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Le dernier roman de Louis Hamelin, La constellation du Lynx [1], contredit bien des lieux communs sur la littérature contemporaine. Loin des autofictions et autres récits de filiation qui privilégient le quotidien et l’intime, il renoue avec la politique, couvre plus de six cents pages, s’avère touffu, polyphonique. Véritable fresque romanesque, il se mesure aux vertiges de l’histoire québécoise et revisite les événements d’oc- tobre 1970. Ce ressac de l’histoire politique québécoise n’est pas sans rappeler certaines des oeuvres majeures des années 1960-1970 — de Prochain épisode d’Aquin à L’homme rapaillé de Miron, en passant par Les ordres de Brault et le « Speak White » de Lalonde. Contrairement à ses prédécesseurs, cependant, Hamelin se présente non pas comme le chantre de la désaliénation collective, mais plutôt comme une sorte d’archiviste-écrivain — ou d’enquêteur, c’est selon — qui se serait attribué le mandat de corriger les faits de l’Histoire, d’en dévoiler les failles, les ratés et les mensonges, mais aussi de les transformer en fiction, de les rejouer sur le mode romanesque.

On ne peut affirmer que la politique a complètement disparu du roman québécois contemporain, mais elle ne semble plus conduire comme jadis à des expériences de pensée ou à des engagements radicaux. Loin de l’action révolutionnaire et de ses mots d’ordre, la littérature contemporaine aurait sa propre utilité [2], constituerait un indispensable répertoire de leçons éthiques et philosophiques, réfléchirait sur le « problème de vivre [3] ». Aussi les romans récents proposant un retour réflexif sur les années 1960-1970 le font-ils presque toujours en affichant l’incommensurable distance qui sépare le contemporain des embrasements idéologiques du passé. On peut penser ici à L’oeil de Marquise de Monique LaRue, à J’ai l’angoisse légère de Francine Noël et à Nous étions jeunes encore de Gilles Archambault [4]. Les trois écrivains fictifs mis en scène dans ces romans, tous nés un peu avant ou après la Deuxième Guerre mondiale, considèrent que l’engagement politique est chose du passé, tout comme les combats auxquels ils ont pu souscrire dans leur jeunesse. Or, l’originalité du roman de Louis Hamelin réside entre autres dans son refus de la nostalgie. Le présent, aussi anémique soit-il sur le plan idéologique, n’est guère éclipsé par le passé ; au contraire, il l’éclaire et le nourrit.

Certes, le personnage de Sam Nihilo — alter ego d’Hamelin — est fasciné par les événements d’octobre 1970 au point de leur sacrifier parfois sa vie intime. Mais s’il mène obstinément l’enquête, il ne se projette pas dans le passé de manière à compenser la vacuité politique de son époque [5]. L’obsèdent davantage les différents épisodes d’un récit qui, malgré les enquêtes successives et les recherches historiques, demeure insaisissable. Formé à l’UQAM en études littéraires, Sam Nihilo est d’abord et avant tout un herméneute. Il s’agit pour lui de relire le passé, de le décrypter, d’où l’attention particulière qu’il accorde aux textes de l’époque, coupures de journaux, manifestes, archives, notes et messages divers. À la fin de son enquête, il découvre « toute une histoire », évoque « la couverture narrative » de la CATS, parle de « fabrication », de « spectacle » (556), termes qui traduisent clairement la manipulation des faits et l’artifice des versions officielles de l’Histoire. Sam Nihilo a hérité sa fascination pour les événements d’octobre 1970 du Chevalier de Branlequeue, son ancien professeur de littérature. Ce dernier est le fondateur du groupe des Octobierristes rassemblant des « gens de lettres » dont « la vocation est de déchiffrer » (127). Leur sujet de prédilection est bien sûr la crise d’Octobre 1970 et ses multiples sous-textes, voire « l’infrahistoire » (128). Personnage important du roman, le Chevalier de Branlequeue se présente à la fois comme le témoin d’une époque révolue et le légateur des visions et des enseignements du passé. Son rôle d’émissaire éclairé, de passeur culturel, est soutenu par de nombreux échos à l’histoire de la littérature québécoise. Le personnage forgé par Hamelin apparaît en effet comme une sorte de synthèse des figures de Ferron, de Miron et de Belleau. Au premier, il emprunte le parcours et le rôle de négociateur auprès des felquistes [6] ; au deuxième, les funérailles (quasi) nationales, l’emprisonnement pendant la crise d’Octobre et l’épopée poétique inachevée ; au troisième, l’enseignement universitaire à l’UQAM et l’intérêt pour des questions polémiques, à mi-chemin entre la sociologie et la littérature.

Le jeu des coïncidences historiques atteint cependant son paroxysme lorsqu’il est question des événements qui ont mené à la crise d’Octobre 1970. Les felquistes et les politiciens sont mis en scène sous des pseudonymes calqués sur leurs noms véritables. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur l’onomastique parfois caricaturale du roman. Les frères Rose deviennent les frères Lafleur, Albert Vézina emprunte les traits de Robert Bourassa, James Cross devient John Travers, Pierre Laporte est rebaptisé Paul Lavoie, et j’en passe. Leurs parcours, leurs actions, les rumeurs qui les ont accompagnés, les lieux qu’ils ont fréquentés, tout comme les événements auxquels ils ont été mêlés, sont relatés avec force détails et précisions. À cette fidèle reconstitution historique se greffent d’autres récits, parfaitement romanesques ceux-là, qui donnent chair à des mondes et à des personnages fascinants. L’un de ces récits a pour cadre Ville Jacques-Cartier, autrefois racontée par Ferron. Ce territoire s’anime au fil des parcours de trois personnages, le voyou Coco Cardinal, le felquiste Richard Godefroid et l’écrivain Chevalier de Branlequeue. « Bidonville semi-rural » (61), « faubourg pauvre » (62), c’est aussi le lieu qui fait apparaître « des zones intermédiaires aux frontières pas toujours aussi étanches que d’aucuns feignaient parfois de le croire. L’une d’elles était la politique » (61). Ce bric-à-brac de maisons rafistolées, de rues aux tracés hasardeux, de destins brisés constitue à la fois le point d’origine et de non-retour d’une mémoire collective bricolée à partir de souvenirs disparates, mémoire de « perdant[s] magnifique[s] » (146).

Le style de Louis Hamelin épouse les différentes voix qui se partagent la narration du roman. Personnages principaux et secondaires — parfois même tertiaires — interviennent à tour de rôle de manière à reconstituer la trame non chronologique de l’Histoire et du roman. Si certains chapitres sonnent faux (le premier notamment), multipliant les effets et les jeux de mots, d’autres témoignent d’une remarquable maîtrise de l’art romanesque. Les chapitres consacrés à l’idylle de Sam Nihilo et de Marie-Québec sont parmi les plus beaux, empreints de poésie, dépourvus d’ostentation, moments de pure contemplation du paysage abitibien. La maison hantée y emprunte la forme d’une « carène de galion espagnol, pleine de recoins et de craquements » (230), l’été, bref et fragile, y brille « dans la lumière neuve » (235), les instants s’y prolongent et s’y amplifient, comme suspendus hors du temps. Plus tard dans le roman, une semblable sérénité empreint les chapitres se déroulant au Mexique. La douceur de vivre, farniente pourtant maintes fois raconté en d’autres lieux, s’incarne en des gestes lents, amoureux. Ces moments d’intimité rompent ainsi avec le rythme plus rapide des reconstitutions historiques et des scènes d’action policière ou militaire.

La constellation du Lynx n’est pas un roman sans failles. La lourdeur de l’enquête historique, la surenchère de détails et de faits, les multiples miroirs du passé québécois grèvent parfois la fiction. Néanmoins, l’oeuvre d’Hamelin constitue selon moi l’une des plus réussies des dernières années, car elle prend le risque — tous les risques — du roman. Ambitieuse, baroque, tiraillée entre l’hyperréalisme et l’artifice de la fiction, elle propose un retour romanesque sur ce qui a été considéré comme un sursaut inattendu de l’Histoire et qui aurait pu, par là même, se passer de glose. S’il y avait un enseignement à tirer du roman d’Hamelin, ce serait sans doute la leçon de lecture suivante : « on peut avoir besoin de l’imagination romanesque pour saisir une partie de la réalité » (562).

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Midway [7] est le premier roman de David Homel qui se déroule entièrement à Montréal. Dans les précédents romans de l’auteur, le Québec n’avait qu’une présence spectrale. Dans Rat Palms, son deuxième roman, paru en 1992 [8], le père du narrateur découvre, à la suite d’un accident, qu’il parle le français pauvre de ses parents canucks, exilés aux États-Unis pour fuir la misère de Sainte-Perpétue. À la fin de Sonya and Jack, roman paru en 1995, le narrateur Michael-Mafili avoue qu’il habite Montréal, une ville d’expatriés où la grande histoire, cruelle et imprévisible, ne semble pas avoir laissé de traces : « I suppose I like peace and quiet too much to wandering further. Can you blame me ? [9] » Dans Midway, en revanche, la ville n’est pas qu’un décor commode, elle est également une vue de l’esprit, un territoire fantasmatique ; mieux, elle a déteint sur Ben Allan, le personnage central de l’intrigue, au point de lui imposer son apparente sérénité, sa stabilité politique, son pacifisme : « Everything looked so quiet and still, like a duck on a lake. From a distance, you see it gliding peacefully, but underneath it’s paddling like hell just to stay afloat [10]. » (267) Cet allusif portrait de Montréal est à l’image du roman et de son personnage principal. Sous leurs lisses apparences se cachent l’étrangeté, l’intérêt pour les discours marginaux et les situations imprévisibles. Dans la cinquantaine, marié, père d’un adolescent, professeur de littérature au collège, Ben Allan mène une existence confortable. Il ne lui arrive plus rien. Or, c’est au moment où son premier essai publié reçoit un prix académique que l’aventure entre dans sa vie. Le professeur discret, commentateur des oeuvres d’autrui, devient le héros d’une étrange histoire. C’est dire l’importance qu’acquièrent la littérature et l’art. Ici aussi, la fiction et la réalité se confondent, le romanesque et le prosaïsme se disputent l’avant-scène.

Si les romans précédents de l’auteur se présentaient, chacun à sa manière, comme des road novels, cultivaient le dépaysement, affectionnaient particulièrement les époques lointaines ou les pays étrangers, Midway s’attache aux errances quotidiennes, ordinaires, d’un homme arrivé au mitan de sa vie. Dans Midway, l’aventure se trouve au coin de la rue, tout près de soi, voire en soi. Rien d’étonnant à ce que Ben Allan ait consacré sa première oeuvre à la dromomanie, une maladie issue du xixe siècle européen :

Of all the wonderful pathologies of the day, there was one that flared up, burned brightly, then disappeared, all in the space of a few years. This disorder was called dromomania. A man — and it was always a man, there were no recorded female dromomaniacs, probably because the road was not yet open to women — would walk away from his home one day. His job, his life. The next thing he knew he was in Moscow [11].

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La fascination pour l’action et l’aventure est transformée en objet de recherche, intériorisée par celui qui n’oserait jamais abandonner sa situation. De longs passages de l’essai, éloquemment intitulé Dromomania, sont cités dans le corps du texte. Ils phagocytent l’intrigue romanesque et prennent parfois la forme de commentaires indirectement reliés aux tribulations de Ben Allan.

Quelles sont ces tribulations ? Sur quoi se fondent-elles ? Sur les rencontres impromptues de personnages aux manies particulières. La jeune Carla McWatts, le galeriste Herbie Cohen et le Dr Albanna font dévier le parcours de Ben Allan. Deux mondes distincts et irréconciliables se côtoient dans Midway : à l’univers familier de l’entourage immédiat, considéré comme « normal » et sain, se juxtapose l’univers de l’art underground et de la psychiatrie où tout peut arriver. À la maison familiale, au Mature Living Centre, où habite le père de Ben, se greffent l’Institut Pinel, transformé en hôpital psychiatrique pour les besoins de la fiction, et la Galerie Off-Centre Centre. Ben Allan se tient à la frontière de ces deux mondes, incapable de quitter le premier pour basculer dans le second. Comme l’écrit Homel, « [he] felt like an anachronism, immensely out of touch, a monster from another age [12] » (146). Même s’il est officiellement le personnage central du récit, le héros, il agit en spectateur des drames d’autrui. Cette posture singulière n’est pas sans rappeler celles de nombreux personnages contemporains qui, faute d’expériences dignes d’intérêt, se nourrissent des histoires des autres. Or, les histoires qui intéressent Ben Allan dénotent toutes la folie et le déséquilibre. L’on pourrait même dire qu’il y a deux romans dans Midway. Écrit dans un style réaliste, le premier porte sur la vie intime d’un cinquantenaire vieillissant, explore les relations qu’il entretient avec son fils, sa femme et son vieux père. L’autre roman aurait pour thème les rapports tortueux qui s’établissent entre l’art et la folie et s’aventurerait dans les zones obscures de la psyché humaine.

Inutile d’ajouter que les deux romans en viennent à se confondre. Chez Homel — et c’était aussi le cas dans ses romans précédents — règne presque toujours une atmosphère d’inquiétante étrangeté. De subtils symptômes, de légers transferts, bizarreries, curiosités et décrochages confondus, lézardent le prosaïsme du quotidien. Dans Midway, un ancien prix Nobel en est réduit à manger des friandises dans la cage d’escalier d’une maison de retraite, les expositions de Nan Goldin sont tenues dans la chapelle d’un institut psychiatrique, des hommes se déclarant hystériques forment un groupe de soutien sous la tutelle d’un étrange médecin. « It [is] fabulous. It [is] unheimlich [13] » (296), lance Morris Allan, le père de Ben, lorsqu’il découvre le film The Bicycle Thief dans la pile des grands succès hollywoodiens conservés à la maison de retraite. Unheimlich, le mot pourrait tout aussi bien désigner le roman le plus freudien [14] de David Homel, roman se maintenant presque toujours dans l’entre-deux et n’hésitant pas à stupéfier ses lecteurs.