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On aura repéré assez facilement, j’imagine, dans le titre de cette chronique, une allusion à l’ouvrage bien connu de Jacques Blais sur la poésie québécoise des années trente [1]. Dans cette étude importante, novatrice sur bien des plans, Blais associait sa lecture de la première modernité littéraire au Québec à une esthétique de la fragmentation. Par ses disjonctions et ses temps d’arrêt, le recueil poétique lui apparaissait comme un lieu de tensions signifiantes où se jouaient des luttes idéologiques et formelles et des stratégies d’ouverture au changement. Face aux « instances d’anéantissement » (33) qui constituaient son horizon, et celui de toute une société en transformation, le recueil, fragmenté et parcellaire, à la confluence de l’ordre et du désordre, instaurait, selon le critique, une dynamique de la multiplicité qui garantissait la liberté des formes et des idées. Ainsi, « cette irremplaçable démarche arbitraire » (6) qui est de tout temps celle des écrivains se déployait dans un espace où étaient mis à vif les jeux d’opposition et les vides interstitiels, propres à une collectivité capable de penser au second degré son avènement dans la modernité. Si l’ouvrage de Blais étonne encore le lecteur actuel, c’est qu’il annonçait de façon remarquable des débats sur la fragmentation et le dialogisme, repris depuis lors par de nombreux commentateurs de l’objet littéraire au Québec. Les trois ouvrages recensés dans cette chronique s’inscrivent, du reste, dans les paramètres de la modernité proposés par Blais.

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Issues du colloque international « Pratiques et théorie du recueil », tenu à Rennes en mai 2002, les études rassemblées par Irène Langlet dans un récent collectif sur les pratiques du recueil dépassent largement le contexte québécois [2]. En effet, le Centre d’Études des Littératures Anciennes et Modernes de l’Université de Rennes (CELAM), responsable du colloque, s’intéresse autant aux oeuvres littéraires françaises de l’Ancien Régime qu’aux textes plus récents, publiés en France et dans le monde francophone. Les actes du colloque reflètent donc des intérêts très divers, allant des Amours de Ronsard, que Cécile Alduy voit comme le prototype du recueil moderne, à L’homme rapaillé de Gaston Miron, dont les « structures mobiles et incertaines » participent d’un Québec à l’autre extrémité du temps et de l’espace francophones. Comme le faisait déjà remarquer François Dumont dans un numéro de la revue Études littéraires en 1998, les « poétiques du recueil » s’accommodent de toutes les « frontières génériques » et du même souffle remettent en cause leur « unité sectorielle [3] ». Cette esthétique particulière de la « parole rassemblée », pour reprendre les termes de Marie-Andrée Beaudet dans son étude des dernières « suites poétiques » de Miron, semble ressortir de formes hybrides qui nourrissent une bonne part de la littérature actuelle.

Dans son texte de présentation, Irène Langlet souligne l’intérêt théorique des diverses pratiques du fragment : anthologies, nouvelles, poèmes, journaux intimes, chroniques, biographies, ouvrages collectifs et miscellanées. En effet, « l’étude du recueil éclaire comment l’unité manquante, qui peut se lire comme un manque de l’écriture, peut se trouver rédimée par la forme colligée : en imposant aux textes (et au lecteur), par la macrostructure, la nécessité d’élaborer une construction logique, le recueil accomplit ce qui n’arrivait pas à s’écrire » (14). Ce manque de la forme unitaire engendre paradoxalement une grande richesse sémiotique que les textes du présent collectif viennent à chaque fois confirmer.

Des vingt-cinq études rassemblées par Irène Langlet, une bonne moitié traite de la littérature québécoise. Il ne faut pas s’en étonner, car les pratiques du recueil suscitent depuis longtemps beaucoup d’intérêt au Québec, le travail de François Dumont, de Richard Saint-Gelais et de René Audet y ayant beaucoup contribué. Il convient de mentionner d’abord certains écrits théoriques ou historiques qui, outre l’intervention fort éclairante d’Irène Langlet, servent d’armature à l’ensemble des textes. On remarquera, entre autres, l’étude que propose Luc Bonenfant du recueil posthume Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, paru en 1842, et surtout les propos de René Audet et de Richard Saint-Gelais sur les liens étroits entre les notions de recueil et de genre. Audet cherche, par exemple, à dépasser l’opposition facile entre la « logique de la totalisation », attribuée à la structure romanesque, et la « logique du disparate », propre au recueil (215).

L’article de Julie Gaudreault sur l’amalgame intitulé Refus global, publié en 1948, a le grand mérite de replacer dans le contexte plus polyvalent de la mouvance automatiste le célèbre manifeste de Paul-Émile Borduas. Gaudreault fait remarquer que plusieurs membres du groupe signataire de l’ouvrage ne souhaitaient pas que leur initiative soit réduite à un projet d’écriture. Plus qu’un livre, Refus global restait pour eux un « événement » et un moyen d’action populaire, dont l’hétérogénéité des formes confirmait justement les valeurs proclamées de liberté et de « transparence iconique ». Les conclusions de cet article important nous convient à redonner à l’iconographie et à la disposition des textes de ce livre extraordinaire la place qui leur revient.

Outre l’article de Gaudreault, il faudrait souligner, en terminant, le travail d’Andrée Mercier sur la genèse de l’oeuvre de Jacques Ferron et, sous la plume de Thierry Bissonnette, l’étude des « systèmes dynamiques » chez Jacques Brault et chez le poète français André du Bouchet. Dans le premier de ces articles, Mercier retrace en menus et fascinants détails « l’aventure du recueil » chez Ferron, au gré des différentes éditions des Contes et des Confitures de coings. En regroupant les textes de différentes façons, l’écrivain et ses éditeurs n’ont cessé de transgresser les identités génériques.

Par sa facture soignée et par l’envergure intellectuelle de plusieurs des textes rassemblés, Le recueil littéraire me semble confirmer la portée de cette notion de recueil dont Irène Langlet nous disait, dans son introduction, qu’elle « engage la pensée littéraire dans son ensemble » (17).

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La nécessité du recueil s’impose d’ailleurs comme une condition essentielle à la genèse et à la réception de nombreuses autres oeuvres. Si, par exemple, la plupart des ouvrages de Gabrielle Roy sont issus, nous le savons maintenant, de fragments épars, publiés à l’origine dans des revues ou laissés à l’état manuscrit, leur mise en recueil projette l’image d’une conscience organisatrice dont la tâche aura été de mettre sous un même toit un ensemble de prélèvements textuels, autant de souvenirs et d’impressions, éparpillés par le temps et rescapés de l’oubli. Chez Roy, l’écriture est donc l’objet d’un processus constant de transposition et de citation, comme si l’oeuvre entière, échappant encore aujourd’hui à toute solidification, se présentait comme un vaste ensemble, défini par sa discontinuité, ses espacements et ses résonances. Tel est le propos de l’ouvrage collectif, Gabrielle Roy réécrite, que viennent de faire paraître Jane Everett et François Ricard, avec une équipe d’étudiants et d’étudiantes [4].

Dans son chapitre d’introduction, Jane Everett rappelle que les processus de réécriture (paratextes, hypertextes, architextes) ont d’abord été explicités par Gérard Genette. Les éléments de classification proposés par ce théoricien ont ensuite été transplantés dans divers domaines connexes, allant de la simple lecture des oeuvres à l’histoire de leur genèse (avant-textes) et de leur traduction. Dans ce contexte élargi, la réécriture se définit comme l’ensemble des pratiques de reprise d’un texte sous d’autres formes et d’autres auspices. Everett conclut que les concepts reliés à la réécriture sont particulièrement pertinents en ce qui concerne Gabrielle Roy, dont l’oeuvre repose sur la succession des couches et des reprises textuelles et dont la lecture fait état de constantes transformations thématiques et formelles.

Gabrielle Roy réécrite rassemble les textes des participants à un séminaire sur la question, tenu en septembre 2001 à l’Université McGill. En dépit des limites évidentes de certains textes, ces études jettent une clarté nouvelle sur les oeuvres les plus connues de Roy. Dans un article comparatif, Dominique Fortier retrace, par exemple, les allers et retours scripturaux qui structurent La route d’Altamont et Rue Deschambault. Elle y observe non seulement des recoupements, mais aussi des « lieux de cohabitation » où se manifeste une véritable pratique de l’autocitation. C’est de cette même démarche critique que s’inspire à son tour Yannick Resch dans sa lecture quelque peu digressive de trois nouvelles moins connues de Roy. Publiés en 1948, « Le déluge », « La première femme » et « Dieu » offrent les premières ébauches, fragmentaires, de ce qui prendra la forme plus définitive de La rivière sans repos.

En outre, deux articles, l’un de Sophie Montreuil, l’autre de Lorna Hutchison et Nathalie Cooke, attirent remarquablement notre attention sur le rôle de la traduction dans l’oeuvre de Gabrielle Roy. Dans une première étude, Sophie Montreuil s’attarde à la lecture que fait Roy en 1973 de la traduction originale de La montagne secrète par Harry Binsse. Quinze lettres de la correspondance entre Roy et Joyce Marshall évoquent la révision de cette traduction de Binsse, que la romancière jugeait inadéquate. Montreuil s’émerveille de la présence assidue de Roy à chacune des étapes du processus de révision, certaines lettres ne portant que sur un ou deux mots particulièrement ardus. Pour leur part, Hutchison et Cooke soulignent le désir explicite chez Roy de trouver par la traduction un accueil favorable auprès des lecteurs du Canada anglais. Si l’on en croit de nombreux indices révélés par la correspondance avec Joyce Marshall et Margaret Laurence, Roy collabore activement, avec insistance même, au maintien de sa réputation à l’extérieur du Québec. À son tour, la critique canadienne-anglaise n’hésite nullement à faire de Gabrielle Roy un auteur « canonique », bien intégré à l’institution littéraire et culturelle. Comme on le voit, sur les aspects qui touchent la genèse et la traduction des oeuvres de Roy, l’ouvrage dirigé par Everett et Ricard se révèle un remarquable outil de travail.

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Je voudrais enfin dire un mot d’un ouvrage de Jean Pierre Girard, qui participe pleinement des « logiques du discontinu » (Langlet) et des « pratiques de la reprise textuelle » (Everett) dont les études précédentes nous ont montré l’importance. Dans Le tremblé du sens. Apostille aux Inventés, Girard publie les fragments du journal et certaines notes de lecture, ayant accompagné la rédaction de son premier roman, Les inventés, en 1999 [5]. La publication de ce choix de textes, d’intérêt fort inégal, était risquée, car, contrairement aux films en format DVD, le livre se prête encore bien mal, il me semble, à l’ajout de « séquences inédites » et du «making-of ». Le tremblé du sens ne relève pas toujours le défi d’un certain nombrilisme agaçant.

Cependant, on ne peut manquer d’être profondément interpellé par l’ouverture radicale des propos du nouvelliste et romancier. Le refus de la violence et de la déshumanisation qu’elle entraîne dans les sociétés médiatiques actuelles est au coeur du journal d’accompagnement des Inventés : « le principe de la délinquance, sur lequel la création me semble assise, n’a rien d’offensif, du moins d’emblée. Il est cependant tourné vers le possible, l’ouverture ; cette faille du réel que le narratif sans cesse explore — doit explorer » (45 ; en italiques dans le texte). N’est-ce pas justement la « faille du réel » que le recueil, dans toutes ses manifestations, cherche à représenter ? Si Girard privilégie le plus souvent la discontinuité caractéristique au recueil, c’est qu’il cherche à saisir, à la manière de Jacques Blais et de tant d’autres critiques après lui, une modernité disjointe et inquiète, incapable aujourd’hui de puiser aux sources autoritaires de l’histoire.