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Il faut ici commencer par une constatation maintes fois exprimée dans le milieu de l’écriture au féminin, mais toujours d’actualité : les anglophones du Canada s’intéressent beaucoup plus à ce qui se passe au Québec que l’inverse. Très rares, en effet, sont les initiatives québécoises qui tentent de combler le fossé entre les deux solitudes [1]. Un récent ouvrage collectif, dirigé par Louise Forsyth de l’Université de la Saskatchewan et consacré à Nicole Brossard [2], vient rappeler la pérennité de ce déséquilibre. Si l’on compare la masse critique générée chez nos voisines par l’oeuvre brossardienne aux études assez restreintes en nombre (toutes proportions gardées bien sûr) que lui consacrent les chercheures québécoises, on se rend vite compte que l’auteure a suscité et suscite toujours un écho étonnant chez les anglophones.

Bien maligne qui pourrait expliquer les raisons de cet état de fait : le traditionnel argument linguistico-mathématique (les anglophones sont plus nombreux, donc ils écrivent plus) n’explique pas tout. Il existe chez eux une réelle fascination pour le travail d’écriture de Brossard que les Québécoises ont laissé s’émousser en cours de route. Brossard serait-elle tout bêtement moins exotique, trop présente de ce côté-ci de la frontière ? Comment expliquer que l’exigence de son écriture inspire davantage des femmes dont le français n’est pas la langue première ? Serait-ce que la recherche d’une langue autre, si chère à l’auteure, émeut finalement celles de l’autre langue, attestant la réussite du projet brossardien à cet égard ? Ou, plus prosaïquement, le lectorat universitaire québécois, par un effet pervers de légitimation, aurait-il une fois pour toutes assis Brossard dans l’institution pour aller lire ailleurs, laissant aux autres (comprenons les anglophones) le soin de conserver le monument ? Mystère que l’ouvrage de Forsyth ne vient pas résoudre.

Il reste que ce collectif arrive à point pour remettre Brossard à l’ordre du jour. Onze femmes — parmi lesquelles Claudine Potvin et Louise Dupré, universitaires francophones et auteures de fiction ; Susan Knuston et Alice Parker comptent chacune à son actif des monographies sur Brossard ; Barbara Godard, qui a traduit plusieurs oeuvres de Brossard — réfléchissent non seulement sur l’oeuvre de l’auteure, mais encore sur toutes les implications d’une écriture féministe. Comme tout collectif, l’ouvrage propose des textes quelquefois moins solides, mais l’ensemble dégage une cohérence remarquable dans la façon d’appréhender les travaux de l’écrivaine.

On n’entre pas dans le monde de Brossard sans un minimum de préparation et de courage, il faut le dire. À cet égard, la construction du collectif affiche un respect pour le lectorat peut-être non averti et l’apprivoise, en lui donnant d’abord à lire quelques textes dans leurs versions originales et traduites. Suit un résumé des conversations de l’auteure avec Louise Forsyth, façon habile d’éviter la formule des « questions-réponses » qui aurait semblé incongrue dans le contexte, mais qui permet de statuer d’où parle la poète : la créativité, l’écriture, la poésie, la littérature, la phrase fétiche (« Une lesbienne qui ne réinvente pas le monde est une lesbienne en voie de disparition »), la fascination du présent et la nécessité du voyage se voient alors expliquées dans le continuum de la pensée brossardienne. Ces dialogues, précise Forsyth « ont lieu dans [l]a salle à dîner [de Brossard], d’un côté à l’autre de la surface transparente de la table [3] » (17), métaphore, en quelque sorte, du rapport que bien des lecteurs entretiennent avec le travail de Brossard : transparence, bien sûr, l’auteure n’ayant jamais fait de mystère sur les buts de son écriture ; distance, toutefois, entre ces lecteurs et elle, maintenue par un devoir d’exigence qui lui fait fuir toute facilité.

Les approches théoriques proposent à tour de rôle des voies d’accès à l’oeuvre brossardienne. L’amalgame confère au tout une impression de renouvellement ; le collectif échappe au déjà dit (facile pour la critique, en effet, de se répéter quand elle aborde une telle oeuvre puisque la poésie ambiante autorise — sollicite — quelquefois des dérapages) et a le mérite de faire ressortir toute la logique interne du projet de Brossard. Plusieurs s’attardent à Hier, le dernier roman de l’auteure, et leurs réflexions conjuguées deviennent des révélateurs des couches de signification : Louise Dupré par exemple (dans le seul texte repris et traduit d’un autre collectif) souligne l’importance de la marche inscrite à même la marche, la flânerie comme prise de possession du réel presque par inadvertance et comme moyen pour celle qui sillonne les lieux de trouver, dans sa mobilité, dans son inattention passagère, dans ces moments qu’elle empile les uns sur et non pas après les autres, l’occasion de devenir agente de sa propre existence. Il y a en effet, écrit Alice Parker, une urgence de s’affranchir de la « performativity », qu’elle définit comme « une sorte de compulsion pour la répétition qui nous somme de faire les choses selon les messages prescrits par notre culture, par les rôles (ceux associés aux genres notamment) et la langue dont nous avons hérité [4] » (68).

À partir de là, l’allusion à René Descartes, dont Parker demande ce qu’il vient faire dans cette galère pour mieux s’y arrêter, participe d’une illustration du combat du philosophe contre l’orthodoxie de son temps (75), de l’opiniâtreté avec laquelle le sujet doit s’imposer au monde. Descartes fait partie de l’histoire, certes, et rejoint en cela toutes les pièces de musée parmi lesquelles circulent Nicole Brossard et ses personnages. C’est alors, avance Potvin, que « l’image muséologique laisse entrevoir une certaine conception de la beauté et de ce qui est civilisé, mettant en question les figures esthétiques traditionnelles et présentant une trajectoire, une vision de la sexualité et une façon de penser au féminin [5] » (106). Le livre devient pour Brossard un prolongement du musée, une pièce où elle peut enfin proposer un discours sur le féminin qui s’éloigne des canons classiques, mais qui a quand même droit à sa place dans l’histoire. La flâneuse évoquée plus haut peut maintenant faire halte, dans ce lieu qui lui est enfin hospitalier.

Catherine Campbell propose un intéressant détour vers la subversion du silence des femmes qu’elle amorce dans une introduction qu’il vaut la peine de reproduire :

In Michael Ondaatje’s The English Patient there is a scene describing the primitive pictures of swimmers on a cave wall in the middle of the desert. The people who created them are gone, their way of life is gone — no one swims there anymore — and yet their mark on the wall, the proof of their existence, remains. When Nicole Brossard says, « je ne fais que porter mon nom dans la cité » (SA 16), it is with full awareness that women’s collective mark has been largely absent from the walls of the city. Much of her work has been an effort to create a space in which women can make that mark [6].

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Faire sa marque, oui, mais parfois, lorsque nécessaire, dans un silence subversif, parce qu’il a longtemps été le signe de la soumission et de la passivité. Mais, continue Campbell, « les femmes ne sont plus simplement les victimes de ce type de silence ; elles peuvent maintenant se retirer volontairement dans leur propre silence [7] » (157) quand le langage leur échappe, encore une fois, et qu’il ne peut subitement plus rien pour elles.

On pourra lire aussi avec beaucoup de profit les textes de Knuston, de Godard et de Hunter qui, comme les précédents, se répondent et se complètent. Cette fois, les perspectives sont plus englobantes, comme si leurs auteures voulaient insister sur leur longue cohabitation avec Brossard. Knuston s’attarde au phénomène de l’hologramme comme instrument de l’oeuvre brossardienne et métaphore de son fonctionnement. À Hunter qui relève comment les femmes se sont vu refuser l’accès au statut de sujet (213), Godard répond que l’écriture donne l’occasion par excellence de changer non pas de sujet mais le sujet, résumant ainsi le projet de la poète.

Enfin, quiconque s’intéresse à la traduction trouvera son compte tout au long du recueil, les citations issues des textes de Brossard étant systématiquement suivies d’une traduction en anglais. Sans doute est-ce là la meilleure façon de montrer, d’une part, les ramifications des oeuvres dans la mesure où elles prennent inévitablement de nouvelles résonances dans une autre langue et s’imposent différemment au lectorat et, d’autre part, le péril de l’entreprise de traduction quand on touche à des textes aussi complexes. L’article de Susan Holbrook, adéquatement intitulé « Delirious translations », en fournit des exemples éloquents, telle l’anecdote racontée par Susanne de Lotbinière-Harwood — reprise de son ouvrage Re-belle et infidèle/The Body Bilingual [8] —, qui peinait à trouver une traduction satisfaisante pour le mot auteure : « How it came about : my colleague Marie-Cécile Brasseur and I were drafting a work-related letter on computer. She was inputting as I dictated. Instead of typing “author” she slipped and wrote “auther”. “Eureka,”, I gasped, “that’s it !” [9] » (183) À lire, donc, ces textes qui invitent à re-parcourir Brossard.

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La Bibliothèque du Nouveau Monde a joué d’audace avec sa toute dernière publication : pour la première fois, elle publie une édition critique d’un roman de Claire Martin [10], toujours vivante, courant le risque (calculé) de voir l’auteure s’amuser à changer les virgules et les alinéas et ainsi anéantir tout le patient travail de Patricia Smart (je n’insisterai point sur le fait que Smart, à qui l’on doit aussi l’ouvrage-phare Écrire dans la maison du père, est aussi une anglophone…). Il n’en sera rien, probablement, même si à 91 ans la dame est toujours alerte et pétillante : j’ai déjà dit ailleurs — et j’ai écopé — que les plus belles pages de Claire Martin étaient derrière elle, même si chacune de ses nouvelles publications est accueillie comme un événement. Je le maintiens, mais l’édition critique permettra d’en juger en incitant le lectorat, ayant à la mémoire les plus récents ouvrages, à renouer avec ce classique de notre littérature.

Deuxième femme à être admise à ce panthéon de l’édition critique québécoise après Germaine Guèvremont, Martin n’en cumule pas moins les premières : première à annoncer sur les ondes de Radio-Canada en 1945 que la guerre était finie, première femme à remporter le prix du Cercle du Livre de France pour Avec ou sans amour — qui lui vaudra bien des problèmes de censure avec le père Paul Gay, réfractaire à l’une des nouvelles jugée « trop sensuelle » —, une des premières écrivaines à avoir osé utiliser le « je » masculin dans un roman, une des premières références aussi, quand on s’y arrête, en matière d’auto-fiction. Certes, Martin a toujours vigoureusement défendu la véracité des faits évoqués, avec l’heureuse formule « [l]e vrai n’est pas le vraisemblable » (31) ; toutefois la réflexion que propose Smart à cet égard en introduction donne à penser que Martin, avec Dans un gant de fer, avait annoncé sans le savoir les enjeux actuels de l’écriture biographique. Les réactions variées à la publication du texte original en 1965 et 1966 montrent bien qu’on a reçu le livre tantôt comme une fiction, tantôt comme un témoignage trouvant un écho chez le lecteur « qui a vécu la même chose ». À la jonction entre l’autobiographie et les mémoires, et réactualisée par l’intérêt qu’accordent en ce moment à l’autofiction tant les chercheurs que les écrivains, l’oeuvre de Martin devrait connaître une deuxième vie, portée par le travail remarquable de Patricia Smart. Mais, puisque la dame est en elle-même tout un personnage, il semble approprié, pour conclure, de lui laisser la parole, une parole qu’elle a toujours pratiquée avec limpidité, humour et finesse, comme en témoigne cet extrait d’une lettre annonçant sa démission de la Société royale du Canada (elle a été exceptionnellement ré-intronisée récemment, au lancement de l’édition critique de son livre à la Bibliothèque nationale du Canada !) :

Chaque fois que la société m’envoie son questionnaire à propos de la réunion annuelle, je constate, toujours avec la même horreur, que l’on s’inquiète de savoir si ma femme m’accompagnera, si elle assistera au banquet, si elle ira voir les tulipes ou prendre le thé à Rideau Hall. J’ai eu beau aviser l’honorable société que je n’avais pas de femme et que je ne comptais pas en prendre, je n’ai rien obtenu qu’une lettre charmante du Président. Dès le mois de mars suivant, j’ai reçu un questionnaire semblable concernant le congrès de juin 1969. Nouvelle protestation de ma part, mais à laquelle je n’ai pas eu, cette fois, de réponse. Cependant à la fin de mai, on a téléphoné chez moi pour avertir monsieur Martin qu’il y aurait réunion le 1er juin. C’est dire si on a l’habitude de tenir compte des femmes au bureau de la société.

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On aimerait croire que la situation a beaucoup changé ; un rapide coup d’oeil sur la liste des membres de la Société, malgré la création en 1989 d’un Comité pour la promotion de la femme dans les arts, les lettres et les sciences, montre que les femmes sont encore très peu nombreuses : partout en littérature, mais bien peu dans les « grands » honneurs. L’histoire de leur vie…