)[18].

Mais il y a un autre événement dont Gregory Baum ne fait pas mention, et qui constitua peut-être un facteur encore plus décisif du décrochage des années 1970 : l’encyclique Humanae vitae (1968). Cette encyclique provoqua, sur le plan personnel cette fois, une douloureuse déception par rapport à la dynamique d’ouverture du Concile et fit surtout renouer avec les souffrances de l’ère précédente, en particulier chez les femmes, forcées alors par l’Église de se surcharger d’enfants. Un grand nombre de fidèles décidèrent dès lors de faire prévaloir leur conscience personnelle. C’est peut-être à ce moment, dans la combinaison de ces deux événements décevants ─ la Commission Dumont laissée sans suites substantielles et cette encyclique à contre-courant ─, plutôt qu’au début même de la Révolution tranquille, que s’amorça le plus fort exode de fréquentation de l’Église et que naquit vraiment le persistant ressentiment à l’égard de la hiérarchie catholique. Le travail de sape subséquent de certains secteurs de la Curie romaine – soucieux d’effacer les avancées de Vatican II et de restaurer la monarchie papale, et bientôt renforcés par le long pontificat conservateur de Jean-Paul II[19] – pesa de plus en plus lourdement sur la vitalité interne des Églises nationales (Baum 1991c, 40, 65). La parenthèse ou fenêtre québécoise d’ouverture conciliaire commença alors à se refermer. Le déclin s’accentua encore et les communautés paroissiales, en particulier, glissèrent vers des célébrations et dévotions plus traditionnelles.

Gregory Baum fit encore un autre apport au présent dossier : un article de synthèse (1995) où il rend compte de deux publications concernant l’avenir des communautés chrétiennes locales : d’une part, Risquer l’avenir, fruit d’une recherche et d’une enquête de l’Assemblée des évêques du Québec (1992) visant à relancer l’Église québécoise vingt ans après la parution du Rapport Dumont ; d’autre part, les actes du congrès qui suivit immédiatement la parution de Risquer l’avenir pour en étudier les résultats et recommandations (Farly et al.1993). Ici encore, Gregory Baum adopte une posture d’écoute et se fait observateur attentif des interrogations de l’Église québécoise sur la vitalité de ses communautés. Il n’y va pas de longues réflexions mais plutôt de constats, parfois accompagnés d’annotations.

Dans cet article, Baum (1995) résume ainsi les faits saillants de Risquer l’avenir. Ce document pose le diagnostic que l’Église se meurt au Québec. Il conclue même qu’elle pourrait disparaître complètement à moins de « s’engager radicalement sur une nouvelle voie » (Idem, 20-21). Le tout argumenté à partir de théories sociologiques de la sécularisation (Berger, Durkheim…) (Idem, 21-22). Aussi, il est recommandé que l’Église tourne le dos au catholicisme culturel et que sa vie fournisse plutôt « une contre-instance à la société […] en suscitant un engagement social critique et solidaire des pauvres et des exclus » (Idem, 24). Il recommande également que l’accent soit mis sur l’éducation d’une foi librement choisie chez les adultes, ainsi que sur la mise sur pied de « communautés » plus petites, ceci supposant qu’on abolisse les paroisses (Idem, 25-26).

Quant au congrès sur l’avenir des communautés chrétiennes, Baum relève qu’il reproche à Risquer l’avenir son « pessimisme excessif » (Idem, 28), ses approches trop unilatéralement sociologiques et non critiques (Idem, 29), et une enquête faite exclusivement auprès du personnel de pastorale plutôt qu’auprès des fidèles (Idem, 30). Il rapporte que les participants du congrès rejetèrent les propositions les plus radicales du document, mais retinrent la priorité accordée à l’éducation de la foi des adultes et qu’ils encouragèrent même la formation de petits groupes et leur engagement social critique (Idem, 33).

Or, ces deux dernières recommandations prioritaires, communes tant à Risquer l’avenir qu’au congrès qui s’en suivit, et qui reprenaient exactement des recommandations phares du Rapport Dumont, resteront, elles aussi, pratiquement lettre morte jusqu’à ce jour ! Mais, signes d’espoir dont se réjouirait beaucoup Gregory Baum, et certes favorisés par l’expérience de la pandémie de COVID-19, des voix s’élèvent au sein même de la hiérarchie pour « recommencer autrement[20] ».

On ne peut qu’être reconnaissant à Gregory Baum de s’être avant tout appliqué avec retenue, dans les écrits examinés jusqu’ici, à une présentation rigoureuse de la problématique ecclésiale québécoise qu’il découvrait face à la sécularisation. Par ailleurs, son quasi-silence sur le phénomène de la si rapide désaffection ecclésiale comme telle, déclenchée dans la foulée la Révolution tranquille (Baum 1991c, 24), ne manqua pas d’interpeller le professeur Jean Richard qui voulut combler cette absence en allant puiser dans un écrit antérieur de Baum (1975). Dans le chapitre « Alienation in Industrial Society : Ferdinand Toennies » (Baum 1975, 41-61), Richard trouva des références théoriques permettant de mettre de l’avant une autre hypothèse que celle d’une certaine agressivité pour expliquer la prise de distance avec l’Église et la pratique religieuse, à savoir que « society (the institutions in which we live) affects our consciousness (the way we perceive reality and think about it) » (Baum 1975, 1, cité dans Richard 2010, 10).

À la suite de Baum, Richard utilise ici la distinction devenue classique entre l’ordre social ancien comme « communauté » (Gemeinschaft) et l’ordre moderne comme « société » (Gesellschaft) (Richard 2010, 11). Richard en concluait que l’ordre social moderne rendait les gens « religiously unmusical » (selon le mot de Weber), qu’il créait chez eux non pas d’abord une aversion pour la religion, mais un état d’indifférence religieuse[21], dernière étape sur la route de la sécularisation (Idem, 12). Richard voyait là « […] another way to understand why the secular revolution of the 1960 in Quebec was a quiet one : not only because Vatican II opened up for many the true meaning of religious symbols, but also because for many others religion had lost all significance » (Ibid.). Il y a sûrement ici un « grain de vérité » dirait Baum, mais il ne recourt pas à cette veine explicative. Ne verrait-il pas dans l’hypothèse de Richard une approche trop générique ou insuffisamment contextualisée de la transformation proprement québécoise du lien à l’Église ? L’intensité du déclin de l’Église au Québec lui semble donc tenir aussi à un autre facteur qu’aux seules avancées inexorables de la sécularisation, observées également au Canada anglais, mais n’y provoquant qu’une attrition en ce qui concerne la pratique dominicale, sans réaction anticléricale (2010b, 6).

5.1.3 Ressentiment à l’égard de la hiérarchie ecclésiale, et son dépassement dans une autre manière d’être Église

Rien n’aura davantage intrigué Gregory Baum, au Québec, que le ressentiment persistant de membres anciens ou actuels de l’Église à l’égard de la hiérarchie ecclésiale, variable selon les milieux (1991c, 40), et cela même cinquante ans après la perte de pouvoir de celle-ci sur la société (2010b, 6). Toujours en posture d’écoute et de respect, Baum mentionne souvent ce ressentiment[22], mais sans en cerner les causes, sauf par des allusions touchant le plus souvent l’emprise sur la société, l’autoritarisme ainsi que le rigorisme moral de l’Église préconciliaire québécoise (2010b, 6 ; 2014b, 68-69), abus dont il n’a donc pas souffert[23], reconnaît-il (Ravet 2016, 40). Pour combler cette « lacune » née d’une réelle perplexité chez Baum, et dans l’esprit d’une « conversation » avec l’auteur, j’ai pensé proposer ici quelques données, des considérations propres ou encore des pistes d’interprétation quant à l’origine de ce ressentiment, à partir le plus souvent d’indices trouvés ici et là dans les écrits de Baum – un peu comme l’a fait Richard, dont j’ai présenté l’analyse dans la section précédente.

Lorsque Baum parle de la prégnance exorbitante exercée par l’Église catholique d’avant la Révolution tranquille, comment ne pas penser à certains pensionnats pour enfants autochtones ou aux institutions chargées du soin des « orphelins de Duplessis », des missions relevant toutes d’un gouvernement comme tuteur légal mais gérées alors par des communautés religieuses, de même qu’aux abus culturels, psychologiques, spirituels, physiques et sexuels qui ont pu avoir cours dans ces établissements ? Comment, aussi, ne pas voir en ces lieux et situations une métaphore de toute une société mise en milieu « fermé » et se prêtant donc, constamment et en toute impunité, à des abus de divers ordres, envers les femmes, par exemple, contraintes à la soumission à leur mari et à l’interdiction « d’empêcher la famille » ? Nul besoin, dans ce dernier cas, d’en dire davantage sur Humanae vitae comme source d’un ressentiment durable.

La « persistance » de ce phénomène qui étonnait tant Gregory Baum, ne suppose-t-elle pas qu’il ait pu être régulièrement ravivé par divers épisodes rappelant la dite « Grande noirceur »[24] ? Que dire, en ce sens, du traditionalisme autoritaire polonais imposé sous Jean-Paul II (1979-2005) après l’embellie conciliaire, ou encore d’un Magistère refusant aux fidèles le statut de « sujets » et les conditions de participation démocratique pourtant prônées pour la société, une contradiction souvent relevée par Baum (1991c, 52, 65) et produisant au Québec « restlessness and irritation among Catholics » (Idem, 50) ?

Au Québec, mis à part le bref intervalle des années 1960, comment ne pas voir une navrante continuité d’infantilisation des laïcs et des laïques depuis le catholicisme préconciliaire ─ doublant celle du pouvoir colonial puis anglo-canadien (1991c, 22) ─ jusqu’à la régression conservatrice des dernières décennies en passant par le refus tacite des autorités ecclésiales de mettre en oeuvre deux priorités réclamées successivement par le Rapport Dumont (1971) et Risquer l’avenir (1992), soit l’éducation de la foi des adultes (plutôt que des seuls enfants) et des communautés à taille humaine et participatives ? À travers les rassemblements dominicaux actuels passifs où l’on sert des homélies au langage souvent hermétique, infantile et décontextualisé et, de même, à travers la proposition de dévotions d’un autre âge comme seule réponse au vide et aux interpellations du monde contemporain ? Ou encore ce point d’orgue : la récente mise en tutelle, en pratique, de l’organisme de coopération internationale Développement et paix par l’épiscopat canadien, que celui-ci avait pourtant confié initialement à la responsabilité première des laïcs[25] !

Baum relève qu’encore en 1992, « la grande majorité de la population se désigne elle-même comme catholique quand elle est appelée à remplir un formulaire officiel » (1995, 31). Ce constat soulève des doutes quant à la valeur explicative de l’hypothèse selon laquelle une perte de conscience ou une indifférence religieuse seraient la cause de la désaffection ou même du ressentiment envers l’Église, comme l’avançait Richard (2010, 11-12) évoqué plus haut. Alors, le « mystère » du ressentiment anti-ecclésial au Québec ne serait-il pas tant le fruit de quelque indifférence ou même d’un rejet de principe comme tel, que celui d’une déception, c’est-à-dire d’un attachement et d’aspirations ayant été trompés, brisés dans leur élan vers le renouveau promis par l’Église des années 1960 ? Ajoutons encore à cela le dévoilement plus récent des abus sexuels commis par des membres du clergé et des religieux, forfaits encore aggravés par l’aveuglement volontaire et l’indulgence d’autorités ecclésiales à leur égard (Baum 2010c), celles-là mêmes qui accablaient autrefois les fidèles de lourdes normes morales. Le sensus fidei tout comme l’Évangile ont été heurtés et scandalisés par une telle hypocrisie (voir Mt 23,3-4).

Mais une ambiguïté demeure, qui nous invite à pousser encore plus loin, quoique dans une direction différente et quelque peu paradoxale. Le ressentiment du peuple québécois francophone à l’égard de l’Église, pour des motifs qui paraissent bien fondés, n’en cache-t-il pas un autre : une honte de soi initiale se muant en un ressentiment contre lui-même et son propre passé pour ne pas avoir risqué d’accéder à la maturité de la souveraineté politique ? L’Église, avec son immense influence dans le passé du Québec, ne devenait-elle pas un bouc émissaire tout désigné de l’insécurité séculaire de la population francophone québécoise et même de sa démission collective ?

Ainsi donc, si le peuple québécois avait des reproches à adresser à l’Église d’avant la Révolution tranquille, fallait-il pour autant qu’il rejette totalement son passé et fasse de cette révolution un commencement absolu ? – ainsi que le chantait Renée Claude dans la chanson emblématique déjà mentionnée : « La terre est à l’année zéro ». La modernisation impliquait-elle de soi de rejeter ce qu’on voulait moderniser ? Ce rejet de ses racines ne compromettait-il pas son propre avenir ? Cette évacuation n’allait-elle pas le laisser bien fragile devant les défis à venir et créer en son sein une légèreté qui lui avait toujours été étrangère ? Baum s’inquiétait déjà (1989, 68) de cette perte de « l’âme » du Québec, à la fois celle du passé et celle, bien séculière, façonnée par la Révolution tranquille, perte qui le fit bêtement se jeter à genoux devant le néolibéralisme dès les années 1980. Face à son passé, à son présent ou encore aux options qui se présentent encore à lui, le peuple québécois n’a-t-il pas impérativement besoin d’une démarche de discernement plutôt que d’un simple rejet ou d’un engouement aveugle à leur égard ? Encore faudrait-il qu’il retrouve quelque ancrage pour ce faire car, comme le rappelait René Girard (1994, 73) : « […] il n’y a de nouveauté qu’au sein d’une tradition. Vous ne pouvez subvertir la tradition que de l’intérieur ».

Dès son arrivée, Gregory Baum a su reconnaître dans le cheminement de certains réseaux de chrétiens et de chrétiennes une autre voie possible que la décevante et inconséquente trajectoire de l’Église québécoise, en particulier chez ses communautés paroissiales. Souscrivant pleinement aux chantiers ouverts par la Révolution tranquille et s’y engageant, ces réseaux surent entrer de plain-pied dans les brèches pratiquées par le Concile Vatican II et intégrer les nouvelles perspectives ouvertes par l’Église de la libération et sa théologie, pour oeuvrer avec beaucoup de créativité à la construction d’un mouvement populaire de justice économique et de solidarité sociale[26] qui marqua le Québec jusqu’à nos jours, et qui demeure toujours d’une grande vitalité (Baum 1991c, 46 ; 1989, 70 ; 2017a, 138-139).

C’est dans cette mouvance minoritaire mais plus signifiante que Gregory Baum affirme s’être senti « chez lui » et avoir trouvé une « âme » québécoise toujours bien vivante, dans un engagement qui « reprend l’ancienne tradition communautaire du Québec, mais aussi l’élan d’émancipation de la Révolution tranquille » (1989, 70), et donc aussi l’ « âme » séculière née à cette époque et avec laquelle la foi qui sous-tend la militance sociale chrétienne se sent plus à l’aise qu’avec la religiosité traditionnelle. Une « âme » qui embrasse donc à la fois l’« héritage » et le « projet ». Une « âme » qui ne s’est pas « perdue » non plus dans les sables mouvants d’un néolibéralisme cherchant à nous transformer en « un peuple d’individualistes, consommateurs, pragmatiques et ambitieux » (Idem, 68), mais qui s’est faite critique de cette idéologie et de sa culture à partir d’une « option pour les pauvres ». Une option que Baum voyait aussi, en reprenant et commentant les propos de Joseph Giguère, comme « le point de départ de la conversion de l’Église à l’Évangile de Jésus Christ », et désormais, comme « le foyer spirituel de la transformation de l’Église et de son renouveau intérieur » (Idem, 70).

Si le ressentiment contre les autorités ecclésiales dont il a été question plus haut est aussi présent dans cette mouvance, il n’y prend pas une place prépondérante et ne la paralyse pas. Il y affleure d’abord comme chagrin devant la dérive d’une certaine Église qui sombre, chez tant de communautés paroissiales ou autres groupes, dans un traditionalisme insignifiant par rapport à la pertinence révolutionnaire de l’Évangile pour notre temps, et comme espoir muet que celle-ci en retrouve le chemin. Il se fait aussi impatience vis-à-vis des évêques québécois et de leur passivité devant l’arrogance et la « rigidité », selon l’expression du pape François, de certains de leurs homologues ultraconservateurs du Canada anglais, souvent ouvertement opposés au pape actuel et jouant les « inquisiteurs » et les fossoyeurs de fleurons prophétiques de l’Église comme l’organisme Développement et paix, comme déjà évoqué. Alors, comment peut-on s’étonner que, à mesure que les générations déjà touchées disparaissent, la population en vienne peu à peu à passer du ressentiment comme tel vis-à-vis de la hiérarchie ecclésiale à une indifférence à l’égard du christianisme lui-même et même à l’égard de toute religion, notamment chez les plus jeunes, par exemple, malgré une persistante quête de points de repère et de spiritualité chez ceux-ci ?

5.2 Un regard approfondi sur le parcours de la théologie québécoise de tradition catholique

Toujours sur le plan ecclésial, Gregory Baum s’attardera particulièrement aussi à la théologie. Dans une fresque magistrale intitulée Vérité et pertinence. Un regard sur la théologie catholique au Québec depuis la Révolution tranquille, l’auteur « présente, contextualise et interprète les écrits qui ont jalonné l’histoire du Québec depuis 1960 » (2014b, 4e de couverture). Il fait état des sources de la vitalité de cette théologie aux expressions foisonnantes comme de sa créativité progressiste dans plusieurs secteurs, tout en mettant en évidence certaines figures et certains écrits plus marquants. Encore ici, le regard de Gregory est unique et fascinant. Il saisit admirablement le mouvement d’accompagnement critique de la société et de l’Église catholique du Québec qui caractérise cette théologie. Cet ouvrage, publié simultanément en anglais (2014c) et en français (2014b), constitue le plus important panorama de la théologie québécoise francophone diffusé à l’extérieur du Québec, ainsi qu’une référence locale majeure, y compris pour les critiques qu’il formule à son égard.

Pour une analyse plus approfondie et critique de cette étude de la théologie québécoise, je réfère les lecteurs et lectrices à l’article que lui consacre Jean-François Roussel dans le présent numéro[27]. Pour ma part, ce n’est que dans le deuxième article du diptyque annoncé, consacré aux divers apports prophétiques de Gregory Baum au Québec, que j’aborderai le regard qu’il porte sur cette théologie. Je me pencherai plus spécifiquement d’abord sur l’accompagnement théologique et spirituel que Baum a assumé auprès de la mouvance sociale chrétienne, puis, parmi les considérations de l’auteur sur la théologie universitaire québécoise, sur des éléments également pertinents pour les pratiques et la théologie (ou réflexion de foi) qui ont cours au sein même de cette mouvance.

6 Découverte d’intellectuels majeurs et diffusion de leur pensée

Ajoutons encore un chapitre aux recherches faites par Gregory Baum sur le Québec : sa découverte de penseurs majeurs qu’il s’est senti la mission de faire connaître au monde anglophone. Mentionnons d’abord Jacques Grand’Maison, un sociologue, théologien et pasteur véritablement « ensouché » en ce pays. Baum le découvrira d’abord par le biais de la question du nationalisme, abordée notamment sur les plans ecclésial, théologique et éthique. Il mettra les vues de Grand’Maison à contribution dans tous ses écrits sur ce sujet. Dans Vérité et pertinence (Baum 2014b, 111-143), il lui consacre d’ailleurs un chapitre entier qui constitue une initiation à l’ensemble de sa pensée et de son oeuvre. Baum écrira également un hommage à Grand’Maison à la suite de son décès (Baum 2017b, 8-9).

Baum fera de même pour Fernand Dumont. Il le connaissait déjà à travers le Rapport Dumont mais il le découvre sous un jour nouveau lorsque le sociologue soutient une thèse en théologie (Dumont 1987) dont Baum est membre du jury. Il admire au plus haut point ce « penseur original » dont l’oeuvre chevauche plusieurs disciplines (la sociologie, la philosophie et la critique sociale) mais dont il déplore qu’elle soit trop peu connue à l’extérieur du Québec. Baum va consacrer à la théologie de Dumont[28] un livre entier à l’intention des milieux théologiques anglophones (2014a), puis un chapitre de son ouvrage testamentaire (2017a, 192-198), et un autre encore dans Vérité et pertinence, qui initie à l’ensemble de sa pensée (2014b, 79-109).

Par ailleurs, je me dois d’évoquer une autre grande figure, Karl Polanyi, un économiste et anthropologue d’origine hongroise, qui a successivement immigré en Autriche, en Angleterre puis au Canada anglais où il a vécu jusqu’en 1964, et où il est passablement connu. J’en fais un cas particulier, car c’est lors de son séjour au Québec que Gregory Baum a découvert ce penseur, plus précisément à travers l’Institut d’économie politique qui a été fondé à Montréal en 1987 et qui porte son nom. Dès les débuts de l’Institut, Baum et moi-même en sommes devenus membres et avons régulièrement participé à ses activités (dont certains congrès internationaux), rassemblant une constellation de chercheurs de toutes les disciplines, qui se reconnaissaient une affinité de pensée et une dette à l’égard de Karl Polanyi.

À la lumière de ses études sur l’histoire de l’économie depuis les sociétés anciennes, cet « autre Karl » (Bindé 1983) découvrira dans le capitalisme autorégulateur une exceptionnalité moderne et prônera un « ré-enchâssement » de l’économie et du travail dans la société, ceci supposant la priorisation des facteurs culturels et éthiques en économie, de même qu’une science économique critique guidée par un engagement éthique (Baum 2010a, 43). Ce penseur, selon Baum, « fournit un fondement théorique au développement communautaire et à l’économie sociale » (2017a, 152), si importants au Québec, et donc à la reconstruction de la société à partir de la base ou d’une société civile animée par une culture de la solidarité.

Convaincu de la proximité de la pensée de Polanyi avec l’enseignement social des Églises – particulièrement avec celui du pape François, plus tard (Baum 2016) – et souhaitant que la gauche chrétienne s’en inspire davantage, Gregory Baum publiera un livre important (1996a) à propos des rapports de la culture, de l’éthique et de l’économie dans l’oeuvre de Polanyi dont l’ouvrage majeur plusieurs fois réédité depuis 1944, La grande transformation (Polanyi 1983), est considéré par la communauté des économistes comme le deuxième plus influent du XXe siècle (Anonyme 2016). Il lui réservera aussi un chapitre dans son dernier livre autobiographique, signe de l’influence marquante de Polanyi sur son parcours théologique, en particulier sur son analyse de la tragédie contemporaine de la mondialisation néolibérale et sur les alternatives à celle-ci (2017a, 150-154).

7 Bilan de l’apprentissage de « l’accent » québécois chez Gregory Baum

Sur toutes les questions abordées plus haut, comme pour bien d’autres, Gregory Baum conclura que son insertion au Québec l’a transformé profondément, qu’elle a été pour lui une école et une « aventure intellectuelle » (Ravet 2016, 38) ; qu’elle fut « an exciting and enriching experience » (Baum 2010a, 45) ; qu’elle a ainsi changé son analyse sociale tout comme sa théologie et sa réflexion éthique. Et il le fera savoir à l’extérieur du Québec avec empathie et intelligence (2010a). Mais tout chez cet immigrant le préparait à cette intégration réussie. Je pense à ses convictions sur l’étroite imbrication de la culture et de la religion (et de la théologie), et sur l’exigence d’une attention lucide au réel pour toute théologie contextuelle (Schweizer 2018, 13). Je pense aussi, au plan personnel, à sa grande réceptivité et à son désencombrement de lui-même, une attitude faite d’humilité face à ses réalisations passées et de libre détachement à l’égard de toute reconnaissance. Comment ne pas reconnaître chez lui une rare capacité à voyager léger, de même qu’une attention au présent et une ouverture à l’avenir vécues comme une forme d’obéissance à un impératif vocationnel, à la manière d’un saint Paul[29], dirais-je ?

Gregory Baum a adopté et admiré le Québec ; il est entré en « conversation » avec lui et s’est senti redevable à son égard. Cette attitude de profonde appréciation a été bien saisie. Elle a entraîné en retour, de la part d’un grand nombre de Québécois et de Québécoises, un grand attachement pour cet « étranger » devenu l’un des leurs, en particulier chez les francophones de longue date, blessés et humiliés pendant longtemps au cours de leur histoire depuis la Conquête de la Nouvelle-France, toujours inquiets de leur survie identitaire et, à mon sens, prostrés peut-être jusqu’à la complaisance dans leur pli de vaincus, au point de s’être frileusement refusés à eux-mêmes leur propre autodétermination à deux reprises, en 1980 et 1995. Ce citoyen et théologien venu d’ailleurs, libre et décomplexé, a valorisé sans feinte ni condescendance ce que ce peuple avait de meilleur.

En terminant, je me permettrai de reprendre les catégories découvertes par Gregory Baum chez Fernand Dumont à propos des modes ou niveaux d’affiliation, pour les appliquer à sa propre expérience québécoise. Dumont distingue d’abord le mode de l’appartenance, caractéristique d’une communauté où les membres, se connaissant, décident et agissent en commun ; puis celui de l’intégration qui donne une place dans une institution comportant structures et règles ; et, enfin, dans le cas d’une vaste collectivité, celui de l’appartenance par référence, ou « identification symbolique » (à une nation, par exemple), qui en fait « partager la mémoire et espérer en son avenir » (Baum 2017a, 195-197). À partir d’insertions bien déterminées, Gregory Baum a pu traverser tous ces niveaux d’affiliation jusqu’à atteindre – fait plus rare pour un étranger – le niveau de la référence, un objectif qu’il s’était fixé dès son établissement au Québec. Il s’est ainsi peu à peu transformé ou reconstruit en Québécois, en se reconnaissant toujours plus dans la réalité du Québec. Si bien que le Québec est devenu pour lui non seulement sa dernière « référence » parmi ses identités multiples, mais peut-être la plus décisive d’entre elles, ou encore, son « accent » majeur. Aussi est-ce en cette terre que Gregory Baum voulut-il être inhumé.