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L’apparition de la radio durant l’entre-deux-guerres provoque des changements dans la diffusion de la littérature au Québec. Alors qu’elle était principalement publiée dans la presse auparavant, la fiction canadienne-française trouve maintenant un nouveau support : les ondes radiophoniques. Son accès en est fortement démocratisé : en 1941, 70,6 % des foyers canadiens-français possèdent un récepteur radio[1]. Parmi les différentes formes que prend la fiction radiodiffusée[2], le radioroman est celle qui connaît le succès le plus fulgurant. À partir de la diffusion du Curé de village de Robert Choquette en 1935, les radioromans se multiplient ; au cours des années 1946 à 1948, pas moins de quarante-huit radioromans sont diffusés chaque jour sur les ondes des quatre grandes stations montréalaises[3]. Destinés à la ménagère s’accordant une pause sur les douze coups de midi ou à la famille se réunissant autour du poste de radio à heure de grande écoute en début de soirée, les radioromans rythment les jours des Canadiens français, qui s’attristent des malheurs de Donalda Poudrier dans Un homme et son péché ou se passionnent pour les intrigues impliquant les résidents de La pension Velder.

La popularité des radioromans incite Radiomonde – magazine fondé en 1939 par Marcel Provost et cherchant à faire le pont entre ce tout nouveau média qu’était la radio et la presse périodique – à procéder à la publication de feuilletons inspirés des émissions radiophoniques en vogue à l’époque, signés de la main des mêmes auteurs. La mise en place d’un réseau éditorial professionnel durant l’entre-deux-guerres, circuit qui amorce sa maturation au tournant des années 1940, permet elle aussi la démocratisation de l’accès à la fiction, par le truchement cette fois du livre relié, qu’il devient de plus en plus aisé de se procurer. Les genres médiatiques, catégorie à laquelle appartiennent le radioroman et le feuilleton qui dépendent tous deux d’un média, n’ont toutefois pas la même légitimité que les genres littéraires institués comme le roman, la poésie ou le théâtre[4]. La radio entretient alors des liens complexes à la fois avec les formats du magazine et du volume, avec lesquels elle est en concurrence économique et symbolique.

Pour mettre en lumière les différentes interactions entre ces supports, je m’intéresserai au cas de Rue principale d’Édouard Baudry, qui est, à bien des égards, exemplaire de l’importante intermédialité de la fiction canadienne-française de l’époque. D’abord diffusé sur les ondes de la station montréalaise CBF[5] du lundi au vendredi à 14 h 15 entre le 5 septembre 1937 et le 17 octobre 1941[6], Rue principale est un radioroman suivant la vie des habitants de la petite ville fictive de Saint-Albert, dont les différents commerces et institutions – bibliothèque, magasin général, poste de police, restaurant – sont sis sur la rue principale. Alors que la diffusion du radioroman bat son plein, le magazine Radiomonde annonce, le 3 juin 1939, que Baudry « a consenti, pour se rendre à d’innombrables demandes, à écrire son oeuvre sous forme de roman[7] ». Certains que Rue principale, « sous sa forme nouvelle, saura plaire tout autant que sous sa forme primitive[8] », les rédacteurs de Radiomonde s’engagent en effet à publier à chaque livraison, alors bimensuelle, « une tranche généreuse[9] » de ce nouveau feuilleton, signé par Baudry lui-même. À partir du 17 juin 1939 et jusqu’au 10 février 1940, le magazine publie une pleine page du texte de Baudry, feuilleton identifié comme le « Livre premier » et intitulé « Ninette ». Au cours de l’année 1940, ce feuilleton est repris à l’identique en volume dans un tome sous-titré Les Lortie et publié aux Éditions Bernard Valiquette. Un second tome inspiré de sa saga radiophonique « Jeunesse » sera par la suite publié de nouveau sous forme de feuilleton dans Radiomonde[10].

Rue principale connaît ainsi quatre incarnations selon trois supports différents – le radioroman, le roman à suivre sur le mode du feuilleton dans le magazine et le volume imprimé chez un éditeur professionnel. Cet article aura pour objectif de cerner la spécificité des expériences d’écoute et de lecture de Rue principale en rapprochant le radioroman de ses contreparties imprimées. Il s’agira moins de présenter une étude comparative du radioroman et du feuilleton imprimé qui en est tiré que de mettre en lumière les caractéristiques propres de l’oeuvre radiophonique et la particularité de son écoute. Il faudra pour ce faire prendre acte du fait que, pendant une période d’environ vingt-quatre mois, une partie des auditeurs et des auditrices du radioroman Rue principale sont aussi les lecteurs et les lectrices du feuilleton, puis du volume, ce qui transforme singulièrement l’acte d’écoute et de réception de cette oeuvre.

LA RADIO ET LA PRESSE : DEUX SUPPORTS, MAIS UNE EXPÉRIENCE SIMILAIRE

Premier radioroman à compter plus de trois cents épisodes consécutifs et à être traduit dans une langue étrangère (le polonais)[11], Rue principale est également la première oeuvre radiophonique à être adaptée sous forme de feuilleton en vue d’une publication dans un périodique au Québec. Le magazine Radiomonde, organe de promotion des émissions radiophoniques et de leurs artisans (acteurs, réalisateurs, scénaristes, bruiteurs et annonceurs de tout acabit), a de son côté la particularité d’offrir un espace consacré à la fiction inspirée des radioromans dans ses pages. De nombreux radioromans à succès sont ainsi « mis en roman[12] » dans les pages du périodique, c’est-à-dire transformés en feuilletons : c’est le cas de Rue principale, mais aussi de Vie de famille d’Henry Deyglun[13], de Ceux qu’on aime de Paul et Gabriel L’Anglais[14], de Grande Soeur de Louis Morrisset[15], de C’est la vie ! et de Jeunesse dorée de Jean Desprez[16]. Ces différentes entreprises de « mise en roman », habituellement par les auteurs des radioromans eux-mêmes, participent d’un désir de légitimation des auteurs et autrices. Ces oeuvres radiophoniques n’ont pas, au moment de leur diffusion, la sanction du volume. Au contraire d’Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon[17] et du Survenant de Germaine Guèvremont[18], mais aussi de Maria Chapdelaine[19], de Trente arpents[20] et de La famille Plouffe[21], adaptations radiophoniques de romans préexistants, aucune édition princeps n’atteste leur valeur littéraire ni, corollairement, du génie des auteurs et autrices des oeuvres conçues spécifiquement pour la radio. Radiomonde joue ainsi un rôle prépondérant dans le redéploiement de la fiction radiophonique à l’écrit.

De l’avis des rédacteurs du magazine, le maillage entre la radio et la presse va d’ailleurs de soi, « [c]ar, quels que soient les développements de la radio, elle aura toujours besoin, indirectement, du concours de la presse. Elle ne pourrait pas vivre de sa propre nature : pas plus que la verdure sans eau, pas plus que le cinéma sans ses publicistes[22] ». Radiomonde apparaît comme intermédiaire parce que le magazine acquiert « un rôle nouveau de médiateur entre un média traditionnel (la presse) et un média moderne (la radio)[23] », mais le périodique participe aussi à la pérennisation d’oeuvres de fiction radiophonique comme Rue principale. Si l’on a souvent relevé le caractère éphémère de la presse, il faut admettre que le radioroman est encore plus insaisissable que le feuilleton périodique. Il demeure toujours possible, pour les contemporains, de collectionner les numéros manquants des journaux[24], mais il leur est absolument impossible de réentendre l’épisode d’un radioroman dont ils auraient malencontreusement raté la diffusion le jour même. La publication d’un feuilleton, d’un roman ou d’une pièce de théâtre tiré d’un radioroman permet alors à l’auteur d’assurer la pérennité de son oeuvre tout en lui donnant une légitimité nouvelle alors qu’elle intègre le circuit littéraire imprimé.

Feuilleton et radioroman sont aussi des oeuvres synchroniques à la réception quasi simultanée. Les lecteurs et les lectrices du feuilleton Rue principale sont ainsi également les auditeurs et auditrices du radioroman : la lecture se superpose à l’écoute, la prolonge, comble des blancs ou, au contraire, la fait bifurquer et s’ouvrir vers de nouvelles possibilités que l’écoute seule, ou la lecture seule, ne permet pas d’atteindre. Pierre Pagé rappelle que le feuilleton et le radioroman fonctionnent d’ailleurs sensiblement sur le même mode :

[L]e radioroman, c’est un feuilleton comme la littérature en a créé la structure au xixe siècle et que Balzac a illustré. Il s’agissait de répondre aux besoins des journaux quotidiens ou hebdomadaires en produisant un texte divisible en tranches, aux segmentations bien marquées par un appel à revenir à l’écoute[25].

Divisé en courts segments, le feuilleton Rue principale se lit en effet comme on pourrait écouter les épisodes de quinze minutes d’un radioroman, dont il imite même à l’occasion les fins d’épisode abruptes :

— Oui, Gaston a des problèmes, dont beaucoup, je le sais, seraient absolument impossibles à résoudre, si je ne mets pas quelqu’un au courant de bien des choses. C’est que voyez-vous, mon ami, personne ne me connaît à Saint-Albert.

Gaston protesta :

Suite au prochain numéro[26].

Ce type de coupure tout juste avant la réplique d’un personnage, pour quelque peu choquante qu’elle paraisse aux lecteurs et lectrices habitués au format du volume, n’est aucunement surprenante pour le lectorat constitué des auditeurs et auditrices du radioroman dont le feuilleton est tiré. Il n’est en effet pas rare que les épisodes radiophoniques se terminent au milieu d’une conversation, créant ainsi un suspense quelque peu artificiel pour les auditeurs et les auditrices qui n’anticipent alors pas le prochain épisode pour savoir ce qui s’est produit, mais ce qui s’est dit. L’expérience de lecture du feuilleton est en ce sens analogue à celle de l’écoute d’un radioroman jusque dans la lettre même du texte.

Au-delà de la segmentation des épisodes, radioroman et feuilleton se ressemblent également parce qu’ils sont tous deux accompagnés d’un ensemble d’autres discours qui se font écho : lecture de nouvelles en ondes/articles d’actualité présents dans le périodique, présentation d’un autre radioroman/présence d’un autre feuilleton, etc. Parmi ces discours d’escorte de la fiction, c’est la publicité qui provoque le sentiment de similitude le plus grand pour l’auditoire et le lectorat. Chaque épisode de Rue principale s’ouvre et se clôt sur une longue présentation des produits du commanditaire principal de l’émission, Procter and Gamble. Ces publicités, qui occupent plus d’une pleine page de script, utilisent souvent les ressorts de la fiction en mettant en scène des ménagères qui font l’utilisation des savons Oxydol ou Ivory. Dans un épisode, on nous raconte comment une femme nommée Madame Prévost décide de rafraîchir les vêtements d’une vieille poupée à l’aide des produits commandités au lieu de les javelliser comme à son habitude[27]. Chaque épisode du feuilleton dans Radiomonde est également accompagné d’une publicité au bas de la page, qui elle aussi imite parfois la fiction : celle pour le chasse-moustiques Skeeter Chaser, publiée dans l’édition du 15 juillet 1939, pourrait être confondue avec un comic strip, une bande dessinée en quatre cases[28].

Rue principale est en ce sens dépendant à la fois matériellement et symboliquement de la publicité. Matériellement, parce que sans les commanditaires, que ce soit Procter and Gamble qui paie pour la mise en ondes des épisodes, ou les différentes compagnies qui achètent de l’espace publicitaire dans Radiomonde et soutiennent ainsi sa publication, ni le radioroman ni le feuilleton ne seraient diffusés. Symboliquement, parce que la publicité en vient à faire partie intégrante de l’expérience d’écoute ou de lecture de Rue principale. L’auditoire ne peut échapper à la publicité de l’annonceur, au risque de rater le début de l’histoire elle-même ; le lectorat ne peut ignorer les encarts publicitaires qui attirent résolument l’oeil à la fin de la lecture du feuilleton.

COSMOGONIE DE RUE PRINCIPALE

Les deux médias, l’écrit et la radio, participent également tous les deux au déploiement du récit. Sarah Mombert avance que « le “monde possible” construit par la fiction est différent selon la nature du support de publication[29] ». Si le « monde possible » qu’évoque ici Mombert, celui de la diégèse, est spécifiquement celui du feuilleton imprimé, le postulat de la chercheuse est applicable au couple formé par la fiction radiophonique et son pendant imprimé. La publication d’un feuilleton inspiré d’un radioroman dans Radiomonde change considérablement la réception de l’oeuvre radiophonique, mais aussi la configuration du « monde possible » de Rue principale.

Avant même la parution du premier segment du feuilleton, intitulé « Ninette », le magazine Radiomonde brouille habilement les frontières entre réalité et fiction, et contribue à l’établissement de ce qu’on pourrait appeler une cosmogonie. La publication, sur une page double, des portraits et des noms des acteurs du radioroman dans le numéro du 1er mars 1939 permet aux fidèles auditeurs et auditrices du feuilleton radio de donner des traits spécifiques aux personnages. Radiomonde fixe ainsi l’apparence des personnages en établissant une très claire adéquation entre eux et les acteurs qui les incarnent, notamment en faisant poser les acteurs en costumes.

Dans le numéro du 5 mai 1939, la photographie de Marcelle Lefort dans une vignette en forme d’étoile est accompagnée d’un résumé de l’intrigue du radioroman et d’une seconde description du caractère des personnages[30]. La rédaction avance que ces résumés sont destinés aux auditeurs et auditrices qui n’avaient jusque-là pas pu écouter le radioroman, faute de relais radio. Mais il faut également lire dans la publication de ces portraits, et surtout dans l’accent mis sur celui de Marcelle Lefort, une forme d’orientation de la lecture et de l’écoute de Rue principale mettant le couple fictionnel formé par les personnages de Ninette Lortie et de Robert « Bob » Gendron au premier plan.

Le radioroman s’intéresse aux histoires de coeur des jeunes gens de Saint-Albert, en particulier à la relation sentimentale qui se développe entre Ninette, charmante caissière du cinéma L’Agora interprétée au micro par Marcelle Lefort, et Bob, le brave chef de police du commissariat local auquel Albert Cloutier prête sa voix. En parallèle, les auditeurs et auditrices suivent nombre d’intrigues policières dans lesquelles est impliqué Bob et sont les témoins de la création d’un journal, Le Clairon, qui agira comme catalyseur et relais des affaires judiciaires et politiques en cours à Saint-Albert. Le feuilleton, dont le titre est, rappelons-le, « Ninette », fait lui aussi une large part aux amours de la jeune fille et de Bob, tout en se concentrant plus spécialement sur les démêlés avec la justice et le procès du frère de Ninette, Marcel Lortie, impliqué malgré lui dans une histoire de vol à main armée.

Bob et Ninette forment « un couple charmant dont les bonnes gens prédisent le très prochain mariage[31] », peut-on lire dans le feuilleton du 1er juillet 1939. Par un curieux effet de synchronisme, cette prédiction d’un mariage prochain se réalise non pas dans le feuilleton, mais dans l’épisode radiophonique diffusé le 27 juillet 1939, au cours duquel les amoureux convolent enfin en justes noces après deux ans de péripéties forçant le report constant de leurs épousailles. Le feuilleton retourne donc dans le temps et rejoue les premières amours du couple au moment même où le chapitre le plus important de leur histoire se clôt dans le radioroman. Envoyés en voyage de noces, Bob et Ninette seront absents du radioroman pendant dix épisodes, correspondant aux deux semaines de leur lune de miel, et l’annonceur déclare que « même leurs amis les plus intimes ont cessé de penser à eux[32] » pendant cette période. Lorsqu’ils réintègrent le radioroman, c’est davantage les ennuis du ménage et les petits tracas du couple marié qui sont dépeints[33], notamment dans l’épisode radiophonique du 18 octobre 1939, où Ninette se désole que Bob n’ait plus rien à lui dire et qu’il ne remarque même pas sa robe neuve[34]. Les longs silences et la lenteur des dialogues entre les protagonistes qui se disputent ensuite pour quelque bagatelle sont à mille lieues de leurs échanges vivaces, de leurs jalousies et des intrigues captivantes auxquelles le couple avait pris part dans les épisodes précédant leur mariage, qui se trouvent à être réactivées dans le feuilleton.

Cet effacement du couple phare du radioroman se fait au profit d’une autre paire d’amoureux : Gisèle Bernard et le docteur Roland Legault, autour desquels une nouvelle trame se noue dans la version radiophonique. Complètement absents de « Ninette », Gisèle et Roland occupent toute la place dans le radioroman diffusé en parallèle de la parution du feuilleton. C’est bientôt leur mariage, empêché par les problèmes financiers du docteur Roland et un triangle amoureux, qui tient les auditeurs et auditrices en haleine.

D’un point de vue strictement narratologique, les trames du feuilleton et du radioroman sont pratiquement les mêmes. Dans le feuilleton, Ninette est courtisée par M. Lamarche tout comme Gisèle l’est par André Asselin, et Bob doit repousser les avances de Suzanne Legault de la même manière que le docteur Roland doit se défaire des sentiments que Pauline nourrit pour lui. Ces tractations conduisent tant Ninette que Gisèle à repousser leur amoureux respectif jusqu’à ce qu’un malheureux incident de la route (un accident d’automobile pour Bob et un kidnapping en voiture pour le docteur Roland) les ramène ensuite dans leurs bras, tout pardonnés. La similitude des trames narratives produit un puissant effet de synchronisme qui met en relief l’importance centrale de la réitération au sein des productions sérielles que sont les radioromans et les feuilletons. Ce désir de réentendre – ou de relire – la même histoire a été bien étudié pour les publications de littérature populaire, où la répétition d’un canevas narratif, en le modifiant juste assez pour que le lecteur ou la lectrice y trouve de la nouveauté, agit comme marque de commerce. L’exemple des couples Bob/Ninette et Gisèle/Roland montre que cette répétition a cours au sein même des radioromans, mais qu’elle transcende aussi les supports.

UN ÉCHEC ROMANESQUE

Dans une réclame publicitaire suivant immédiatement le point final du feuilleton « Ninette », la direction de Radiomonde s’empresse de souligner que le texte dont les lecteurs et lectrices viennent tout juste d’achever la lecture connaîtra une édition en volume :

« Rue Principale », le roman d’Édouard BAUDRY, est sous presse !

RADIOMONDE est heureux de pouvoir offrir à ses lecteurs le volume AUTOGRAPHIÉ PAR L’AUTEUR, au prix de soixante-quinze sous. Le tirage sera forcément limité et il semble que l’édition doive s’envoler rapidement.

Envoyez-nous votre commande immédiatement [35] !

Il y aurait fort à parier que cet espace publicitaire a été acheté par les Éditions Bernard Valiquette, sachant bien que l’acheteur cible du livre est aussi le lecteur ou la lectrice du feuilleton (et l’auditeur ou l’auditrice du radioroman). Quelques encarts dans les périodiques soulignent que le roman « remporte déjà un très beau succès de librairie[36] » et que « l’édition s’enlève rapidement, et cependant elle vient à peine de sortir des presses[37] ». En réalité, la publication en volume de Rue principale est un échec commercial[38].

Cet échec est probablement attribuable à l’absence de réécriture du texte par rapport à la version feuilletonesque. En reprenant son texte presque à l’identique, Baudry ne l’adapte pas au médium particulier que constitue le livre imprimé. Le volume est donc redondant par rapport à la publication en feuilleton. S’il est vrai, comme l’a montré Anne-Marie Thiesse, qu’il existe un « désir croissant des classes populaires de posséder des livres et non plus simplement des ouvrages par tranche[39] » et que Baudry pense peut-être répondre à ce besoin en fournissant une édition reliée de son feuilleton à ses lectrices à un prix moindre – 75 sous – que celui de l’achat des 24 livraisons de Radiomonde (5 sous par livraison, pour un total donc de 1,20 $ si l’on souhaite lire l’entièreté du feuilleton), son choix de republier son texte à l’identique ne permet pas de développer davantage la cosmogonie de Rue principale comme le fait Radiomonde. Hormis le titre et la mise en page qui diffèrent, le texte qui paraît en volume est en effet intouché et presque absolument identique à la version publiée dans le magazine Radiomonde. L’intérêt de l’achat du volume est donc moindre pour un public habitué à l’attente de prochains épisodes et à la découverte de nouveaux détails saisissants sur ses personnages préférés. Le roman ne permet pas, au contraire du feuilleton, de réelle réification pour son public cible, mais propose une simple reproduction.

Ce qui ne semble de prime abord qu’un détail de l’édition en volume – la présence de notes de bas de page absentes de la version en feuilleton pour donner les traductions françaises de termes anglais ou de canadianismes utilisés par les personnages[40] – indique d’ailleurs que l’oeuvre n’est en fait plus directement destinée à un public populaire, du moins selon l’éditeur. L’oeuvre quitte en effet le circuit de la diffusion de la culture de masse pour tenter une percée dans le circuit lettré. Dans l’écologie des genres littéraires de l’époque toutefois, le volume a un prestige bien différent du radioroman et du feuilleton ; en témoigne par exemple l’absence complète de mention de la prépublication du texte dans Radiomonde, tant dans les pages liminaires du volume que dans la critique qu’en fait Roger Baulu :

C’est qu’il [le premier roman d’un auteur] répond presque toujours à un besoin impératif d’extériorisation, il concrétise en quelque sorte quinze ou vingt années d’espoirs, de pensées, de projets de jeunesse. […] Et lorsqu’enfin, tous ces rêves littéraires, toutes ces trames ébauchées par l’esprit, toutes ces peintures que l’on veut fortes, apparaissent pour la première fois en caractères d’imprimerie, c’est quelquefois le commencement de la gloire[41].

Baulu accorde une valeur incontestable au volume relié et ne prend aucunement acte du fait que c’est d’abord dans les pages de Radiomonde, magazine dans lequel il publie lui-même cette critique, que sont apparus pour la première fois les « caractères d’imprimerie » auxquels il fait référence. La critique d’Arthur Maheux dans Le Canada français est bien moins laudative et rappelle les origines du texte en les présentant comme une tare :

Pour être sincère, je dirai que la seule vue du titre m’a renfrogné, comme chaque fois que je l’entends à la radio. Non pas que les péripéties de l’aventure me déplussent ! Mais c’est l’odeur de savon, ou de bière, qui s’attache aux paroles. […] [O]n sent que la finance écrase le rêve.

Mais enfin ! Vous dirai-je la trame de ce roman ? Non, les haut-parleurs l’ont criée dans toutes les maisons. Je me contenterai de louer l’auteur d’avoir su rendre acceptable à la lecture ce qu’il avait préparé pour l’oreille[42].

L’expérience de lecture de Radiomonde est semblable à l’expérience d’écoute du radioroman. Elle diffère cependant trop de l’horizon d’attente du (nouveau) lectorat de romans en volume, chez qui la réitération, pôle opposé de l’originalité littéraire, est à proscrire. Cela explique probablement le repli de Baudry sur le magazine pour la publication du tome II, « Jeunesse », de Rue principale. Ce retour au feuilleton est une manière de revenir vers le premier public du radioroman.

L’échec de la publication en volume de Rue principale est ainsi lié tant au public qu’au support : le livre imprimé, dont la lecture est plus ou moins continue et n’est jamais mise en rapport avec le radioroman original, ne donne pas le même rendu, ne provoque pas la même émotion que l’oeuvre radiophonique, et se trouve alors disqualifié, tant chez l’auditoire du radioroman qui recherche une expérience de lecture semblable à celle de l’écoute du radioroman, que le magazine est davantage à même de leur procurer, que chez le lectorat du circuit lettré qu’on cherche à rejoindre, mais qui ne peut pas séparer le volume de son pendant radiodiffusé.

L’arrivée de la radio et le succès grandissant des radioromans au cours de la première moitié du xxe siècle transforment singulièrement le paysage médiatique québécois. L’étude de cas de Rue principale d’Édouard Baudry et de ses multiples déclinaisons – radioroman, feuilleton dans un magazine et volume – montre la relation intermédiatique très grande et féconde entre l’oeuvre radiophonique et son pendant feuilletonesque, qui se fait au détriment du livre relié. Les similitudes des deux supports sur le plan du formatage de la fiction, et peut-être de manière plus marquée encore les jeux d’échos, de parallélisme et de synchronisme que l’auditeur/lecteur peut relever entre la version radiophonique et le feuilleton – qu’ils soient voulus ou non par Baudry – contribuent à enrichir tant l’expérience d’écoute que l’expérience de lecture, jusqu’à ce qu’elles fusionnent et permettent la mise en place d’une cosmogonie transcendant les supports.

Effet collatéral, la radio agit alors comme embrayeur dans la scission entre le circuit lettré et la littérature consommée par les classes populaires qui s’était amorcée durant l’entre-deux-guerres ; les oeuvres de fiction radiophonique qui y sont diffusées reproduisant les mêmes codes que les textes de la littérature populaire et vice versa, elles éloignent leurs auditeurs et auditrices du volume, dont le mode de lecture est trop différent de l’expérience qu’ils font tous les jours lors de l’écoute de leur radioroman préféré. Bien loin de décourager la lecture, la radio favorise plutôt un certain type de littérature, et les liens entre les deux médias que sont la presse et la radio demanderont à être étudiés davantage pour mieux rendre compte de la vie culturelle canadienne-française d’alors.