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Des écrits de prime jeunesse de Saint-Denys Garneau, les poèmes et de fulgurants souvenirs en prose de Michel van Schendel, les actes d’un colloque consacré à Gaston Miron composent le programme de cette chronique. L’on y examinera quelques façons d’être ailleurs en étant d’ici, ou l’inverse.

Le pré-poète

Giselle Huot, bonne cuisinière, n’en finit plus d’apprêter l’oeuvre de Saint-Denys Garneau à toutes les sauces, multipliant éditions critiques, anthologies et — c’est le cas aujourd’hui — publication d’inédits. Or le Recueil de poésies – Inédit de 1928[1] ne révèle rien de neuf puisque les textes en avaient tous été publiés, dès 1971, dans les « Juvenilia » de l’édition Brault-Lacroix, avec d’autres de la même   époque[2]. C’est dire que le mince recueil, version réduite du « Recueil de Poésies » qui terminait le premier Cahier du célèbre Journal, n’a d’inédit que son existence comme recueil, plus (peut-être) les six aquarelles jolies et simplettes qui l’illustrent. On a sauté sur l’occasion du 90e anniversaire de la naissance du poète, mort il y a 59 ans (un autre anniversaire en perspective), pour reproduire photographiquement, puis en édition commentée, les poèmes du futur grand écrivain qui patauge ici dans les gentilles niaiseries (« Le dinosaure ») et les influences de l’apprentissage. Sans doute peut-on observer une maîtrise grandissante dans l’utilisation des lieux communs, qui remplissent le vers avec de plus en plus d’aisance et composent une tonalité romantique convenue. À l’époque, c’était cela être poète, surtout pour un élève des collèges classiques qui se destinait aux lettres. L’originalité viendra plus tard et commencera par le sacrifice impitoyable du bric-à-brac initial. La nature qu’évoquent les « Esquisses en plein air » sera plus savamment naïve, le désespoir des dernières sections de Regards et jeux en plein air plus réel, voire outrancier. La littérature aura fait place à ce qui dérange, à la névrose, au corps à corps du langage et du mal intime.

Dans une longue postface, Giselle Huot réunit les renseignements disponibles sur l’enfance et l’adolescence du poète. En l’absence d’une magistrale biographie comme celle que François Ricard a consacrée à Gabrielle Roy, on consultera ces pages avec intérêt.

Poète et prosateur

Né en France, élevé d’abord en Belgique puis à Paris, arrivé par hasard à Montréal en 1952 et fixé là depuis, Michel van Schendel aura souffert une bonne partie de sa vie de ne pas « être » Québécois. Car il a découvert chez nous une forme d’humanité supérieure, tant sur le plan intellectuel qu’affectif. Le Québécois, on le sait, est le chef-d’oeuvre de la création, et la Québécoise a bien des charmes pour un bipède normalement constitué.

Par une réaction assez normale qui prouve sa bonne santé, le jeune poète décide de ne pas se laisser impressionner par tant de perfection et en vient tôt à se considérer lui-même comme un être exemplaire[3]. Il affichera même quelque mépris pour l’indigène, qui souffrirait de sous-développement — telle jeune femme ne dit-elle pas c’est beau beau beau au lieu de c’est très beau ? « Infantile ? Non, inculte […]. Des sous-développés qui ne savent même pas qu’ils le sont. En de tels moment, Xavier ne se possède plus et devient bête. » (p. 161) Bête, on le serait à moins. Telle autre ne désigne-t-elle pas couteaux et fourchettes par le mot ustensiles, ignorant « la civilité imagée du mot “couverts” » (p. 231) ? Heureusement elle est mignonne, et notre généreux poète surmonte son « agacement ».

Il est merveilleux de pouvoir lire les mémoires, ou plutôt les anti-mémoires (le narrateur se dédouble plusieurs fois, se projetant notamment sous la figure de Xavier, personnage qui est lui-même, ne l’est pas, l’est toutefois, mais non, mais si, etc.), de quelqu’un qui, de son propre aveu, a « prodigieusement vécu » (p. 12), qui éprouve « l’impression absurde, risible et toutefois sensée d’avoir été un acteur important d’événements considérables », et cela « en tant qu’animé de la plus grande lucidité concevable, la plus singulière et la plus intense » (p. 246), un homme, enfin, qui « aujourd’hui […] connaî[t] tant de choses, [a] lu tant de livres, [a] vu tant de tableaux, […] connaî[t] tant de gens » (p. 373), bref un Pic de la Mirandole débarqué en terre laurentienne. Soucieux de ne pas flatter bassement ses nouveaux concitoyens, il parlera de son « long exil » au Québec (p. 268).

L’excellence de Van Schendel se manifeste à travers des compétences aussi nombreuses que variées. Il est poète et maîtrise la langue au point de la réinventer, sans toutefois attenter, du moins gravement, à la correction (que dire d’une phrase comme la suivante : « Les locataires successifs de l’hôtel Matignon à Paris et les dignitaires du quartier général français à Saïgon rident ensemble un aveuglement, une surdité, une obstination, une résignation » [p. 69] ?), il est amateur de peinture et consacre de belles pages à ses amis peintres et, à travers eux, à Chaïm Soutine, le grand inspirateur, il participe à la rédaction de mémoires volumineux pour des commissions d’enquête sur l’urbanisme, le bilinguisme et le multiculturalisme, il livre au monde entier sa recette personnelle de steak tartare (p. 101-102) en déplorant la médiocrité des produits locaux, il sait comprendre les chiens et se faire obéir d’eux comme pas un (p. 177), manifeste de belles connaissances sur la musique corse (p. 187), disserte sur le vin avec autorité, etc. Cet homme sait beaucoup de tout, ce qui eût effrayé Pascal. Gravit-il une côte en vélo ? Il le fait en pleine connaissance de cause : « Et monte et sue, de toutes tes forces aux pédales et au guidon, des biceps et des avant-bras, des mollets, des jumeaux, des droits et des couturiers, des fessiers, des abdominaux, des grands dorsaux, des pectoraux et des intercostaux, des trapèzes, des peauciers, du temporal même […] » (p. 169). À tout moment, un savoir phénoménal est là pour rendre compte de la moindre action. Un intellectuel c’est cela, ça vit à fond et ça pense encore plus…

Et malgré tout, ce livre irritant est superbe. Ses phrases souvent un peu tordues, mixtes de Marx et de Mallarmé, respirent pourtant une liberté qui ne va pas contre la langue, mais l’oblige à révéler de nouvelles ressources. La même originalité régit la composition. Van Schendel ne prétend pas livrer bêtement ses souvenirs, à la queue leu leu, dans l’ordre chronologique — la guerre en Belgique, les études à Paris, le noviciat communiste, la poésie, les commencements si pénibles au Québec, la fondation d’une famille, les emplois précaires et mal rémunérés, le chômage, quelques expériences en journalisme plus intéressantes (mais sur lesquelles il ne s’étend guère pour l’instant), tous ces segments de vie et de carrière qui constituent un passé, une jeunesse. Il nous fait plutôt circuler dans son passé comme dans les diverses galeries d’une mine, certaines anciennes, d’autres plus récentes. Ce qui frappe, c’est l’extraordinaire densité des moments de vie remémorés.

Certes, la fiction vient au secours de la mémoire, et l’auteur ne se fait pas scrupule de le souligner. Mais entre la tension d’une prose toujours à la recherche d’une plus grande vérité, les simagrées somme toute amusantes du narrateur et les tribulations, plus intérieures que spectaculaires, du personnage (Xavier), lequel arrive à nous émouvoir malgré ses côtés irritants, il y a une formidable convergence, et on en retire l’impression que tout le train de la vie, par la puissance du langage, est soumis à la logique du poème. « Un temps éventuel », c’est sans doute cela la poésie — et non ce temps virtuel que l’informatique met à la portée de nos lâches désirs. Le temps éventuel est celui du désir réalisé, où prendraient forme les plus profondes et les plus désintéressées de nos aspirations, non pas les individuelles mais celles qui, ancrées dans notre subjectivité, rejoignent les autres subjectivités et construisent avec elle « l’avenir dégagé/l’avenir engagé[4] » que Gaston Miron, lui aussi, appelait de tous ses voeux.

En même temps que sa geste biographique en prose, Van Schendel publie quand demeure[5], qui réunit les poèmes des dernières années. Peu de continuité thématique dans ce recueil, dont les textes obéissent à des inspirations variables. Au fait, on imagine mal qu’il en aille autrement. Si le poète est là, bien reconnaissable, en chacun des poèmes, il ne s’astreint jamais à de vastes programmes d’écriture. Le poème lui-même, le texte singulier, est sujet à de brusques variations de perspective comme le montre, en fin de recueil, un intéressant commentaire (p. 80-81) qui retrace la genèse de « L’inachevé » (p. 37).

Il y a d’abord rien, affirme l’auteur avec l’humour de Dieu le père. Puis, cinq vers, qui resteront. Ils se terminent sur le mot portes : « On l’hébète depuis quand, depuis l’étang, depuis les portes ». Mais ces portes ferment mal le poème : on décide donc « de les rabattre au loquet. En rejet à l’initiale d’un sixième vers, on écrivit “refermées” ». La logique thématique est ici déterminée par celle du tout lui-même : « Jeu donc sur un double registre, par écho d’une double clôture, celle des portes et celle du poème. Pourquoi pas ? » Le développement du texte peut donc se faire par l’intervention, l’irruption du tout dans la partie, de sorte que triomphe ici un formalisme qui n’est nullement celui des années 1970, abstrait et petitement intellectuel, mais un formalisme où le concret, le « vécu » (comme on dit), aussitôt posé, est soustrait aux exigences étroites de la fonction expressive, bousculé par une instance supérieure qui est celle du langage fondant seul en légitimité le dire immédiat.

Plus simplement, cela donne des textes d’une grande force d’affirmation, en particulier « Liminaire » (p. 11 et sq.) et « Il est » (p. 45-46), qui peuvent rappeler les incantations rageuses d’un Henri Michaux, mais le référent est toujours décontextualisé, les propositions sont sémantiquement indécidables, les mots sont déroutés en vue d’une affirmation absolue, une seule : je suis poésie. C’est beau, parfois touchant (le mot ami est l’un des plus fréquents), cela résonne dans tous les sens, mais l’ancrage dans le sens réel, le réel du sens, est problématique. À ce sujet, je pense à la contestation depuis quelques années d’une certaine modernité en peinture et en musique, notamment aux critiques dirigées contre Le marteau sans maître de Pierre Boulez[6], bel exemple d’un langage valide (comme le voulait Barthes), mais qui, dans son refus de la tradition/du monde, n’a peut-être pas de valeur pour autant.

La poésie de Michel van Schendel est d’une telle indifférence au contexte doxique que le texte final, « Ghazal pour les amis lointains », qui se veut un appui au peuple palestinien, a pu trouver place dans le collectif Le 11 septembre des poètes du Québec[7], conçu pour pleurer les victimes des attentats terroristes aux Etats-Unis ! C’est dire que l’argument — parfaitement légitime — du poète n’a guère été perçu pour ce qu’il était… Et que l’engagement du poème schendélien requiert, pour être décodé, une certaine exégèse.

Miron redécouvert ?

Poésie, engagement, exégèse : nous voici en contexte favorable pour commenter Miron ou la marche à l’amour[8] qui réunit les actes du colloque Miron tenu en novembre 1998 à l’Université de Toronto.

Les nombreuses contributions nous proposent, en général, une image connue du poète, mais non ce qu’on s’attendrait peut-être à trouver, c’est-à-dire la figure centrale du militant. Sans doute en va-t-il de celle-ci comme de la question nationale elle-même : elle est en passe de devenir taboue. L’engagement indépendantiste de Miron est perçu comme une espèce de lieu commun au-delà duquel il faut maintenant aller chercher la vérité du poète. On trouve alors le Miron amoureux, ou encore le Miron fraternel, l’altruiste, l’humaniste — celui qui ne ferait pas de mal à une mouche et, encore moins, à un anglophone, voire à un fédéraliste de chez nous.

Mais est-ce là redécouvrir Miron ? Non, puisque le militant a toujours été associé chez lui à l’amoureux. Pierre Popovic, dans une « Note provisoire sur une loquèle inachevée[9] », avait d’un coup de baguette magique escamoté le message politique de Miron pour tirer de son chapeau, à la place, un surprenant lapin derridien, mais l’exploit n’a pas été répété depuis.

Parmi les articles les plus intéressants, il faut bien citer celui de Michel van Schendel, encore lui, qui applique des instruments de description rigoureux, tirés de la rhétorique, au discours du poète. Il fait aussi état de la « parlure » populaire dans la poésie de Miron, laquelle ne va pas sans séduire en lui le marxiste pour qui le peuple est le sujet premier du faire et du dire. Hélas, la parlure québécoise est guettée par l’informe, la nominalisation (sur le plan syntaxique), et cela contamine sans doute le discours du poème. Bref, il n’est bon bec que de Paris, on n’en sortira jamais. (Ma lecture, carrément tendancieuse, se souvient d’Un temps éventuel).

À défaut de renouveler notre compréhension de Miron, ce qui n’est guère possible dans les conditions de proximité idéologique où nous sommes encore, il est toujours profitable de multiplier les éclairages, par exemple à l’aide de parallèles pertinents. C’est ce que François Paré fait en recourant à du Bellay, chez qui l’obsession de la langue se logeait déjà au fondement même de l’écriture, et c’est surtout ce que Jozef Kwaterko nous propose au sujet du grand écrivain polonais Witold Gombrowicz, dont Gaston Miron fut le lecteur et l’interlocuteur attentif[10].

L’étude de procédés comme la salutation, de thèmes catégoriels tels le temps ou encore l’espace (malgré la difficulté de les bien circonscrire), ou l’évocation d’un contexte institutionnel (l’Ordre de Bon Temps[11]) sont aussi des contributions valables, chacune en son genre, à la connaissance du poète et de l’animateur culturel et politique.

Les deux communications qui introduisent les réflexions les plus personnelles et les plus susceptibles de provoquer un renouvellement du regard critique sur Miron sont celles de Réjean Beaudoin, qui fait état de ses difficultés de lecture face au texte mironien avant de proposer des aperçus suggestifs sur la présence du village dans les poèmes, et celle de Jean-Noël Pontbriand, qui embrasse sans doute des sujets trop vastes et un peu extérieurs comme les programmes d’enseignement du français et de la littérature, mais qui inscrit l’interrogation sur Miron dans le contexte des perplexités actuelles sur le Québec et sur le destin collectif[12].

Le livre, en somme, offre une matière abondante et diversifiée, d’un intérêt sans doute inégal, mais susceptible de combler, dans l’ensemble, les amateurs de l’oeuvre mironien.

Brève conclusion, sous forme de commentaire de mon titre. Le Québec n’existe plus que comme un ici, un shifter sans détermination, où plus personne n’est chez soi. L’ailleurs triomphe. Le Saint-Denys Garneau d’avant Saint-Denys Garneau, le poète d’une « Amérique » restée pour lui « étrangère[13] », le Barde national sorti de son combat témoignent, chacun à sa façon, d’un peuple remis à sa place, qui est celle des autres.

Pour le Québec, le rêve d’un « temps éventuel » semble terminé.