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Les Mémoires (1866) de Philippe Aubert de Gaspé (1786-1871) s’ouvrent sur quelques remarques où s’exprime d’emblée la liberté de ton que cultive, dans la suite du texte, le dernier seigneur de Saint-Jean-Port-Joli :

Je déteste toute préface ; ce qui ne m’empêche pas de la lire à l’encontre d’un grand nombre de lecteurs qui se privent de cette jouissance. Elle me fait l’effet de ce mauvais dîner auquel assistait notre grand satirique Boileau : il me semble toujours voir l’amphitryon prier les convives d’un air narquois de l’excuser.

Je ne sais trop comment me tirer d’affaire après ce préambule : je ne voudrais pas être en contradiction directe avec moi-même en blâmant en autrui ce que je me vois contraint de faire en commençant ce chapitre.

Un grand nombre de mes amis qui ont lu Les Anciens Canadiens plutôt avec leur coeur patriotique qu’en juges sévères ont eu l’obligeance de me reprocher de n’avoir pas commencé à écrire il y a quelque quarante ans. Était-ce un compliment ? Était-ce une épigramme ?

Comme, malgré mon expérience, je n’ai jamais pu me persuader qu’on voulût mortifier quelqu’un de coeur joie, et encore moins un vieillard, j’ai pris la remarque en bonne part, et je me suis mis à écrire [1].

Ce prélude où s’exerce brillamment l’art du récit discontinu, de l’anecdote enjouée et du paradoxe railleur résume au moins trois caractéristiques essentielles de l’écriture mémorialiste qu’ont illustrées la plupart des auteurs de l’âge classique et, à leur exemple, Aubert de Gaspé lui-même.

Premièrement, depuis Marguerite de Valois jusqu’au prince de Ligne en passant par le duc de Saint-Simon, les Mémoires forment un genre qui non seulement s’invente aux confins de la chronique historique et du récit de soi, mais dont l’origine, essentiellement française et aristocratique [2], suppose une certaine culture de la mémoire que signale un style moins lyrique et intimiste que spirituel et ironique, moins érudit et étudié que spontané et négligé. Dès l’exergue tiré des « Mémoires du sire de Joinville » (M, 37), c’est de cette tradition que se réclame Aubert de Gaspé qui, précisément, en reprend le ton allègre en plaisantant avec esprit sur les jouissances paradoxales que procure une préface ennuyeuse ou un mauvais dîner, emblème par excellence de cet « éloignement de grand seigneur pour l’écriture compassée […], devenu avec le temps un lieu commun du genre et un élément de sa poétique [3] ».

Deuxièmement, cette prose où s’épanouit une désinvolture qu’avait jadis théorisée Le livre du courtisan (1528) de Castiglione et qui, chez Aubert de Gaspé, se souvient de son ascendance nobiliaire et curiale, devient la marque d’un ethos dont les contemporains ont immédiatement reconnu le sens et la portée. « M. de Gaspé était l’exquise personnification de l’homme d’esprit d’autrefois [4] », observe ainsi un journaliste au lendemain de la mort du seigneur de Saint-Jean-Port-Joli, remarque où, à l’évidence, ne s’affirment ni la hargne ni le ressentiment qu’aurait pu inspirer la morgue de nos anciens seigneurs, mais qui, bien au contraire, traduit cette sorte de sympathie qu’évoque le mémorialiste à propos de tous ceux « qui ont lu Les Anciens Canadiens plutôt avec leur coeur patriotique qu’en juges sévères » (M, 37). Or, toute la force des Mémoires tient justement à cette prouesse à la fois stylistique et historiographique, politique et rhétorique. En suscitant des sympathies inattendues entre le récit des aspirations vaincues d’un aristocrate devenu étranger à un siècle industriel et bourgeois et le « coeur patriotique » d’un public essentiellement formé de « nationalistes canadiens issus des professions libérales [5] », Aubert de Gaspé parvient à réinventer la mémoire du régime seigneurial, dont le souvenir, désormais, renvoie moins à l’intolérable archaïsme d’un « passé dépassé [6] » qu’à un moment glorieux de l’histoire nationale, susceptible de s’incarner dans cette figure « exquise […] de l’homme d’esprit d’autrefois ».

Troisièmement, dans la mesure où le genre des Mémoires se définit en fonction d’une manière d’écrire l’histoire beaucoup plus personnelle que le récit historique, on conçoit sans peine à quel point la lecture du passé que propose tel mémorialiste s’adosse au point de vue singulier d’un individu, dont l’autorité dépend d’une capacité à garantir la véracité de son discours et à se gagner la bienveillance du public. Dans ce contexte, les diverses stratégies de mise en scène de soi doivent se comprendre comme autant de contraintes constitutives du genre lui-même, l’ethos devenant de ce fait l’enjeu par excellence de l’écriture mémorialiste. C’est ce que montrent aussi bien toute la tradition des Mémoires de l’âge classique, pour lesquels les agréments d’un style naturel et séduisant accréditent la véracité d’une parole sans apprêt, que la manière dont Aubert de Gaspé recourt à une prose familière et spirituelle pour mieux fixer, chez son lecteur, l’image d’un auteur qui personnifie de manière exemplaire la figure du parfait gentilhomme de jadis.

S’il réunit et illustre, en somme, quelques-unes des principales caractéristiques de l’écriture mémorialiste, le prélude sur lequel s’ouvrent avec brio les Mémoires semble pourtant moins devoir son inspiration au ton naturel qu’il affecte qu’à un lent travail de maturation du style et de la pensée. Cette hypothèse invite à considérer l’étude de la genèse du texte lui-même. De fait, le seul manuscrit des Mémoires qui a été conservé consigne entre autres l’un des premiers jets de ce qui constituera le chapitre I ; toutefois, nulle trace du prélude et, de manière plus générale, de la plupart des passages qui, dans la version imprimée des Mémoires, représenteront très ostensiblement l’auteur sous la figure de l’un de ces gentilshommes du temps de jadis, aussi dégagé de tout préjugé qu’aimable et spirituel. À la lumière des hésitations, des silences et des repentirs dont le manuscrit a gardé la trace se donnent donc à lire la genèse d’un texte et la généalogie d’un genre où, dans les marges et sous les ratures, se négocient les dispositifs essentiels d’une écriture mémorialiste fondée sur une stratégie historiographique et politique étroitement associée à une mise en scène de soi qui s’interroge encore sur ses modalités.

Leçons du manuscrit

Sans chercher à proposer une étude génétique complète du manuscrit des Mémoires, il importe d’examiner d’abord quelques-unes de ses principales caractéristiques [7]. Malgré son caractère partiel et lacunaire — 88 pages alors que l’édition princeps en comptera 559 —, ce manuscrit est précieux à plus d’un titre. En effet, tout comme Les Anciens Canadiens, il appartient sans aucun doute au plus ancien fonds de manuscrits d’écrivains québécois et canadiens-français, puisqu’il s’agit non pas d’un simple manuscrit de copie destiné à reproduire le texte d’une oeuvre, mais bien d’un véritable manuscrit de travail qui semble survenir assez tard dans la genèse des Mémoires, sans pour autant en être le terme. Il se pourrait aussi qu’il représente, pour la littérature québécoise, l’un des premiers manuscrits modernes qui aient été préservés [8].

Parce que le manuscrit est incomplet, qu’aucun feuillet n’est daté et qu’il n’existe aucun document témoignant directement de la chronologie rédactionnelle, il est impossible d’établir avec précision la genèse des Mémoires. En revanche, certaines lettres de l’auteur et quelques points de repère disséminés dans le manuscrit ou dans le texte imprimé révèlent que la rédaction des Mémoires a vraisemblablement été entreprise vers le mois d’août 1863, soit très peu de temps après la parution, le 1er avril, des Anciens Canadiens [9], et qu’elle s’est achevée en 1865, si l’on excepte les quelques mois consacrés à la correction des épreuves. D’une part, le manuscrit lui-même des Mémoires offre quelques indications précieuses sur le terminus a quo ; dans un ajout marginal consigné dès les premières pages du chapitre VII qui sera ensuite supprimé, on lit : « Je suis […] ici, au mois d’août 1863 […] » (MM, 4) [10]. Les informations contenues dans la correspondance et la biographie d’Aubert de Gaspé, établie par Jacques Castonguay, apportent, d’autre part, quelques précisions sur le terminus ad quem de la rédaction. En effet, l’auteur aurait rencontré son éditeur, George-Édouard Desbarats, le 17 février 1865 afin d’établir un contrat pour la publication de son ouvrage ; par ailleurs, c’est le 3 octobre 1865 qu’il fait parvenir le dernier chapitre de ses Mémoires à celui qui lui aurait donné « la rage d’écrire [11] » et qui aurait lu tout le manuscrit, l’abbé Henri-Raymond Casgrain : « puisque les autres chapitres ont trouvés [sic] grâce auprès de vous, j’ai toute confiance que vous serez satisfait de celui[-ci] [12] ». Dans les dernières pages du chapitre XVII, qui sont absentes du manuscrit, l’auteur précise qu’il a 79 ans [13] au moment où il termine la rédaction de ses Mémoires, qui constituent à ses yeux « un complément aux notes de [son] premier ouvrage, Les Anciens Canadiens » (M, 497). Au reste, la correction des épreuves aurait duré plusieurs mois ; le 18 février 1866, Aubert de Gaspé confie ainsi à son petit-fils, Raoul de Beaujeu, qu’il a commencé la correction du dernier chapitre la semaine précédente et qu’il compte s’en débarrasser rapidement : « j’en ai par-dessus la tête de ces épreuves à n’en plus finir [14] ». Le mémorialiste a donc vraisemblablement retravaillé le texte de ses Mémoires juste avant leur publication.

Les formes dans lesquelles s’expriment avec le plus de netteté les dispositifs essentiels de l’écriture mémorialiste se mettent elles aussi en place au cours de ce processus rédactionnel s’échelonnant sur plus de deux ans, comme le montre ce même passage du chapitre XVII, qui correspond à l’ajout de deux paragraphes n’apparaissant que dans la version imprimée :

[…] un sentiment de patriotisme me soutenait pourtant : celui de consigner des actions, des anecdotes, des scènes, que mes soixante et dix-neuf ans me mettaient en mesure de transmettre à une nouvelle génération. Sur ce, je brise une plume trop pesante pour ma main débile, et je finis par ce refrain d’une ancienne chanson : « Bonsoir la compagnie ».

M, 497

Tout comme le prélude, cet explicit rattache, encore là, l’entreprise historiographique à une sorte de politique de la mémoire dont l’ethos de l’auteur constitue le socle. En effet, pareil épilogue en appelle autant à un patriotisme se nourrissant du souvenir des hauts faits de la noblesse canadienne qu’à un art de vivre lui-même associé à une certaine gaieté française, qu’incarnent doublement la référence à un vieil air populaire et l’allusion au Mariage de Figaro, dont le dernier vers rappelait également que « Tout finit par des chansons [15] ». Mais qu’il s’agisse d’écrire l’histoire de cette aristocratie du Nouveau Monde ou encore d’évoquer cette joie de vivre à la française s’affirmant dans un refrain enjoué et une allusion lettrée, dans l’un et l’autre cas, c’est en même temps la figure souriante d’un gentilhomme de jadis qui se dessine sous les yeux du lecteur, afin de mieux intégrer au souvenir et à la célébration de l’histoire nationale l’époque à jamais révolue des anciens Canadiens.

L’effacement des passions politiques

Dans un contexte où genèse de l’oeuvre et généalogie d’un genre s’éclairent l’une l’autre en sollicitant chaque fois la mise en scène d’un ethos aristocratique, un deuxième ensemble de faits ressortissant à l’analyse génétique du texte permet d’approfondir ces premières remarques. Bien que toutes les pièces qui forment le manuscrit des Mémoires portent les traces d’un travail relativement important de lecture et de relecture, hormis les quatre pages qui correspondent à des fragments des chapitres V et XII, on y retrouve quatre chapitres dont la rédaction est presque achevée (MM, I, IV, VII, XVII). C’est que le manuscrit proprement dit est composite, puisqu’il résulte vraisemblablement de deux manuscrits pouvant être associés à des étapes différentes de la genèse, comme l’atteste le fait qu’il comprend deux types de papier dont l’un comporte un filigrane daté de 1864 [16]. Le manuscrit des Mémoires permet donc d’accéder à l’atelier de l’écrivain à deux époques différentes de sa rédaction et de manière simultanée. Rédigés sur du papier bleu, les fragments appartenant aux chapitres V (figure 1) et XII, ainsi que le chapitre XVII peuvent donc être datés de 1864 ; les autres (I, IV, VII) ont été écrits ultérieurement sur du papier gris. Bien qu’aucun chapitre ne soit complet et qu’ils comportent tous des lacunes plus ou moins importantes par rapport à l’imprimé (passages supprimés ou ajoutés, substitutions, déplacements), les feuillets bleus correspondent à un état antérieur à celui d’où proviennent les feuillets gris, car les chapitres rédigés sur ce support sont plus complets et, pour ainsi dire, plus achevés que les autres.

Figure 1

Aubert de Gaspé, Philippe, 1786-1871. Manuscrit des Mémoires : [extraits]. Avant 1866. Chap. V, p. 1, No MS-912.

Musée de la civilisation, fonds d’archives du Séminaire de Québec

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Même si, dans le texte imprimé des Mémoires, l’ordre des chapitres se rapproche, en partie du moins, du déroulement de l’écriture, le manuscrit porte, en revanche, les traces d’un travail de classement effectué non pas par Aubert de Gaspé lui-même, mais plutôt par ses héritiers ou par son biographe [17]. La dispersion des papiers et leur lente transmission, qui s’est échelonnée sur plus d’un siècle, sont sans doute à l’origine des nombreuses lacunes du manuscrit [18] qui contient des renvois à différentes éditions des Mémoires et une note associant à tort 30 pages du manuscrit au chapitre XVI, alors qu’elles concernent toutes sans exception le chapitre XVII. On s’étonne, au demeurant, de la présence, sur plusieurs pages de ce chapitre, de grands X ou encore de croix de Saint-André signalant sans doute, chez Aubert de Gaspé comme chez Flaubert, par exemple, que ces passages ont fait l’objet d’une mise au net. À ces indices d’ordre matériel et génétique s’ajoutent les erreurs faites au moment du classement des chapitres [19], si bien que ce document ne correspond, à vrai dire, à aucun état proprement dit des Mémoires, mais qu’il provient au contraire de deux sources ou états distincts.

Bref, la rédaction a connu plusieurs étapes et, aux deux manuscrits déjà identifiés, qui sont amalgamés dans le document conservé, s’ajouteraient au moins deux autres états : le manuscrit qui a sans doute précédé l’état déjà très avancé rédigé sur les feuillets gris, ainsi que le manuscrit définitif remis à l’éditeur, dont l’existence est attestée par les nombreux ajouts et corrections présents dans l’édition princeps. Il est probable également que Gaspé accumulait d’abord des notes qui étaient ensuite rédigées et intégrées au projet, mais dont il ne subsiste pratiquement aucune trace, à l’exception peut-être des courts extraits des chapitres V et XII, qui sont très corrigés et dont la rédaction semble avoir été laissée en suspens ; de même, Gaspé a consigné une sorte de plan en trois points pour l’épisode de « La Batture aux Loups Marins » (MM, XII).

Mais, dans tous les cas, deux temporalités sont présentes dans le texte des Mémoires : celle des anecdotes, faits et événements rapportés et commentés par l’auteur sans véritable « méthode » apparente (M, 198), qui couvre pour l’essentiel les années 1780-1820 [20] ; celle de l’écriture, qui s’échelonne sur un peu plus de deux années et dont l’enjeu principal consiste à dissimuler ce décalage en réalisant un « mélange de fiction et de mémoires [21] » susceptible de créer l’illusion d’un récit noté sur le vif. Ainsi, dans les chapitres I et XIV du manuscrit, qui occuperont deux lieux stratégiques puisqu’ils ouvriront et refermeront l’ouvrage, Aubert de Gaspé précise et répète qu’il a écrit ses Mémoires à l’âge de « soixante et dix-neuf ans ». À la faveur de cette sorte de structure circulaire qu’il semble mettre en place, il donne bien sûr l’illusion que tout le travail d’écriture a été effectué en quelques mois, c’est-à-dire en très peu de temps, voire hors du temps [22] ; quand il évoque sa mémoire « exceptionnelle » ou « prodigieuse » (M, 45), veut-il suggérer au lecteur qu’il écrit aisément et rapidement, avec le même naturel que celui qui règne dans une conversation ? Sans nul doute, alors qu’une addition marginale consignée sur une des premières pages du chapitre VII situe pourtant l’amorce de la rédaction « au mois d’août de l’année mil huit cent soixante et trois » (MM, 3). Ailleurs, des calculs consignés dans les marges du manuscrit invitent à considérer que l’épisode du « Lac Trois-Saumons » a plutôt été rédigé en 1864 [23] ; or, dans le texte imprimé, un ajout indiquera : « Nous sommes aujourd’hui au vingt d’août de l’année 1865. » (M, 179) Avec ces corrections, Aubert de Gaspé réduit l’écart entre le temps de l’écriture et le moment de la publication.

Étonnamment, dans le chapitre XII de l’imprimé, il a conservé des passages dans lesquels il mentionne et date son travail de documentation [24] : « Je n’ai pas cru devoir clore cet article sur les Grenon sans rendre visite aujourd’hui, 28 février 1864, à mon ancien ami […] dans l’espoir d’obtenir quelques renseignements sur l’Hercule du Nord. » (M, 360) En précisant que cette visite a eu lieu le jour même de la rédaction, il accentue toutefois l’idée suivant laquelle il s’agit de notations faites sur le vif. Il en va de même quand Gaspé écrit : « Dès huit heures et demie du matin, par une belle journée du mois de juillet, je dis une belle journée, car pendant trois années consécutives le soleil le plus brillant éclaira ces belles fêtes […]. » (M, 330) Ici, le ton de la confidence et l’inscription du temps rappellent l’activité du diariste, alors que, plus tôt, c’est l’auteur aux prises avec son récit qui était mis en scène : « Je ne sais trop où ce beau préambule à propos des fêtes champêtres […] va me conduire. » (M, 330)

Or, c’est justement l’illusion du travail effectué sur le vif, savamment entretenue dans la version imprimée, que permet de dissiper en partie l’examen du manuscrit, car il révèle à quel point Gaspé est susceptible, après coup, d’infléchir le récit d’une simple anecdote en fonction d’une stratégie historiographique et politique qui, chez lui, ne semble s’être perfectionnée et fixée que par degrés. Sur ce point, la réécriture d’un passage tiré du chapitre IV est particulièrement significative. Dans la version imprimée, le mémorialiste raconte quelle fut la réaction des membres de sa famille et, plus généralement, des Canadiens à l’annonce de l’exécution de Louis XVI par les révolutionnaires français :

Ma mère et sa soeur éclatèrent en sanglots ; et je voyais leurs larmes fondre l’épais frimas des vitres des deux fenêtres où elles restèrent longtemps la tête appuyée. Dès ce jour, je compris les horreurs de la Révolution française.

À cette nouvelle, un sentiment de profonde tristesse s’empara de toutes les âmes sensibles du Bas-Canada ; et à l’exception de quelques démocrates quand même, la douleur fut générale.

M, 104

De ce récit d’une douleur familiale et d’une tristesse nationale le manuscrit offre néanmoins une version sensiblement différente :

Ma mère et ma tante éclatèrent en sanglots, elles se mirent chacune à une fenêtre et là, la tête appuyée sur un barreau, leurs larmes fondaient l’épais frimas dont les vitres étaient couvertes ; (les doubles chassis étaient alors inconnus dans le pays). <<Et je conspuai dès lors toutes les horreurs de la révolution française.>>

A cette triste nouvelle, ce ne fut qu’un cri d’horreur parmi la noblesse, le clergé et les âmes sensibles de toutes les classes du Canada. Un soir, un démocrate pur sang osa dire en présence de Mr. Louis de Salaberry, gentilhomme d’une force prodigieuse, et père de Louis de Chateauguay, que les Français avaient bien fait de guillotiner le tyran Louis XVI. Il avait <à peine> prononcé ces mots qu’une main voix terrible lui cria : “tu es un maudi scélérat !” et <<qu’une main >> de fer s’appesantit sur son épaule et l’écrasait sur le plancher.

MM, IV, 2-3

Entre « comprendre » et « conspuer » les « horreurs de la Révolution française », entre ces « quelques démocrates » que l’on excepte du sentiment de la douleur générale et ce « maudi [sic] scélérat » qui se réjouissait de voir le tyran guillotiné mais que « la main de fer » d’un gentilhomme écrase fort opportunément sur le plancher, entre ces deux récits, en somme, le manuscrit révèle l’existence d’un travail de réécriture dont on aperçoit immédiatement et l’importance et la portée. Dans l’intervalle, Aubert de Gaspé s’est, à l’évidence, déterminé à adopter une posture qui tend à effacer le plus possible toute trace d’une véhémence politique où s’illustraient avec fougue les positions résolument contre-révolutionnaires des membres de la caste aristocratique dont il se réclame partout avec fierté. En fonction de cette stratégie historiographique, qui est le fruit d’un lent mûrissement, ses Mémoires réussissent l’exploit de métamorphoser une invective aristocratique en une douleur dont sont saisies toutes les « âmes sensibles » et, surtout, à transformer le personnage du gentilhomme en une figure aimable. Seul l’ethos d’un homme du monde poli et sensible, et non pas celui d’un privilégié brutal, pouvait bien sûr illuminer le souvenir de la noblesse canadienne dans la conscience nationale.

Un art de la négligence étudiée

Tout le travail de réécriture dont témoigne le manuscrit des Mémoires permet de mieux comprendre les principes régissant l’ordonnancement des chapitres et, par conséquent, la structure du livre et la liberté de ton qui en caractérise le style. En effet, les passages retranchés, les ajouts consignés dans les marges, les corrections faites au fil de la plume ou plus tardivement, ou encore les rares déplacements de fragments, qui seront pour l’essentiel conservés par la suite, ont pour but non seulement de préciser des descriptions ou des faits et d’alléger la syntaxe, mais encore de donner plus de justesse au ton employé, en supprimant notamment l’expression brutale des passions politiques. Cependant, la réécriture, qui semble avoir été effectuée par couches successives au fil des états, conduit surtout à l’amplification du texte en vue de l’imprimé à la faveur d’une lente transformation de la matière accumulée. Les marges sont souvent réservées à ce type de travail : les insertions de notes de bas de page, dont l’auteur prévoit le contenu et l’emplacement, ainsi que les ajouts signalés dans le texte par des lettres grecques (figure 2) y prennent place. À ce titre, le manuscrit ressemble davantage à un document ; dans l’imprimé, l’auteur fera disparaître quelques-unes de ces notes de bas de page, ainsi que plusieurs passages dans lesquels il s’adressait directement au lecteur.

Figure 2

Aubert de Gaspé, Philippe, 1786-1871. Manuscrit des Mémoires: [extraits]. Avant 1866 Chap. VII, p. 1. No MS-912.

Musée de la civilisation, fonds d’archives du Séminaire de Québec

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Le manuscrit révèle également que Gaspé gère avec une efficacité certaine à la fois l’avancée de l’écriture et le déroulement du récit. Dans un ajout marginal qui sera évidemment raturé puisqu’il s’agit d’une consigne ne s’adressant qu’à lui-même, le mémorialiste note : « Je vais rétrograder maintenant : le coin de Fanchette me donnant toute la liberté à cet égard. » (MM, IV, 11) Plus loin, dans un long passage qui sera supprimé parce qu’il est hors sujet, il écrit : « Je me suis éloigné de mon sujet ; j’ai anticipé des événements auxquels j’aurai occasion de revenir dans un autre chapitre : le lecteur aura tant de choses à me pardonner qu’il m’est inutile de lui en faire des excuses. » (MM, IV, 20) À plusieurs reprises, il s’adresse au lecteur ou il effectue des renvois. Ainsi, dans le chapitre IV, il clôt brusquement un passage consacré à Salaberry et mentionne : « J’aurai occasion dans un autre chapitre d’entretenir le lecteur […]. J’en reviens à l’effet que produisit sur les Canadiens […] » (MM, IV, 4) ; au bas d’une page où il réserve un large espace pour transcrire le texte d’une chanson, il note : « Je vais faire plaisir au lecteur en reproduisant cette chanson […] que j’ai souvent entendu chanter au Colonel […] dont j’ai déjà parlé » (MM, IV, 26) ; ailleurs, il précise : « J’ai parlé plus haut du Lauzon […]. » (MM, XVI, 8 [25]) Le contenu des chapitres V et VII du manuscrit suggère en outre que le mémorialiste rédige d’abord le texte par fragments ; il s’agit pour lui de « consigner des actions, des anecdotes, des scènes » (M, 497) qu’il rassemblera ensuite dans un chapitre. Au reste, la première page des chapitres IV et XVII porte l’indication « Chapitre », mais sans qu’un nombre ne lui soit attribué. Lorsque Gaspé procède ainsi, c’est sans doute parce qu’il est conscient de tenir un chapitre pour ainsi dire complet, mais qu’il lui est à ce moment impossible de déterminer la place que celui-ci occupera [26]. La rédaction n’étant pas terminée, l’auteur n’a pas de vue d’ensemble de son ouvrage. Ce n’est qu’une fois achevée la rédaction de tous les chapitres, et après avoir effectué une ou plusieurs mises au net, que l’auteur structure l’ouvrage, ce qui invite nécessairement à penser que c’est au même moment qu’il rédige le début et la fin de chacun des chapitres, ces passages étant tous absents du manuscrit.

Or, tout comme pour le prélude et l’épilogue, ces ouvertures et fermetures sont l’occasion, pour Gaspé, d’évoquer son projet, de présenter son ouvrage au lecteur et, surtout, de se mettre en scène lui-même sous la figure « exquise […] de l’homme d’esprit d’autrefois [27] ». À cet égard, l’exergue du dernier chapitre propose une remarquable synthèse de toute l’entreprise. En effet, la rédaction initiale, qui sera interrompue en cours d’écriture, suggère une sorte de fourre-tout où s’accumulent sans ordre véritable les sections, épisodes et chapitres : aussi écrit-il d’abord en exergue « Un peu d », mention qu’il rature avant de l’achever et à laquelle il préfère « De tout un peu ». En substituant à la formule initiale un tour en vogue au xixe siècle qu’illustrent plusieurs recueils de morceaux divers [28], Gaspé insiste non seulement sur ce que doit à la seule inspiration du moment le choix des sujets qu’il aborde, mais encore sur le ton allègre et mondain de ces modèles pour lesquels, comme le rappelait un contemporain, l’essentiel tient à une « plume facile et légère [29] ».

Le désordre apparent des Mémoires et la négligence de leur style semblent donc avoir été envisagés dès le départ, bien que le plus souvent, ils aient été mis en scène tardivement. S’il s’agit d’un choix esthétique relevant d’une « négligence étudiée [30] » caractéristique des mémorialistes et, plus généralement, de l’ethos aristocratique, c’est donc également une stratégie scripturale, c’est-à-dire une manière de travailler à laquelle l’ouvrage fera ensuite écho de diverses manières, à l’occasion notamment de commentaires de l’auteur sur son entreprise, plus nombreux au début et à la fin des chapitres, ou encore des appels au lecteur qui ponctuent le texte à quelques reprises. Manifestement, Aubert de Gaspé se soucie de créer l’illusion d’un entretien familier avec ses lecteurs et, sans nul doute, avec ceux des Anciens Canadiens auxquels il s’adresse directement à quelques occasions dans des fragments du manuscrit et dans le texte de l’édition, notamment pour corriger, voire prolonger le texte du roman et, encore une fois, justifier la « facture » (M, 42) de l’ouvrage : « Si le lecteur m’a déjà pardonné le manque de méthode dans ces Mémoires, je puis sans doute l’entretenir d’un sujet assez étranger à ce chapitre […]. J’ai relaté dans une note au chapitre XIII des Anciens Canadiens […]. Mais j’étais dans l’erreur. » (M, 198-199)

S’ils procèdent de la même stratégie, les « deux entrées en matière [31] » et les deux derniers paragraphes qui vont clore l’ouvrage lui-même ont sans aucun doute été rédigés tardivement et, pour ainsi dire, en même temps. Gaspé a pu écrire ces pages au cours d’une phase spécifique de la genèse qui consistait à fabriquer l’ouvrage à partir des matériaux accumulés ; il a alors pu relire l’ensemble et en profiter pour corriger ou ajouter des repères chronologiques renvoyant à la rédaction. Un passage du manuscrit, dont l’essentiel sera ensuite supprimé, est particulièrement éclairant sur la nature même du travail effectué pour structurer les Mémoires et leur imprimer ce qui sera leur ton dominant. Dès les premières pages, dans l’épisode intitulé « Le coin de Fanchette », qui raconte l’histoire d’une paysanne désordonnée dont la maison était un véritable capharnaüm, Aubert de Gaspé explique : « faisons de cet ouvrage, un coin, à sa façon, pour y déposer tout ce qui me passera par la tête tant des anciens que des nouveaux Canadiens : il n’en coûte après tout que la facture […] » (M, 42). Si la méthode de Fanchette semble inspirer l’écrivain et lui fournir une sorte de modèle formel permettant d’entasser les anecdotes, la stratégie est présentée différemment dans un passage du manuscrit beaucoup plus développé :

Il me restait quelques anecdotes bien insignifiantes sans doute, mais qu’avec la ténacité d’un vieillard je tenais à raconter quelque part. J’étais bien en peine, lorsqu’une idée ingénieuse sembla me tirer d’affaire : imitons la bonne femme Fanchette, pensais-je, et fesons un coin de ce chapitre. Il n’en coute après tout que la façon ; mais ou le placer ? parbleu entre le chap [espace blanc] et le chap [espace blanc] pendant que mes héros voguent sur l’océan : la *[récolte]* en est *[grosse]* Ceci sera mon chapitre [espace blanc] et celui dont j’ai pris la place sera le chapitre [espace blanc] et ainsi des autres en ajoutant un chiffre. Après cette sublime pensée inspiration qu’un grand poëte aurait enviée, je me trouvais libre de toute contrainte.

MM, I, 4 ; nous soulignons

Un tel parallèle avec le texte imprimé révèle, en somme, que Gaspé a voulu dissimuler au lecteur sa manière de travailler et sa véritable conception de l’ouvrage, puisqu’en modifiant son propos de la sorte, il tend à suggérer avec ostentation que les Mémoires reposent sur un désordre bien plus grand que ce que révèle le manuscrit : « […] j’entasserai, écrit-il désormais, les anecdotes à mesure qu’elles me viendront, sans autre plan arrêté que certain ordre chronologique, que je ne me promets pas de toujours observer » (M, 42). Ici, c’est l’ouvrage tout entier, et non un simple chapitre, qui imite la façon de Fanchette. Or, selon le manuscrit, au moment où Gaspé écrit ces lignes, plusieurs chapitres (peut-être tous) ont été rédigés, et il les a déjà insérés dans une suite ordonnée. En revanche, leur ordre n’est pas définitif, puisqu’il réserve des blancs sur les lignes pour ajouter ou modifier plus tard les numéros des chapitres accumulés qui forment déjà une assez grosse « récolte ». La souplesse inhérente au genre des Mémoires, que ses lectures lui ont découverte, confère donc une certaine mobilité aux chapitres qui sont écrits. L’ouvrage comporte pourtant un « cadre » (M, 38 et 117), mais qui, encore là, n’aura été définitivement fixé que tardivement et en affectant partout la négligence. Au demeurant, l’épisode de Fanchette sera inséré au premier chapitre, sans doute quand l’ouvrage sera, pour ainsi dire, complété ; Gaspé ajoutera alors quelques pages pour s’adresser à son lecteur et commenter la nature de son entreprise : « Ma propre histoire sera donc le cadre dans lequel j’entasserai mes souvenirs. » (M, 38)

Mais avec cette alliance que le conte de Fanchette consacre, dès le chapitre I, entre le récit d’une vie et un art d’entasser ses souvenirs, s’affirme surtout l’un des lieux communs auxquels est sans cesse associé l’ethos du mémorialiste depuis l’âge classique. De fait, l’une des ambitions par excellence qu’expriment les auteurs de Mémoires consiste à affecter, la plume à la main, la même aisance que l’homme ou la femme de cour conversant dans un cercle d’amis et s’efforçant d’y paraître avec le même naturel étudié que le comédien au théâtre ; c’est ainsi, comme le soulignait récemment Frédéric Charbonneau, que

[…] vers 1695, l’abbé de Choisy, qui se disait « un peu jaseur la plume à la main », multipliait dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du règne de Louis XIV les digressions et les propos sans suite ; et dans ses Mémoires de travesti, écrits sous la Régence, il annonçait à madame de Lambert « quelque acte de [s]a comédie, qui n’aura aucune liaison avec le reste ». Mais il faut citer surtout la comtesse de Caylus, dont les Souvenirs datent des années 1720, et dont les remarques initiales annoncent celles de notre auteur : « J’écris des souvenirs sans ordre, sans exactitude, et sans autre prétention que celle d’amuser mes amis, ou du moins de leur donner une preuve de ma complaisance [32]. »

À ce titre, l’épisode de Fanchette rattache l’oeuvre de Gaspé à un genre où s’était défini, pour la postérité, l’ethos aussi aimable que fantasque du mémorialiste, ce qui autorise dès lors à y apercevoir « un rejeton […] de la lignée de ces Mémoires mondains, apparus au tournant du xviiie siècle dans les milieux de la cour et de la bonne société parisienne, et qui à la manière d’aimables bavardages enchaînaient les anecdotes et les portraits, les souvenirs à bâtons rompus [33] ».

Mise en scène de soi et politique de la mémoire nationale

En somme, à l’occasion de l’épisode de Fanchette, Aubert de Gaspé présente son ouvrage comme si celui-ci était en cours de rédaction, voire qu’il en racontait les épisodes sur le mode de la conversation familière. Au temps passé et en quelque sorte immobile des souvenirs et des anecdotes, il adjoint ainsi le présent de l’écriture, la fraîcheur d’une parole encore vive et la dynamique de l’invention. Or, il travaille vraisemblablement chapitre par chapitre, voire anecdote par anecdote ; dans l’imprimé, la structure du chapitre V, qui se termine sur des « Notes » et des documents d’archives, en témoigne. L’entassement des « contes », « scènes », « actions », « souvenirs » ou « anecdotes », qui renvoient à un « collage de formes brèves [34] », permet de réunir la matière nécessaire pour un ou plusieurs chapitres, laquelle se redéploie en suivant une stratégie d’écriture qui entend lui conférer tout le naturel d’une conversation entre amis. Toutefois, au fil des rédactions, c’est également la dimension testamentaire du texte qui s’accentue : Gaspé lègue, en effet, ses Mémoires à ses amis et à ses lecteurs, en sollicitant chez eux, comme il l’avait fait avec Les anciens Canadiens, « leur coeur patriotique » (M, 37).

Le souci de conservation dont le manuscrit témoigne semble d’ailleurs suggérer que le mémorialiste était conscient qu’il s’agissait d’une sorte de testament littéraire ; il l’aura donc précieusement gardé et confié à ses enfants pour la postérité. La figure du vieillard et l’évocation de l’âge avancé de l’auteur contribuent, au surplus, à réserver une place au récit autobiographique ; malgré les sauts souvent « prodigieux » (M, 58) et les entorses chronologiques, et bien que le récit ne soit ni complet ni linéaire, c’est bien sa vie qu’entend raconter Aubert de Gaspé dans ces Mémoires : « Généralement fidèle à son plan de travail, il parle beaucoup de son époque, mais tout en se racontant [35]. » En ce sens, si le premier titre qu’il avait envisagé, Mémoires des contemporains, était peut-être plus ambitieux, il éclipsait, en revanche, le véritable projet de l’auteur. Sans dire, avec Jacques Castonguay, que le titre définitif a permis de dissiper « une possible ambiguïté [36] », il reste néanmoins que, dans les premières pages du texte imprimé, le mémorialiste précise qu’il se situe au coeur même de l’entreprise : « mon plus ancien contemporain étant moi-même, je dois d’abord m’occuper de mon mince individu » ; avant d’ajouter : « je ne puis écrire l’histoire de mes contemporains sans écrire ma propre vie liée à celle de tous ceux que j’ai connus depuis mon enfance » (M, 38). En ce sens, les Mémoires consignent « tous les détails » d’une vie susceptible d’intéresser ses « compatriotes » (M, 497), et il est probable que ce changement de point de vue découlant de la correction du titre ait pu obliger Gaspé à rédiger quelques feuillets supplémentaires devant leur servir de préface ou de préambule : l’ancrage biographique de l’ouvrage devenait ainsi plus important et, surtout, il pouvait s’afficher plus clairement.

De même, les adresses et confidences faites au lecteur surviennent tardivement dans la genèse des Mémoires et permettent à Gaspé de parler de lui en utilisant moins de détours que dans le récit proprement dit. C’est la figure de l’écrivain, moins modeste dans le manuscrit que dans l’ouvrage, qui lui offre cette possibilité. S’il supprime un long passage du manuscrit où il se compare à un « grand poëte », c’est qu’il veut « s’attirer la bienveillance du lecteur en dépréciant l’oeuvre [37] » et l’écrivain : « je brise une plume trop pesante pour ma main débile » (M, 497). Bien que le récit escamote plusieurs aspects de sa vie, notamment son emprisonnement, il profite, ici comme ailleurs, de l’écriture des débuts et des fins de chapitres pour se mettre en scène. Dans l’ouverture de l’épisode du « Lac Trois-Saumons » (chap. VII), le manuscrit comprend un long passage (deux pages et demie) consacré au souvenir du M. Jourdain de Molière, qui fournit un indice de l’ampleur de la réflexion sur le travail et sur l’écriture qui a pu jalonner la rédaction des Mémoires :

Que ne suis-je poëte, o ! mon beau lac de Trois-Saumons, pour <afin de> célébrer tes merveilles en vers harmonieux ! […] Que de travail ! que de sueurs ! que d’angoisses ! […] C’est toi que j’implore, O ! Monsieur Jourdain ! […] Le philosophe suant sang et eau […] brise sa plume de rage.

O ! Oh oui ! c’est bien le classique Monsieur Jourdain que j’implore pour m’aider à accomplir dignement la tâche que je me suis imposée : moins heureux que lui, j’écris de la prose, sciemment, depuis près de soixante et dix années ; et quelle prose Grand Dieu ! N’importe ; je dois un dernier souvenir à mon beau lac Trois-Saumons […].

MM, VII, 1-2

On pourra sans doute déplorer que, dans l’oeuvre imprimée, toute trace de cet amusant passage ait disparu, à l’exception d’un simple écho que le lecteur ne peut repérer. Mais cette disparition offre aussi une consolation. En permettant de confronter les divergences entre l’imprimé et le manuscrit, elle met à nouveau en évidence les tâtonnements d’un écrivain qui, à la fin, a sans doute estimé que le lyrisme de cette confession et le ridicule associé à la personne même d’un bourgeois gentilhomme allaient à l’encontre d’une entreprise où tendait à se préciser l’image d’un écrivain insistant toujours davantage sur les signes propres à manifester l’appartenance de son oeuvre au genre avant tout aristocratique des Mémoires.

*

Quoique lacunaire, le manuscrit des Mémoires porte les traces d’un important travail dont la visée éclaire le projet de Philippe Aubert de Gaspé tout en donnant accès à l’atelier d’un écrivain québécois du xixe siècle. Ainsi, à l’indéniable valeur documentaire et patrimoniale de ce manuscrit s’adjoint la possibilité d’accéder à un imaginaire qui tente d’allier les caractéristiques d’un genre hérité de la tradition à l’invention d’un récit que, faussement modeste, son auteur présente, dans les dernières lignes de l’ouvrage, comme un « complément aux notes » des Anciens Canadiens (M, 497). Comme le montre la suppression du fragment relatif à M. Jourdain qui vient d’être évoqué, cette figure de l’auteur ne se conçoit pourtant pleinement qu’en mettant en regard la genèse du texte et la généalogie du genre auquel appartiennent les Mémoires. En l’occurrence, le ridicule qui se rattache à la personne d’un bourgeois gentilhomme convenait assez mal à l’oeuvre de Gaspé, où c’est précisément à la faveur d’une mise en scène longuement méditée de son ethos de gentilhomme que celui-ci cherche à inscrire le souvenir du régime seigneurial dans la mémoire nationale. Dans ce contexte, on s’aperçoit dès lors que l’avènement du genre des Mémoires dans les lettres québécoises suppose un immense travail d’appropriation ou, pour mieux dire, de translation. De fait, à partir d’une tradition pour l’essentiel française et aristocratique, Gaspé s’est employé à construire l’image d’une noblesse canadienne qui illumine la figure éminemment spirituelle du gentilhomme d’autrefois, qu’il entend lui-même incarner aux yeux de ses lecteurs afin de mieux sauver d’un passé désormais aboli ce qui peut encore l’être : le souvenir d’une culture que définit l’alliance entre joie de vivre et ironie, politesse aimable et vivacité d’esprit.