Corps de l’article

la poésie n’est pas une entreprise de pacification [1]

Oui, je sais ce qu’on pense. Mais le malade en est un qui s’ignore. Ce n’est pas mon cas [2].

En 2004, Jean-Philippe Bergeron a reçu le prix Alain-Grandbois pour Visages de l’affolement, un premier livre étonnant. Écrit en partie lors d’un séjour dans une aile psychiatrique, il fait entendre la voix d’une jeunesse vouée aux excès et portée à l’autodestruction (alcool, drogue, sexe, échec amoureux, désespoir, suicide). Si la thématique est plutôt convenue, une lucidité cinglante donne à l’autoréflexivité une portée qui va bien au-delà des frasques du jeune matamore et à l’érotisme exacerbé un aspect tellurique, terrible qui le rend magnifique. Dans la collection « Enluminures » des éditions Poètes de brousse, où Bergeron est passé ensuite, paraissait récemment Géométrie fantôme [3], un très beau quatrième recueil produit en collaboration avec l’artiste visuel Jean-Sébastien Denis. Ses deuxième et troisième livres [4], loin d’être sans qualités, donnent toutefois l’impression d’un certain piétinement, et la recherche formelle y tient par endroits du procédé. Or Géométrie fantôme renoue avec la nécessité qui semblait avoir inspiré Visages de l’affolement, laquelle rencontre, dans un équilibre très juste, une démarche réflexive et une exigence formelle rigoureuses.

Le livre donne lieu à un véritable dialogue entre écrivain et artiste. Les oeuvres de Jean-Sébastien Denis, toutes récentes [5], collent parfaitement au titre du livre (mieux d’ailleurs que les poèmes, qui traitent davantage d’archéologie), mais pourraient tout aussi bien avoir été inspirées par la citation de Jacques Derrida placée en épigraphe : « Nous sommes structurellement des survivants, marqués par cette structure de la trace, du testament [6]. » (6) Elles se présentent comme autant de structures défaites, en déconstruction ou atteintes de décomposition, envahies par la matière organique. Comme si l’humain faisait intrusion dans l’immuable, y allant de ses trouées et menaçant de disparition, par sa vulnérabilité, la forme et la matière. Dominées par le noir et le blanc, à mi-chemin entre l’abstrait et le figuratif, les couleurs — le vert, le jaune, le rouge — y inscrivent la présence du corps, qui semble se manifester par son intériorité : sang, boyaux, humeurs, sécrétions. On dirait un combat cellulaire entre l’humain et le posthumain. Un combat à mort où aucun des adversaires ne l’emporte. Dans l’une d’elles (33), les nuages semblent avoir envahi la terre, qui elle se serait évadée, projetée vers le haut à la manière d’un geyser. Reste au sol (au bas de la composition) une empreinte un peu floue, comme délavée, d’apparence humaine, dont la tête se détache ou est issue d’un amas de cellules, ou d’alvéoles (on pense ici à Débris des ruches). Comme dans plusieurs des oeuvres, la matière s’y minéralise et dans un mouvement violent stoppe, pourrait-on dire, toute velléité de couleur. Un peu partout, le noir semble en effet s’en prendre aux couleurs, l’ombre à la lumière, la densité à la légèreté, la rigidité à la fluidité. Et le combat se poursuit, qui aurait cours dans le cerveau, comme le suggère une presque figuration (65). Ou serait-ce le cerveau qui invente l’humain de toutes pièces, ce dernier n’étant rien de plus que le théâtre des forces qui s’affrontent en lui ? Les poèmes, pas plus que les oeuvres visuelles, ne permettent de trancher cette question.

La nécessité qu’on retrouve dans ce livre vient de l’expérience qui en aura vraisemblablement dicté l’écriture. La mort récente d’une femme nous place en présence d’un sujet en deuil : « Tu es morte, tu gagnes le coeur de la Chose./Je serre ton sang contre le mien, tes os sont maintenant nus,/dans l’instinct d’air. » (13) Sans que cela soit explicite, plusieurs indices laissent entendre qu’il s’agit de la mère (notamment l’univers marin dans lequel semble baigner la défunte), ou du moins d’une personne qui incarnait la présence maternelle. Nous sommes donc au moment où s’amorce le deuil, avec tout ce que cela suppose de bouleversements et de réminiscences, de confusion et de perte de repères.

Le corps est le véritable sujet chez Jean-Philippe Bergeron, et la voix qui en sort n’est jamais univoque. La proprioception apparaît chez lui comme une épreuve, une expérience extrêmement complexe, puisqu’on ne sent jamais seulement ou alternativement (de) l’intérieur et (de) l’extérieur du corps, mais toujours (des) les deux à la fois. Cela crée un effet de vision trouble et de décentrement constant. Par un savant travail sur les synesthésies, le corps apparaît toujours mélangé, sans cesse visité, hanté par des images très denses ou des visions cauchemardesques. Assailli et pénétré de toutes parts, le cerveau surchargé, surpeuplé, le sujet n’est jamais pleinement présent, a toujours un pied dans l’enfance, dans l’absence, dans la mort, comme si cette mort en instance qui a marqué son entrée en écriture (la tentative de suicide) se rejouait sans cesse. La mort, dit-il, le suit partout, lui qui s’avoue par ailleurs incapable de s’abandonner autrement que dans l’extase sexuelle. À défaut de fusionner avec un autre corps, le corps s’abouche à la matière ou s’adonne à l’excès :

Je concentre en moi des cyclones, je ne distingue plus

l’anguille du couteau, le visage un bloc de tourbe, la certitude

de détruire. Le thorax, la fin violente des amants, une

paléontologie. Je traverse un couloir, je débouche dans une

salle blanche, tu y suspends des figurines.

12

Ainsi, pas plus que celui de la morte, le corps du sujet ne résiste au travail du deuil qui l’écorche et le décharne jusqu’aux os. Scalpel, couteau, le corps est fauché comme la ligne d’horizon, la ligne du temps, le fil des générations. Il s’en trouve que les corps du sujet et de la défunte s’imbriquent tour à tour et se contiennent, rejouant et inversant les rapports de filiation :

[…] Je

fais s’imbriquer la cage de ton thorax dans la cage de mon

thorax. Très tôt la poussière, des lignes d’horizon me strient.

Je veux que ta mort témoigne de moi. Je sers de lame à un

aveu pénétrant, je romps la partie étanche de ta mort. Dans

ta tête je sinue jusqu’à ma bouche.

15

Par l’étrange chorégraphie de ces corps donnés l’un à l’autre, l’un pour l’autre, puis repris l’un à l’autre, mort et vie se contaminent et s’éclairent de l’intérieur. La mort est un compte à rebours, un décompte à l’issue imminente, laissant les vivants en nombre réduit : le chiffre du sang.

Je multiplie mes origines, je

tourne autour de ta mort […]

[…] Je fais entrer par tous

mes pores ton corps en décomposition, ton extrême maigreur

d’enterrée.

26

Dans cet univers réversible aux sensations paroxystiques, l’intérieur du corps, avec sa souffrance (tout ce qui ajoure le corps le fait souffrir), ses rythmes erratiques, ses brûlures (l’asthme est souvent évoqué, si bien que l’air est ressenti comme brûlant, et même coupant), ses forces pressenties, ses dysfonctionnements, est sans cesse projeté dans le paysage, qui lui n’est jamais précisément décrit. Comme si le sujet, dissipé, mené par le seul désir et l’errance que provoque l’inassouvissement, n’avait en définitive de destination que son propre corps, que pourtant tous les excès le portent à fuir – mais probablement surtout à apaiser, à se propicier, notamment par l’usage des drogues et de l’alcool.

je suis très vulnérable aux éclairs

je traduis ton abandon de la terre à la terre

tous les organes une cible la neige

le paysage gagne en labyrinthes

j’invente le sacrement de décimation

41

Le corps labyrinthique se noie dans les dédales du paysage, comme la conscience du sujet dans les veines où circule le poison ou la drogue. Neige sur neige, il y dépose ses fragments ou lambeaux comme les feuilles mortes se mêlent à l’humus dans une promesse de renaissance. En habitant la souffrance, en s’abandonnant au dépeçage et en absorbant la morte, le sujet cherche à investir « le corps jusqu’à la symétrie » (49). Ainsi cette odyssée à la fois charnelle et fantomatique ne viserait pas tant à abolir les frontières entre mort et vie qu’à endosser le deuil et à se tenir, debout, sur ce seuil qu’il pose en ouvrant notre monde à son envers. D’où l’imbrication et l’imprégnation des matières, des substances, la furieuse brassée d’humeurs, la douleur titanesque, le métissage éperdu qui donnent aux poèmes leur substance. D’où, également, le flou entourant le lien qui relie le sujet à la défunte et qui l’apparente à l’union sexuelle. La mort du coup devient mère et, à l’instar du paysage, fait disparaître en elle deux corps dépris du temps comme de leur identité, à jamais réunis :

tu es vivante

dans la partie lumineuse et mammifère de la Chose

avant mon effacement à la suie

75

je crois au deuil primordial

dont le corps est la fragile issue

je suis la femelle et le mâle d’une race ancienne

78

+

Entre Géométrie fantôme et Géologie des corps surpeuplés, le dernier livre de Monique Deland, il n’y a pas que les titres qui entrent en résonance. La poète y donne à voir et à entendre un corps soumis à toutes sortes de perturbations, allant de la sensation de disproportion à la mutation, en passant par la maladie. Comme chez Bergeron, les frontières entre l’intérieur et l’extérieur du corps y semblent inexistantes. Dès les premiers poèmes, le regard bascule, passant sans arrêt de l’infiniment petit à l’infiniment grand.

Depuis Géants dans l’île [7], Monique Deland pratique cette écriture à fleur de blessure qui la caractérise ; elle tire sa force d’une fragilité assumée, en toute lucidité. Ici, l’expérience de la douleur semble portée à son comble. Plongé dans une réalité apocalyptique, le sujet intériorise la douleur et la reproduit à de multiples échelles. Son corps est déréglé, désorienté, ses parties sont dénaturées, indéfinies. Corps et monde semblent se jeter furieusement l’un sur l’autre, devenant méconnaissables, comme pris de monstruosité. L’univers entier est soumis à un énorme brassage : les corps incorporent d’autres corps, les organismes se phagocytent entre eux aussi bien qu’ils se mélangent à la terre. C’est qu’il s’agit, le poème liminaire l’annonce, de tout revoir depuis le début : « Revoir les sursauts du coeur. Ses ratés. Apprendre le territoire, ses identités. Les débâcles du territoire. Réapprendre à aimer. » (7 ; les italiques sont de l’auteure)

Le sujet parle depuis ce « point mort » (11) que constitue le ciel. Il est envahi par le dehors qui semble faire bloc contre lui, tel ce grand X dont parle Paul Chamberland [8]. Entre en lui une foule malveillante qui menace de tout saccager, de tout brûler : « Sous les falaises, ça jase. Records d’audience pour un seul front, ses quelques digues mal greffées, et tout un carnaval de centres de gravité. […] Peuplement bactérien qui s’écrase dans la tête. […] À la croisée des lignes de force, un incendie. » (12) Bactéries ou humains, cela s’équivaut, on a vite fait de le comprendre. Dans ces passages fulgurants de l’échelle microscopique à l’échelle cosmique, du temps cellulaire au temps géologique, les dimensions elles-mêmes se confondent, comme perturbées dans leurs manifestations (« Le moment laissé là, impair, au bord de la route. », 13). De même se mélangent la sphère intime et la condition humaine, certains poèmes nous incitant à penser qu’il pourrait tout aussi bien s’agir d’une histoire d’amour déclinant (« une histoire sans romance. […] Mais il y a, certes, la mort des amants. », 15). Ces multiples strates de réalité et réseaux sémantiques sans cesse s’intriquent pour donner aux poèmes leur force d’évocation.

Le sujet, je l’ai dit, est menacé par le dehors. En retour, comme chez Bergeron, le corps atteint de mort et la conscience meurtrie assaillent le paysage. Si « les contextes reculent » (17), c’est aussi que les sens sont trompés. Car rien n’est plus reconnaissable ici-bas. On ne peut être sûr de rien, « [o]n confond détails et dimensions » (18). C’est d’abord un constat. Mais ce serait également le lieu d’un apprentissage. Les voix qui montent faiblement de nos corps mutants, les pauvres paroles de misère qu’on prononce et qui nous laissent pour morts après la dévastation s’avèrent ce que la poésie peut recueillir de mieux, ce qu’elle nous apprend à entendre. C’est par là qu’elle ouvre l’intimité amoureuse déçue à la déchéance de toute une espèce. Est-ce cela, réapprendre l’amour ? C’est en tout cas ce à quoi semble consentir le sujet dans la seconde partie du livre, où l’auteure convoque les arts martiaux : « Les bases. Revenir à l’étude de sa propre civilisation : circuits de stockage, systèmes de récupération, plasticité cérébrale. » (23) ; « J’ai appris toutes les techniques de combat. […] Et contre moi, pareil. » (24) ; « Si bien qu’aujourd’hui, je sais périr. » (25) Le combat extrême à mener contre soi, voilà peut-être ce que nous enseigne le désastre.

Et le paysage chute. En moins d’une minute, c’est les cendres. […]
On n’a pas idée du guêpier. On jongle comme ça, distraitement, tourne vainement autour des débats, les petites icônes du diable, ses biographies, et on se retrouve seul à seul, le front tombé dans les mains, devant l’immensité du ciel à gravir.

28

Ces chutes et ces montées incessantes, ces gigantesques déplacements dégagent une force cataclysmique par laquelle le lecteur, comme le sujet, est emporté, à son tour pénétré par cette impuissance divine, cette souffrance titanesque, et prêt lui aussi à se donner « au premier charbonnier » (28). En cela Monique Deland fait preuve de ce qu’on pourrait appeler un art du fracas consommé. Elle tire le meilleur parti d’un style incisif, faisant s’entrechoquer les éclats de réel à la faveur de phrases lapidaires, souvent tronquées, à la syntaxe subtilement déréglée :

On traîne tellement de visages réflexes, on est bourré de combustibles.//On a le dossier complet. On a les doigts, les ongles, les dents et les yeux des flingues qui nous ont roulé le tissu conjonctif, ramoné le canal fonctionnel, injecté les couloirs de la morgue dans les ventricules. Jusqu’au nombril de la structure.

35

Feux morts, charbonniers des paradis perdus, postulats d’acier contre mes tissus mous. C’était despote, c’était soldats masqués. Quinze mille viols au Congo. Je n’avais rien.

36

Si nous ne pouvons compter sur les charbonniers du paradis, c’est qu’en enfer, justement, nous y sommes. Tous. De naissance. Et avec les années, devant l’ignorance du drame qui nous frappe, le miroir s’étonne, de l’inefficacité, de la vanité de nos fictions, et bientôt ne renvoie plus que l’image de notre enfermement en nous-mêmes, faisant écho à l’effondrement de ces pauvres édifices de langage qui craquent de partout et libèrent la bête. De toute part nous sommes cernés, et démasqués.

Tu parlais peu. Mais déjà en langue étrangère.//Et moi, sans ta voix transpercée, j’entendais psalmodier le choeur des migrations jusque dans la cage d’escalier. J’avais prié contre les prototypes, le froid, les anomalies. Et les ogres de carnaval. Maintenant, l’effondrement passait sa main dans ma tête.

41

De même qu’elle prend sur elle et en elle le feu (« Je suis la flamme, la langue de feu. », 51), la narratrice abandonne son corps à la distance et à la métamorphose : « C’est l’avènement de l’ange subatomique. » (59) À défaut de pouvoir l’enrayer, on relancera le cycle : « je pense caillou bombardé, et l’état de la planète s’améliore » (60). Ce n’est sans doute pas par hasard que l’auteure a choisi, dans la dernière suite, de faire commencer chaque poème par les derniers mots du poème précédent, ce qui imprime à l’ensemble une dynamique de relance, mais aussi d’intrication. Comme si, offrant son corps aux meurtrissures, la narratrice pouvait mener la terre à la guérison. Une suite intitulée « Phagocytose » met en scène un être mi-humain, mi-végétal, ayant prise sur « le cap d’un amas de terre » (71). Une sorte de version féminine de Maldoror qui aurait incorporé et métabolisé le mal au lieu de le cracher à la face du monde [9]. Elle est monstrueuse, elle est fantastique, elle est tous les règnes réunis. Elle tient le monde en elle. Sa présence induit un brassage historique et géographique : « Miel durci au pays des Incas. Boîtes crâniennes siphonnées, momies naturelles, poupées russes sur la Grande Muraille de Chine. » (75) Elle personnifie cette mise en relation du temps humain et du temps géologique ; son corps se ramifiant agit tels une sonde, un axone plongeant dans le ventre de la terre depuis son enfer intime, où se côtoient les morts et les survivants. Or les morts n’ont de cesse de parler, et depuis belle lurette, car il y a longtemps, affirme la narratrice, qu’a commencé la fin, la chute, la dégringolade, et notre surdité, notre mal à nous entendre, depuis toujours en est témoin : « On s’entend mal. Avec montagnes de mots dans le dos, qui montent sur l’échafaud. On ne s’entend pas, on parle d’épines contraires. […] C’est le clash des encéphales. » (14) Ainsi, depuis la nuit des temps, les morts s’accumulent, s’empilent les uns sur les autres, refusant de se taire. Et faute d’être écoutés, ils se logent dans les corps des survivants comme des blessures inguérissables.

La dernière suite nous ramène à l’intimité du couple qui se défait, mais cette fois, sans drame. Le drame est ailleurs, dans le cataclysme planétaire qu’on vient de traverser, où il s’est joué de tout temps. Les corps-univers des amants se séparent à l’appel du sang, plus fort qu’eux, tels des plaques tectoniques, des continents à la dérive. Comme pour le reste, la nouvelle ère glaciaire, la débandade, la grande maladie qui les emportent se préparaient, étaient pressenties depuis longtemps.

Que reste-t-il comme recours au sujet en proie à ce grand délabrement, sinon l’humilité de se joindre au mouvement, dans l’espoir, peut-être, que le cycle débouchera sur une nouvelle naissance, ou qu’une fois « passé cul par-dessus tête » (51), les histoires, les intimes et les autres, inverseront leur cours ? « Je n’ai pas eu peur, pas pleuré.//Pas tiqué ni protesté.//J’ai pris mes yeux verts dans mes mains blanches pour vidanger ma tête, mode privilégié de connaissance. » (47) Le sujet avance « dans la radieuse menace de disparition » (48). Ce qui le dit et le fragilise devient dès lors une force de résistance et le fortifie. Le dénuement le plus complet, le consentement à la disparition seraient ce que nous avons à apprendre de la désolation et de la déréliction auxquelles nous faisons face. On n’échappe à la stase épileptique et au mutisme qu’en observant et en extrapolant les infimes mouvements que recèle l’immobilisme. « Parler est une science exacte, le caractère définitif de notre éternité. » (48) Ainsi, c’est en passant et en repassant de la vision infinitésimale à la vision exponentielle que deviennent possibles sagesse et pérennité, car l’ampleur du mouvement permet d’atteindre la vitesse de frappe où agit le regard scalpel, cinglant, sans pitié, sans appel du témoin qui assiste à ce qui le démembre et le dépouille mais en même temps le délie, puisqu’il reconnaît qu’il n’était de tout temps rattaché à rien, sinon à cette poussière, ce poussier. Des autoportraits en fumée [10], voilà peut-être ce que nous sommes. Et nos paroles, de simples traces de ce qui nous a brûlés. Mais c’est de cette fumée, de ce « petit abîme dans le miroir » (95), de cet « effacement à la suie » (Bergeron, 75) que naît le poème.