Chroniques : Essais/Études

Mysticismes de l’écrivain[Notice]

  • François Paré

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  • François Paré
    Université de Waterloo

Assis à la table de sa « chambre-bureau à l’extrême nord du souterrain », Abel Beauchemin n’arrivait pas à consigner sur la page le « roman démentiel » qui, depuis sa naissance, le soulevait pendant ses nuits d’insomnie. Il se disait qu’au moment où son regard était emporté par une profonde tourmente intérieure, il s’apprêtait à écrire quelque chose comme une oeuvre intangible « sans pourtant taper un seul mot sur la vieille Underwood  ». Cette matière verbale qui le constituait aurait dû former une planéité organisée, comme « la feuille de contreplaqué [qui] lui servait de bureau » (233) ; mais il n’en était rien. Ce qui se produisait en une terrible surabondance de mots et de lieux aberrants n’était que le symptôme de son vieillissement précoce et de l’« effondrement de ses rêves » (233). Dans ces pages cruciales du grand roman de Victor-Lévy Beaulieu, le sort d’Abel Beauchemin ressemble à s’y méprendre à celui de son créateur. Par son refus de l’ascension mystique sur laquelle il entretient de graves soupçons, le personnage de Beaulieu cherche plutôt à s’enfoncer dans une espèce de neurasthénie qui lui renvoie une image fêlée de son histoire et de son devenir. Abel Beauchemin peut nous paraître étrange, excessif surtout, mais ce personnage appartient à un imaginaire de la fracture dont la littérature québécoise du dernier quart du xxe siècle s’est fait abondamment l’écho. Au fond, tel l’indice d’une nouvelle Genèse, le magnifique personnage créé par Beaulieu pourrait-il même avoir une identité subjective sans cette faille (cette faillite, peut-être) qui le marque du signe de la disjonction ? L’oeuvre romanesque de Victor-Lévy Beaulieu est justement au centre d’un ouvrage récent de Caroline Dupont sur le portrait de l’écrivain dans le récit contemporain . Dans son étude d’un corpus de trois oeuvres biographiques ayant pour objet l’écrivain américain Herman Melville, Dupont attire l’attention sur le substrat biographique qui charpente la matière discursive de chacun des récits. Autant chez Victor-Lévy Beaulieu que chez Jean Giono et Charles Olson, le portrait de Melville vise à créer un espace de filiation littéraire au sein duquel le récit prend sa source et se déploie. Ainsi, selon Dupont, l’auteur de Monsieur Melville, biographie fictive publiée en 1978, a vu en son prédécesseur américain une forte image de lui-même. Beaulieu affirme par là non seulement un modèle d’engagement littéraire, ici même en Amérique, mais aussi la pertinence d’une figure vivante ayant consacré son existence à la littérature. S’il est vrai que le portrait en filigrane de Melville, lui-même à moitié fictif, crée de fortes réverbérations hagiographiques, cette démarche produit néanmoins une disjonction, car le romancier, par son choix de la fiction, se défend de limiter l’histoire du sujet écrivain à une intériorité psychique cohérente. Rien ici ne vient faire autorité, même si le roman semble maintenir la nécessité existentielle de l’ordre. Selon Dupont, la figure idéalisée de Melville, romancier de l’impossible quête, permet assez paradoxalement la mise en mouvement de systèmes d’hybridité au coeur du récit romanesque, car elle est assortie d’une quête de la différence. Loin d’instituer le règne de l’homogénéité, elle annonce donc plutôt la subversion des catégories génériques et identitaires. Dans « la relation toute particulière qui s’établit entre les deux auteurs », Dupont croit « cerner des brouillages, des fluctuations génériques » (31-32). Il s’agit de l’entrelacement de deux récits biographiques imaginaires dont l’un, celui de l’écrivain Melville, reste toujours présumé, jamais décrit. Chez Victor-Lévy Beaulieu, le référent biographique dépasse en effet le simple hommage rendu à un écrivain qui aurait inspiré la démarche de l’auteur. Monsieur Melville déclenche la poursuite colossale d’un livre …

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