Dossier

Entrer dans le tableau du deuil[Notice]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

L’oeuvre d’Élise Turcotte, nombreuse et diversifiée , compte parmi les plus représentatives de ce qu’on désigne comme la nouvelle subjectivité, qui caractérise la littérature québécoise depuis les années 1980. On peut s’étonner que l’écrivaine, souvent saluée par la critique et récipiendaire de nombreux prix littéraires, n’ait pas davantage retenu l’attention des chercheurs . Mais il semble que la dernière année, par un curieux effet de convergence — sorte d’ironie ou de clin d’oeil dont seul le hasard est capable et qui n’est pas sans rappeler la nature de l’oeuvre de Turcotte —, ait veillé à corriger cet état de fait, puisqu’elle se voyait consacrer, il y a quelques mois à peine, un dossier dans Lettres québécoises, qu’on pourra lire à bon droit en guise d’introduction à celui que présente Voix et Images. Son oeuvre semble en effet s’élaborer sous le signe de la coïncidence. Depuis trente ans, l’écrivaine travaille, creuse, approfondit les mêmes idées, les mêmes thèmes, apparemment obsessifs. Dès La mer à boire , la séparation, l’eau, la mort, la noyade, qu’on retrouve encore dans « Coeur sauvage », texte inédit présenté dans ce dossier, étaient donnés comme autant de projets, de pistes à suivre, de motifs à explorer. Les mots qui terminent la nouvelle : « et je me suis noyée », inscrits en italique, semblent indiquer qu’il s’agit déjà là d’autre chose, que l’auteure, son texte à peine achevé, à déjà un pied ailleurs, annonçant davantage un programme qu’elle ne tire une conclusion. On l’a souvent remarqué, cette oeuvre présente une grande cohérence, une réelle unité de visée et de vision. On pense bien sûr aux titres, reprenant tour à tour les motifs qui sous-tendent les écrits. Il y a également tous les personnages féminins, qui, à l’exception d’Hélène (L’île de la Merci), différente des autres, semblent sinon entretenir des liens de parenté, du moins appartenir à une communauté d’intérêt et de sensibilité, puiser à une même mémoire, poursuivre une même recherche de justesse dans l’énonciation, partager le même amour des mots. Enfin, ce n’est sans doute pas par hasard que tant de textes poétiques débutent comme s’ils reprenaient quelque chose de déjà commencé, une pensée, un mouvement en cours mais suspendus quelques instants, donnant l’impression de remonter à chaque fois d’un gouffre : le silence . Et c’est ainsi, par accumulation, en comptant les heures, les objets, les maris, les amants, les enfants , en semant les phrases « comme des cailloux de Petit Poucet  », que tous ces personnages érigent un rempart contre la mort qui rôde et peuvent retrouver leur chemin, le fil de leur propre histoire : « Au début, les mots, à la fin, encore des mots. C’est ainsi que nous nous approchons de plus en plus de ce que nous sommes . » C’est à cette question de l’émergence de la singularité au milieu de l’accumulation que s’est intéressé François Paré, dans un article où il étudie les effets de convergence dans l’oeuvre poétique de Turcotte, à partir de trois visages de la pluralité. D’un livre à l’autre, on a l’impression d’un adieu répété, rejoué cent fois, chaque fois différent, et chaque fois différé : et si c’était là « une façon de dire oui au fond des choses  » ? Après tout, n’est-ce pas cela, écrire, « tire[r] le ciel vers sa bouche à la pensée de disparaître  », fantasmer sa propre disparition en vue de la conjurer ? C’est ainsi, à la faveur d’un questionnement sans fin, et sans réponse, soumise à un doute et à une peur salutaires, élevés au rang de personnages  qui …

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