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Les romans de Catherine Mavrikakis ne laissent pas indemne. Au-delà de la violence et de la rage qu’ils contiennent (comme l’ont noté bon nombre de critiques), c’est leur léger décrochage par rapport au réel, si léger qu’il en devient trompeur, qui happe et repousse le lecteur, le laissant dans une zone indécise où l’inconfort domine. Je comprends pourquoi plusieurs critiques ont lu Le ciel de Bay City [1] comme un roman dénonciateur, fable cruelle d’une Amérique impure grouillant de cadavres et de traumatismes refoulés. Une telle interprétation s’avère séduisante, et permet de transformer la fureur de la narratrice Amy Duchesnay en symptôme d’un malaise collectif, de l’inscrire dans le contexte de cette crise certes économique, mais aussi mémorielle et idéelle, à laquelle l’Occident semble condamné. Dans les blogues et les comptes rendus qui lui ont été consacrés, Le ciel de Bay City donne lieu à une sorte de purgation des passions, forcément liée à l’ampleur tragique de l’héroïne et de son sacrifice.

Mais réaliste, Le ciel de Bay City ne l’est guère, ou sinon de manière à la fois détournée et exagérée. Dès les premières pages de son roman, Catherine Mavrikakis esquisse les contours d’un lieu qui n’existe pas, qu’elle qualifie même d’inconnaissable :

Je ne sais même pas s’il y a une baie dans cette petite ville du Michigan où j’ai passé dix-huit années de ma vie, et puis surtout tous les étés bien longs de mon adolescence. Je ne sais même pas s’il y a une promenade au bord de l’eau, un chemin sur lequel les foyers américains vont faire des balades le dimanche après-midi ou encore tiennent à faire courir Sparky, le gros labrador blond, après avoir laissé l’Oldsmobile à quatre portes sur le parking attenant aux berges. […]

De Bay City, je ne connais rien. Je ne sais que le K-Mart à un bout de Veronica Lane, la maison de ma tante à l’autre bout […] Et puis le ciel, ce ciel mauve, amer dans lequel je ne vois aucun destin.

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De Bay City, en somme, on ne connaît rien, on ne sait rien, on ne devine pas le destin. Lieu à la fois ordinaire — les maisons de tôle, les piscines, les barbecues, les voitures et les virées au centre commercial s’y multiplient — et invraisemblable, il est dominé par un ciel n’offrant aucun espoir.

Née dans cette banlieue américaine, élevée par sa tante et sa mère françaises qui ont échappé aux camps de concentration, l’héroïne du roman ressemble davantage aux figures tragiques des mythologies grecque et latine qu’à une adolescente américaine moyenne. Plutôt que d’appartenir pleinement à son époque, elle porte en elle la mémoire honteuse de l’Occident. Comme certains personnages des précédents ouvrages de l’auteure — Sappho-Didon Apostosias dans Ça va aller et Angélica dans Omaha Beach [2], notamment —, Amy vit avec les morts. Les nombreuses victimes de l’Holocauste, fantômes dont elle ne cesse de rêver la nuit, viennent la visiter et effacent les frontières entre les mondes visible et invisible, mais aussi entre les époques et les territoires. Expiant les drames d’une communauté aveugle, Amy se mesure à l’Histoire, au ciel : « Pourquoi suis-je celle à qui il est demandé de porter partout, à travers des milles célestes la peine de six millions de corps injustement, sous le ciel bleu si consentant, sous le ciel bleu, bouche de la mort ? » (51-52)

En créant ainsi un personnage américain littéralement hanté par le passé européen, Catherine Mavrikakis réinvestit l’un des mythes fondateurs de l’histoire des États-Unis. Le ciel de Bay City joue en effet de la traditionnelle opposition entre le Nouveau Monde, « semblable à nul autre parce que né du néant, sur une table rase [3] », et la vieille Europe corrompue, aux traditions aussi paralysantes qu’empoussiérées. Mais l’auteure ne reconduit pas les images stéréotypées du cinéma hollywoodien (qui, par excès de pédagogisme nationaliste, s’acharne à mettre en scène des vilains cultivés, britanniques et pervers le plus souvent, dans ses plus digestes films historiques). Elle en refuse le manichéisme en fusionnant volontairement les références et les logiques historiques. Si Amy échappe au temps, si elle n’arrive pas à s’enraciner dans un lieu, c’est bien parce qu’elle est l’héritière d’une double histoire, celle de l’Europe, qui conserve et qui commémore, et celle de l’Amérique qui souhaite oublier pour mieux se refonder. Selon la tante et la mère de la narratrice, « il faut [d’ailleurs] préférer le ciel de l’Amérique gonflé de son futur vide à tous les cieux du monde » (37).

Le roman entier repose sur ce conflit des héritages. Amy hérite d’un trop-plein de mémoire dans un lieu où s’impose l’amnésie. Ce legs, tragique sans doute, n’en permet pas moins la survie de la conscience de l’Holocauste en terre américaine, et dépasse le simple rituel commémoratif. Comme dans les oeuvres de Philip Roth (The Plot Against America), de Art Spiegelman (Maus) ou de Mordecai Richler (Solomon Gursky Was Here, plus particulièrement), le personnage fictif incorpore, au sens strict chez Mavrikakis, l’expérience concentrationnaire. Il n’est pas que le témoin impuissant du traumatisme historique, il le rejoue et l’inscrit dans le présent, ce qui constituerait selon plusieurs commentateurs la seule manière d’en entretenir la juste mémoire [4]. Or, la tragédie du personnage d’Amy réside dans son incapacité à trahir son double héritage — qui trahir, que subvertir, se demande-t-elle — et à réellement se débarrasser du passé. Elle peut bien affirmer « [j]e veux mourir sans aucun souvenir de ce que j’ai vécu. Ne rien laisser derrière moi, ne posséder aucun bagage de vie, être vierge de tout espoir, de toute aspiration » (155), elle ne saura jamais croire au ciel vierge et pur, à la transcendance vide des États-Unis d’Amérique. Pire, Amy demeure une survivante, l’incendie de la maison de tôle emportant toute sa famille, sauf elle. Même en fuyant Bay City, en tentant de se purifier par tous les moyens, en élevant sa fille Heaven dans la clarté du Nouveau-Mexique, Amy n’arrive guère à oublier ses origines : les spectres de ses grands-parents, comme ceux des membres de sa famille disparue, continueront à la hanter.

Dès lors, comment pourrait-on lire Le ciel de Bay City comme un roman réaliste ? Je reprendrais les mots que Catherine Mavrikakis a placés en exergue d’Omaha Beach : « [ce texte] ne se veut en rien réaliste. Tout peut y frôler le ridicule. L’effet d’étrangeté y permettra le tragique [5]. » On peut bien frôler le ridicule lorsqu’on consacre des paragraphes entiers à un « canapé de skaï vert [qui] fait suer des fesses et de la culotte » (18), à une litanie sur le ménage névrotique d’une maison en tôle ou à la curieuse présence d’aïeux décharnés, victimes de l’Holocauste, dans un basement de banlieue… Le kitsch et le sublime font rarement bon ménage. Mais rien de tel ne se produit dans Le ciel de Bay City. C’est parce qu’elle a consenti au ridicule que Catherine Mavrikakis a écrit un roman remarquable, qu’elle a dépassé le genre de la chronique vaguement cynique ou du roman pseudo-autobiographique. Amy Duchesnay ressemble en apparence à de nombreux personnages contemporains, hommes et femmes en colère, désabusés, critiques à l’égard de leur société. Sa colère est toutefois replacée dans un contexte proprement romanesque, non loin, je le répète, du mythe ou de la tragédie antique. Elle ne se limite pas à la dénonciation des maux du temps présent ou à la complainte rassurante de l’individu engagé. Non, elle ouvre sur autre chose, vague espoir ou avenir brouillé. Je dirais, en somme, qu’elle ose encore se mesurer au ciel, cette « belle ordure » (292).

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La maison des temps rompus [6] de Pascale Quiviger mêle aussi les genres. L’étrange, le poétique et le réaliste s’y côtoient et donnent lieu à un texte d’une qualité certaine, malgré quelques maladresses stylistiques. Ce deuxième roman de l’auteure, qui avait déjà publié Le cercle parfait en 2004 [7], aborde les questions du traumatisme, de la reconstruction de soi et de la quête des origines, tout en contournant plusieurs des pièges généralement associés à ce type de texte. L’auteure ne donne guère dans le pathos ou dans le mélodrame, et réussit, grâce à la dissémination d’indices et de pistes de lecture, à construire un roman cohérent, dans lequel s’entrecroisent deux récits à la fois complémentaires et autonomes.

Le premier récit est narré à la première personne. Il met en scène une femme solitaire qui se propose de commencer par la fin de son histoire : « Je voulais une maison pour qu’elle m’avale, je me souviens avoir pensé : j’aimerais tant être nulle part. Être nulle, annulée. Une maison, si possible au bord de la mer, comme antidote à l’étroitesse d’horizon. » (15) Elle trouve cette maison par hasard, non loin d’un village fictif baptisé Pirogue. Tout se passe comme si la propriétaire l’attendait, heureuse de lui léguer enfin cette demeure, mangée par la mer, où le temps s’est arrêté. « Convaincue d’être au bon endroit et d’être complètement perdue » (31), la narratrice s’y installe rapidement, prête à y être avalée. Dès la fin du premier chapitre, le lecteur découvre que sa maison n’est peut-être qu’une vue de l’esprit, le refuge imaginé par une femme qui souhaite retrouver « vision », « guérison » et « espoir » après la mort de sa fille.

Le style des chapitres rédigés à la première personne est poétique, mais aussi parfois un peu artificiel, voire contourné. Dans le premier chapitre intitulé « Le dedans du dehors », l’un des plus longs du roman, l’auteure cultive une sorte de flottement sémantique et multiplie les ambiguïtés, dans le but sans doute de créer un espace et un climat étranges. Mais plutôt que d’enrichir la narration, les nombreuses métaphores et comparaisons l’alourdissent inutilement. La mer a « des boucles blanches » (14), les choses sont remplacées par « un espace vide de ce qui n’est plus et vide de ce qu’il n’est pas encore » (15), la maison est tantôt un aquarium, tantôt « un bateau lorsqu’il échoue à être un bateau », tantôt « un oeil écarquillé » (14). Les parataxes se multiplient au détriment du rythme. En témoignent notamment les quelques portraits et descriptions qu’y esquisse Quiviger : « [d]’épais cheveux, blancs. Une main plus grosse que l’autre, toutes deux noueuses. Nez fin. Une ligne, seulement, pour la bouche », puis un peu plus loin « [d]ans une mare d’eau de pluie, des grenouilles phosphorescentes, le bruit mouillé de leur fuite à notre arrivée. Une table basse, une bêche tordue, une chaise bancale » (18).

Le style du premier chapitre n’offre pas un juste aperçu de l’ensemble du roman. Dans les cinq cahiers qui composent le second récit, l’écriture de Pascale Quiviger est plus sobre. Les effets poétiques s’y font discrets et servent davantage son propos. Alors que le premier récit était ancré dans une sorte d’éternel présent, au propre comme au figuré, le second récit relate chronologiquement l’histoire d’amitié de Claire et de Lucie qui, liées depuis l’enfance, deviendront même des soeurs d’adoption. Au fil des chapitres prend forme leur roman familial, lequel permet d’expliquer, en contrepoint, ce qui a pu mener l’une d’elles à la maison des temps rompus. Vers la fin, les récits entrelacés se rejoignent et dévoilent leurs secrets, tous liés à la mort de la petite Odyssée.

Dans La maison des temps rompus, la lignée est d’abord maternelle, voire féminine au sens large. Peu présents, les personnages masculins se manifestent parfois, tels des héros déchus, dans les fables racontées par Aurore, la mère de Lucie, mais demeurent le plus souvent en retrait, pères absents ou disparus. Le roman tout entier repose sur la rencontre de femmes, non pas fortes, mais solidaires. L’auteure intercale même à certains moments des scènes chorales afin de révéler l’existence de filiations souterraines entre ses différents personnages. L’accouchement de Lucie est ainsi ressenti et vécu de nouveau par la communauté des femmes qui l’entourent : « [elles] mordent le mur, comptent les secondes, chantent à tue-tête. Se blottissent dans le vertige d’un improbable ciel » (199).

Comme plusieurs récits de filiation contemporains, La maison des temps rompus se construit à partir d’un traumatisme qui hante la mémoire familiale. Dans son ouvrage Encres orphelines, Laurent Demanze écrit justement que le récit de filiation « tend […] moins à recomposer les ruines d’un passé fracturé qu’à prendre la mesure d’une brisure [8] ». Pour les personnages de ces récits, il ne s’agit pas tant de retrouver ce qui a été perdu que d’intégrer à leur histoire la conscience d’un manque. Il s’agit, en somme, de « transforme[r] la mélancolie en deuil [9] ». Au début de son récit, la narratrice du roman de Quiviger se compare à une ruine : « [i]l y avait eu la brisure de tout en tout petits morceaux, épars, volatils, fuyants comme le mercure, obsédants comme le chant des cigales dans les prés de juillet, et ce moi effrité dont la trace se perdait, bien qu’il rentre chaque soir, obéissant » (45). Le dénouement du roman consacre l’union des âmes, malgré l’éparpillement.

Ici encore, le sujet ne peut se penser en dehors de l’histoire et de la vie communautaire. Motif récurrent du roman contemporain, ce retour du collectif, mais d’un collectif fragmentaire, effrité, recomposé, témoigne aussi indirectement d’une résurgence de l’engagement littéraire. À l’instar des héroïnes romanesques de Catherine Mavrikakis, les femmes mises en scène par Pascale Quiviger ne servent pas une idéologie précise, ne donnent pas tout à fait dans la dénonciation radicale ou dans l’utopisme, mais elles n’en demeurent pas moins engagées face au passé et à l’avenir.