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Les textes de Ying Chen semblent se modeler parfaitement sur les catégories désormais canoniques des études culturelles. Transnationaux, frontaliers, migrants, ils n’élisent aucun lieu propre, fuient toute forme d’ancrage temporel et abolissent les signes distinctifs et les repères. Si une telle lecture générale se défend, elle n’en demeure pas moins fort éloignée de l’oeuvre romanesque qui, bien que fugitive et fantomatique, s’avère également frondeuse et incisive, cruelle et retorse. Ne dire que l’évanescence et l’étrangeté d’une oeuvre, n’est-ce pas aussi une manière d’éviter de la lire, au sens fort du terme ?

Loin de donner dans les bons sentiments ou dans la célébration de la différence culturelle (sujet délaissé dans ses derniers romans), Ying Chen pratique une forme d’intolérance tranquille qui, mine de rien, s’oppose à ce que Slavoj Žižek qualifie d’« interpassivité », soit le « consumérisme passif [et] apolitique [1] » de la société contemporaine. C’est dire que Ying Chen privilégie, plus que l’expression d’un certain moralisme, le travail souterrain du politique, dans la mesure bien sûr où le genre du roman l’y autorise. Qu’on ne se méprenne pas, l’oeuvre de Ying Chen n’est pas ouvertement engagée, mais elle offre néanmoins un point de vue sur les errements et les discours de la Cité. Son dernier roman, Un enfant à ma porte [2], en témoigne tout particulièrement, dans la mesure où il investit de manière volontairement subversive les thématiques propres aux récits de filiation. Loin d’être plongée dans la quête inquiète et douloureuse d’une ascendance familiale, la narratrice anonyme du roman se replie sur sa maternité, inattendue et accidentelle notons-le, de manière narcissique, malsaine. Elle agit en mère parfaitement inadéquate, selon les critères modernes du moins.

Que relate le roman ? Comme dans ses derniers textes, Ying Chen met ici en scène une femme qui a connu plusieurs vies. Mariée à l’anthropologue A., elle ne se définit guère par rapport à une carrière ou à une passion singulière, elle ne se projette pas dans l’avenir, mais elle habite littéralement le temps présent (et parfois aussi le passé de ses vies antérieures). Une rencontre inattendue bouleverse toutefois son quotidien et lui impose un avenir :

L’enfant est arrivé devant notre porte, apparemment sans que personne ne soit au courant. Je comprenais qu’il était à laisser ou à prendre, maintenant. […] [C]e matin-là, contrairement à son habitude, mon corps semblait plus résistant. Il recevait celui de l’enfant sans hésiter, sans une plainte, éprouvant même une vague et pénible excitation ou jouissance à son contact, que j’imaginais proches de celles d’un accouchement.

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L’accueil de l’enfant, âgé de cinq ou six ans, semble tout naturel, le couple formé par la narratrice et son mari A. ayant tenté pendant plusieurs années de se reproduire. Cadeau inespéré, l’enfant comble le désir abstrait d’un héritier. Dès lors, il devient l’unique objet de l’attention des nouveaux parents qui misent sur lui pour combler leurs ambitions. Malheureusement, il se révèle tout aussi inadéquat que sa mère : aphone, puis trop bavard, se refusant aux enseignements qui lui sont prodigués, désobéissant, rétif, il déçoit.

Ce roman s’inscrit dans le continuum propre à l’oeuvre entière de l’auteure. Les personnages nous sont déjà familiers et, par surcroît, l’intrigue rappelle celle de L’ingratitude [3]. De ce roman fort bien accueilli à sa parution en 1995, Un enfant à ma porte ne renverse pas la trame, mais la complète en empruntant le point de vue de la mère. À la jeune Yan-Zi qui tentait, par tous les moyens, d’échapper à l’empire maternel dont elle avait été la victime consentante, succède le personnage de la mère sacrifiée. Dans Un enfant à ma porte, la mère se fait de plus en plus possessive au fil du roman. Celle qui affirmait au départ « [q]ue de gratitude ne devais-je à cet enfant ? » (21) en vient à traquer chez son héritier le moindre « signe d’ingratitude » (108), l’emprisonne et le gave, souhaite en somme qu’il soit à sa merci.

Une métaphore filée illustre éloquemment la négativité, voire le caractère vampirique, de la filiation. À plusieurs reprises, la narratrice se compare à la mère ver à soie :

Après avoir déposé ses oeufs, sa fin était presque immédiate. Elle n’avait qu’environ cinq jours devant elle. […] Elle s’est appliquée à sa tâche sans paroles d’amour, semblait-il, sans espoir de récompense, sans bonté même. Elle faisait cela par instinct ou par prédilection, en tout cas aucune grandeur ne pourrait vraiment lui être attribuée.

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Au cours des premiers chapitres, la narratrice semble vivre ce funeste programme. Son corps se dégrade, se dessèche, comme si elle avait « réellement porté l’enfant pendant des mois et que par nostalgie [son] ventre vidé n’arrivait pas encore à se dégonfler » (30). Elle aurait ainsi en elle, comme la mère ver à soie, ce « gène suicidaire qui voulait des enfants » (47). Mais la narratrice se rebelle bien vite contre son propre destin, et renonce au spectacle sacrificiel de la maternité. Ne sommes-nous pas chez Ying Chen, dans un univers romanesque où les bons sentiments ne sont qu’apparences, pures illusions, voilant souvent une cruauté doucement ironique ?

Ce retournement donne lieu aux pages les plus critiques du roman. La société tout entière, tournée vers les loisirs, le culte de l’instant, les distractions de toutes sortes, est âprement considérée par la narratrice. Faussement égalitaire, elle condamne la mère à la sur-responsabilisation, mais attribue au père le « beau rôle du compagnon de jeu » (31). Pire, elle entretient les mythes de l’instinct maternel et de la liberté, qualifiés respectivement d’« amour de soi qui parfois prend le nom de sentiment parental » (119) et de « bonbon qui se trouve dans la main des parents comme un piège, puis fond dans la bouche de l’enfant » (81). En récusant ces valeurs universelles, Chen prolonge sa réflexion sur l’habitation du présent. Ses narratrices refusent de jouer le jeu de leurs contemporains en remplissant « le trou du temps » (80). Elles vivent plutôt en marge des lieux communs, littéralement hors temps, afin de mieux contempler les courses et les fuites modernes. Paradoxalement peut-être, c’est justement cette posture qui leur confère un corps et les condamne à participer, en tant que spectatrices, aux spectacles de la vie collective. Filtres, regards, voix, elles se constituent à partir de ce qu’elles dénoncent, tendent vers une impossible disparition qui devient la matière même de leur être.

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Il est aussi question de disparition dans le dernier roman de Jean Barbe, Le travail de l’huître [4]. Le héros de ce récit, Andreï Léonovitch, s’efface sans pour autant quitter le monde des vivants. Invisible comme le sont les spectres, il conserve cependant son corps, et continue de mener une vie temporelle. Le roman de Jean Barbe s’avère quasi anachronique parce qu’il se présente à la fois sous la forme d’une citation des romans russes de la fin du xixe siècle — certains diront plutôt qu’il les pastiche ou les caricature [5] — et d’un roman historique. Emprunté à Dostoïevski, celui de Crime et châtiment du moins, le personnage central apparaît comme un Raskolnikov raté, sans culture et sans grandeur d’âme. Issu d’un milieu modeste, Andreï débarque à Saint-Pétersbourg sans trop savoir ce qu’il y cherche. Il s’y éprend naïvement de la pensée de Proudhon et de Netchaïev et joint un petit groupe d’anarchistes de salon. L’engagement d’Andreï se résume à une seule conviction : il doit assassiner le tsar Alexandre II, « pour l’avancement du peuple russe » (15) certes, mais aussi et surtout pour « deven[ir] quelqu’un », avoir son nom « dans les livres d’histoire » et « son portrait dans les gazettes » (16). Or son grand projet lui est confisqué brutalement lors de l’une des rencontres du groupe. Après avoir donné un grand coup de poing sur la table, il disparaît sans inquiéter les autres membres de l’assemblée.

L’on peut d’emblée comprendre le désarroi du personnage. Comment devenir quelqu’un lorsque nul ne peut nous voir ? Comment apaiser la soif de reconnaissance qui nous étreint et nous tient lieu d’idéal ? Comment, en somme, se trouver une nouvelle raison d’être ? La dépossession ne saurait être plus cruelle puisque, contrairement à Raskolnikov, Andreï n’a pas de ressources culturelles ou familiales. Il est une outre vide, condamné à la plus radicale des solitudes. C’est dire que Jean Barbe a pris le parti d’écrire un roman résolument asocial, au sein duquel circule un être dépourvu de substance, dont la disparition physique n’est que le symptôme d’une inexistence morale, affective et intellectuelle. De manière tout à fait logique, la suite du récit emprunte les contours du roman d’éducation. Andreï tente de se parfaire, voyage, s’intéresse aux découvertes de Bell, d’Eastman, de Röntgen, s’ouvre, faute de mieux, aux idéaux des autres.

La disparition de l’ego demeure en soi une idée originale. Si le fantasme de la sortie du temps — présent chez Ying Chen notamment — hante le roman contemporain, il en constitue rarement le sujet central. Il s’oppose généralement aux babillages et aux bavardages ambiants, rompant ainsi avec l’ethos contemporain qui semble de plus en plus indissociable de la spectacularisation de l’individu. Le personnage d’Andreï, au contraire, voit sans être vu, ressent et souffre dans sa chair sans être entendu. On ne saurait donc imaginer renversement plus radical de la posture contemporaine.

Plus qu’une méditation sur la solitude, Le travail de l’huître a tout du conte moral et conduit par là même à la découverte de l’empathie. Vers la fin du roman, Andreï veille au bien-être d’une jeune femme et de son enfant, et se sent investi d’une véritable mission :

Elle croyait être seule. Elle l’était, d’une certaine façon, du moins jusqu’à la naissance de son fils, et elle ne l’était pas, néanmoins. Andreï était là. Il veillait sur elle comme un ange gardien dénué de pouvoir et sans ailes, incapable de voler. Il se demandait : faut-il avoir conscience de la présence de l’autre pour ne pas être seul ? Il n’y aurait jamais de réponse satisfaisante à cette question, mais la formuler était comme une prière ne s’adressant à aucun dieu.

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Passant du vide au plein, de l’inculture à la connaissance, du narcissisme à l’empathie, le personnage d’Andreï subit une transformation intérieure qui fait ainsi écho aux événements historiques constituant l’arrière-plan du roman, du règne d’Alexandre II à la Première Guerre mondiale, en passant par les révolutions russes de 1905 et de 1917.

Pourquoi alors a-t-on parfois du mal à adhérer au monde romanesque, pourtant cohérent, de Jean Barbe ? Certains commentateurs lui ont reproché d’avoir campé son Andreï dans une Russie de carton-pâte et de n’avoir retenu des romans qu’il cite que les lieux communs et les évidences. Mais peut-être était-ce là son intention. À mon avis, le piège d’un tel projet réside plutôt dans la mise en scène d’un personnage plus vide que plein, qui porte un regard émerveillé et avide sur ce qui l’entoure, mais qui n’arrive pas toujours à faire retour sur ce qu’il a appris, découvert, emmagasiné. La fable s’épuise et tombe à quelques reprises dans un moralisme plutôt convenu. En témoigne d’ailleurs le passage suivant :

Il avait à portée de main toutes les richesses qu’il voulait. Il avait fait le tour du monde. Les dédales du palais lui étaient devenus familiers. Il avait appris les rudiments de tant de langues qu’il lui arrivait de rêver en charabia. Inculte, il avait lu plus de livres que bien des savants. Mais tout ce qu’il avait appris, tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avait pensé disparaîtrait avec lui. Une expérience gâchée, une expérience avortée, voilà ce qu’il était.

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Soit l’auteur se veut ironique (ce que le dénouement du roman pourrait laisser croire), soit il dévoile maladroitement les naïves pensées de son personnage… Chose certaine, il ne réussit pas à nous convaincre de la profondeur de sa « fable philosophique », pour reprendre les mots de la quatrième de couverture. Le travail l’emporte sur l’art ; l’idée, sur le contenu romanesque. Ils assèchent et désincarnent — sans mauvais jeu de mots — cet Andreï auquel on aurait voulu croire davantage.