Chroniques : Roman

Familles, je vous...[Notice]

  • Michel Biron

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  • Michel Biron
    Université McGill

Un siècle après le fameux cri d’André Gide, « Familles, je vous hais », on n’en finit plus de lire des romans de la filiation qui mettent en scène et en question les figures paternelles et maternelles. C’est un des grands thèmes contemporains, une sorte d’obsession qui ne se réduit toutefois pas à la haine des familles exprimée par Gide. Celui-ci parlait des familles et ce pluriel donnait à sa détestation une portée collective comme s’il s’attaquait moins à sa propre famille qu’à l’institution bourgeoise appelée « famille ». En régime contemporain, chaque roman familial décrit un univers singulier et résolument privé dans lequel le lecteur entre comme un voyeur ou en espérant simplement reconnaître des éléments qui lui permettent de reconstruire sa propre histoire familiale. Loin de vouloir s’affranchir d’une structure trop rigide, l’individu contemporain cherche désespérément à rétablir les liens de sa généalogie, à se reconstruire un passé qui soit véritablement le sien et grâce auquel il puisse jeter sur sa vie présente une lumière qui lui fait cruellement défaut. L’opposition entre la génération des parents et celle des enfants ne suffit pas à définir un tel appétit de relations. Elle n’est plus qu’un aspect parmi d’autres du roman familial contemporain. Le plus bel exemple de cette passion généalogique se trouve dans le dernier roman de Suzanne Jacob, Fugueuses . Le féminin pluriel n’étonne pas le lecteur habituel de Suzanne Jacob. Depuis Flore Cocon  jusqu’à Rouge, mère et fils , ses romans tournent autour d’héroïnes douées d’une énergie de tous les diables. C’est encore plus vrai avec Fugueuses où cette énergie devient même héréditaire, comme le suggère la construction du roman qui s’étend sur quatre générations. Il y a d’abord Nathe et sa soeur aînée Alexa, puis leur mère Émilie, leur tante Stéphanie, leur grand-mère Fabienne et leur arrière-grand-mère Blanche et son amie inuit Aanaq. On va des plus jeunes aux plus vieilles, mais l’âge n’a guère d’effet sur ces femmes dont la filiation s’établit à rebours. C’est qu’elles forment moins une famille qu’une lignée inversée dans laquelle on est fugueuse de fille en mère comme s’il y avait un gène de la fugue qui permettait de remonter le temps. En dehors de cette lignée de rebelles, il n’y a point de salut. Malheur en effet aux femmes qui pensent que fuguer n’est pas un bon moyen de s’en sortir. Elles risquent de finir comme Vanessa, une jeune amie d’Alexa retrouvée pendue chez sa mère. Antoine, le frère d’Émilie, l’a bien compris : « Le courage, dans les histoires de famille, c’est toujours de prendre ses jambes à son cou. » (133) Antoine, pourtant, peut-être justement parce qu’il est un homme, est surtout un fugueur par procuration, une sorte d’accompagnateur. Il n’est pas comme Amina qui choisit de retourner au Maroc plutôt que de fonder une famille au Québec avec lui. Là-bas, explique-t-elle avec une sérénité cruelle, « les enfants ont une enfance, alors qu’ici […] les enfants sont, dès leur naissance, chargés de remplir le désert de la solitude de leur mère » (143). Le roman commence le 13 septembre 2001, soit deux jours après le fameux 11 septembre qui a transformé le monde en « une foule hébétée et sans gouvernail » (162). Le roman se tient toutefois très loin de la foule et du 11 septembre, qui servent simplement de repère pour se situer dans l’Histoire. Comme pour faire contrepoids au désordre du monde, le roman paraît multiplier les points de convergence autour des six personnages centraux que sont Nathe, Émilie, Antoine, Alexa, Fabienne puis Blanche. Chacun a sa propre histoire qui vaut celle des …

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