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À l’écran, un homme grand, maigre et voûté, à la mince tignasse de cheveux attachés en queue de cheval, se tient assis derrière une table, un micro de radio devant lui. Levant la tête, il s’adresse d’un ton insistant à une personne hors champ en ces termes : « Il faut que la musique soit quasiment au même niveau que ma voix[1]. » Cette voix, c’est celle de Patrick Straram le Bison ravi ; cette scène, elle provient d’un film resté à l’état d’ébauche, tourné en 1988 par Jean-Gaëtan Séguin[2]. Ce dernier s’est donné la tâche de suivre pendant plusieurs semaines le Bison ravi dans ses déambulations, notamment celles le menant au studio de Radio Centre-Ville où, le souffle court, il anime ses dernières émissions avant son décès, en mars 1988. Le mot de Straram révèle une dimension essentielle de son travail, puisqu’il souligne le caractère éminemment pluridisciplinaire de son oeuvre. Il rappelle également une autre affirmation analogue, celle-ci sous forme écrite, dans No more tea :

Je n’imagine pas d’écritures publiées sans images ou parlées sans musiques […]. Je voudrais que chaque écriture procède d’autres champs et à d’autres champs suggère. Comme le grand projet de Nietzsche était de réussir intégralement l’alliage poésie/philosophie[3]

Dans cette optique, si la musique doit se trouver « quasiment au même niveau que [s]a voix », c’est parce qu’aucun des deux éléments ne doit supplanter l’autre ; Straram entend toujours, dans son travail, faire fructifier le contact entre plusieurs modes d’expression.

De ce parti pris découle le caractère exigeant du travail de Straram ; selon lui, pour bien le comprendre, il importe de l’avoir tout lu, si possible plusieurs fois[4]. De même, plusieurs indications de Straram, dans ses écrits, enjoignent la prise en compte d’autres modes d’expression que la simple écriture afin de bien comprendre sa production. L’avoir tout lu implique à son sens de l’avoir aussi tout écouté et tout regardé. Son travail, relevant d’une esthétique du collage, recèle un défi de taille pour la critique. Travailler sur Straram exige la prise en considération d’autres médias que le simple texte imprimé et nécessite une recomposition de l’oeuvre à l’étude, notamment à partir de pièces d’archives (des imprimés, mais aussi et surtout des émissions de radio et des captations de lectures publiques). Le cas de Straram apparaît tout indiqué pour réfléchir au statut de ces archives, plus précisément des documents audio et audiovisuels, dans l’économie de l’oeuvre des écrivain·es. Il apparaît nécessaire, dans ces cas de figure, de trouver un moyen de faire basculer l’archive du côté de l’oeuvre. Pour cela, on se référera aux études sur les arts de la performance qui, depuis plusieurs années, s’intéressent aux liens entre les traces laissées par une prestation « en direct » et cette prestation elle-même, en d’autres mots au statut de la pièce d’archive en tant que partie intégrante de l’oeuvre de l’artiste. Philip Auslander souligne avec justesse que l’on peut procéder à ce basculement en considérant les archives comme des actualisations, des performances artistiques à part entière, ce qui fera en sorte que le document d’archives n’aura plus seulement une valeur documentaire[5].

On soutiendra qu’il importe de constituer une approche critique métagraphique[6], au sens où Straram lui-même entend cette pratique héritée de son éphémère contact avec l’avant-garde européenne. Cette approche composite devrait arrimer l’étude des relations texte-image[7], de la « poésie en voix[8] », et les réflexions issues des études sur les arts de la performance[9], le tout afin de fournir moins une théorie rigide qu’un cadre assez souple pour prendre en compte conjointement : 1) le texte écrit, qu’il soit édité ou sous forme de manuscrit dans des archives ; 2) ce même texte écrit, en relation avec l’iconographie l’accompagnant ; 3) les actualisations vocales et corporelles des textes dans un lieu et à un moment donnés ; 4) la documentation de ces mêmes actualisations. L’étude du cas de Straram à cette aune, par ses visées heuristiques, permettra à terme de débroussailler ce vaste champ[10].

LE BISON RAVI, OU L’HOMME CARREFOUR

Quatorze années séparent la naissance de Patrick Straram, en 1934 près du Vélodrome d’Hiver, à Paris, de son départ du nid familial au profit des rues de Saint-Germain-des-Prés. Quatre années supplémentaires d’errance le mènent à la rencontre, au détour d’un café, d’un jeune homme nommé Guy Debord, rencontré par le biais de son camarade Ivan Chtcheglov. Nous sommes alors en 1952. Debord a fondé, cette même année, l’Internationale lettriste (I. L.), dissidente du mouvement lettriste d’Isidore Isou[11] et continuatrice, à sa façon, de l’avant-garde européenne. Straram adhère à l’I. L. cette même année et passe la suivante à écumer les rues de Saint-Germain avec Debord et Chtcheglov, suivant les principes de la dérive[12] et de la psychogéographie[13]. Corollairement, tous trois s’adonnent à la métagraphie, déjà décrite un peu plus haut comme pratique inspirée du collage dadaïste, intégrant des éléments textuels, iconographiques et plastiques d’origines diverses. La différence entre cette conception et celle de Dada, notamment de Tristan Tzara, pour qui le poème peut consister en un découpage de mots dans un livre ou un journal et en leur réagencement au hasard sur une page[14], repose sur le caractère conscient de la pratique des membres de l’I. L., qui réfutent absolument l’intérêt conféré au hasard par les groupes d’avant-garde les ayant précédés[15]. Ces métagraphies peuvent se présenter, le plus souvent, sous la forme d’oeuvres picturales[16] ou de livres[17], et elles incorporent le texte et l’image.

Le passage de Straram à l’I. L. tient somme toute du passage « à travers une assez courte unité de temps[18] ». Ayant rencontré Lucille Dewhirst, une jeune Canadienne, lors d’un voyage, il décide de la suivre à Vancouver, ce qui lui permet par la même occasion d’éviter le service militaire alors que la France tente d’empêcher par la force des armes l’accession de l’Algérie à son indépendance. Exilé dans l’Ouest canadien, où il travaille dans divers chantiers forestiers, sa production métagraphique diminue, mais il produit tout de même quelques pièces, encore à ce jour inédites, par exemple Thymus, texte « d’après collages faits en [19]53-[19]54[19] ». Après un séjour britanno-colombien de quatre années, Straram prend l’avion de Calgary à Montréal, où il s’installe en 1958. Sa production, de la fin des années 1950 à la fin de la décennie 1960, se résume principalement à la rédaction d’articles dans des revues[20], à l’animation d’émissions de radio, à l’écriture d’un scénario[21], à la fondation-animation d’un cinéma dans la métropole québécoise, le Centre d’art de l’Élysée[22], et à un rôle de personnage secondaire dans un film de Jacques Godbout[23]. Il publie la majorité de ses livres dans les années 1970, au retour d’un séjour d’environ trois ans en Californie (1968-1971). Paraissent alors coup sur coup, au Québec, Irish coffees au no name bar & vin rouge valley of the moon (1972), Questionnement socra/cri/tique (1974), 4X4/4X4 (1974), Bribes I. Pré-textes et lectures (1975) et Bribes II. Le Bison ravi fend la bise (1976). Au courant de la même décennie, il récite ses textes dans plusieurs soirées de poésie, notamment à Place aux poètes, sous la houlette de Janou Saint-Denis, ou encore au Solstice de la poésie québécoise, organisé en marge des Jeux olympiques de Montréal, en 1976.

Ce parcours esquissé d’un trait rapide confirme la dimension foncièrement pluridisciplinaire de la production de Straram, puisqu’il touche à la fois à la radio, à la littérature et au cinéma. Plus encore, au sein même de ces disciplines, il entend procéder à une fusion des arts, en lisant ses poèmes à la radio, en incorporant les arts visuels à ses livres et en usant de (trop ?) nombreuses références littéraires dans son scénario de film. Étudier quelque chose comme « l’oeuvre » de Straram nécessite en ce sens une gymnastique particulière, puisqu’elle se trouve à la croisée de diverses disciplines. Deux questions, découlant directement des quatre éléments du cadre d’étude énumérés plus haut[24], émergent de ce fait : 1) comment étudier cette production pluridisciplinaire au sein de laquelle chaque oeuvre (émission de radio, livre) relève elle aussi de plusieurs arts (littérature, arts visuels ; métagraphie) et moyens d’expression (écriture, voix, présence sur scène)?; et 2) comment prendre en compte certaines parties de l’oeuvre conservées sous forme d’archives, principalement les émissions de radio, lectures de poésie à haute voix et autres interventions publiques ? La critique métagraphique entend répondre, au moins partiellement, à ces deux questions.

QUAND L’ARCHIVE INSPIRE L’OEUVRE

Dans son article sur la performativité des archives de l’art de la performance, Philip Auslander s’appuie sur l’ouvrage phare de J. L. Austin, Quand dire, c’est faire[25], lorsqu’il propose l’analogie suivante :

I am suggesting that performance documents are not analogous to constatives, but to performatives: in other words, the act of documenting an event as a performance is what constitutes it as such. Documentation does not simply generate images/statements that describe an autonomous performance and state that it occurred: it produces an event as a performance and, as Frazer Ward suggests, the performer as “artist”[26].

De la même manière, on peut avancer que l’acte d’écriture, par la fixation d’un texte sur une page, ou la lecture à haute voix, lorsqu’elle est enregistrée, par exemple, revêt une dimension performative, et en ce sens, même si les traces (qu’elles soient écrites ou audiovisuelles) se retrouvent classées dans des archives, elles peuvent être activées par la critique, qui les fait dès lors basculer du côté de l’oeuvre. Demeure toutefois l’épineuse question de la manière de procéder. Évidemment, plusieurs cas de figure peuvent se présenter ; sans épuiser l’univers des possibles, on tentera ici d’en présenter trois dont l’examen contribuera à préciser certains aspects de la critique métagraphique.

Prenons d’abord le cas le plus classique, à savoir celui d’un texte demeuré inédit, que le ou la critique trouve enfoui dans les papiers d’un auteur. Les bouteilles se couchent de Straram, par exemple[27]. Sans doute, il appert peu probable que l’on s’oppose à l’affirmation voulant que ledit texte est susceptible de passer de l’archive à l’oeuvre par le biais d’un travail d’édition. C’est l’objectif que se donnent Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné. Ayant trouvé des pages éparses de ce manuscrit des Bouteilles se couchent dans le fonds Patrick-Straram, à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), ils entreprennent de recomposer l’oeuvre à partir de leur compréhension du récit. Apostolidès et Donné ont bien conscience de ne fournir qu’une interprétation du texte de Straram ; sur les 315 pages retrouvées, ils en ont extrait une cinquantaine, qui forment leur version du récit. Leur entreprise de reconstitution les mène à ce que Robert Dion et Mahigan Lepage nomment la « tension documentaire[28] ». On s’en convaincra à la lecture de ce passage de la postface des éditeurs des Bouteilles se couchent : « Dans ce travail de reconstitution, nécessairement subjectif, nous avons privilégié la valeur documentaire du livre sur sa valeur littéraire[29]. » Ce « détournement éditorial[30] », pour le dire avec les mots de Michel Lacroix, relève en quelque sorte d’un cas limite de la critique métagraphique, ou, pour le dire encore plus précisément, de l’un de ses risques. Plutôt que de faire passer l’archive du côté de l’oeuvre, elle sort l’oeuvre de l’archive, mais son seul intérêt demeure alors celui d’une pièce d’archive. La version donnée par les éditions Allia des Bouteilles se couchent, que la couverture et le reste du paratexte nous présentent comme l’oeuvre de Straram, ne représente en fait qu’une oeuvre métagraphique construite à partir d’éléments préfabriqués tirés des papiers du Bison ravi. Il ne s’agit pas ici de condamner cette entreprise, mais, tout d’abord, de la reconnaître pour ce qu’elle est, à savoir une oeuvre composée conjointement par Straram, Apostolidès et Donné. Ensuite, de remettre en question la dichotomie entre la légitimité conférée à ce type de travail – on n’imagine pas un comité de lecture remettre en question l’insertion de cet ouvrage dans une bibliographie des oeuvres écrites par Straram – et l’absence totale, dans l’étude de la production de Straram, de ses prestations de « poésie en voix », qui revêtent pourtant un plus grand intérêt pour la critique que l’entreprise ludique d’Apostolidès et Donné. La différence se situant sans doute sur le plan du statut des documents, puisqu’on postule que le texte conservé dans un fonds d’archives, une fois établi, passe du côté de l’oeuvre, pourquoi, alors, en serait-il autrement des documents audiovisuels, à plus forte raison si l’intervention de l’éditeur ou de l’éditrice est plus circonspecte que celle des éditions Allia ?

QUAND L’ARCHIVE, C’EST L’OEUVRE

Patrick Straram débarque en Californie en 1968, après dix ans de vie au Québec, durant lesquels, selon ses propres dires, il s’est fait Québécois. Aussi profite-t-il de chaque occasion, durant son périple californien, pour côtoyer ses compatriotes. L’une de ces rencontres le marque particulièrement : celle d’un autre Québécois, Maxime-Léo Langevin, homme âgé d’au moins 65 ans, exilé en Californie depuis plusieurs dizaines d’années. Ce dernier inspire à Straram un poème, publié dans Irish coffees au no name bar & vin rouge valley of the moon, dont voici quelques vers :

aux murs de l’arrière-boutique des fleurs-de-lysés

d’admirables tissages de photos de Carmen sa femme danseuse d’Isadora Duncan

morte il y a un an plus que jamais présente

disques Renaissance et folklore slave ou grec et Edith Piaf

je lui ai donné entretien et poèmes Godin Miron qu’ils m’avaient donné

quand je partais

sur le poêle toujours cuit une soupe québécoise

sur la table le couvert est toujours mis

serviettes dans l’anneau d’argent

deux assiettes

dans une floraison baroque rouge lie une fleur de lys

cognac d’accueil et d’amitié de Léo chaque fois[31].

Ce poème, Straram en donne une actualisation vocale dans le cadre d’un reportage de Radio-Canada à l’émission Aujourd’hui, le 7 avril 1969[32], conservé au Centre d’archives Gaston-Miron (CAGM). Qui plus est, la forme du reportage télévisuel et le montage qui y est nécessairement rattaché permettent de superposer à la lecture de Straram des images de la demeure de Maxime-Léo Langevin, celle-là même dont il est question dans le poème. Le passage répond donc tout à fait à cette esthétique à laquelle tient Straram, qui « n’imagine pas d’écritures publiées sans images[33] ». Ce type d’actualisation mérite une inclusion dans le répertoire straramien, même s’il importe évidemment de rappeler avec quelle prudence il faut procéder pour ce faire. Bien sûr, la réalisation de ce reportage, de même que sa préparation, ne relève pas de Straram. On prend par ailleurs bien soin de classer ce dernier parmi les « invités[34] » du segment dans la fiche du CAGM. Malgré tout, la lecture du poème par Straram, que l’on voit à l’écran, son livre à la main, au début et à la fin de la séquence, constitue cette performance dont parlait plus haut Auslander. Si l’on accepte de donner un statut autre à ce type de document que celui de simple témoignage, on peut penser, toujours avec Auslander, que

[i]t may well be that our sense of the presence, power, and authenticity of these pieces derives not from treating the document as an indexical access point to a past event but from perceiving the document itself as a performance that directly reflects an artist’s aesthetic project or sensibility and for which we are the present audience[35].

La critique devrait s’autoriser à réfléchir à la place qu’occupe ce type de performance dans l’oeuvre d’un auteur donné. Dans le cas présent, il s’agit d’un bon exemple de cette critique métagraphique dont on tente de cerner les contours. À la différence du cas du récit Les bouteilles se couchent, la proximité entre le « projet esthétique » de Straram et le segment télévisuel qui en découle est indéniable. Ce dernier relève véritablement de la superposition texte/image prônée maintes et maintes fois par le Bison ravi dans sa production. La prise en compte de cette lecture du poème tirée d’Irish coffees au no name bar & vin rouge valley of the moon[36] dans l’étude de l’oeuvre de Straram exige en effet d’adopter une approche ne relevant pas exclusivement du littéraire au sens strict du terme, notamment en ce qui a trait au rythme de la lecture et à la présence physique du poète pendant sa prestation[37], ou encore au sens à donner à la superposition du texte et de l’image.

Dans le cas de la lecture du poème californien de Straram, on peut avancer qu’elle a tendance à éliminer le vers, à aplanir les sauts de ligne ; il lit sa poésie comme on dirait un texte en prose. Même dans cette poésie on retrouve cette dimension parlée, narrative, qui traverse sa production. La manière dont il récite crée des ensembles signifiants ; elle remplace la ponctuation absolument absente du texte écrit, ajoute une dimension structurante au poème. Durant les quelques secondes où on le voit, chez Langevin, assis, la cigarette à la bouche, son manuscrit en main et faisant dos (courbé) à la caméra[38], Straram joue son personnage du Bison ravi, il incarne cette figure quelque peu stéréotypée du poète hippie californien. Le moment le plus parlant à cet égard demeure la dizaine de secondes suivant sa lecture, où il se lève et saisit cette bouteille de cognac dont il est question dans le texte, annonçant qu’elle est vide, et se rabattant alors sur le gin[39]. Straram actualise à ce moment, dans le monde tangible, le poème écrit et récité. La bouteille vide tend à prouver ses nombreuses visites, puisque selon ses dires Langevin lui réserve un cognac d’accueil à chacune de ses arrivées. En ce qui a trait aux images superposées à la lecture du poème[40], elles illustrent sans grande imagination la description à laquelle s’adonne oralement Straram, présentant les éléments énumérés dans la demeure de Maxime-Léo Langevin. Cette technique ne correspond donc pas tout à fait à la conception straramienne du dialogue texte/image, puisque ces deux éléments ne doivent pour lui pas nécessairement entretenir de corrélation directe ; plutôt, du contact évocateur entre deux éléments disparates doit surgir un sens nouveau. Il ne s’agit pas d’un usage métagraphique, de la part des artisans de Radio-Canada, mais bien d’une illustration pure et simple, explicite dirions-nous, du texte de Straram, un peu comme le Bison ravi se permet parfois de le faire, par exemple avec les photos de ses appartements, en ouverture d’un texte où il décrit ses divers milieux de vie, dans Bribes I[41]. Malgré tout, il ne fait aucun doute que cette séquence se rapporte à la production de Straram. Même si certains paramètres sont sans doute imposés de l’extérieur – surtout la réalisation, notamment les angles de caméra, le montage et le choix des plans utilisés –, cela ne diffère pas tant de l’intervention d’un éditeur sur le texte publié d’un auteur[42].

Si, dans le passage très précis au cours duquel, à l’émission Aujourd’hui, Patrick Straram lit un de ses poèmes mis en images par le réalisateur du segment, on est encore proche de cette « tension » entre l’archive et l’oeuvre, alors que le basculement de l’une à l’autre semble précaire, il en est tout autrement des émissions de radio où le Bison ravi lit ses poèmes, accompagné de musique choisie par ses soins. Ces documents appartiennent en quelque sorte à une autre catégorie. On y retrouve l’actualisation du mot de Straram cité en ouverture du présent texte, lorsque ce dernier affirme à la personne en régie : « Il faut que la musique soit quasiment au même niveau que ma voix[43]. » Dans le cadre d’une série de cinq courtes émissions, de moins de trois minutes chacune, Straram lit des textes de son cru au courant du mois de mars 1979. Il s’agit ici du cas où l’on peut le plus aisément faire tomber l’archive du côté de l’oeuvre et, ajouterons-nous, de celui où il apparaît le plus impératif d’y parvenir. En effet, l’étude de la production de Straram en particulier, mais aussi d’autres poètes, n’est pas envisageable sans évoquer ces parts de l’oeuvre. Même si, encore une fois, la fiche du CAGM indique que Straram n’est pas « artisan » des segments, mais plutôt « invité », il ne fait aucun doute qu’il entre dans la première catégorie. Il y lit un texte de son cru, à sa manière. Sa lecture reprend encore une fois ce rythme qui lui est propre, c’est-à‑dire celui d’une poésie parlée, où l’on a l’impression que Straram raconte ses réflexions quotidiennes. Dans la première émission[44], il se permet même, au sein d’un programme où il est annoncé que « [d]es poètes québécois lisent leurs poèmes », de nous donner son appréciation positive du film La cuisine rouge de son amie Paule Baillargeon[45]. Straram s’approprie ce moment, détourne la poésie de son sens usuel, et cela passe autant par le sujet de son texte que par la manière dont il le récite. En ouverture de l’émission, et avant qu’une pièce d’Éric Dolphy ne se superpose à sa voix, il énonce : « Je suis Patrick Straram le Bison ravi. Je dis mon écriture, les cinq doigts de la main qui jouent[46]. » L’intrication entre les modes d’expression se trouve, dans cette amorce, exemplairement exprimée. S’y manifestent la vocalisation d’un texte écrit et le rapprochement entre écriture et musique, dont on joue des « cinq doigts de la main ». Ce type d’actualisation où la voix du Bison ravi se mêle à la musique apparaît comme l’équivalent de ces pages où, dans son oeuvre imprimée, se côtoient texte et images. Si l’étude de ces deux pans exige des outils distincts, leur prise en compte dans une véritable étude de la production de Straram s’avère essentielle.

RASSEMBLER L’OEUVRE

À la lumière de ce qui précède, le double but de la critique métagraphique s’éclaire et ses contours se précisent. Elle entend, d’une part, recomposer une oeuvre en prenant en compte différents types de documents, notamment archivistiques, et d’autre part composer une approche constituée d’outils théoriques et méthodologiques provenant de divers champs et disciplines, apparemment disparates, mais auxquels la mise en commun et l’arrimage volontaires confèrent la capacité de saisir plus largement la production d’une figure auctoriale donnée. Le caractère composite d’une telle approche est rendu nécessaire par la grande variété des types de documents potentiellement pris en compte. La critique métagraphique s’appuie également sur le postulat selon lequel la méthode doit s’adapter à son objet, et donc qu’une oeuvre composite appelle une approche composite.

On a choisi ici de traiter du cas de Straram, mais la critique métagraphique, si elle s’inspire de sa pratique du collage, ne se limite pas à sa seule production. Une fois encore mieux définie, elle pourrait servir, par exemple, à rassembler des parties d’oeuvres d’innombrables autres figures dont la pratique se décline tant dans l’imprimé que les prestations incarnées et vocalisées, pour lesquelles nous disposons de documents en témoignant – nommons seulement, à titre d’exemple, Nicole Brossard et Gaston Miron. On pourrait tout autant procéder à l’étude – encore inédite – de la captation de leurs prestations respectives au Solstice de la poésie québécoise de 1976[47], conservée au CAGM, tout comme on pourrait problématiser l’écart entre leurs lectures lors de l’événement de la Nuit de la poésie 1970 et l’enregistrement subséquent d’une performance devant fond noir, sans public, destiné à remplacer la lecture in situ dans le film documentant cette grand-messe de la poésie québécoise[48]. Le propre d’une critique métagraphique, à cet égard, serait d’autoriser l’étude conjointe de ces documents de nature archivistique et mémorielle en les incorporant à l’ensemble de la production de leurs artisans. Elle permettrait de faire entrer en dialogue le texte, la voix et l’image, et de penser conjointement au produit dit « fini » et au rôle des instances externes (critiques, éditeurs, réalisateurs, etc.) dans la composition et l’interprétation de toutes les parties d’une oeuvre. De même, elle permettrait d’éviter l’écueil exemplifié plus haut par le cas Apostolidès-Donné, en fournissant un cadre au sein duquel procéder à une telle étude des documents archivistiques dans une perspective d’incorporation à l’oeuvre officielle et reconnue. L’étude d’une oeuvre dite « complète », en ce sens, nécessite une critique métagraphique.