Chroniques : Roman

La riche surface des choses[Notice]

  • Michel Biron

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  • Michel Biron
    Université McGill

Il y a longtemps que je n’avais lu un roman aussi enlevant que celui de David Homel, L’analyste . Qu’y a-t-il dans ce texte qui emporte le lecteur et lui fasse croire sans la moindre hésitation à ce personnage de psychologue jeté en pleine guerre de Yougoslavie ? D’où vient ce sentiment d’avoir affaire à une écriture naturellement romanesque ? Pourquoi suis-je si attiré par à peu près tous les personnages secondaires, y compris un certain Radovan Karadzic que l’on voit ici sur le terrain, téléphone portable à la main, discutant d’un livre que le héros a tenu à lui envoyer en plein champ de bataille ? À ceux qui estiment que le roman est mort ou agonisant, ce roman, le cinquième de David Homel, apporte un agréable démenti. Ce roman repose d’abord sur un travail sérieux, relevant à la fois de l’imagination romanesque et de l’enquête journalistique. Façon ancienne, si l’on veut, de recueillir de l’information sur les gens, les lieux, les habitudes de vie, comme Zola l’enseignait au dix-neuvième siècle. On trouve dans L’analyste mille et un détails qui ne s’inventent pas et qui exigent d’aller y voir de près. Qu’il existe un marché noir de la banane à Belgrade, par exemple. Ou, pourquoi pas, qu’il y a aussi un marché noir de la psychologie. C’est le point de départ du roman : « On pouvait bien, sous notre nez, et parfois même dans la rue, vendre des engins de guerre destinés à tuer et à mutiler, alors pourquoi n’y aurait-il pas eu une sorte de contre-marché spécialisé dans les techniques de guérison ? » (8) Peu importe qu’Aleksandar, le narrateur, ne soit pas un vrai diplômé en psychologie ; l’essentiel, c’est qu’il sache écouter, qu’il soit bon marché et, plus encore, qu’il ne se formalise pas des mensonges que chaque client s’invente. L’art d’accepter le mensonge, se vante-t-il, c’est la clef de son approche. Ailleurs qu’en Yougoslavie, sa désinvolture passerait pour criminelle ou suicidaire ; à Belgrade, il ressemble un peu à tout le monde. Il fume et boit sans arrêt, il mange du poisson contaminé et il lui arrive même d’acheter des bananes au marché noir. À quoi bon résister ? Voilà une bonne définition du héros romanesque contemporain : non pas, comme on a pu le croire dans la foulée du romantisme, un personnage volontaire, différent des autres, ni même un personnage qui rêve d’être unique et de révéler au monde sa nature profonde, mais un être au contraire pour qui la guerre devient une sorte de cadre familier, presque naturel. Comme tous ceux qui se retrouvent dans sa situation, il s’y fait. Dostoïevski lui fournit sa devise : « L’homme est un animal qui s’habitue à tout. » (295) Aleksandar est réquisitionné un jour par l’État pour s’occuper d’un tout nouveau Centre de détresse destiné à apporter une aide psychologique aux soldats serbes. C’est là qu’il rencontre Tania, qui devient aussitôt sa maîtresse. Elle est médecin légiste et porte en permanence une veste pare-balles, même quand elle couche la première fois avec Aleksandar. Elle fait partie de la « Brigade des ossements » chargée de modifier l’identité des morts afin de faire croire qu’il s’agit de Serbes. Aleksandar, fasciné par son histoire, rentre chez lui où se trouvent sa femme et son fils, puis se jette sur sa machine à écrire. Il envoie son tapuscrit à un éditeur indépendant qui accepte aussitôt de le publier. Le livre est toutefois frappé d’interdit dès sa sortie et acquiert par là un poids de vérité qu’il ne semblait pas avoir au départ. Autre qualité remarquable de ce …

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