Chroniques : Féminismes

À propos de deux icônes[Notice]

  • Lucie Joubert

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  • Lucie Joubert
    Université d’Ottawa

Il faut ici commencer par une constatation maintes fois exprimée dans le milieu de l’écriture au féminin, mais toujours d’actualité : les anglophones du Canada s’intéressent beaucoup plus à ce qui se passe au Québec que l’inverse. Très rares, en effet, sont les initiatives québécoises qui tentent de combler le fossé entre les deux solitudes . Un récent ouvrage collectif, dirigé par Louise Forsyth de l’Université de la Saskatchewan et consacré à Nicole Brossard , vient rappeler la pérennité de ce déséquilibre. Si l’on compare la masse critique générée chez nos voisines par l’oeuvre brossardienne aux études assez restreintes en nombre (toutes proportions gardées bien sûr) que lui consacrent les chercheures québécoises, on se rend vite compte que l’auteure a suscité et suscite toujours un écho étonnant chez les anglophones. Bien maligne qui pourrait expliquer les raisons de cet état de fait : le traditionnel argument linguistico-mathématique (les anglophones sont plus nombreux, donc ils écrivent plus) n’explique pas tout. Il existe chez eux une réelle fascination pour le travail d’écriture de Brossard que les Québécoises ont laissé s’émousser en cours de route. Brossard serait-elle tout bêtement moins exotique, trop présente de ce côté-ci de la frontière ? Comment expliquer que l’exigence de son écriture inspire davantage des femmes dont le français n’est pas la langue première ? Serait-ce que la recherche d’une langue autre, si chère à l’auteure, émeut finalement celles de l’autre langue, attestant la réussite du projet brossardien à cet égard ? Ou, plus prosaïquement, le lectorat universitaire québécois, par un effet pervers de légitimation, aurait-il une fois pour toutes assis Brossard dans l’institution pour aller lire ailleurs, laissant aux autres (comprenons les anglophones) le soin de conserver le monument ? Mystère que l’ouvrage de Forsyth ne vient pas résoudre. Il reste que ce collectif arrive à point pour remettre Brossard à l’ordre du jour. Onze femmes — parmi lesquelles Claudine Potvin et Louise Dupré, universitaires francophones et auteures de fiction ; Susan Knuston et Alice Parker comptent chacune à son actif des monographies sur Brossard ; Barbara Godard, qui a traduit plusieurs oeuvres de Brossard — réfléchissent non seulement sur l’oeuvre de l’auteure, mais encore sur toutes les implications d’une écriture féministe. Comme tout collectif, l’ouvrage propose des textes quelquefois moins solides, mais l’ensemble dégage une cohérence remarquable dans la façon d’appréhender les travaux de l’écrivaine. On n’entre pas dans le monde de Brossard sans un minimum de préparation et de courage, il faut le dire. À cet égard, la construction du collectif affiche un respect pour le lectorat peut-être non averti et l’apprivoise, en lui donnant d’abord à lire quelques textes dans leurs versions originales et traduites. Suit un résumé des conversations de l’auteure avec Louise Forsyth, façon habile d’éviter la formule des « questions-réponses » qui aurait semblé incongrue dans le contexte, mais qui permet de statuer d’où parle la poète : la créativité, l’écriture, la poésie, la littérature, la phrase fétiche (« Une lesbienne qui ne réinvente pas le monde est une lesbienne en voie de disparition »), la fascination du présent et la nécessité du voyage se voient alors expliquées dans le continuum de la pensée brossardienne. Ces dialogues, précise Forsyth « ont lieu dans [l]a salle à dîner [de Brossard], d’un côté à l’autre de la surface transparente de la table  » (17), métaphore, en quelque sorte, du rapport que bien des lecteurs entretiennent avec le travail de Brossard : transparence, bien sûr, l’auteure n’ayant jamais fait de mystère sur les buts de son écriture ; distance, toutefois, entre ces lecteurs et elle, maintenue par un devoir d’exigence qui lui fait …

Parties annexes