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Le vingtième siècle aura connu la transformation radicale de ce que Jean-Pierre Ryngaert appelle « le territoire ordinaire du texte de théâtre [1] » avec la remise en question des genres, l’éclatement de l’action dramatique, la problématisation de la notion de personnages. Les assises de l’écriture dramatique ont été secouées en profondeur. La tentation est forte, dès lors, de se réfugier dans les diverses formes que prend la narrativité moderne dans l’espoir de trouver une nouvelle boussole pour explorer un univers fondé, dans son essence, sur la gestion de l’espace. Toutefois, force est de constater que cette narrativité, utilisée en lieu et place de l’action dramatique, selon des modalités fréquemment empruntées au roman, opère elle aussi en eaux troubles. Narrer plutôt que montrer était déjà une transformation d’importance. Narrer le vide, le quotidien et l’intime est déjà autre chose que raconter une histoire :

Si l’intérêt du dialogue ne se trouve pas du côté de ce qui est dit et le sens du côté des énoncés, il est à chercher du côté de la façon dont les choses sont dites, des intonations, des hésitations, des silences, des soupirs, des retenues, dans l’exercice performatif du langage, et d’un point de vue théorique, dans la pragmatique qui étudie le caractère factuel de la parole [2].

Aux extrêmes, on trouve ainsi le silence ou encore une parole pléthorique qui remplit l’espace à elle seule, parole vide qui construit des thèmes sur un mode quasi musical. Entre les deux, on trouve de plus en plus souvent des textes construits sur de tout petits événements de la vie quotidienne, fondement de l’exploration de la condition humaine en ce qu’elle a de plus fondamental ou, à l’inverse — mais c’est aussi la même chose —, des textes qui posent les questions essentielles, mais n’y répondent pas faute de pouvoir atteindre les vérités profondes de cette même vie quotidienne.

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«Je suis sûre que vous avez déjà imaginé la mort de quelqu’un que vous aimez pour vérifier si ça vous fait pleurer. Pour moi, c’est ça le théâtre : c’est vérifier si je suis un vrai être humain. » Ainsi nous accueille Évelyne de la Chenelière, en quatrième de couverture de Théâtre [3], ouvrage qui réunit quatre pièces, toutes mises en scène par Daniel Brière entre 1999 et 2003, qui explorent, chacune à sa manière, les diverses facettes de l’intimité. Dans cette écriture dont les critiques ont maintes fois noté la fraîcheur, l’auteure revient à des fables dont le caractère conventionnel ne cesse d’étonner, abordant les problèmes fondamentaux de la vie quotidienne à partir de la relation intime que les personnages entretiennent avec l’existence, ce qui nous renvoie à la naissance, aux rapports amoureux, voire à la mort. Toutefois, le traitement qu’elle en propose, dans une architecture toujours raffinée, revitalise les lieux communs en brouillant chaque fois la frontière entre le réel et le fictif au point où le lecteur ne sait plus toujours très bien où il en est et en construisant des histoires « de détails qui viennent tout faire basculer » (61).

Des fraises en janvier, peut-être la plus connue des quatre pièces, est aussi la plus ancienne, créée au cours de l’été 1999 au théâtre La Moluque à Carleton avant d’être reprise avec succès au Théâtre d’Aujourd’hui en janvier 2003. La pièce présente une fable qui peut être lue de plusieurs manières. En effet, ce matin de printemps, François boit un café en écrivant à son comptoir le scénario de son prochain film. Arrivent Robert, un ami professeur, qui demande à connaître la suite de l’histoire, et Sophie, l’ex-fiancée, qui tend à François un panier de fraises : « Elle m’a tendu un panier plein de fraises si rouges qu’elles me faisaient rougir moi-même. Pis c’était pas la saison du tout… En plein hiver. » (12) Ainsi se trouve posée une situation dramatique ambiguë. Les personnages en scène sont-ils réels, inspirant le scénario de François, ou sont-ils déjà des personnages de la fiction dont l’écrivain explore les possibles, biffant les scènes et jetant à l’occasion des pages imaginaires au panier ? De même, la construction dramatique repose chaque fois sur une énigme dont le déploiement structure la pièce. Dans Des fraises en janvier, la question est la suivante : qui, de François ou de Sophie, a un jour demandé l’autre en mariage ? Chacun tire de son côté, évidemment, tout en restant attentif à l’histoire de la rencontre entre Robert et Léa, aventure nouée, dénouée puis renouée. La pièce est romantique à souhait y compris dans ses références à George Sand que lit avidement Robert, mais sans confusion, car jamais l’équation complexe des relations entre la réalité et l’écriture n’est résolue. En effet, la pièce se termine de la même manière que le scénario de François, sur le « [t]ableau absurde d’un mariage double sous la neige en janvier ».

Au bout du fil, créée le 13 janvier 2003 au Théâtre de Quat’Sous, superpose l’univers de la garderie pour enfants et celui du centre d’accueil pour personnes âgées. Les personnages portent le nom des notes de musique : ronde, bémol, la, soupir, ré, sol, sourdine, mi, do, fa si. « Tous sont assis sur le bord de la scène, comme s’ils avaient les pieds dans l’eau. Ils ont chacun une canne à pêche, mais rien au bout du fil. » (70) Le dialogue se déroule sur le ton de la conversation d’enfants (« Je déteste quand c’est activité pêche » [70]), mais pour aborder les problèmes de la vieillesse : les amis disparus, la perte de la mémoire, le dysfonctionnement du corps et celui du temps où les souvenirs remplacent les rêves. De même, l’action fait succéder les jeux et les activités des enfants : pêche, jeux de massacre, jeux de guerre. À l’occasion, le groupe constate, sans émotion particulière, que l’un ou l’autre manque à l’appel. Peu à peu, la forme du discours change. De la stichomythie, où se suivent rapidement de brèves répliques, les personnages passent au monologue et au récit de vie. Cherchant le sens de leur existence, ils constatent qu’il « faudrait un conteur, quelqu’un qui a une vue d’ensemble pour nous dire ce que nos petits gestes ont comme portée. […] Peut-être que Dieu c’est juste ça, une vue d’ensemble » (105).

Écrite en collaboration avec Daniel Brière, Henri & Margaux a été créée le 23 octobre 2002 au Nouveau Théâtre Expérimental de Montréal. À leur entrée en scène, Henri et Margaux s’embrassent : « Est-ce que tu trouves ça plus agréable quand il y a du monde qui nous regarde ? » (111) La question est claire et pose d’entrée de jeu celle de la relation entre le théâtre et la vie intime, entre la vie privée et la vie professionnelle. Chaque personnage s’adresse ensuite au public et se présente. Henri : « J’ai été acteur et maintenant je fais des meubles. » (111) Margaux : « J’ai déjà écrit des pièces de théâtre et maintenant j’enseigne le français. » (113) Leur histoire s’articule autour d’un événement, l’anniversaire d’Henri qui célèbre ses quarante ans, mais elle se vit dans un temps non linéaire entrecoupé de prolepses et d’analepses. Voilà onze ans qu’ils se connaissent : « J’ai rencontré Henri en faisant du théâtre. J’étais très impressionnée de jouer avec lui. Il m’a dit que je bougeais bien. » (121) Toutefois, depuis ce temps, les aléas de la carrière des acteurs entraînent les personnages à réfléchir au type de relation qui les unit. Ont-ils une vie réelle ou ne sont-ils que des personnages sur une scène perpétuelle ? Le renoncement au théâtre entraînera-t-il la rupture du couple ? Les pièces qu’écrit Margaux sont-elles des messages à Henri ? Celle-ci observe en effet avec inquiétude : « Je peux pas croire que tant de mots se soient ramassés ensemble dans toutes sortes d’emballages pour parler de ça et que je ne reconnaisse rien. » (151) En ce sens, la pièce met en scène une jolie histoire de couple, mais la question reste ouverte : « est-ce que c’est plus agréable quand il y a du monde qui nous regarde ? » (152)

La dernière pièce du recueil, Culpa, a été créée le 9 avril 2000 à l’Espace libre, dans une production de MÉA. Elle met en scène quatre personnages anonymes (F1, F2, H1, H2), qui entrent tour à tour chez le dentiste. Les personnages parlent à quelqu’un qu’on ne voit pas, mais ils ne se parlent pas entre eux. Nous avons donc là quatre discours parallèles, quatre récits de vie, qui ébauchent chacun le récit d’un drame profond, comme si les personnages étaient soumis à un interrogatoire de police. H1 a été amené de force et serait coupable d’abus sexuel. F1 abandonne sa fille. H2 s’excuse d’avoir tué un directeur d’école. F2 se défend d’une accusation de racolage. C’est elle qui remarque : « Je suis fatiguée et vous posez toujours pas de questions, je sais même pas si je suis sur la bonne piste ! » (161) Peu à peu, on comprend que nous sommes dans une salle d’attente et que, devant la perspective de rencontrer ce personnage effrayant (!) qu’est le dentiste, les personnages suivent à la lettre l’expression « penser à ses péchés ». Le suspens est ici construit à l’envers. Du pire, ces accusations dont se défendent les patients, la pièce en arrive au moins pire. H2 aime ses élèves, F1 revient à la maison, H1 à son entreprise, et F2 à son métier.

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Créée par le Nouveau Théâtre expérimental le 14 janvier 2003, à l’Espace libre, dans une mise en scène de Diane Dubeau, Le cours des choses [4] de Josette Trépanier explore la tranche de vie, sans perspective singulière et sans point de vue particulier, de sorte que la dimension politique ne l’emporte jamais sur le sujet : « La scène se passe à la terrasse d’un restaurant, un soir d’été. » (9) Arrivent Nathalie, qui attend ses amies, puis Geneviève. Anne-Marie est en retard, alors que c’est son anniversaire que l’on célèbre. Le dialogue opère sur le mode du bavardage, du lieu commun ou du langage convenu qui ne dit rien de bien original, mais qui soude les personnages entre eux. On apprendra ainsi que Nathalie n’a pas d’enfants, mais que son conjoint en a plusieurs, ce qui crée des frictions. À l’inverse, Geneviève est divorcée et seule pour s’occuper de ses enfants. Toutes ces choses banales se trouvent mises en perspective par l’arrivée d’Anne-Marie, qui insère le monde environnant dans la conversation. Elle rappelle un ancien amant, survivant de la guerre du Liban. Elle présente à ses amies le garçon du restaurant qui a terminé deux ans plus tôt une thèse sur Carl Gustav Jung, et cherche un travail conforme à ses ambitions. À travers celui-ci, elle rencontre un réfugié politique roumain qui sera embauché comme cuisinier au restaurant. Visiblement l’Histoire est masculine et se déroule ailleurs, n’intervenant dans ce bavardage qu’à de furtifs moments, à travers les commentaires sur les chaussures, la quarantaine ou le travail. Dans cette étude sur la banalisation de l’histoire politique, un coup de théâtre met fin à la rencontre : Maxime, le fils de Geneviève, a mis le feu dans une boîte aux lettres. Tout le monde s’énerve et l’on part en oubliant le cadeau d’anniversaire sur la table.

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Créée au Théâtre Prospero le 3 décembre 2002, La traversée. Oratorio pour voix humaines [5], de Jean-François Casabonne, échappe à toute histoire, donnant plutôt à entendre des commentaires ou des remarques dont il appartient au lecteur de reconstituer la cohérence. À l’été, depuis Carleton qu’ils quittent le jour de la Sainte-Croix, les personnages s’engagent dans un long pèlerinage sur la route 132, qui les mènera jusqu’au fleuve d’abord, atteint à la fin de la première partie, puis jusqu’à Montréal, que l’on rejoint à la fin de la pièce, à la veille de Noël : « C’est la marche qui marche en nous, ce sera un oratorio pour pieds humains, pour voix humaines, sur une route nommée 132. » (19) Partis du territoire des Mic-Macs, dont ils portent les valeurs, ces pèlerins entendent réinventer un rituel sans autre fonction précise que celle du pèlerinage où, comme sur la route de Saint-Jean de Compostelle, se découvre l’essentiel de l’humanité douloureuse à travers la mise à l’épreuve du corps, confronté à l’espace qui l’entoure. Le trajet est ainsi l’occasion de distinguer l’essentiel et le contingent (le bruit des automobiles, par exemple, qui ponctue la pièce) et de recueillir le savoir que porte la terre. Des personnages meurent, de nouveaux les remplacent : « Malgré la disparité du groupe, une cohésion de coeur s’installe. » (31) Si, dans cette quête mystique, plusieurs personnages sont à la recherche de Kwa, l’esprit des Mic-Macs qui les accompagne, d’autres perdent le peu de foi qui leur restait, à la vue des paysages désolés : « Pendant que tu poignais le fixe sur un tronc d’arbre, pendant que tu te prenais pour un saumon aux nageoires d’orteils, moi, sur la 132, j’ai vu la misère, un fleuve qui meurt, des villages ébranlés par le chômage et des Amérindiens folklorisés, et des curés bornés. » (85) Kwé les accueillera néanmoins, au terme de leur périple, sur les marches de l’Oratoire Saint-Joseph : « Là où il y a des femmes et des hommes qui marchent, je suis là, et je les accueille. Je suis… accueil. Kwé. » (99) Il y aura sans doute renaissance, mais une renaissance dont le caractère mystique établit un nouveau rapport, un rapport non politique, à l’histoire et au monde.

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Michel Vinaver voyait dans l’écriture théâtrale « la permission de se passer d’un point de vue [6] ». Cette relation au point de vue distingue, en effet, sinon le théâtre du roman [7], au moins l’écriture narrative de l’écriture dramatique. Toutefois, ils sont plusieurs parmi les auteurs dramatiques contemporains à explorer la question du point de vue en écrivant des pièces fondées sur un indécidable, c’est-à-dire sur une action répétée selon des options différentes, dont on ne sait pas laquelle est la bonne. Telle est L’impératif présent [8] de Michel Tremblay, pièce créée le 17 octobre 2003 au Théâtre de Quat’Sous, dans une mise en scène d’André Brassard. La pièce serait issue d’une idée de Wajdi Mouawad, qui a suggéré à l’auteur de reprendre les personnages de Claude et d’Alex du Vrai monde ?. L’action se passe dans une chambre d’une maison pour personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Au premier acte, Claude visite son père, atteint de la maladie. Au deuxième acte, c’est Alex qui visite son fils. Le stratagème permet à l’auteur d’explorer plus en profondeur la relation entre le père et le fils, réflexion déjà initiée dans la pièce précédente. Elle le fait à travers la répétition d’un long monologue, où les deux hommes ont l’occasion, chacun à leur tour, d’exprimer leurs sentiments dans une situation dont le caractère impératif ne laisse aucune place à la complaisance.

Dans le monologue de Claude, perce, avec une évidence de plus en plus marquée, la tentation autobiographique qui anime la dramaturgie de Tremblay depuis le cycle des Chroniques du Plateau Mont-Royal, bien que celle-ci demeure profondément ambivalente, ne permettant pas de décider où commence la fiction et où finit le souvenir. Ainsi, Claude affirme avoir été linotypiste autrefois. Il est toujours auteur dramatique et avoue qu’il a écrit, pendant toutes ces années, des pièces de théâtre pour déplaire à son père. La haine qu’il éprouve est devenue le moteur de sa vie et de son écriture : « [J]’avais besoin de toi, de ta présence physique, pour que mon moteur continue à tourner. » (30) Toutefois, il se sent proche de flancher et de tout pardonner. Que lui arriverait-il alors en tant que personne et en tant qu’écrivain ? Il en est de même du père, qui éprouve la même tentation de pardonner et s’y refuse : « [Q]u’est-ce que j’vas faire quand tu vas être parti ? » (51) Les deux monologues sont à peu près identiques, mais comme le sont un père et un fils qui se détestent et se ressemblent, sans être vraiment les clones l’un de l’autre puisque les souvenirs et le point de vue, justement, les distinguent. La même haine, le même amour, la même ambivalence et le même silence animent les deux hommes. La relation au père, telle que l’explore L’impératif présent, est ainsi radicalement différente de celle qui animait le fabuleux portrait de Nana dans Encore une fois, si vous le permettez.

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L’exploration du point de vue peut aller jusqu’au renoncement à toute vision ordonnée. Il y alors ce que Jean-Pierre Ryngaert appelle une « dramaturgie de l’émiettement [9] », plus proche de la pratique du fragment que de l’unité d’action. À cette dramaturgie inhabituelle appartient Bureaux [10] d’Alexis Martin, pièce créée le 25 mars 2003 par le Nouveau Théâtre expérimental, à l’Espace libre, dans une mise en scène de l’auteur. Partie essentielle du paysage urbain, les bureaux sont des lieux où se prennent des décisions importantes qui vont affecter la vie de nombreux citoyens. À partir de cette observation, la question que pose la pièce est simple : « Qui est là ? » (11) Autour d’un bureau unique, qui occupe le centre de l’espace de jeu, gravitent ainsi plusieurs occupants : le curé Savoie, sa mère et son évêque, le rabbin Wiseman et son neveu, le docteur Jimenez et ses patients, le fonctionnaire Gilles Deraspe, le surintendant des Galeries d’Anjou qui, s’y étant perdu enfant, y a reçu la révélation des anges.

L’intérêt de la pièce est dans ses jointures, c’est-à-dire dans la manière dont les uns et les autres se croisent dans leurs bureaux respectifs. Ainsi, le curé Savoie, qui fait l’objet de nombreuses attaques de la part des Batalliens — une secte fidèle aux principes de Georges Bataille et qui demande la reconnaissance par l’Église catholique des plaisirs de la sexualité —, se présente successivement à l’évêché, au poste de police, à la Ville, aux bureaux de l’Opus Déi et aux Galeries d’Anjou. Pendant ce temps, on cherche le rabbin Wiseman, qui aurait disparu. C’est dans son bureau à lui que se succèdent son neveu et le policier qui découvrent que le rabbin s’est réfugié dans les dossiers du docteur Jimenez. De même pour le fonctionnaire qui cherche à retrouver son père et qui le trouvera là lui aussi. On comprend que Savoie va finir par rejoindre le rabbin Wiseman. Il explique : « Comme si… J’étais pas dans la bonne pièce de théâtre et que toutes les répliques étaient inversées. » (113) Il a, de fait, découvert les langages et les discours variés de la bureaucratie et ne peut que constater que le monde est vraiment trop fou.

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L’interface de ce type d’exploration excessive de l’espace est la lecture du temps, dans ce qu’il est convenu d’appeler un « théâtre de la pensée ». Joseph Danaan rappelle que

[s]i c’est dans L’innommable de Beckett que nous avons trouvé la formulation la plus exacte de ce modèle, c’est dans le film cinématographique, dans la mesure où il est un ruban se déroulant dans le temps, qui en constitue la forme idéale. Nous sommes alors plus près de la bande de Moebius lacanienne que de la topique freudienne [11].

Présentée en lecture publique en juin 1999 et en septembre 2000 par le CEAD et le Département d’études françaises de l’Université de Montréal, sous la direction de Lorraine Pintal, Un carré de ciel [12] de Michèle Magny a été créée le 13 janvier 2004 au Théâtre d’Aujourd’hui, dans une mise en scène de Martine Beaulne. La pièce est composée à partir de deux oeuvres de Jacques Ferron, La conférence inachevée et Le pas de Gamelin, mais l’auteure emprunte également à L’exécution de Maski, à Du fond de mon arrière-cuisine, aux Roses sauvages et aux Confitures de coings pour mettre en scène le docteur Ferron, médecin des fous, sa relation avec les folles, sa relation avec la folie, plutôt que le plus conventionnel Ferron nationaliste. Comme les précédentes, la pièce repose sur une question unique, dont la formulation rappelle précisément le ruban de Moebius : « Comment dire ce qui se passe de l’autre côté de l’endroit et renverser l’endroit pour parler de l’envers de l’oeuvre ? » (55)

L’action se passe à l’automne 1976, entre la tombée du jour et l’aurore, dans le petit jardin d’un hôpital psychiatrique. Ce temps est enchâssé dans un temps plus flou, indéterminé, mais passé, où l’écrivain se retrouve dans un pavillon de chasse, en forêt. Le docteur, qui s’est volontairement interné, tient à rester dehors sur le banc pendant la nuit, et ce, malgré les protestations de l’infirmière : « Vous avez beau écrire et par conséquent voir les choses différemment de nous, il y a des limites à être différent… consciemment. » (23) Pourtant, c’est là que Ferron va affronter ses démons : son incapacité à traiter les trois folles (Aline, Madeleine et Louise-plus-que-Dieu), le souvenir de sa mère morte de la tuberculose et surtout Maski, son double, dont le docteur a jadis disposé, mais avec lui, de sa plume : « Un jour, tout s’est arrêté. […] Ce fut le Silence. La Crise. Celle d’octobre. » (60) Ils sont tous là, qui exigent de lui plus que ce qu’il peut donner, mais ils apparaissent d’abord comme des modèles d’une humanité souffrante dont Ferron aurait voulu témoigner plus abondamment. En effet, la pièce se termine sur le début d’un témoignage, comme si Ferron était parvenu à écrire son livre, après avoir réussi à reconstituer son identité, morte en même temps que la mère. Les mots du Pas de Gamelin, oeuvre inachevée, prennent ainsi une vie que l’auteur lui-même n’avait pas su leur donner. Dans ce qui est un dialogue avec l’oeuvre de Ferron, mais aussi avec l’écrivain lui-même — sur le modèle de ce qu’avait été sa première pièce, Marina, le dernier rose aux joues —, Michèle Magny fait un portrait, mais surtout une lecture. Il en résulte un fort beau texte, contenu mais douloureux, un hommage qui aurait peut-être rendu à Ferron un peu de sérénité.