Chroniques : Poésie

Le poète et son double[Notice]

  • André Brochu

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  • André Brochu
    Université de Montréal

L’un des derniers livres de poésie de Pierre Ouellet s’intitule Une outre emplie d’éther qui se rétracte dans le froid . La formule est empruntée littéralement à un écrivain français, Gérard Cartier, cité dans le « Liminaire » (13). Son auteur l’applique au corps qui se défait (« La chair se fripe, le corps s’en va », [13]), et Ouellet la rapporte au poème, cet « agitateur du corps et de l’esprit » (13). Corps ou poème, l’outre que reproduisent fort esthétiquement, tout au long du livre, les photographies surréalistes de Christine Palmiéri enferme un corps de femme à la fois réel et rêvé, figé en diverses poses, un corps-poème. Voilà tout de même une première surprise : le titre est entièrement l’oeuvre d’un autre, certes admiré du poète et donc copié sans remords, sans plagiat non plus puisque la source est déclarée. Mais la convention, la « politique » du titre telle qu’elle se pratique universellement s’en trouve ébranlée. Le titre, surtout d’une oeuvre de fiction, ne doit-il pas exprimer l’essentiel du livre en ce qu’il a d’unique ou de personnel ? Ici, le créateur fait un pied de nez à la « propriété » littéraire — on sait, du reste, que des titres identiques, souvent par inadvertance, ont pu servir à des auteurs d’époques ou de littératures différentes tout au long de la tradition littéraire. Dans le cas présent, l’étonnement résulte toutefois de l’aspect très particulier de l’énoncé, qui est long, complexe et forme à lui seul un petit poème baroque. Il porte donc plus qu’un autre la marque de l’esprit qui l’a conçu. On peut en déduire que le poète s’est senti l’égal de cet autre, et le complice total de son inspiration, pour ne pas dire son double ! Quant aux poèmes qui « remplissent » le recueil à la façon d’un éther froid, ils sont bien de Pierre Ouellet, de toute évidence, et même doublement de lui. Car le poète y reprend, en les récrivant, quelques-uns des recueils publiés au début de sa prolifique carrière. Voilà une seconde surprise, et de taille. Là encore, la propriété littéraire se trouve ébranlée, mais cette propriété concerne l’auteur lui-même et elle est mise à mal à des fins de création problématiques. Il ne s’agit pas ici de produire des versions plus achevées d’oeuvres existantes sur la base d’une même esthétique — en somme, de corriger des oeuvres de jeunesse. L’intervention du poète, qui reprend en bonne partie le même matériel verbal et signifiant, change quand même du tout au tout la diction poétique et le message qui en découle ; et on se demande, dès lors, quel est l’intérêt de faire du neuf avec du vieux quand il serait plus simple et, peut-être bien, plus rentable de repartir à zéro. Si j’ai mis « vieux » en italique, c’est que je ne suis nullement sûr que la première version ait tant vieilli et qu’il fallût la récrire. Elle garde toute la cohésion de ses procédures, qui sont bien à elle et chargées de sens. Je ne pense pas non plus que l’auteur soit disposé à rayer les recueils en question de sa bibliographie. Les poèmes « nouveaux » ne remplacent pas les anciens, ils s’ajoutent à eux, comme si l’imparfaite jeunesse et la maturité pouvaient marcher d’un même pas, côte à côte, et faire l’objet d’appréciations distinctes. Le matériel verbal est en bonne partie le même, ai-je dit, mais les poèmes nouveaux ajoutent des éléments aux anciens, beaucoup plus qu’ils n’en retranchent. Ils sont donc plus développés. Voilà une première différence. Elle va de pair avec un accroissement …

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