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Entre l’écriture et soi, telle une lueur latérale, s’impose souvent la présence d’un texte tiers qui n’a d’autre rôle que de nous montrer le chemin à suivre. Ainsi, ce soir encore, au moment de commencer à écrire cette chronique, j’ai tiré de la petite étagère de livres derrière moi La bulle d’encre [1], un essai de Suzanne Jacob. J’ai tourné quelques pages à la recherche d’un mot, d’une phrase, d’un point de départ. À la page 31, par hasard, le mot « discernement » s’est découpé : « un échange sur le discernement », voilà, disait l’essayiste, ce qu’il fallait faire en fin de compte. Plus loin, le même paragraphe suggérait une sorte de praxis de la lecture : « Je crois que la position qui imprime l’élan d’écrire s’élabore en tout premier lieu à l’intérieur même du travail de lecture et de synthèse que chacun effectue depuis sa naissance pour survivre. » (31) Ce besoin d’un tiers n’était donc pas, comme je l’avais cru, le signe d’une carence, mais une nécessité vitale, car il me fallait toujours chercher ailleurs, dans le souvenir des autres textes, ce dont j’avais besoin pour démarrer, pour mettre en branle cet « échange sur le discernement » qu’évoquait Suzanne Jacob. Par mes propres moyens, j’avais l’impression de ne jamais pouvoir y arriver. Comme les grammairiens, je comptais sur un embrayeur par lequel la mise en réseau des textes s’effectuerait. C’est par cette lecture tierce qu’une approche s’imposerait tout naturellement. Ce soir, par exemple, sans cette étrange dette envers le livre de Suzanne Jacob, cette chronique pour Voix et Images n’aurait sans doute pas pu commencer.

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Il ne s’agit pas d’un essai, bien qu’il repose sur un certain nombre de propositions théoriques. Son titre, Littérature amérindienne du Québec. Écrits de langue française, nous invite à penser que nous avons affaire à une histoire de la littérature autochtone d’expression française au Québec [2]. Dès la préface de Robert Lalonde, nous savons que le livre du chercheur italien Maurizio Gatti s’inscrit plutôt dans une logique de la réappropriation, de la « vengeance douce » au coeur de l’Indien : « J’imaginais une grande place au soleil, des tams-tams [sic] endiablés, des voix surnaturelles qui déchiraient l’azur, psalmodiant la vérité des choses et des êtres toujours vivants. » (13) En effet, cet ouvrage consacré à un corpus littéraire dont le statut institutionnel reste encore très faible n’aurait vraisemblablement jamais pu se réclamer entièrement de l’essai, car ce mode auctorial aurait occulté la pluralité des « voix » à entendre.

Il fallait d’abord répertorier les lieux de parole où s’expriment les peuples amérindiens du Québec et tenter d’intercéder en leur nom sur la place publique : « Engagés dans une quête identitaire constante qui implique inévitablement la reconnaissance par autrui, les Amérindiens ont besoin de proclamer leurs valeurs et leur indianité face au monde entier. » (32) Reconnaissant cette urgence et utilisant son « empathie pour pénétrer les réalités amérindiennes et les comprendre de l’intérieur » (41), le chercheur opte aussitôt pour le mode anthologique. Il recueille ainsi au gré de ses voyages à travers le territoire québécois un ensemble de textes divers, certains glanés dans des ouvrages déjà parus, d’autres trouvés dans les écrits personnels et intimes d’auteurs encore inédits. L’ouvrage témoigne donc d’une littérature autochtone embryonnaire, peu institutionnalisée et peu diffusée, puisque son corpus appartient largement à la sphère privée. Gatti dit avoir « pourchassé » les auteurs sur le terrain, dans les villages innus, abénakis, atikamekw, hurons et algonquins : « Compte tenu du nomadisme de plusieurs, je n’ai pu joindre toutes les personnes qui figuraient sur ma liste, mais 29 auteurs sont ici présentées. » (29) Ces auteurs, on l’aura deviné, sont de tous ordres. Certains sont relativement connus comme Bernard Assiniwi ou Georges Sioui ; d’autres publient ici pour la première fois, soit un conte traditionnel, soit un poème, soit encore un témoignage. On retrouvera enfin dans ce livre les écrits de personnalités politiques ou médiatiques de ces dernières années, tels l’animatrice de télévision Myra Cree ou le négociateur innu Armand McKenzie.

La tiédeur relative de cette anthologie en surprendra plusieurs. Rien ici des dénonciations virulentes des récits autobiographiques de Tomson Highway ou de l’ironie caustique des romans et des essais de Thomas King ou de Lee Maracle. Il est vrai que, dans l’anthologie préparée par Gatti, de nombreux auteurs s’en tiennent à la transcription des récits animaliers traditionnels. Ces textes contestent implicitement l’individualisme dialectique attribué à la société blanche et s’en remettent à un héritage collectif, issu de la tradition orale. De nombreux poèmes évoquent en termes holistiques le bestiaire des forêts boréales et l’action des Esprits chasseurs qui parviennent inévitablement à déjouer les plans des personnages humains. On sent bien la nostalgie lancinante qui habite ces textes, comme s’ils tournaient à vide et qu’il n’était plus guère possible d’en saisir aujourd’hui la richesse allégorique.

Il est vrai qu’indifférents à l’évocation d’une nature harmonieuse et curative, quelques poèmes et témoignages dénoncent la marginalisation linguistique et culturelle dont les peuples amérindiens ont été et sont encore victimes. À ce malheur inhérent à l’histoire répondent les voix incantatoires de la terre d’origine (Roméo Saganash), la conscience du rapt injuste des enfants emportés vers un quelconque pensionnat (Robert Boucher) et surtout, dans les dialogues de la dramaturge wendat Christine Sioui Wawanoloath, les plaintes de la femme battue implorant la clémence de son époux, alors qu’elle est « cachée dans les escaliers pour l’attendre ». Ces textes « moins calmes », moins « urgents » sur le plan identitaire, instaurent dans la continuité de l’anthologie une dialectique de la rupture que nous attendons tout naturellement de la « littérature ».

Dans ce contexte, les magnifiques poèmes de Sylvie-Anne Sioui-Trudel, directrice de la compagnie de théâtre amérindienne Aataentsic à Montréal, me semblent un des grands moments de cette anthologie. « Exotique tête inquiète », l’Autochtone de Sioui-Trudel assiste à sa naissance « hirsute » à même le désespoir de son histoire. Le « mutant/qu’il est devenu à force de voyage » sait qu’il « incommode » par l’hybridité de son langage (112-113). Mais il constate aussi que ce mode d’être lui permet de déployer la « merveille totémique » de sa différence, de sa « danse tributaire », ralliant en un seul lieu tous les espaces divergents de l’Amérique.

Dans l’ensemble, il faut l’admettre, l’ouvrage de Maurizio Gatti fait beaucoup avec peu. Cependant, la découverte de textes lumineux comme ceux de Saganash, de Sioui-Trudel, de Cree et de quelques autres vaut bien le détour par des lieux jusqu’ici peu fréquentés.

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D’autres découvertes du même ordre nous attendent dans l’étude comparative de Licia Soares De Souza sur les littératures québécoise et brésilienne contemporaines [3]. Sur le plan méthodologique, cet ouvrage s’inspire largement des propositions de Gérard Bouchard sur la formation des collectivités neuves sur le continent américain. Dans Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Bouchard soutenait que les nations d’Amérique reposaient idéologiquement sur de puissantes représentations de la nouveauté et sur la différenciation progressive des valeurs et des institutions socio-politiques coloniales [4]. Si cette approche est intéressante sur le plan comparatif, c’est qu’elle permet de mieux saisir le rôle attribué à la littérature dans la formation des différences identitaires.

De Souza rappelle toutefois que les sociétés québécoise et brésilienne ne peuvent être réduites à leur simple image de collectivités neuves, puisqu’elles sont issues d’une « problématique de dépendance coloniale qui implique une prise de conscience et la construction discursive d’un processus identitaire dynamique » (9). Le mythe du renouvellement sur lequel ces sociétés reposent apparaît donc comme un noeud de tensions constructives entre un passé de dépendance et un présent favorisant une pensée de la rupture. Tant au Québec qu’au Brésil, cette identité dialectique est aujourd’hui traversée par des logiques du multiculturel et des utopies de la mouvance et de l’hétérogène.

De Souza constate également que la notion de périphérie, chère aux théoriciens de l’antillanité, s’applique assez bien aux littératures du Québec et du Brésil. Dans ce contexte, le concept d’anthropophagie culturelle, proposé par l’écrivain brésilien Oswald de Andrade, peut être utile à la compréhension des problèmes de filiation et de continuité dans les sociétés postcoloniales. Bien que le mouvement moderniste soit apparu dès le début des années 1920 au Brésil, son émergence permet de saisir dans une perspective continentale les mouvements de rupture artistique comme ceux qui ont nourri plus tard le manifeste Refus global et l’ensemble de la Révolution tranquille au Québec. Y surgissent déjà certains termes définitoires de l’époque contemporaine au Nord comme au Sud du continent américain : la formation de langages idéaux, la valorisation de l’hétérogénéité, l’incorporation des valeurs autochtones et l’invention de nouveaux principes esthétiques.

Utopies américaines au Québec et au Brésil se présente comme une série de doublets qui permettent de mettre en rapport un auteur québécois et un auteur brésilien. Dans un chapitre où elle oppose les forces de la rivière québécoise à celles de la mer au large de Salvador de Bahia au Brésil, De Souza analyse les procédés symboliques de l’eau chez Félix-Antoine Savard (Menaud maître-draveur) et Jorge Amado (Mar morto). Dans les deux cas, les « eaux » tumultueuses renvoient à la propriété terrienne et aux angoisses qu’elle suscite. Chez Amado, l’intervention de la déesse Iemanja permet de résoudre les tensions, tandis que le personnage de Menaud sombre dans la folie. Menaud maître-draveur déclenche néanmoins un puissant mythe du renouvellement, puisqu’il opère une prise de conscience des enjeux pluriels qui sont liés à la possession des « terres américaines » (68).

Deux autres romans québécois des années 1930 sont aussi l’objet de comparaisons. Le rapprochement entre Trente arpents de Ringuet et Terras do sem fin de Jorge Amado fait apparaître le caractère religieux de l’utopie dans le roman québécois, dans la mesure où les « différences hiérarchiques sociales » y sont dicté par l’ordre divin, alors que le roman brésilien attribue cette inégalité à des facteurs historiques. Dans les deux cultures, cependant, l’oeuvre romanesque accorde au renouvellement une fonction ontologique. Enfin, un dernier doublet juxtapose le roman de Claude-Henri Grignon, Un homme et son péché (1933), et l’épopée terrienne de Graciliano Ramos, Sao Bernardo (1934). De Souza voit dans le roman bien connu de Grignon et dans sa version télévisée de 1956 non pas l’expression d’une société étroite et condamnée à la pauvreté, mais plutôt la formulation d’un mythe de la propriété terrienne dont les articulations sont au coeur de l’américanité.

Outre son postulat d’un imaginaire commun entre le Nord et le Sud, le livre de Licia Soares De Souza met de l’avant une « analyse des conditions de production et de circulation des discours utopiques entourant le réinvestissement du mythe américain » (127). Cette approche l’amène à interpréter certaines oeuvres québécoises sous l’angle de la tension créatrice, conférant à cette production littéraire des années 1930 une place dans l’émergence d’une modernité québécoise plus conflictuelle.

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Tel n’est pas à vrai dire le point de vue de Pierre Hébert dans le dernier volet de sa vaste étude sur la censure au Québec pendant les années précédant la Révolution tranquille [5]. Avec Élise Salaün à qui est confié le dernier chapitre de cet ouvrage, Hébert trace le portrait des pratiques censoriales à l’aube des transformations profondes qui bouleverseront bientôt la société québécoise moderne. La période étudiée (1920-1959) fait place à des contraintes plus subtiles d’ordre politique ou idéologique, dont les effets sont moins visibles « à l’oeil nu ». Pourtant, Hébert nous en fait la démonstration détaillée, le Québec vit alors plus que jamais à l’heure des dogmes littéraires et nationalistes ; plus que jamais la littérature semble s’enliser dans « la répétition, la banalisation et le refus de la fiction » (88).

Ce qui fait tout l’intérêt de cet ouvrage, c’est à la fois sa capacité à traquer les pratiques restrictives quels que soient leurs déguisements, et son exceptionnel discernement dans l’étude des fondements politiques de la société québécoise du vingtième siècle. En effet, Hébert consacre le premier chapitre de son essai à la formulation de propositions qui rendent compte des « contraintes positives » qui façonnent de plus en plus la censure au Québec au moment où les autorités cléricales se retirent du champ juridique. Sous leurs formes négatives, les mutilations, les condamnations publiques et les interdictions avaient été jusque-là faciles à repérer, ayant suscité à chaque fois de vives réactions dans les milieux littéraires. À l’inverse, les « esthétiques dirigistes » comme celles qui dominent la production littéraire québécoise à l’époque de Camille Roy, de Lionel Groulx et de Paul Gay sont beaucoup plus difficiles à dépister, puisqu’elles se blottissent au sein des tendances idéologiques dominantes.

C’est au cours des années 1920 que s’accumulent les thèses programmatrices sur ce que doit être la littérature canadienne-française. Celles de Camille Roy sur la « nationalisation de la littérature canadienne » (1904), reprenant presque mot pour mot les écrits de l’abbé Casgrain, résument à elles seules, selon Hébert, les conditions d’accès au territoire dogmatique de la littérature nationale. Le clergé se fait maintenant le défenseur de certaines formes figées du littéraire, formes qu’il estime dignes du caractère national des Canadiens français : roman du terroir, « littérature du répétitif », utopies de la continuité. « Cette chape du pouvoir a commencé de recouvrir la littérature du Québec au début des années 1910, à se codifier au fur et à mesure de son étalement » (87). Selon Hébert, le statut de la fiction était en jeu, alors que quelques romanciers, poètes et journalistes étaient accusés d’avoir recouru à des formes littéraires peu orthodoxes. Ces accrocs à la norme ne suffisent pas à renverser l’unanimité, bien que certaines brèches désolidarisent déjà l’institution.

Censure et littérature au Québec nous engage donc à réexaminer à la lumière des esthétiques dominantes la contestation d’intellectuels notoires comme Olivar Asselin, Albert Lévesque, Jean-Charles Harvey et bien d’autres. Il est passionnant de suivre à la trace la dissidence de plus en plus marquée du journal Le Devoir à l’endroit de la critique littéraire catholique. De jeunes critiques à l’esprit indépendant comme Gilles Marcotte et Pierre de Grandpré s’imposent dès le milieu des années 1950. C’est cette dernière période dont rend compte Élise Salaün, alors que le milieu intellectuel québécois est aux prises avec le procès retentissant intenté contre les éditeurs de L’amant de Lady Chatterley de D. H. Lawrence. Après l’adoption de la loi fédérale sur l’obscénité en 1959, cet événement marque la fin de la censure cléricale et la percée d’une nouvelle pluralité d’opinions quant à la valeur des oeuvres littéraires.

L’ouvrage de Pierre Hébert expose de manière tangible et absolument fascinante la vulnérabilité particulière de la littérature devant les utopies régulatrices, qu’elles soient promulguées par le clergé ou par une instance doctrinaire laïque. Du même coup, au-delà des contraintes explicites et des orthodoxies, les oeuvres littéraires ne cessent de nous appeler à l’ordre du discernement. Cet « élan d’écrire », dont parlait Suzanne Jacob, reste un signe d’espoir pour tous les individus, mais il n’est jamais sans risque.