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Ce passé, cette bête sauvage jamais domestiquée, pourquoi le réveiller[2] ?

Publié en 2006, Le personnage secondaire de Carl Leblanc raconte les démarches et les réflexions entourant son documentaire de 2004, L’otage[3]. Sorties respectivement trente-six et trente-quatre ans après la crise d’Octobre, soit hors des grands cycles habituels de commémoration (trentenaire, quarantenaire…), ces deux oeuvres se concentrent sur le premier kidnappé du Front de libération du Québec, celui dont on n’a pourtant, en définitive, parlé qu’accessoirement : l’attaché commercial de Grande-Bretagne James Richard Cross. Ce dernier est enlevé le 5 octobre 1970, et Pierre Laporte le 10 octobre. Dans la nuit du 15 au 16, le gouvernement Trudeau promulgue la Loi sur les mesures de guerre. Le 17, on retrouve le corps du ministre québécois du Travail et de l’Immigration. Le diplomate britannique sera quant à lui séquestré pendant cinquante-neuf jours avant d’être relâché, le 3 décembre 1970. Selon une certaine vision de l’histoire, sympathique aux felquistes et plus largement à leur cause, ce kidnapping faisait partie des risques associés au fait d’accepter une fonction officielle du gouvernement britannique en sol québécois. Une fois libéré par la cellule Libération (belle ironie), il est d’ailleurs rappelé par la mère patrie, et sera contraint au mutisme par son gouvernement — devoir de réserve diplomatique oblige. Il ne pourra donc à peu près pas parler de son expérience, jusqu’à sa retraite douze ans plus tard. Aussi bien dire jusqu’à ce que son histoire n’intéresse plus personne.

À travers ces deux oeuvres, Leblanc se penche moins sur le contexte de production de cet oubli forcé qu’il désire plus simplement donner une voix et un visage à celui qui ne semble être que le protagoniste d’une anecdote sortie du tourbillon tragique d’Octobre. L’expression donner une voix peut d’ailleurs être entendue au pied de la lettre : dans le documentaire, Cross est le seul anglophone à voir son propos traduit en sous-titres (laissant ainsi pleinement entendre sa voix), cependant que sa femme Barbara et leur fille Susan sont doublées en voix hors champ. En racontant cette histoire deux fois plutôt qu’une, et en abordant par son livre la genèse du film — entreprise double marquée par un grand souci de la matière autant que de la manière —, Leblanc se positionnera forcément par rapport à l’histoire communément acceptée et à son contexte de production.

Son travail soulève ainsi un certain nombre de questions quant à la façon dont les protagonistes ont été dépeints pendant et après la crise, donc quant à la construction historique des événements — ce que l’archive a consigné et ce que l’histoire veut bien retenir. Or, le récit commun en cours d’élaboration passe au sas les récits personnels pour ne garder que ceux qui s’alignent avec la pensée doxologique du moment. Ce faisant, « dans de telles périodes de crise, le rapport à l’histoire est exacerbé : les faits et les documents nous paraissent résister à tout examen, précisément parce que le murmure de la parole commune les tire à hue et à dia[4] ». La pensée de l’événement est alors orientée idéologiquement[5] pour nourrir la bête historique, toujours avide de discours sous toutes ses formes, contribuant ainsi à créer ce que Leblanc désigne comme des « super-présents » (PS, 53) qui sont autant signalés par une hyperconscience historique que par un marquage paradigmatique indélébile. À hauteur d’homme, ces « moments forts […] qui ne deviendraient jamais tout à fait du passé[6] » (PS, 53) pourront se traduire, chez Cross, par deux événements à la fois contradictoires et inséparables : l’enlèvement et la libération. Entre les deux, une longue absence du présent, le temps étant comme aspiré aux deux extrémités. L’individu se réfugie alors dans les profondeurs de son être, puisque, pour le captif, « le monde se réduit à ce que vous allez en faire, intérieurement » (PS, 84).

Mais que dire de la nature perfectible de l’histoire et des récits qui la composent, en particulier lorsqu’il s’agit de faire entendre une voix volontairement parquée par crainte de faire s’effondrer un pan de l’édifice historique commun ? N’y a-t-il pas un engagement éthique à permettre à une telle personne de raconter son expérience — posture exacerbée justement par le fait qu’on refuse de la prendre en considération ? Si on répond par la positive, il ne faut pas perdre de vue que la mise en récit qui s’en trouve induite n’en est pas moins empreinte de difficultés, puisque l’expérience humaine se situe forcément toujours au-delà de ce qu’on peut en dire. En outre, s’il peut être entendu comme un « devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi[7] », le devoir de mémoire se révèle dans les faits beaucoup plus compliqué à mettre en oeuvre en contexte littéraire, car la trace, l’archive et l’expérience sont inévitablement transformées par une mise en récit qui cherche d’abord et avant tout à se constituer en objet de langage à teneur esthétique. Or la dimension éthique de cette démarche demeure essentielle, puisqu’elle permet de joindre la signifiance à la représentance[8], enchevêtrant ainsi le travail de mise en mots (forcément incomplet puisque toujours à court de la réalité qu’il tâche de représenter) à un souci (inévitablement perfectible) de dégager le(s) sens de l’expérience.

L’objectif du présent article est triple : j’analyserai le double acte d’archive auquel Leblanc procède, acte qui, s’il contribue à l’histoire, vise à nuancer et à contraster le grand récit communément accepté ; de plus, je chercherai à mettre en lumière le fait que l’histoire de Cross ne peut être racontée sous les conditions d’une histoire entendue qui se concentre sur sa capture et sa libération, comme l’expose le travail de Leblanc ; enfin, j’étudierai la manière complexe dont le documentariste perçoit le rôle secondaire de Cross, rôle commode à plusieurs points de vue (historique, politique, social), mais tout à la fois essentiel pour dépasser le seul personnage qui lui est imposé. Pour y arriver, je montrerai dans un premier temps pourquoi et comment le concept d’esth/éthique, que j’emprunte à Paul Audi, permet d’arrimer pleinement les motivations éthiques de Leblanc à l’esthétique des oeuvres qu’il produit (ce qui me permettra au passage d’en dire plus sur chacun des deux termes qui composent ce mot-valise). Puis, je m’intéresserai à la minorisation forcée de Cross, déni d’expérience provoqué par un récit historique vite accepté qui l’a commodément relégué à un rôle de figurant de convenance — et ce, alors même que les événements étaient en cours de déploiement. Je m’attarderai en dernier lieu à certaines des stratégies utilisées par Leblanc pour redonner une voix à Cross afin de lui permettre de changer de statut face à l’histoire, en revalorisant son expérience première, mais aussi en reconnaissant que le rapt a eu des effets indélébiles sur James, Barbara et Susan Cross.

DE QUELQUES FONDEMENTS ESTH/ÉTHIQUES

Le travail de Leblanc entretient des liens étroits avec sa réalité sociohistorique ; en particulier à l’intérieur du livre (qui porte la mention générique de récit), il s’interroge sur le rôle qu’ont eu l’histoire et l’archive dans la construction des récits et des personnages de la crise d’Octobre, tout en contribuant à faire acte d’archive et d’histoire. De plus, Le personnage secondaire rend compte d’un travail documentaire appréhendé avec tout le doute nécessaire à une véritable entreprise esth/éthique. Forgé par Paul Audi, ce mot-valise qui utilise astucieusement la barre oblique

désigne toute problématique dont le développement vise à dégager les conditions tout à la fois subjectives et objectives, historiques et psychologiques, théoriques et pratiques, dans lesquelles il paraît légitime d’admettre l’unité, ou tout au moins l’alliance possible, de ces deux grandes dimensions de l’esprit que sont l’éthique et l’esthétique[9].

Ce concept est d’autant plus approprié qu’il permet ici de rendre compte de la nature concomitante de la démarche esthétique de Leblanc et du parcours éthique qui traverse son récit — dans les motivations préalables autant que dans le devenir de l’oeuvre. L’esth/éthique doit également être conçue comme cet « enracinement de l’acte créateur dans l’économie de la dépense subjective[10] ». Il faut entendre ici la création au sens large — non pas comme production fictionnelle, mais bien comme conception d’une oeuvre artistique inédite. La fiction fait bien quelques apparitions dans Le personnage secondaire, par exemple lorsque Leblanc effectue des incursions mentales dans les souvenirs de Cross pour mieux en reconstruire et en illustrer les expériences, ou encore lorsque le documentariste n’hésite pas à imaginer les scènes précédant son arrivée, bousculant le petit univers rangé des Cross. Un tel usage de mécanismes plus largement associés à la fiction romanesque contribue à la reconnaissance de cette économie d’une subjectivité soucieuse de sa portée, de son rôle et de ses capacités. Cet acte créateur implique néanmoins une subjectivité consciente de ne pas s’en sortir inchangée, puisque l’éthique n’est jamais perceptible que devant un problème éthique, lequel est ici articulé au coeur même de l’oeuvre. Pour Leblanc, la relation à l’archive et à l’histoire constitue un noeud problématique dont l’insolubilité n’est résolue que par la production tour à tour d’un documentaire et d’un récit, deux oeuvres qui demeurent soucieuses de cette inscription éthique modifiant leurs propres modalités de production esthétiques.

Devant l’ampleur des événements, Leblanc désire permettre à Cross de se raconter, cherchant ainsi à donner une perspective autrement plus large que la seule et pauvre étiquette de diplomate britannique qui fut apposée à l’homme. Car il manque aux archives un pan important des événements d’Octobre : l’histoire du premier kidnappé. Celui-ci est dès lors marginalisé, moins qu’un personnage secondaire : un figurant, relégué à un rôle non parlant. Comme le récit le souligne de différentes façons, une telle diminution du rôle de Cross entraîne une minimisation de son passage dans l’histoire. Si jusqu’alors il ne fut jamais maître de son propre récit, la trivialisation de son expérience[11] provoque l’effacement d’une présence bien futile parmi tant d’expériences plus déterminantes — lesquelles furent entre autres vocalisées, personnifiées et portées par la mission salvatrice du FLQ[12]. Refuser jusqu’à la trace, c’est procéder à une double exclusion, du présent et du passé. Et à cet égard, s’interroger sur le non-rôle forcé auquel l’ex-otage est confiné est révélateur du sens à donner à la trace. Car

la trace indique ici, donc dans l’espace, et maintenant, donc dans le présent, le passage passé des vivants ; elle oriente la chasse, la quête, l’enquête, la recherche. Or, c’est tout cela qu’est l’histoire. Dire qu’elle est une connaissance par traces, c’est en appeler, en dernier recours, à la signifiance d’un passé révolu qui néanmoins demeure préservé dans ses vestiges[13].

Refuser de consigner la trace de ce personnage secondaire et de lui accorder quelque importance revient à lui retirer théoriquement toute possibilité de manifestation diachronique d’un hic et nunc porteur de sens. Refuser de prendre connaissance de son expérience, c’est nier jusqu’à sa présence dans l’histoire.

De là, il n’est pas surprenant que Cross ait été radicalement écarté du présent, et Leblanc aborde le sujet de front. En effet, lorsque le documentariste parle du travail ayant précédé la première prise de contact avec l’ex-otage, une supposition récurrente en vient quasiment à relever de l’évidence : « Cross est mort. » (PS, 21 ; 23) Il faut toutefois ajouter que cet effacement forcé par l’histoire convient dans une certaine mesure au diplomate et à sa famille ; trente ans après les faits, « [ç]a lui plaisait bien d’être mort » (PS, 20) dans l’esprit des gens, puisque cela signifie qu’il aura pu retrouver l’anonymat perdu lors du kidnapping. L’effet corollaire est cependant qu’il sera pour de bon relégué à son rôle de personnage secondaire. À preuve, en réunion de production pour un documentaire sur Octobre 1970, le responsable de la recherche et des archives au sein de l’équipe de Leblanc répète ces mots comme s’il s’agissait d’un constat autant que d’un souhait : Cross est mort, passons à autre chose, parlons d’autre chose, il n’est pas intéressant. Cross, au fond, ne mériterait même pas qu’on vérifie s’il est toujours en vie, son témoignage demeurant fondamentalement accessoire pour tout projet historique et commémoratif relatif à la crise. Cross est mort — mais « avait-il jamais existé ? » (PS, 20) se demande Leblanc avec justesse. Il poursuit : « Avait-il été autre chose que cette ombre fugitive, tassée à l’arrière d’une automobile filant devant les caméras de télévision le jour de sa libération ? Le cinquante-neuvième. » (PS, 22) Cross, le cliché photographique. Cross, l’extrait vidéo. En d’autres mots, Cross n’est, jusque-là, qu’une archive rapidement classée et oubliée. Et le documentariste de s’interroger : « Est-ce par gêne que les Québécois ne se sont jamais intéressés à ce qu’était devenu, à ce qu’avait vécu cet étranger désigné pour expier le mal colonial ? » (PS, 16) La démarche de Leblanc est traversée par une posture délicate, braquant le discours historique sur lui-même : placé devant un récit dominant, le documentaire qu’il réalise contribue (dans le devenir-archive de l’oeuvre) à revoir et à interroger l’histoire.

De surcroît, si « [l]’archive agit comme une mise à nu ; ployés en quelques lignes, apparaissent non seulement l’inaccessible mais le vivant[14] », l’absence historique et archivistique quasi totale de Cross est en elle-même parlante. Pour quiconque retrace ce personnage, il demeure tentant d’en résumer la vie et l’expérience à l’aide d’un tout petit nombre de documents, eux-mêmes devenus des lieux communs de l’histoire d’Octobre 1970 : cette fameuse photo prise par l’un de ses ravisseurs, le montrant en train de jouer aux cartes sur une caisse d’explosifs ; la vidéo de cette Chrysler filant sous escorte policière lors de sa libération ; les mots prononcés devant les journalistes à l’aéroport de Montréal ; la conférence de presse qu’il donnera ensuite à Londres. Ces quelques documents d’archives forment un maigre récit recouvert par la mort de l’otage Laporte, par les felquistes et leurs revendications et justifications subséquentes, par la Loi sur les mesures de guerre et ses quelque cinq cents détenus. D’où aussi l’importance que L’otage accorde aux archives personnelles de Cross : en insérant des photos et des vidéos de famille dans son propre film, le documentariste contribue à forger un récit plaçant en son centre un personnage qui n’a plus rien de secondaire.

Décrivant la production documentaire comme une « petite usine » qui « fabrique des souvenirs » (PS, 21), Leblanc demeure soucieux de la dimension pratique de son travail, de sa technicité. Mais c’est pour mieux reconnaître la portée du caractère humain, historique, sociopolitique de ce même travail (petite usine de fabrication, oui, mais qui fabrique des souvenirs). L’intérêt qu’il voue à Cross a trait autant à l’expérience de ce dernier qu’au fait plus fondamental de lui donner voix au chapitre (dans le grand livre de l’histoire contemporaine québécoise) en lui permettant de (se) raconter. Voilà le point de diffraction à partir duquel analyser toute l’entreprise esth/éthique ayant habité L’otage et Le personnage secondaire : le double aspect — contextualisation et remise en doute de la démarche — des efforts menés par Leblanc souligne ce souci accordé à la signifiance et à la représentance. Leblanc y voit une occasion de réfléchir à la dimension esth/éthique de son travail en demeurant attentif à l’ambiguïté d’une critique de la commémoration dans le cadre d’un objet qui vise lui-même à produire de la commémoration — situation problématique qui appelle un positionnement éthique dans et par l’oeuvre produite. Il dira d’ailleurs, un peu plus loin : « Nous tournions un documentaire sur Octobre 70, classé, depuis toujours me semble-t-il, sur les mêmes tablettes que Mai 68, Juin 44 ou son grand frère, Octobre 17. Dans le formol. » (PS, 21) Le documentariste a donc une conscience forte et explicite du marché des biens symboliques auquel il contribue, étant sensible à la portée potentielle de son travail, non pas en aval de l’oeuvre mais bien en son coeur même et à travers les étapes et démarches de production et de création — d’où l’importance d’y percevoir une véritable esth/éthique.

On conviendra que les événements des deux Octobre (1970 et 1917), de Mai 1968 et de Juin 1944 sont effectivement conservés dans le formol. Pour filer la métaphore de Leblanc, j’ajouterai que ces événements figés dans et par l’histoire sont traités comme un organe qu’on préserve en vue d’une analyse toujours reportée à plus tard. Ce sont là autant d’événements qui sont devenus des clichés d’eux-mêmes — littéralement et figurativement : littéralement, puisque les clichés photographiques sont des éléments essentiels à la constitution des archives du xxe siècle ; figurativement, puisque l’histoire (moins comme discipline que comme construction sociale) tend vers le résumé, les grandes lignes, voire la caricature, donc le cliché. D’où la difficulté liée au fait d’aborder ces événements avec nuances et sensibilité, parce que des gens ont vécu et subi cette histoire — ce qui demeure un souci pour Leblanc. Et, sous ce rapport, il s’aligne avec la mise en garde lancée par Paul Ricoeur, voulant que « [d]ès lors que l’idée d’une dette à l’égard des morts, à l’égard des hommes de chair à qui quelque chose est réellement arrivé dans le passé, cesse de donner à la recherche documentaire sa finalité première, l’histoire perd sa signification[15] ». Certes, Cross n’est pas mort ; mais assurément, quelque chose lui est réellement arrivé dans le passé, et Leblanc leste son travail d’un poids éthique essentiel, reconnaissant de ce fait « qu’il y a une permanence de l’être et donc une permanence de la douleur » (PS, 47). La dimension esth/éthique d’une oeuvre donnée trouve une importance particulière dans le cas de récits ou de textes possédant une teneur biographique (et recourant donc au document, à l’archive, et plus largement à la mémoire). Le constat de Ricoeur souligne, entre autres situations problématiques, la difficulté de rendre compte du caractère inépuisable de l’expérience humaine dans toute sa richesse (positive et négative), car une mise en mots ne peut qu’arriver à court.

CROSS : UNE HISTOIRE MINEURE

Le documentariste souligne ainsi avec force la minorisation quasi immédiate de Cross, lui qui fut assimilé par le FLQ aux « centaines de diplomates qui ne représentent que les seuls intérêts des big boss anglo-saxons et américains » (PS, 50), pour citer le communiqué felquiste du 6 octobre 1970 et que Leblanc reproduit. Les personnages principaux, les acteurs-clés de la crise d’Octobre, ce sont bien entendu les ravisseurs — les frères Rose, Simard, Lortie, Lanctôt et consorts —, ces militants des cellules Chénier et Libération. Les personnages principaux, ce sont aussi les politiciens fédéraux, provinciaux et municipaux (Trudeau et Bourassa en tête). Et du côté de ceux qui ont subi l’histoire, il y a les deux victimes : le ministre québécois du Travail et de l’Immigration Pierre Laporte ; et l’attaché commercial de Grande-Bretagne James Richard Cross. Par sa mort tragique, Laporte est assurément le personnage le plus important des deux, lui qui en outre a le mérite de représenter le pouvoir indigène (par opposition à l’étranger Cross). Et bien sûr, « [m]ourir donne du cachet au personnage secondaire » (PS, 36). Aussi est-il utile de rappeler que le gouvernement de l’époque a promptement commémoré la mémoire de son ministre en inaugurant, deux semaines après sa mort, un important pont québécois en son nom (lequel ouvrage devait initialement s’appeler le pont Frontenac). James Cross fut donc pour de bon relégué à l’arrière-plan, lui qui a eu la mauvaise idée (historiquement parlant) de survivre à son rapt.

Souvent intégrée par une histoire québécoise minimisant les violences du FLQ pour mieux avaliser la mission libératrice que ses militants disaient incarner, cette vision commode du personnage (secondaire) Cross oblitère la personne Cross. Leblanc souligne dès l’incipit la contradiction entre le personnage et la personne, c’est-à-dire entre ce qu’il représente et ce qu’il est :

À l’automne de 1970, pendant quelques semaines, le Canada cessa d’être ennuyeux. Pour certains ce fut une bénédiction. Pas pour lui. Il se retrouva à cinquante ans, à genoux, devant de jeunes personnes qui auraient pu être ses fils et qui le sommaient d’être ce qu’il devait être pour les besoins de leur cause : un salaud. Il les contraria.

PS, 13 ; l’auteur souligne

Leblanc tente précisément de nuancer le tableau en présentant Cross non pas seulement comme un homme, mais bien comme un père (sa fille Susan a d’ailleurs à peu près l’âge de ses ravisseurs). Si la filiation peut se jouer suivant leur appartenance générationnelle respective, elle pourrait également être perçue sur le plan idéologique — du moins en partie. Car le rôle de maudit anglais qu’il se voit imposer est loin d’être conforme à la réalité, beaucoup plus complexe : oui, Cross est consul de Grande-Bretagne, mais comme le souligne à juste titre Leblanc, c’est aussi un Dublinois né un an avant l’indépendance de l’Irlande, un engagé au sein des forces britanniques ayant lutté contre les horreurs totalitaires durant la Seconde Guerre mondiale, un diplomate qui, avant d’atterrir à Montréal, a servi en Inde et en Malaisie. En d’autres mots, il s’agit d’un homme qui aurait tout lieu d’être sensible aux revendications des opprimés québécois dont ses ravisseurs se font la voix. Et pourtant, tout cela est bien vain, car la tragédie sera jouée selon le script écrit d’avance pour lui. Ce représentant de l’Empire tirera grand bénéfice d’un séjour prolongé auprès du vrai peuple ; c’est d’ailleurs pourquoi « [o]n lui servait du pâté chinois pour qu’il apprenne. Quoi ? “Que tous ne sont pas au caviar !” » (PS, 101). Leblanc s’empresse toutefois d’ajouter en contrepoint que l’otage « n’aimait pas le caviar. Et le pâté chinois, c’était mieux que les pommes de terre de son enfance » (PS, 101). Car « [c]’est aussi le piège du personnage secondaire : ce qu’il pense n’a pas d’importance, sauf si ça peut servir » (PS, 65).

La notion de personnage semble elle-même plutôt inadéquate pour décrire Cross ; le récit (ici : historique) implique que les personnages soient des agents, des êtres agissants, c’est-à-dire « des êtres pensants et sentants ; mieux : des êtres capables de parler leurs pensées, leurs sentiments et leurs actions[16] ». En ce sens, l’autre otage des felquistes aura voulu redevenir maître de ses actions et prendre en charge son rôle avec sa fameuse tentative d’évasion. Grand mal lui en prit, car il l’aura payé de sa vie. Pour sa part, à titre d’otage passif, non seulement Cross a vu le cours de sa vie suspendu pendant près de deux mois, mais durant cette période ses actions furent forcément limitées et orientées par ses ravisseurs. Il devient alors difficile d’y trouver quelque capacité à parler ses pensées, sentiments et actions, voire plus encore et, nonobstant la prise de parole requise initialement, de pouvoir librement penser, éprouver et agir. Cette mise de l’avant des verbes d’action plutôt que de leurs seuls substantifs souligne en retour le degré d’effacement conféré à un personnage auquel on soustrait toute agentivité. Et c’est bien le cas de James Cross, puisqu’on lui refuse toute possibilité d’agir autrement que sous injonction, lui « [l]’homme-agneau, l’homme-sacrifice, l’homme-objet » (PS, 32). Leblanc écrira d’ailleurs de l’otage qu’il « est à la merci de[17] » (PS, 121), sans préciser le complément. Évidemment, l’otage est à la merci de ses ravisseurs. Mais il est également à la merci de ceux qui doivent négocier sa libération. De la sorte, ce personnage muet est plus largement à la merci d’une certaine ventriloquie historique qui lui dicte son rôle.

Si à sa libération il acquiert le statut d’agent, c’est pour mieux devenir un personnage de convenance, limité dans son droit de parole et dans le spectre de son discours. Et à la lumière des deux oeuvres de Leblanc, il ne semble pas excessif de décrire Cross comme un objet de l’histoire d’Octobre, dont le rôle fut vidé de toute subjectivité, et l’expérience réifiée à titre de pseudo-victime, entre autres parce qu’il a survécu. En ne mourant pas, il fut le personnage de trop, ne collant plus au drame déployé tout autour de lui durant la crise. Nulle place, donc, dans le récit d’Octobre, pour autre chose qu’une image statique d’étranger kidnappé mais bien traité, nourri et médicamenté (Cross souffrait d’hypertension artérielle), lui qui au fond n’a jamais eu à craindre pour sa vie. À preuve, l’un des ravisseurs écrira plus tard, au sujet de leur otage, que « ses plus grands malheurs furent sans doute de rater le bridge prévu pour le 5 octobre au soir, ainsi que de manger à la québécoise pendant 59 jours… Manger du pâté chinois à Montréal-Nord ? My lord[18] ! ». Évidemment, une telle perception omet volontairement le fait que Cross a lu l’annonce de son exécution imminente en une de journal et qu’il a entendu sa propre rubrique nécrologique à la radio. Après tout, il servait uniquement de monnaie d’échange, et ses ravisseurs auraient été fous de l’exécuter. Selon cette version fort utile (pour ne pas dire utilitaire) et avec laquelle Leblanc se débat autant de manière éthique qu’esthétique, il semble alors que ce n’est pas tant de Cross qu’on se soit saisi que de son temps ; la cellule Libération n’a que suspendu son calendrier, ne s’est saisie que de son agenda (c’est-à-dire ces choses qui doivent être faites, rappelle le Littré). C’est la capacité même de faire qui fut réquisitionnée — ce qui s’aligne directement avec la perte du rôle d’agent, d’être agissant. En vertu de quoi Cross devient un accessoire qui mérite d’être relégué en note de bas de page dans le grand récit d’Octobre, au profit de personnages principaux bien en vue dans le corps du texte historique. Aux super-présents proposés par Leblanc, on pourrait alors opposer des infraprésents qui, en l’attente d’un temps réenclenché, se perdent dans la vacuité de leur propre inaction et entraînent avec eux l’individu qui les vit.

Cela contribue évidemment à minimiser la situation de Cross, l’otage. Comme si le poids des événements pesait moins lourd pour lui. Leblanc exploite précisément cette brèche, car selon lui « [i]l n’y aurait jamais que deux types de victimes d’Octobre 70 : le gauchiste, emprisonné sous la Loi sur les mesures de guerre, et l’autre, l’otage assassiné. Ce film, ce serait donc la rencontre d’un troisième type » (PS, 27). Leblanc n’insiste pas plus sur cette dernière expression ; il est toutefois impossible de ne pas y voir une allusion au film de Spielberg, Close Encounters of the Third Kind, titré en français Rencontres du troisième type. Cross est l’étranger, celui qui n’est pas d’ici (contrairement à tous les autres protagonistes de cette histoire), celui qui parle l’autre langue (ou plutôt : la langue de l’autre), celui qui n’est pas de cette terre, bref : un extraterrestre. La preuve en est qu’une fois les événements terminés, il retourne sur sa planète, sur son île britannique. Selon cette vision (commode) des choses, le diplomate anglais n’a eu au fond que ce qu’il méritait — c’est-à-dire somme toute assez peu : 59 « petits » jours de détention —, dans la mesure où il s’était lui-même exposé à de tels risques en acceptant le rôle que lui a confié l’Empire colonial britannique. D’ailleurs, une fois que l’histoire eut repris son long cours tranquille, il a pu rentrer chez lui, pour finir paisiblement ses jours…

La réalité est évidemment tout autre. De ces événements minorés par les différents interlocuteurs québécois de Leblanc (minimisation qui s’aligne à vrai dire avec une certaine vision historique convenue), il reste bel et bien une mémoire à vif chez l’attaché commercial, sa femme et leur fille.

REDONNER VOIX AU PERSONNAGE SECONDAIRE

Leblanc cherche par son travail à « passer du muet au parlant » (PS, 58), visant dès lors à faire « oeuvre utile » (PS, 59). La démarche du documentariste et auteur témoigne de manière sensible de la dimension reconstructive de la mise en récit qu’il pratique. La reconstruction est ici à entendre au sens ricoeurien[19], c’est-à-dire comme un parcours éthique qui part de soi pour aller vers l’autre, et mène à une interrogation sociale et à un positionnement de soi par rapport à la communauté et à ses institutions. Leblanc favorise ainsi une éthique de la commémoration qui fait du rôle secondaire auquel Cross fut rapidement relégué un enjeu principal. Simple victime collatérale tirée d’un anonymat quasi complet et auquel il retourne jusqu’à sa rencontre avec Leblanc, Cross possède à ce titre un « point de perspective privilégié sur le monde[20] ». Et c’est précisément ce qui intéresse Leblanc : non pas son récit des événements — ce qu’il sait —, mais bien la dimension subjective de ce savoir — ce qu’il ressent. Dans cette mesure, Leblanc « se trouve à asserter le caractère central de l’expérience et du vécu individuels tels qu’ils émanent du récit personnel[21] ». Le travail du documentariste n’est donc pas tant une quête de connaissance qu’une recherche de l’être, dans la permanence de ses expériences les plus marquantes.

Leblanc pose d’ailleurs la question explicitement : « Qu’est-ce que cette permanence de l’être ? » (PS, 139) Saisissant bien la portée diachronique d’une telle entreprise, il s’efforce d’en transmettre la teneur à travers ses deux oeuvres. À titre d’exemple, pour signifier la prégnance que le passé possède encore et toujours sur le présent, il utilise entre autres choses un astucieux mécanisme discursif reposant sur le chevauchement temporel. Le passage mérite d’être cité tout au long :

Barbara verse encore du thé. Il est menotté face contre terre. Quarante-huit heures. Barbara. Plus que quarante-sept. Il est là, aux côtés de Barbara, protégé par les parois du solarium. Il écoute la lecture d’un communiqué, sa condamnation à mort. Il appelle le chien, Bally, sur la falaise du Seaford Head. Le voilà prostré dans une petite chambre à la fenêtre placardée, la prison du peuple. Il lit la bible du FLQ : Nègres blancs d’Amérique. Il a soixante-dix-neuf ans. Il lit le Guardian. Quelqu’un s’approche en courant dans l’escalier. Quelqu’un s’approche à bord d’un ferry-boat. On lui passe une cagoule. Une heure plus tôt, il était couché près de Barbara. Elle est là. Trente ans plus tard. Elle est là. Il a cinquante ans.
On lui donne de l’eau. Il boit du thé. Il est toujours socialiste. Il trouve que Tony Blair est trop à droite. Il est un suppôt de l’impérialisme. Il est un diplomate anglais. Il joue au théâtre : « Il n’est de plus pitoyable inconséquence… » Il est la mauvaise cible. Il est un bon père. Toutes les réponses sont bonnes. Il mange un scone. Il en est à la page six du Guardian. Il est couché, il ne dort pas. On lui a laissé les menottes. Il sourit. Il n’a pas peur. Faire un film lui fait peur.
L’approche du tournage a disloqué son temps.

PS, 26-27

La mémoire prend toute la place, c’est-à-dire qu’elle empiète sur le présent, oriente et rythme les gestes du quotidien. Narrativement, le temps en vient même à s’effacer par le recours à des phrases non verbales ainsi que par l’utilisation d’un présent descriptif qui désigne autant la période de captivité que sa vie paisible dans la contrée anglaise trente ans plus tard. Plus encore, cet usage mitoyen du présent de l’indicatif souligne un passé jamais tout à fait distant ni révolu ; il décrit une période suspendue dans le temps qui jamais ne semble vouloir disparaître ni se terminer, bref il décrit les effets durables que cette période de leur vie a eus sur eux — une représentation par excellence de super-présent, où le concept influence jusqu’à la syntaxe de l’énoncé.

En outre, une telle technique narrative en inserts contribue à faire comme si tout se déroulait en temps réel devant le lecteur, procédé pouvant sans doute être relié à son équivalent cinématographique : à la lecture du passage qui précède, on voit très bien une séquence filmique faisant alterner des images d’archives (toutes hypothétiques, puisque la captivité de Cross ne fut pas captée sur pellicule) et des images enregistrées dans la campagne anglaise, en un montage serré visant à montrer le parallèle des gestes et la permanence des êtres. Leblanc remarque d’ailleurs plus loin que « [c]e que les felquistes ont fait à James Richard Cross est toujours là, dans les yeux du vieil homme avec qui [il s’est] promené encore ce matin » (PS, 97). S’il est vrai que l’observateur peut modifier, du seul fait de son regard, son objet d’étude, la teneur des événements n’en a pas moins laissé une marque indélébile chez l’ex-diplomate, rappelant que « [l]e souvenir de 70 ne serait jamais inoffensif » (PS, 24). Et si le documentariste « est le sculpteur qui donnera une forme publique définitive au drame familial » (PS, 66), comme il le dit lui-même si bien, cela n’a pas empêché Leblanc de surmonter l’arrêté conclusif que pourrait avoir entraîné son film en publiant, deux ans plus tard, ce complément d’information esth/éthique de quelque deux cent cinquante pages qui accorde une place centrale au rôle secondaire de Cross.

Ce récit revisite ainsi de manière sensible la démarche ayant sous-tendu son travail de documentariste, et libelle en toutes lettres les différentes questions qui l’ont habité et qui ne nécessitent pas forcément de réponse définitive. Est-ce pour cela qu’il a refusé la vision manichéenne qui exclut tout tiers entre deux Octobre polarisés (celui de la ligne dure des gouvernements et celui du romantisme révolutionnaire des felquistes) ? « [I]l est vrai que je refuse de choisir mon camp » (PS, 173-174), écrit-il. Pour certains, ne pas choisir de camp revient à en choisir un — comme pour Jeanne, cette amie dont il relate la rencontre dans un café et qui tient des propos très durs à son endroit, lui qui dans son travail ose adopter « un peu le point de vue du pouvoir » (PS, 169 ; je souligne). Mais existe-t-il vraiment une demi-mesure de cette nature ? Cet un peu se veut assurément un euphémisme doublement douteux (empreint de doute et discutable). L’entreprise de Leblanc, marquée par la nuance, l’incertitude et l’interrogation, remplit un rôle important (pour ne pas dire essentiel) dans la construction historique de la crise d’Octobre. En ce sens, il répond à l’invitation lancée par Micheline Cambron il y a maintenant près de trente ans, et pointant justement vers une interrogation de la parole :

Mais, me semble-t-il, s’il faut penser à écrire l’histoire de ces événements, c’est moins du côté d’une reconstitution des faits qu’il faudra chercher que dans l’emballement et les dysfonctionnements d’une parole dont, collectivement, nous n’avons su mesurer ni les pouvoirs ni les limites[22].

Si la mesure de la parole paraît dans les faits difficilement atteignable, puisqu’une telle entreprise ne peut se faire qu’à partir du langage lui-même (la mesure d’une mesure relevant de l’aporie), un arpentage des discours n’en est pas moins essentiel pour comprendre les événements d’Octobre. Et comprendre, c’est saisir le sens, mais c’est aussi inclure.