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Les crimes contre l’humanité, et parmi eux les génocides, ont pour particularité leur imprescriptibilité, laquelle leur confère une dimension intemporelle, le présent semblant être condamné à vivre à jamais dans l’ombre du passé[1]. On en veut pour preuve la polémique suscitée en février 2017 par les propos du candidat à l’élection présidentielle française Emmanuel Macron, qui, en visite en Algérie, n’a pas hésité à qualifier la colonisation de crime contre l’humanité, propos jugés indignes par certains de ses opposants[2]. Cet exemple illustre bien la dimension politique et idéologique de notre interprétation des événements historiques que les deux romans à l’étude, Volkswagen Blues de Jacques Poulin et L’amour, la fantasia d’Assia Djebar, dénonçaient déjà dans les années 1980[3].

Et pourtant tout semble opposer les deux auteurs, la colonisation subie par les Québécois étant bien différente de celle dont ont été victimes les Algériens. Les deux oeuvres elles-mêmes appartiennent à des genres distincts, celle de Poulin étant avant tout fictionnelle alors que celle de Djebar est souvent décrite comme autobiographique, même si ces affirmations sont à nuancer[4]. Une approche comparative nous semble pourtant pertinente à plus d’un titre, les deux romans traitant de la question coloniale au xixe siècle[5] (unité de temps), notamment des génocides commis à l’encontre des populations autochtones d’Amérique du Nord et d’Algérie (pluralité spatiale, mais unité contextuelle). Ils présentent également une structure narrative similaire qui articule dans les deux cas un aspect fictionnel et un aspect historique, l’écriture romanesque devenant le « terrain mixte de la production et du leurre[6] ».

ASPECTS MÉTHODOLOGIQUES

Cette étude se concentre sur la dimension historique des deux romans, et ce, pour deux raisons principales. D’une part, l’histoire, en tant que récit, entretient des liens privilégiés avec la littérature. De l’autre, l’histoire se prête particulièrement bien à la démarche comparative qui est la nôtre, toute histoire étant en quelque sorte comparée[7]. Les « universaux » par rapport auxquels les deux auteurs se positionnent à titre individuel sont formés par un intertexte historique masculin écrit, majoritairement américain chez Poulin et français chez Djebar. À celui-ci s’oppose une narration féminine orale portée par le personnage de Pitsémine dans Volkswagen Blues et plusieurs femmes algériennes, dont la narratrice, dans L’amour, la fantasia. Cette triple fragmentation, Histoire-fiction, écrit-oral, masculin-féminin, conceptualise dans l’espace du roman la tension entre dominés (fiction/oral/féminin) et dominants (Histoire/écrit/masculin)[8].

Nous ajoutons une quatrième dimension à cette liste en choisissant de nous focaliser sur le discours pris en charge par Pitsémine dans Volkswagen Blues[9] et par la narratrice de L’amour, la fantasia. En effet, au(x) il(s) de l’Histoire officielle fait écho le je de l’individu, la subjectivité du sujet parlant dans l’acte de langage permettant de remettre en cause un discours donné comme objectif. Ce que White appelle le discours narrant (« narrating discourse »), porté par l’instance je au présent, devient contre-discours dans le dialogue qui l’oppose au discours narrativisant (« narrativizing discourse ») porté par l’instance il, quant à elle toujours au passé[10]. Si une telle opposition rend possible la comparaison sur le plan de l’énonciation, elle permet également d’étudier un même type d’événement à travers le temps, en l’occurrence les massacres de Sand Creek (1864), Washita (1868) et Wounded Knee (1890) chez Poulin, et l’enfumade des grottes du Dahra (1845), la razzia à partir d’Oran (1840) et la prise d’Alger (1830) chez Djebar.

On observe ainsi une cohérence entre la manière dont la narration est organisée et ce qui est raconté, la structure chiasmatique adoptée permettant de faire ressortir l’union de deux réalités en apparence opposées, celle des Autochtones d’Amérique du Nord d’un côté et celle des Algériens de l’autre, mais aussi de comparer deux visions du monde antithétiques opposant dominant et dominé, masculin et féminin, synchronie et diachronie ou encore textuel et visuel. Pitsémine et la narratrice de L’amour, la fantasia s’emploient ainsi à déconstruire une pensée binaire présentée comme proprement « occidentale », leurs comptes rendus des massacres précédemment cités s’articulant autour de trois grandes thématiques dont, de tout temps, les colonisateurs ont entrepris de déposséder les colonisés, à savoir les notions de temporalité, de spatialité et d’identité.

UNE NOUVELLE DÉMARCHE HISTORIOGRAPHIQUE

Précisons d’emblée que les deux « trilogies sanglantes » à l’étude ont été choisies précisément parce que la dialectique qui les sous-tend nous semble bien résumer ce qu’est l’Histoire, à savoir une succession de récits chronologiques résultant d’une sélection arbitraire puisque ceux-ci présentent toujours une vision partielle de l’Histoire, une suite d’événements interconnectés qui s’inscrivent dans une séquence discursive, et enfin une suite de déplacements sur un axe temporel linéaire. Le fond rejoint ainsi la forme, comme l’illustrent les « déplacements » narratifs qui suivent une logique inversée dans les deux romans. En effet, les pérégrinations de Pitsémine et de Jack Waterman dans Volkswagen Blues vont conduire ces derniers de Gaspé, au Québec, à San Francisco, en Californie, autrement dit de l’Est vers l’Ouest, des colonisateurs aux colonisés puisque, comme le dit Pitsémine elle-même : « On est arrivés par l’Ouest et vous êtes arrivés par l’Est » (VB, 28), « on » renvoyant aux Autochtones et « vous » aux colons. À l’inverse, chez Djebar la narration semble évoluer à rebours de l’Histoire officielle puisque, si l’ordre chronologique français des événements privilégie également un axe Est-Ouest (Alger > Oran > Dahra), le contre-discours formulé par la narratrice préfère quant à lui un développement Ouest-Est (Dahra > Oran > Alger). Cette inversion n’est pas anodine puisqu’elle correspond à une remise en cause du discours européen qui a « créé » l’Orient au xixe siècle, le rapport causal Est-Ouest servant les intérêts de la politique impérialiste d’alors[11].

Cet aspect identitaire, l’« Orient » ayant avant tout été construit pour définir l’« Occident », joue un rôle très important dans les deux romans, le déplacement physique des instances narratives féminines pouvant être comparé à une quête d’identité. Cette dernière est alors pensée comme « lieu de déplacements[12] », les deux personnages féminins occupant une position particulière au sein de leurs sociétés respectives, mais aussi comme millefeuille, l’objectif étant de retrouver ses origines sous les couches d’identité (im)posées par l’Histoire. En effet, Pitsémine, montagnaise par sa mère et québécoise par son père, évolue au sein du récit dans un monde anglo-saxon majoritairement blanc, tandis que Djebar, à rapprocher de la narratrice de L’amour, la fantasia, berbère par sa mère et arabe par son père[13], a suivi l’intégralité de sa scolarité dans des écoles françaises avant de partir vivre en France. Les deux femmes peuvent donc être vues comme des figures métonymiques de l’Histoire puisque toutes deux portent en elles la complexité de ses sédiments[14]. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que Pitsémine manifeste un intérêt prononcé pour les récits historiques alors que Djebar était quant à elle historienne de formation.

L’hybridité qui caractérise les deux protagonistes féminins nous met en garde d’emblée contre la teneur de leur discours. En effet, si celles-ci portent la parole de l’Histoire dans les deux oeuvres, leur ambiguïté identitaire nous incite à la prudence vis-à-vis du discours dominant auquel elles s’opposent, mais aussi vis-à-vis du discours dominé dont elles se font les chantres. Ainsi, leur quête est marquée du sceau du paradoxe puisque, si leur objectif est de subvertir l’ordre établi, comme nous le verrons un peu plus loin, les deux femmes n’en demeurent pas moins tributaires des sources historiques qu’elles entreprennent de déconstruire[15]. La langue elle-même devient un piège, car celle qu’utilisent Pitsémine et la narratrice de L’amour, la fantasia n’est pas la langue des peuples dont elles parlent, le doute rejaillissant logiquement sur le discours historique véhiculé par le français. En effet, le différend qui oppose les deux parties en présence, le colonisateur d’un côté et le colonisé de l’autre, ne trouve à s’exprimer que dans l’idiome du colonisateur. Il s’agit donc de « savoir-dire-dans-l’élément-aliénant », le « dire » (langue du colonisateur) devant permettre de (dé/re)construire le « savoir » (Histoire écrite par les dominants)[16].

Se pose alors la question de savoir comment se penser en tant que sujets dans un contexte culturel et historique si particulier. L’analyse revêt donc une dimension anthropologique, le discours des deux personnages féminins pouvant être assimilé à ce que Mary Louise Pratt appelle le « texte auto-ethnographique », autrement dit ces documents qui ont été élaborés par les peuples dominés en réponse à l’image que les Européens ont donnée d’eux[17]. Le fait qu’il s’agisse de deux femmes est lourd de sens à ce titre, leur identité sexuelle conférant au discours qu’elles portent un aspect symbolique indéniable. En effet, la filiation biologique qui avait cours parmi les populations autochtones avant l’arrivée des Européens a par la suite été systématiquement remplacée par une affiliation sociale, politique et culturelle aux institutions de l’empire. Les deux narratrices incarnent donc ce lien filial perdu qu’il s’agit de retrouver, ce lien temporel stéréotypé[18] entre les générations passées, présentes et à venir. L’hybridité identitaire qui leur est constitutive leur permet donc d’articuler la relation entre présent et passé, soi et l’Autre, mémoire individuelle et mémoire collective[19].

C’est bien ce qui transparaît dans les scènes d’ouverture des deux romans, ces dernières problématisant d’entrée de jeu la relation qu’entretiennent Pitsémine et la narratrice de L’amour, la fantasia avec l’Histoire. Pitsémine est ainsi plongée dans la contemplation de deux cartes exposées au musée de Gaspé, l’une représentant l’occupation française en Amérique du Nord au milieu du xviiie siècle et l’autre illustrant le même territoire avant l’arrivée des colons (VB, 20). Ces deux cartes s’opposent à l’extrait du premier voyage de Jacques Cartier dans lequel les colonisateurs sont actifs (« nous fismes faire vne croix » [VB, 19]) tandis que les Autochtones sont réduits à l’état de simples observateurs (« lesquelz la regardèrent faire » [VB, 19]). Le textuel, symbolisé par l’extrait de la relation de voyage de l’explorateur, s’oppose au visuel à quelques lignes d’intervalle. En effet, le regard de Pitsémine construit une autre histoire en passant de la carte des colonisateurs (droite/Est) à celle des colonisés (gauche/Ouest). Le visuel construit un nouveau sens, une nouvelle interprétation de l’archive historique, du connu (Histoire officielle) vers l’inconnu (l’Histoire de l’Amérique du Nord avant l’arrivée des Européens). À la parole de Jacques Cartier fait écho le silence de la jeune femme, à l’instar des Autochtones colonisés, son droit de narrer ayant été quadruplement nié par l’Histoire écrite par les dominants en tant que membre des Premières Nations, en tant que Québécoise, en tant que Métisse[20] et en tant que femme.

Son regard ne construit pas seulement une nouvelle spatialité, celle de l’« autre carte géographique » qu’il place au centre de l’action (fait de regarder), mais aussi une nouvelle temporalité, la possibilité d’influer sur le temps, donc l’Histoire, puisque le regard de « la fille s’attard[e] longuement devant la deuxième carte » (VB, 20). Fiction et réalité ne font plus qu’un, la carte devenant un espace fictionnel contrôlé par le regard de Pitsémine qui, dès lors, est en mesure de déconstruire le récit qu’il dissimule[21]. L’objectif de la jeune femme est donc clairement affiché dès le début du roman : il s’agit, sinon de réécrire l’Histoire officielle, du moins d’en écrire une autre version, le visuel devenant palimpseste du textuel. Les sens, par le truchement de la vision, mettent en évidence le caractère problématique de la relation entre diachronie et synchronie, entre le passé de l’archive construite comme homogène (document pris séparément) et le présent de la vision caractérisé par son hétérogénéité (confrontation des documents), passé et présent devenant les deux pôles de l’identité narrative[22].

On retrouve cette même distinction au tout début de L’amour, la fantasia, lors du « premier face à face » entre les Français et la ville d’Alger. Là aussi, « la foule des envahisseurs regarde » alors que « la ville barbaresque ne bouge pas », figée qu’elle est dans son « rôle d’Orientale » (AF, 14-15). Au récit de Jacques Cartier et aux cartes de Volkswagen Blues font écho le compte rendu écrit du capitaine de frégate Amable Matterer et ses illustrations, à lui et à « quatre peintres, cinq dessinateurs et une dizaine de graveurs » (AF, 17), tous à la solde des Français. Le tableau que peint la narratrice de L’amour, la fantasia devient le pendant de la carte de l’Amérique du Nord avant l’arrivée des colons mise en exergue par le regard de Pitsémine :

La Ville Imprenable se dévoile, blancheur fantomatique, à travers un poudroiement de bleus et de gris mêlés. Triangle incliné dans le lointain et qui, après le scintillement de la dernière brume nocturne, se fixe adouci, tel un corps à l’abandon, sur un tapis de verdure assombrie. La montagne paraît barrière esquissée dans un azur d’aquarelle.

AF, 14

On notera la dimension picturale, donc ekphrastique, de cet extrait. Cette dimension sensorielle, que l’on retrouve un peu plus loin dans la description des massacres, devient une véritable stratégie subversive pour donner forme à l’Histoire d’une manière telle que cette dernière s’écrive à partir du corps et non plus sur lui[23]. Là encore, la narratrice s’efforce de nous faire entrevoir une autre réalité, une autre version possible de l’Histoire en s’interrogeant sur la subjectivité du discours historique : « Qui dès lors constitue le spectacle, de quel côté se trouve vraiment le public ? » (AF, 14) Ces interrogations s’appliquent aussi bien au personnage de Pitsémine qu’à la narratrice de L’amour, la fantasia, toutes deux symbolisant un renversement des rapports de force. En effet, la dominée endosse le rôle de l’observatrice, le dominant devenant le « spectacle » regardé.

Deux versions de l’Histoire s’affrontent ici : celle des dominants qui écrivent, parlent, agissent et celle des dominés qui ne peuvent que regarder en silence, sans bouger ; une vision du monde féminine circulaire, voire labyrinthique, et une vision du monde masculine caractérisée par sa linéarité : « Cinq heures du matin. C’est un dimanche ; bien plus, le jour de la Fête-Dieu au calendrier chrétien. » (AF, 14) Ainsi, que ce soit la carte de l’Amérique avant l’arrivée des colons dans le cas de Pitsémine ou le tableau que peint la narratrice de L’amour, la fantasia, tous deux deviennent autoportraits, exploration de soi face au récit de l’homme blanc. Le corps de la femme se fait alors synecdoque du corps national, « violé » par les frontières géographiques du colonisateur dans Volkswagen Blues[24] ou par le pillage de la ville-mère auquel vont se livrer les Français dans L’amour, la fantasia. C’est dans cette tension entre le passé de la mémoire et le présent de la vision, entre texte et image, visuel et auditif, que s’opère la déconstruction des pratiques historiographiques traditionnelles, le silence de ces deux premières scènes annonçant « le cortège de cris et de meurtres […] qui vont emplir les décennies suivantes » (AF, 17), comme nous allons le voir à présent.

VOLKSWAGEN BLUES : L’HISTOIRE EST UNE « FOSSE COMMUNE »

Au clivage visuel-auditif succède la dichotomie oral-écrit, l’oralité étant prise en charge dans Volkswagen Blues par le personnage de Pitsémine. Les massacres de Sand Creek, de Washita et de Wounded Knee nous sont ainsi racontés par la jeune femme[25], son témoignage s’opposant à l’archive constituée par l’intertexte historique du roman[26]. Tout commence avec le récit du massacre de Sand Creek, que l’on peut diviser en trois scènes distinctes : l’introduction (avant l’arrivée des colons), puis l’action (les colons arrivent), et enfin la conclusion (estimation des pertes autochtones) (VB, 205-206[27]). Le déroulement de la séquence représente ainsi, de façon schématique, le processus d’expansion coloniale. Le passé et le présent sont d’emblée en conflit, au passé de l’Histoire officielle, symbolisé par les dates du calendrier chrétien — « novembre 1864 » ou encore « l’aube du 29 novembre » —, s’opposant le présent de narration. En effet, ce qui est le passé pour les uns est toujours bien présent pour les autres, à l’instar des populations autochtones d’Amérique du Nord qui, encore aujourd’hui, subissent les conséquences de la colonisation. Il est intéressant de constater que les colons attaquent à l’aube, autrement dit là d’où ils viennent (l’Est), alors que la nuit, l’obscurité, la grotte dans laquelle certains Autochtones trouveront refuge contribuent à associer ces derniers au soleil couchant (l’Ouest). La temporalité de la scène, et plus largement de l’Histoire, est caractérisée par ce système d’opposition clair-obscur, dominant-dominé qu’il s’agit précisément de renverser. En effet, l’objectif de Pitsémine est avant tout de faire la lumière sur l’opacité des origines, de mettre au jour et à jour les événements tus par l’Histoire, mais aussi de plonger dans les ténèbres du passé pour mieux remonter à la surface du présent. Si le déroulement de l’h/Histoire semble linéaire à première vue (début/milieu/fin), la violence décrite agit comme un élément perturbateur venant « taill[er] en pièces » cette linéarité, à l’image de ce qu’ont fait les colons aux Premières Nations.

La spatialité de la scène est tout aussi révélatrice des rapports de forces en présence, les Autochtones étant associés à un état de nature et de paix, la scène de départ pouvant presque être qualifiée de bucolique (« Black Kettle accepte de faire la paix », « il amène les siens à Sand Creek »), alors que la réalité des colons est associée à un état de culture symbolisé par le commerce de l’alcool (« [ils] se sont abreuvés de whisky ») et la violence qui va croissante (« Ils tirent avec des fusils, des pistolets et des canons »). Certes, la rhétorique des colonisateurs est basée sur cette distinction entre civilisés d’un côté et sauvages de l’autre, mais dans cette scène les rôles sont inversés, les colons se comportant comme des sauvages, eux qui s’abreuvent de whisky et scalpent les Autochtones à tour de bras. Alliée traditionnelle des Premières Nations, la nature devient une ennemie aux mains des colons, les crânes des enfants étant fracassés « sur des troncs d’arbre ». C’est donc le lien avec la terre qui se trouve brisé, les colonisateurs voyant le détachement progressif de la nature comme un pas de plus vers l’état de culture. Les colons vont encore plus loin en usurpant la terre en question, le point de référence géographique devenant « fort Lyon », à « 70 kilomètres » du campement des Autochtones rejetés dans les marges, le « ruisseau » devenant « la ligne de partage des eaux » (VB, 219). Le binarisme propre au discours hégémonique des colons est mis en évidence par cette frontière symbolique, cruciale dans le processus de colonisation des terres autochtones.

La stratégie onomastique utilisée par Pitsémine est également révélatrice puisqu’elle choisit d’utiliser des noms anglais, par exemple « Sand Creek » ou « Black Kettle », alors qu’ailleurs dans le roman ils sont traduits en français[28]. Ce faisant, elle met l’accent sur l’attitude des colonisateurs venus d’Europe qui se sont approprié la terre en la nommant, le nom symbolisant le projet impérial de possession permanente à travers la dépossession[29]. Il en va de même des femmes dont l’Histoire n’a pas retenu le nom, à l’instar de la « femme » de Black Kettle, ce dernier et le colonel Chivington ayant quant à eux accédé à la postérité. Les femmes sont ainsi décrites comme les grandes perdantes de l’histoire, « une centaine de femmes » ayant été tuées contre (seulement) « 25 hommes » ; martyre dont l’homme est à l’origine puisque c’est Black Kettle qui a pris la décision de « faire la paix avec les Blancs ». Toutefois, Pitsémine n’en reste pas là, s’arrogeant le droit de « faire parler » le colonel Chivington[30], au risque de faire du bourreau la victime. Ce faisant, de passive, véritable objet de l’Histoire, la femme devient active, ce sujet parlant qui entreprend d’interroger l’authenticité du discours historique : peut-on réellement attribuer ces propos à Chivington ? Où est-ce là l’interprétation de Pitsémine ? L’Histoire ne serait-elle donc qu’un récit subjectif distribuant les rôles ? Rôles principaux dans le cas des colons, présentés comme mobiles, eux qui « tirent », « tuent », « scalpent », « fracassent le[s] crâne[s] », « éventrent », ou encore « taill[ent] en pièces », et simples figurants dans le cas des Autochtones décrits comme statiques, à l’image de leur statut dans l’Histoire « officielle », entendre « occidentale ».

Si le discours historique explicite une « identité sociale » qui se différencie d’une époque antérieure ou d’une autre société[31], il peut également faire coïncider une identité passée et une identité présente, celle de dominés dans l’Histoire de l’humanité. C’est bien là le problème que soulève Pitsémine dans le récit qu’elle fait du massacre de Washita de novembre 1868. En effet, la dichotomie silence-parole qui jalonne l’Histoire est au coeur de ce nouveau récit, les hommes du général Custer « se lanç[ant] à l’attaque au son des clairons ». Si le silence semble être le lot des Autochtones, Pitsémine tente de réparer ce tort en prenant non seulement la parole au nom de ces peuples massacrés, mais aussi en tentant de leur redonner leur nom originel, donc une identité perdue par l’Histoire et qu’il convient de se réapproprier. Ainsi, au ruisseau baptisé « Sand Creek » succède « la rivière Washita » et au « campement indien » succède le « village de Cheyennes », premier acte de réappropriation par la communauté autochtone symbolisée par la jeune métisse, véritable reconquête de l’espace géographique, mais aussi de l’espace de l’Histoire qu’ont entrepris d’« américaniser » les colonisateurs, notamment par le truchement des noms. De symbolique, cette reconquête devient littérale puisque Pitsémine entreprendra, à la fin de son récit, d’« all[er] faire une promenade dans le parc », réinvestissant par sa présence physique le territoire, au sens littéral, mais aussi l’Histoire de ses ancêtres, au sens figuré.

Toutefois, cette deuxième phase de l’expansion coloniale, deuxième séquence dans la suite des événements historiques racontés par Pitsémine, correspond également à l’éradication progressive des Premières Nations. La stratégie des colons est toujours la même, les hommes du général Custer « encercl[ant] » le village autochtone pendant la nuit avant de donner l’assaut à « l’aube ». Cet encerclement réel devient métaphorique, le jour symbolisé par les Européens (venus de l’Est) prenant en étau la nuit représentée par les Autochtones (venus de l’Ouest). La forme se fait l’écho du fond, la stratégie discursive de Pitsémine permettant de mettre en évidence la stratégie militaire des colonisateurs. Alors que le chef cheyenne Black Kettle avait survécu au massacre de Sand Creek, lui et sa femme trouveront la mort à Washita, mort symbolique qui marque le début du génocide de tout un peuple. Le rythme s’accélère, en accord avec la logique productiviste chère aux Européens, ces derniers massacrant « une centaine d’hommes, de femmes et d’enfants » en l’espace de « quelques minutes » seulement. Deux visions du monde s’affrontent ici, la lenteur de l’une n’étant pas de taille à se défendre contre la vitesse de l’autre, les colonisateurs ayant toujours un coup d’avance sur l’échiquier du temps occidentalisé. Ce coup d’avance porte non seulement sur les faits, mais aussi sur les valeurs puisque toutes les morts n’ont pas le même poids aux yeux de l’Histoire, la gradation « hommes, femmes, enfants » dénonçant cette hiérarchisation.

La question des valeurs, et avec elle celle des principes, est au coeur de cette trilogie sanglante qui résume bien l’histoire de la conquête de l’Amérique. En effet, à Sand Creek, les Cheyennes et les Arapahos espèrent pouvoir faire la paix avec les colonisateurs, mais réalisent leur erreur. À Washita, les Européens appliquent leur politique d’appropriation des terres en exterminant les habitants, les Autochtones ne parvenant pas à s’entendre sur une stratégie commune. Enfin, les Cheyennes sont présentés comme étant en faveur de la paix alors que les Sioux ont choisi la lutte armée, mais sans succès, Wounded Knee marquant la fin du combat. Ce faisant, Pitsémine déconstruit le discours du dominant qui tend à faire du dominé un tout homogène, à en présenter une vision réductrice qui ne reflète en rien la complexité de la réalité. En effet, alors que Black Kettle, le chef cheyenne, « s’était efforcé de convaincre les autres chefs qu’il fallait rechercher la paix », les « guerriers » sioux ont quant à eux préféré « la lutte armée » qu’ils abandonnent en « décembre 1890 ». La jeune femme nous donne donc à voir une vision plus nuancée de l’Histoire. Premièrement, les tribus autochtones ont résisté et ne sont donc pas (seulement) les victimes (passives) dépeintes par l’Histoire. Deuxièmement, les Premières Nations ne forment pas un groupe homogène, mais composite. Troisièmement, cette hétérogénéité, niée par l’Histoire officielle, contribue à expliquer leur défaite face à l’unité de « l’armée des États-Unis » ; les Autochtones n’ont pas su s’entendre pour lutter contre l’ennemi commun, une certaine responsabilité historique leur incombant donc également. À ce propos, est-ce un hasard si c’est « le coup de feu tiré par un Indien » qui déclenche les hostilités ? Libres de leurs mouvements, les « Indiens » sont ainsi replacés au centre du discours historique de Pitsémine, à l’inverse de la position que leur réservent les colons qui cherchent à les empêcher de riposter en les encerclant, en les réifiant, en les réduisant à l’inaction. Cette réécriture de l’Histoire passe notamment par l’adoption d’une nouvelle terminologie, le massacre de Wounded Knee marquant la fin des « guerres indiennes », expression employée par les historiens qui tend à minimiser l’importance des traumatismes subis, et le début des « massacre[s] », terme rendant mieux compte de la réalité historique[32]. C’est bien ce qu’illustre le parallélisme de construction qui sert de conclusion au passage : « C’est la fin des guerres indiennes. Après le massacre de Wounded Knee […]. » La formule finale « Voilà, c’est tout » prend alors des allures de litote, car si elle peut être comprise au sens littéral (rien ne vient après), elle peut également être entendue au sens figuré (c’est tout). Autrement dit toute l’histoire des Premières Nations est là en substance, l’Histoire devenant la « fosse commune » de l’humanité.

Le passage en revue des trois massacres devient ainsi une forme de pèlerinage, l’objectif étant de réinscrire les populations autochtones et leurs souffrances dans l’Histoire de l’humanité et, partant, de leur redonner une dignité dont elles ont été privées par le discours dominant qui les a laissées sans sépultures, les « cadavres rest[ant] étendus dans la neige ». Il s’agit donc, pour le présent de la mémoire individuelle, de déterrer le passé de la mémoire collective pour mieux enterrer la hache de guerre des mémoires et pouvoir, enfin, envisager l’avenir. En effet, si les massacres de Sand Creek et de Washita voient la mort de tous les enfants, notamment in utero, celui de Wounded Knee s’achève avec « quatre bébés qui respirent encore » (ex utero). Au triptyque narratologique du passé, représenté par les trois massacres, succède ainsi la possibilité d’une tétralogie, ces quatre bébés dont le dernier volet reste encore à écrire. S’esquissent alors les contours d’une réconciliation aussi bien à l’échelle nationale — « les Indiens ne feront plus la guerre à l’armée des États-Unis » — qu’individuelle.

L’AMOUR, LA FANTASIA : L’HISTOIRE EST UNE « GROTTE-TOMBE »

La même dynamique est à l’oeuvre dans L’amour, la fantasia, portée par les « petits récits » de la narratrice qui constituent autant d’attaques contre le « grand récit ». En effet, les trois massacres dont il est question ici se sont bel et bien produits, les personnages historiques cités ayant eux aussi existé. Tout commence avec le massacre des Ouled Riah, au cours duquel plus de six cents Algériens trouveront la mort (AF, 197). Si là aussi le calendrier grégorien semble (en)cadrer le discours, ses marqueurs temporels ponctuant le récit, son utilisation est quant à elle détournée par la narratrice, qui se sert de ces marqueurs pour effectuer un zoom avant, le discours s’intensifiant jusqu’au point culminant de la narration symbolisé par le massacre lui-même[33]. Le temps semble s’accélérer ou, au contraire, ralentir, la narratrice devenant maîtresse de l’Histoire. À l’histoire orale de l’intertexte historique (au passé), représentée par les « témoins oculaires » (AF, 103) vers lesquels se tourne l’historienne, répond la tradition orale incarnée par cette dernière (au présent)[34]. Les témoins convoqués ont en commun de dépeindre les populations indigènes comme violentes, marginalisées, exploitées et opprimées. Le colonel Pélissier écrira ainsi dans son rapport de l’événement : « J’étais aux limites de la longanimité » (AF, 101), alors que le maréchal Bugeaud affirmera quant à lui : « J’ai dû reprendre le travail de fascines. » (AF, 102) Les deux responsables militaires jettent le blâme sur les populations locales qui les auraient, selon eux, forcés à agir. La tradition orale portée par la narratrice présente ainsi une version inédite des événements puisqu’elle prête des propos différents à Pélissier (« Sortons ces sauvages, même raidis ou en putréfaction » [AF, 107]), mais aussi à Bugeaud (« Enfumez-les tous comme des renards ! » [AF, 102]). Cette autre version de l’histoire[35] remet donc en cause l’objectivité des témoins oculaires dont les témoignages serviront ensuite de base à l’opération historiographique d’écriture de l’archive historique[36]. La sauvagerie, la barbarie n’est plus dès lors le monopole des Algériens, bien au contraire, la narratrice interrompant régulièrement le discours de l’Histoire officielle pour en présenter une vision divergente, qui ne soit plus linéaire mais morcelée, fragmentée.

Les Français sont ainsi présentés comme dénués de toute humanité, eux qui accordent davantage de valeur aux « chevaux à livrer » et aux « fusils à remettre » (AF, 97) qu’aux membres de la tribu des Ouled Riah, qu’ils comparent à des « moutons » et à des « sacs de fèves » (AF, 102). Ce clivage moral est reproduit, par le biais d’un procédé récursif, dans le cadre spatial puisque les Algériens « entament la négociation […] de la rive droite du fleuve », les Français étant quant à eux positionnés sur la rive gauche. L’espace est donc divisé en deux mondes distincts, séparés non seulement sur le plan géographique, mais aussi sur le plan psychologique. On note cependant l’inversion du clivage traditionnel, les Ouled Riah occupant ici le côté droit de l’espace, traditionnellement rattaché au masculin (culture), alors que le côté gauche renvoie quant à lui au féminin (nature)[37]. La nature, liée aux Français sauvages, se retourne alors contre les Algériens puisqu’elle va fournir le bois nécessaire au massacre[38], de même que les « grottes » qui vont devenir les « tombes » de la population (AF, 113). Toutefois, cette dernière n’a trouvé refuge dans ces grottes que parce qu’elle y a été forcée par les Français qui se sont livrés à la destruction systématique de leur environnement : « Vergers et habitations sont totalement détruits […], leurs troupeaux razziés. » (AF, 96) La stratégie des colonisateurs est simple : aliéner physiquement les Algériens en les forçant à migrer, créant chez eux une forme de déplacement, au sens propre (physique) comme au figuré (psychologique).

Dès lors, ces derniers n’ont plus d’endroit fixe d’où parler, ce que la narratrice entreprend de faire en leur nom. En effet, seuls les officiers français et la narratrice ont la parole dans ce passage, les victimes du carnage ne pouvant être appréhendées que par le corps et, à travers lui, les sens que sont la vue, l’odorat, le goût, le toucher ou encore l’ouïe. Or, l’âme est traditionnellement associée dans l’imaginaire de l’Occident au masculin (dominant), tandis que le corps renverrait au féminin (dominé)[39]. Ce parallèle nous semble d’autant plus pertinent que la femme est replacée au centre du discours à la fin du passage, l’énumération « des hommes, des femmes, des enfants » devenant « ces femmes, ces hommes, ces enfants » (AF, 114). La narratrice cherche ainsi à faire des femmes algériennes « les soeurs-épouses de leurs hommes », autrement dit de leur reconnaître un statut que l’Histoire leur a nié, leur rôle ayant été complètement passé sous silence. Ces « victimes pétrifiées deviennent à leur tour montagnes et vallées » (AF, 114), la femme algérienne devenant synecdoque de la terre-mère, de l’Algérie, la mort dans les grottes devenant comparable à une mort intra-utérine que l’on retrouve également dans le discours de Pitsémine, bien que de façon littérale.

Le récit des hommes-colonisateurs s’oppose donc à celui de la femme colonisée, à l’instar du second massacre intitulé « razzia à partir d’Oran », ce dernier étant basé sur les comptes rendus des capitaines Bosquet et Montagnac (AF, 76-81). La vision donnée de l’Histoire se fait plus nuancée, au premier massacre dont ont été victimes les peuplades berbères succédant les razzias menées à l’encontre des populations arabes. Là encore, il s’agit de remettre en cause l’Histoire officielle sous-tendue par le dualisme de la pensée dite occidentale (dominants-dominés, bons-méchants, etc.). En effet, les colonisés ne forment pas un ensemble homogène, loin de là, les Arabes étant tout autant la cible des exactions françaises que les Berbères qu’ils ont pourtant eux-mêmes colonisés à la fin du viie siècle de notre ère. Le refus des binarismes s’étend même aux colonisateurs puisqu’on compte parmi les alliés des Français des Turcs, mais aussi des Kouloughlis, communauté née sous la domination de l’Empire ottoman du mariage d’hommes turcs et de femmes autochtones. On peut donc être victime et bourreau à la fois, le dominé ayant dès lors la capacité d’endosser le rôle du dominant dans l’espace de l’h/Histoire. On en veut pour preuve le fait que le capitaine Bosquet ait adopté la stratégie militaire arabe dite de la « razzia », le dominant adoptant les codes du dominé.

Le renversement des rapports de forces opéré par la narratrice ne s’arrête pas là puisque « l’aube », synonyme jusqu’ici du signal marquant le début des attaques par les Européens, prend dans le texte une autre signification : elle « griffe le ciel d’écorchures roses ou mauves […]. La pureté du jour nettoyé détache les silhouettes des soldats s’agitant dans la plaine » (AF, 80). Le jour n’est plus réservé aux dominants et la nuit aux dominés, l’aube permettant également de divulguer, de révéler les atrocités commises par les colonisateurs. Ces révélations sont comme autant de griffures, d’« écorchures » dans le ciel de l’Histoire officielle, l’objectif étant de « nettoyer », de purifier cette dernière. La version édulcorée de l’Histoire[40] fait place à une version des faits bien plus sanglante : « Renversement des corps mêlés. Ils se recroquevillent dans le sang versé ; ils glissent dans le désordre des tentures maculées. » (AF, 78)

La trilogie djebarienne s’achève avec la bataille de Staouéli et la prise d’Alger, décrite par le baron Barchou de Penhoën et J.-T. Merle, au cours de laquelle deux mille prisonniers seront fusillés (AF, 29-32). « Ce dernier tableau conclut la fiction de Merle » (AF, 51), dira toutefois la narratrice, n’hésitant pas à faire entrer le document historique dans le genre fictionnel. Sa version gagne dès lors en légitimité ce que celle de l’intertexte français perd en crédibilité, cette légitimité ne se limitant pas à l’instance écrivante (sur la forme), mais rejaillissant également sur l’instance écrite (sur le fond). En effet, alors que les protagonistes des récits précédents étaient ou bien des Français ou bien des Turcs à la solde des Français, les populations autochtones étant cantonnées au rôle de victimes figées de l’Histoire[41], voilà que, pour la première fois, un Algérien devient l’actant, la narratrice évoquant « les tireurs algériens » qui « ajustent lentement, tirent, puis disparaissent » (AF, 29). L’épilogue de la trilogie s’ouvre ainsi sur l’action de l’agha Ibrahim, chef de la milice d’Alger et gendre du Dey, qui « inspecte le terrain » (AF, 29), acte dont la symbolique est double. D’un côté l’Algérien « marque » visuellement son territoire, celui dont les Français essaient de le déposséder, en explorant sa propre terre par le truchement de la vision ; de l’autre il incarne la narratrice algérienne qui inspecte le terrain de l’Histoire colonisé par les Français en prenant le plus de distance possible par rapport à l’événement narré. Cette posture force la narratrice à reconnaître la raison de la défaite qu’essuiera l’agha, défaite attribuée à la pluralité du camp indigène face à l’unité du camp français : « Mais l’agha néglige ce qui pèsera finalement sur l’issue : […] face aux discordes des chefs indigènes, l’unité de commandement et de tactique des Français. » (AF, 29-30) Si cette hétérogénéité a pu apparaître comme une faiblesse dans le passé, elle est considérée comme une force à l’époque où parle la narratrice. Le triptyque narratif djebarien résume donc lui aussi l’histoire de la conquête de l’Algérie et, plus largement, de celle de l’« Orient » par l’« Occident ». Dans un premier temps, la tribu berbère des Ouled Riah, originaire de l’Ouest algérien, tente de négocier avec les Français, en vain. Puis, les Européens appliquent leur politique d’appropriation des terres en exterminant les populations locales, et ce, à partir d’Oran. Enfin, les Algériens essaient de se rebeller, mais ne parviennent pas à s’entendre sur une stratégie commune, la prise de la ville d’Alger marquant la fin du combat.

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Le contre-récit historique pris en charge par Pitsémine et la narratrice de L’amour, la fantasia devient ainsi une sorte de miroir renvoyant l’Histoire à sa propre ambiguïté. En effet, la démarche historiographique des deux personnages tient tout autant du soupçon, qui est rupture, doute vis-à-vis de l’Histoire qu’elles cherchent à déconstruire, que de la filiation, qui est dette, loi, les deux femmes s’inscrivant, qu’elles le veuillent ou non, dans cette même Histoire[42]. Cette ambivalence coïncide avec leur hybridité sur le plan identitaire, à la jonction entre le passé de l’Histoire officielle et le présent de narration, la mémoire collective et la mémoire individuelle, l’histoire du colonisateur et celle du colonisé.

C’est précisément ce caractère hybride qui leur permet de dépasser la logique des pôles, Pitsémine et la narratrice de L’amour, la fantasia n’étant pas « quelque chose entre les deux », mais « quelque chose de neuf, quelque chose qui commence » (VB, 224). La contre-trilogie historique des deux femmes devient ainsi un espace tiers au sein duquel la dichotomie dominant-dominé construite par les livres d’histoire peut être réarticulée, réévaluée et finalement dépassée :

Il ne faut pas juger les livres un par un. Je veux dire : il ne faut pas les voir comme des choses indépendantes. Un livre n’est jamais complet en lui-même ; si on veut le comprendre, il faut le mettre en rapport avec d’autres livres, non seulement avec des livres du même auteur, mais aussi avec des livres écrits par d’autres personnes.

VB, 169

Cette réévaluation de l’Histoire officielle a pour corollaire une redéfinition à la fois politique (autre version de l’Histoire qui agit comme un contre-discours), sociologique et éthique (donner une voix aux souffrances de certains peuples dont la réalité est encore niée de nos jours), culturelle (remettre en question l’hégémonie du discours occidentalisé et déconstruire des universaux tels que le rêve américain chez Poulin ou la mission civilisatrice de la France chez Djebar), et enfin identitaire. L’excavation des moi passés à laquelle se livrent Pitsémine et la narratrice de L’amour, la fantasia peut ainsi être comparée à une forme de « spéléologie » (VB, 90), d’« exploration » d’un moi présent mi-dominé, mi-dominant (AF, 113).