Corps de l’article

Toute torsion identitaire gêne l’ordre établi, parce que la construction du lien social dépend de la stabilité de certaines figures[1].

En 2015, j’assistais à une table ronde portant sur les avancées du féminisme dans une librairie montréalaise, quand une autrice d’une soixantaine d’années avait parlé des relations intimes – désignant autant la vie amoureuse et sexuelle que l’organisation domestique – comme d’un territoire que n’avait pas réussi à infiltrer le militantisme féministe auquel elle participait depuis les années 1980. Ce constat d’échec s’accompagnait chez elle d’une certaine résignation ; elle avait affirmé, je la paraphrase de mémoire, que les féministes feraient peut-être mieux d’accepter que c’est une dimension de la vie qu’elles n’arriveront pas à réformer. Il s’agissait fort probablement d’un moment de découragement passager pour elle, mais cette déclaration, qui m’avait alors surprise et choquée, m’est restée longtemps en tête. C’était deux ans avant #MeToo, cinq ans avant la vague de dénonciations qui allait frapper le monde culturel québécois. À l’été 2020, quand la question de l’intime allait s’immiscer sur les scènes politique, médiatique et éditoriale du Québec, la violence et le harcèlement sexuels, le sexisme, les abus de pouvoir, la honte et la haine de soi qui en découlent, se retrouveraient au coeur de l’actualité et replongeraient les féministes de manière plus urgente que jamais dans ces débats.

C’est ce fil rouge de l’intime, mais surtout la façon dont il vient modifier la perspective des questionnements féministes, que j’ai voulu suivre dans différents ouvrages publiés dans les deux dernières années. « Le personnel est politique » ; cette phrase attribuée à Carol Hanisch et devenue un slogan féministe depuis les années 1970, je l’ai toujours comprise comme une assertion théorique qui contenait un projet non encore advenu, un programme à réaliser. Mais face aux contradictions que révèlent nos modes de vie, nos relations intimes, les trajectoires imprévisibles de nos désirs, le discours militant semble rencontrer ses limites. Comment « lire » ce qui se passe entre les gens, dans les chambres à coucher, dans les salles de bain, voire dans les bureaux des universités ou des maisons d’édition ? Comment désamorcer les mécanismes d’exclusion et d’effacement qui s’y rejouent sans cesse [2] ? Les trois ouvrages recensés ici puisent du côté de la pensée queer et ouvrent le chemin à un renouvellement fécond de la réflexion sur l’intime.

RÉINVENTER L’INTIMITÉ

Filles corsaires[3], un essai signé par Camille Toffoli, est issu d’une série de chroniques éponyme publiée dans la revue Liberté, augmentée d’autres textes inédits ou publiés en revue. Le résultat de cet assemblage frappe par sa cohérence et n’a rien de l’aspect disparate qui caractérise souvent les collections d’essais. Toffoli y articule une réflexion à partir de la relation aux autres – que cette relation soit animée par l’amour, l’amitié, le désir ou, tout simplement, l’attention à l’autre. Dès l’avant-propos, Toffoli prend ses distances avec la théorie universitaire pour se situer d’emblée du côté du récit personnel et du témoignage. Plus tard, elle reviendra sur ce parti pris d’une autre façon, en déplorant la tendance des organisations militantes à dépersonnaliser les combats : « Il faudrait peut-être moins de slogans réconfortants […] et plus de paroles qui dérangent du fait qu’elles sont, justement, tout à fait personnelles ; qui troublent parce qu’elles témoignent de souffrances intimes à soigner ici et maintenant. » (25) Toffoli énonce en fait ici les exigences de sa propre écriture : l’urgence du « ici et maintenant » alliée à la bienveillance qui caractérise l’écoute et le soin.

Dans un des premiers chapitres de l’essai, Toffoli raconte la déception qui l’a frappée au terme de sa lecture du roman I Love Dick (1997) de l’écrivaine américaine Chris Kraus, qui la place devant un constat très semblable à celui formulé par la personnalité féministe dont j’ai parlé au début de ce texte : le désir pour les hommes conduirait nombre de femmes à s’oublier, voire à accepter l’humiliation et la violence, et ce combat « serait perdu d’avance » (32). À cette vision désenchantée de la condition des femmes hétérosexuelles, Toffoli oppose la critique radicale de Monique Wittig, qui, en faisant du lesbianisme une façon d’échapper au caractère figé et oppressif des relations hommes/femmes, rejette l’obligation pour les femmes de « s’accommoder » des hommes et resitue la question du désir sur le terrain politique. Toffoli n’y voit pas une panacée, mais plutôt une source d’espoir et d’inspiration, une façon de percer l’impasse que représente pour plusieurs le couple hétérosexuel. Le court passage par Wittig mène Toffoli à une exploration plus large de la manière dont nous pourrions redéfinir nos relations intimes, en choisissant d’accorder la primauté à l’amitié plutôt qu’à l’amour, par exemple, ou en optant pour le célibat, à une époque où « la sexualité vécue avec un partenaire détermine l’identité » (81) : « Il y a quelque chose de profondément inspirant dans cette posture de refus, cette capacité de se soustraire aux logiques de la séduction, de la performance et de l’approbation sur lesquelles repose l’essentiel de nos manières d’être ensemble. » (83) Il suffirait d’avoir un peu d’imagination pour concevoir nos vies autrement, semble nous suggérer l’autrice.

Mais c’est précisément sur le plan de l’imagination que les transformations achoppent. Toffoli décrit sa participation à une action de perturbation féministe dans un cinéma un soir de Saint-Valentin, alors que des couples partagent un moment romantique devant le film à succès 50 Shades of Grey. Son récit, marqué à la fois par l’autodérision et une lucidité corrosive, montre bien comment cette intrusion dans la vie de « gens ordinaires » vise à les extraire de leur train-train quotidien pour les forcer à reconnaître les représentations en apparence inoffensives que véhicule ce produit culturel, la violence et l’abus de pouvoir qu’il normalise et érotise : « [Il y a] [q]uelque chose d’extrêmement efficace dans cette manière d’intervenir directement dans un espace où les rapports de pouvoir se déploient de façon insidieuse et invisible : dans l’intimité. » (27) L’action décrite par Toffoli opère sur le plan symbolique, au sens où elle met en évidence le fait que nos vies sont organisées autour de certains rituels, certaines représentations servant à célébrer et à reproduire des façons d’aimer qui emprisonnent au lieu d’émanciper.

De toute évidence, Toffoli entretient des liens avec le monde du militantisme, ce qui lui permet par ailleurs de s’attaquer aux contradictions qui minent ce milieu : condescendance, mépris, agressions envers les femmes et autres groupes minorisés qui l’animent. Encore une fois, à cause de leur caractère intime, ces expériences « démobilisantes » sont reléguées aux coulisses de la lutte, cachées, car considérées comme « des cicatrices honteuses » (23), autant pour celles qui les ont subies que pour le mouvement lui-même, dont on voudrait masquer l’incapacité d’être à la hauteur des idéaux qu’il porte. Toffoli ne le formule pas explicitement, mais on sent aussi que, dans ce milieu, les expériences malheureuses de ces femmes apparaissent comme les « dommages collatéraux » d’une forme d’engagement « viril », qui prêterait aux affrontements, aux meurtrissures et au sacrifice de soi, comme si, en empruntant la voie du militantisme actif, elles avaient « couru après » (50-51), une expression que l’essayiste décortique quelques pages plus loin avec une grande acuité. Toffoli souligne le caractère sournois de ces oppressions qui, dans les milieux militants ou intellectuels, ne prennent souvent pas la forme de comportements vulgaires ou de propos ouvertement sexistes, lesquels seront plus aisément remarqués et dénoncés, alors qu’elles émanent de milieux populaires ou de communautés culturelles non blanches : « [I]l vaut sans doute la peine de se demander, toujours, ce que nous taisons quand nous dénonçons, qui nous épargnons lorsque nous en pointons d’autres du doigt. » (40) Toffoli, parce qu’elle s’exprime comme intellectuelle et comme activiste, occupe une position privilégiée pour porter un regard à la fois tendre et critique sur ces milieux qui lui sont familiers : « La marginalité, c’est aussi une chose qu’on cherche à performer. » (75) Sa parole d’essayiste « entre deux chaises » lui permet d’embrasser la nuance, la complexité, voire les contradictions, en faisant preuve d’une agilité intellectuelle dont le discours militant, les sciences sociales ou la théorie littéraire sont trop souvent dépourvus.

Dans la postface, Marie-Andrée Bergeron qualifie la pensée de Toffoli de « profondément intersectionnelle » (112), au sens où celle-ci analyse le monde non seulement sous la loupe des rapports sociaux de sexe, mais aussi sous celle de la classe sociale, de l’héritage culturel, de l’âge, etc. J’ajouterais que ce qui est le plus précieux ici est la capacité de l’autrice d’incarner cette analyse à travers des personnages et des décors évocateurs. Toffoli exprime un rare talent pour le portrait et un sens du détail qui trahit l’appartenance sociale. Par la description de ses propres vêtements et accessoires comme de ceux des autres, la peinture de lieux tels que les diners, le karaoké ou le Festival western de Saint-Tite, Toffoli recueille les signes qui témoignent de la socialité de nos choix et de nos modes de vie dits personnels.

Le dernier texte, « Les solitudes choisies », cristallise la recherche qui se développe en filigrane tout au long de l’essai, soit celle de modes de vie autres, queer – je reviendrai plus loin sur la centralité de ce concept –, c’est-à-dire qui ne soient pas structurés par les marqueurs de succès traditionnels – carrière, couple, famille. Quel espace en marge du monde reste-t-il pour « celles qui décident de vivre leur vie intime à contre-courant » (104) ? Bien que cette question cruelle pourrait verser dans la mélancolie – qu’on sent poindre ici et là chez Toffoli –, elle prend plutôt la forme d’un élan, qui emporte même celles, comme l’autrice de ces lignes, qui mènent la vie la plus conventionnelle qui soit. Filles corsaires se lit comme un appel fervent à la réinvention des liens qui nous unissent.

LIRE, ÉCRIRE, LUTTER

Si l’on veut comprendre d’où parle Camille Toffoli, il faut lire l’ouvrage QuébeQueer[4], dirigé par Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Guillaume Poirier Girard, qui mobilise les fondements théoriques sur lesquels s’appuie l’essayiste corsaire. Le collectif, qui regroupe des essais personnels ou théoriques, des textes de création et des analyses d’oeuvres écrites au Québec, s’engage dans la voie critique ouverte par les études queer. Dans un avant-propos substantiel, les trois membres de l’équipe de direction retracent les origines de ce terme et de son élaboration conceptuelle aux États-Unis et en France à partir des années 1980, en plus de décrire son inscription – relativement lente – dans le paysage artistique et intellectuel québécois. Désignant au départ les communautés homosexuelles, leur mode de vie et leur vision du monde, le terme « queer » en viendra progressivement à nommer une pensée qui déconstruit toutes les « logiques de domination » (14), qu’elles soient basées sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre, l’ethnicité, la classe sociale, la capacité physique, etc. Cette pensée, qualifiée de « non binaire, non catégorielle et non normative » (14), s’érige contre une vision du monde essentialiste, qui attribue à la nature la configuration des identités et des rapports sociaux. On peut aussi dire que la théorie queer s’est érigée avec et contre le féminisme traditionnel, au sens où, si elle en est issue – on trouve déjà la critique de la notion d’« essence » féminine chez Simone de Beauvoir, comme le rappellent Boisclair, Landry et Poirier Girard –, la pensée queer a poussé les féministes dites classiques à reconnaître le caractère exclusif de l’identité « femme » qu’elles défendaient. QuébeQueer, qui souhaite « donner un aperçu des manifestations de la pensée queer au Québec » (19), a d’abord et avant tout le mérite de nous forcer à mesurer le chemin parcouru par le féminisme dans les trente dernières années, lui qui, en plus de composer avec la remise en cause de l’équivalence entre le sexe et le genre, a dû redéfinir (et élargir !) son champ d’action et de réflexion.

Le thème de l’inclusion est d’ailleurs problématisé dès l’avant-propos. Même si la table des matières de l’ouvrage réussit le tour de force de faire cohabiter des auteurs et autrices francophones, anglophones et autochtones, des représentant·es du corpus québécois « classique », comme Marie-Claire Blais ou Michel Tremblay, des oeuvres associées à la littérature jeunesse, comme celle de Simon Boulerice, et d’autres issues de la scène et de la télévision, entre autres, le trio à la tête du collectif déplore son « incapacité à représenter la véritable diversité raciale et sexuelle du Québec » (21), tant au sein des oeuvres recensées, des collaborateurs et collaboratrices réuni·es que de l’équipe de direction. Ce « passage obligé » que constitue la reconnaissance du privilège ou du manque de diversité au sein d’un projet, dont j’ai déjà parlé en ces pages et qu’on serait tenté de qualifier de stratégie rhétorique par son caractère régulier et codifié, pourrait passer pour une façon de parer la critique à bon compte… Boisclair, Landry et Poirier Girard, en approfondissant ce problème, nous poussent toutefois à dépasser ce premier jugement. En effet, ils situent la question de l’identité sur trois plans : celui de la représentation (identité des personnages et thématiques des oeuvres), celui de la création (identité de l’artiste) et celui de la critique (identité de l’analyste). Cette stratification les conduit à formuler une interrogation délicate : « Qui est autorisé à parler ? » (21) L’identité doit-elle être « alignée » sur ces trois plans pour que la légitimité d’une parole soit reconnue ? Cette interrogation est intéressante en ce qu’elle met en jeu la valeur de l’expérience dans l’authenticité, voire l’autorité, qui nous est accordée à travers l’écriture.

En même temps, si on aborde de manière honnête cette question (« qui est autorisé à parler ? ») en ce qui concerne le milieu culturel québécois, la réponse qui me vient spontanément aux lèvres est : « Toujours les mêmes. » Ainsi, l’autorité de la personne qui parle serait peut-être moins liée à la légitimité de celle-ci (par leur identité, certain·es seraient plus « aptes » que d’autres à aborder certains sujets) qu’à son accès à une tribune et à la circulation de sa parole (ceux et celles qui ont une expérience ou un héritage différents ont-ils vraiment voix au chapitre ?). L’article de Marilou Craft sur l’histoire du blackface insiste justement sur le fait que la parole d’une personne directement concernée par un débat n’est pas nécessairement considérée comme recevable dans l’espace public : « [L]e discours des personnes blanches est davantage considéré, accepté, médiatisé que celui des personnes racisées. » (350) L’écrivaine Chloé Savoie-Bernard, dans sa lecture critique de l’Anthologie de la poésie actuelle des femmes au Québec (2021), exprime aussi de manière très juste la nécessité d’inclure des personnes non blanches dans la direction de projets littéraires qui ont une portée historiographique :

Il faut s’assurer que les personnes siégeant sur les instances de pouvoir et celles écrivant l’histoire sont aussi issues d’un point de vue différent de celui de la majorité. […] [I]nscrire sa démarche dans l’intersectionnalité et militer pour/dans la littérature – particulièrement lorsqu’on est une personne blanche – doi[t] venir avec un partage du pouvoir[5].

Savoie-Bernard rappelle du même souffle que « la reconnaissance de son positionnement identitaire[6] » fait partie des grands principes mis de l’avant par la démarche intersectionnelle. Dans QuébeQueer, on reconnaît cette éthique à l’oeuvre non seulement dans l’avant-propos, mais aussi dans un certain nombre d’articles où la réflexion sur l’identité et la légitimité se poursuit jusque dans les notes de bas de page.

Si je m’attache à cette question qui pourrait paraître secondaire, c’est parce qu’elle me semble agir sur l’énonciation du discours critique et théorique, limitant entre autres le recours au « nous » de majesté et aux formules impersonnelles qui masquent le point de vue de la personne qui écrit. Le sujet et le sentiment d’urgence qui anime sa lecture sont ainsi remis à l’avant-scène. Il faut rappeler que la pensée queer ne s’articule pas en marge du réel, mais, au contraire, conçoit la théorie comme une manière de transformer le monde et de lutter aux côtés des plus vulnérables : « [L]e queer, qui convoque inévitablement le savoir-pouvoir, demeure un outil conceptuel puissant, à même de remettre en question les hégémonies […] de façon à abolir les haines qui en découlent […] et surtout, peut-être, l’idée de pureté qui les sous-tend. La peur de la contamination n’est jamais loin. » (16) Le thème de la honte est d’ailleurs l’un des plus prégnants de l’ouvrage. Dans sa première moitié, les différents articles montrent comment la société fait du désir non straight, de la grosseur, du bégaiement, de la dépression, « une défaillance qui doit être traitée » (55), selon l’expression de Domenico A. Beneventi. Dans les oeuvres analysées, le sentiment d’échec et d’humiliation est retourné comme un gant grâce à une réappropriation de ces « tares » perçues, parfois pour en tirer une nouvelle puissance, une reprise de contrôle sur son corps et sa vie, parfois pour provoquer la réprobation, voire la haine – ce qui permet au moins de la révéler au grand jour.

Si la lecture queer fait ressortir ces difficultés à vivre dans la société hétéronormative et patriarcale, elle repère aussi dans les oeuvres des stratégies de survie ou d’adaptation, entre autres par l’aménagement d’espaces de liberté et de solidarité, comme chez Marie-Claire Blais pour les lesbiennes ou Kai Cheng Thom pour les femmes trans. L’article de Nicholas Giguère, qui se situe plutôt du côté de l’histoire culturelle, rappelle aussi l’importance des périodiques issus des communautés LGBTQ pour offrir un contre-discours aux fausses informations et aux préjugés véhiculés par les médias grand public pendant la crise du sida, en retraçant l’histoire du bulletin Le Virulent, publié à Montréal à la fin des années 1980. Il va de soi que l’une des stratégies mises de l’avant par la pensée queer tient de la création et de l’exploration formelle, non seulement parce que cette approche théorique fait de l’identité elle-même un processus créatif, avec sa part d’incertitude, d’incomplétude et d’instabilité, mais aussi parce qu’elle cherche à cultiver l’écart, la différence, l’étrangeté dans les discours qui circulent dans l’espace public, lesquels ont tendance à se figer en catégories politiques au profit d’un ordre social stable. Plusieurs articles montrent comment les oeuvres étudiées luttent contre le caractère statique et hégémonique des représentations et des modes d’énonciation, même au sein des communautés marginalisées. L’écrivaine Kai Cheng Thom formule par exemple le souhait d’écrire « une histoire dangereuse à partir des filles comme nous » (198-199), rapporte Roxane Nadeau, rejetant les schèmes que proposent les autobiographies trans depuis la première moitié du xxe siècle. Si, dans certaines oeuvres, « le recours à l’imaginaire rend possible la mise en place d’un discours critique radical et d’un refus de l’autorité » (297), comme l’écrit Maude Lafleur à propos d’un roman de science-fiction de Karoline Georges qui met en scène un personnage intersexué, d’autres oeuvres témoignent plutôt d’un imaginaire sclérosé, où la visibilité de la « diversité sexuelle (ou culturelle) » se concrétise au prix de la reconduction de lieux communs qui renforcent les préjugés.

QuébeQueer offre une riche traversée intellectuelle qui nous permet de fourbir nos armes pour repenser notre vie intime en nous faisant voir clairement la manière dont celle-ci est intriquée aux histoires et aux images qui nous racontent collectivement. Si sa forme hybride ne remplit qu’à moitié ses promesses, au sens où les oeuvres de création et les essais personnels se trouvent un peu « écrasés » par cette myriade d’études, cette expérimentation introduit du mouvement dans la forme attendue du collectif savant et nous donne accès à des paroles précieuses, qui laissent penser que d’autres formes de vie sont possibles.

SE RENCONTRER AU MILIEU

L’hybridité se trouve justement au coeur de l’essai Nous sommes un continent[7], dans lequel Nicholas Dawson et Karine Rosso entretiennent une correspondance autour de l’oeuvre de la féministe chicana Gloria Anzaldúa, née en 1942 au Texas, connue comme l’une des premières théoriciennes à avoir investi le terme « queer » d’un sens subversif[8]. Dans la première section du livre, très courte, qui rassemble les lettres échangées en vue d’une lecture organisée au Sommet canadien des écrivains en 2018, Dawson et Rosso réfléchissent aux notions d’hybridité et de métissage développées par Anzaldúa et, grâce à la figure de l’équilibriste, travaillent à définir leur posture d’écriture : « [N]ous habitons le trait qui unit la recherche et la création, […] nous habitons une pensée qui n’oppose pas le conceptuel au politique, l’épistémologique à l’identitaire. » (32) Dans la deuxième section, qui reprend après la tenue du Sommet, libéré·es du cadre original de leur correspondance, les deux écrivain·es parviennent à mettre en pratique ce projet en se détachant de la prose plus programmatique qui caractérise les premières pages.

Un des aspects les plus prenants de cette lecture tient à la relation qui se tisse entre eux au fil des lettres : « [N]otre intimité partagée est une intimité d’écriture, [mais] en réalité nous ne nous connaissons pas vraiment. » (53) Dawson et Rosso apprennent à se connaître, au départ dans un certain inconfort qui révèle leur fragilité, mais témoigne aussi de leur souci de bien se comprendre, de nommer avec le plus de justesse possible leurs affects et leurs idées, revenant sur certaines affirmations pour les corriger ou les approfondir. « N’est-ce pas ainsi que nous envisageons nos subjectivités, en essayant, comme des costumes, différents mots, concepts, idées, textes et relations afin d’expérimenter ce qui, dans le changement et dans ces retours incessants, peut bien advenir de nous et de notre parole ? » (68), écrit Dawson. Rosso et lui expriment une ardente soif de liberté dans la pensée, jusqu’à afficher parfois une insolence réjouissante, et en même temps un désir de rigueur et de précision qui exige un constant retour critique sur soi. Cette approche leur permet d’aborder de front plusieurs questions épineuses. Je pense entre autres à leurs échanges à propos des différentes formes de violence expérimentées par les groupes marginalisés, qui, même si elles peuvent être mises en relation, ne sont pas toutes équivalentes. Dawson raconte le rapport complexe que ses parents, exilés du Chili, entretenaient avec une famille guatémaltèque qu’ils côtoyaient à leur arrivée à Montréal. Non seulement leur façon d’exprimer leur « latinité commune » (52) était bien différente, mais les violences qu’ils avaient connues dans leur pays respectif l’étaient aussi. « Il ne s’agit pas de savoir qui a le plus souffert […], écrit Dawson, mais plutôt de savoir entendre les histoires des autres. » (52)

« [S]avoir entendre les histoires des autres », c’est aussi savoir entendre leur langue. L’espagnol se pointe ici et là, dans les salutations surtout, mais parfois dans le corps du texte. Les correspondant·es réfléchissent à la nécessité de fournir une traduction à leur lectorat, surtout pour les citations bilingues anglais-espagnol d’Anzaldúa, traductions qui sont finalement insérées en notes à la toute fin du livre, précédées d’un court texte qui réconcilie leurs « postures initiales plutôt opposées » (178). C’est que « l’hybridité n’est pas un jeu » (19) pour Dawson et Rosso, mais une façon de se réapproprier un « langage qui nous fout la honte » (30). Cette « appartenance continentale » (137) assumée fait du bien, car elle revigore la discussion sur l’« américanité », concept qui a connu une grande fortune dans les études québécoises et que Rosso remet en question en soulignant son incapacité chronique à inclure la part latine des Amériques. Plusieurs lettres sont échangées alors que Rosso écrit de l’Argentine et Dawson, du Chili ; les idées volent au-dessus du continent sud-américain, décentrement qui complexifie leur réflexion parce qu’il les conduit à aborder les violences coloniales et le racisme qui sévissent sur ces territoires, et à s’intéresser à la reproduction du rapport de pouvoir Nord-Sud entre l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale, entre la part blanche et la part autochtone, noire ou métissée du continent austral. Ces déplacements déclenchent aussi une discussion sur la mondialisation dans les études universitaires. Dawson et Rosso interrogent le bien-fondé de convoquer toujours les mêmes approches, les mêmes concepts européens et nord-américains, dont Dawson observe la forte présence même dans les universités chiliennes, pour penser la décolonisation et l’hybridité.

Nous sommes un continent retrace en fait le parcours de deux intellectuel·les qui se demandent comment intégrer le « dehors » : les traditions épistémologiques non occidentales, les savoirs spirituels et les affects qui sont considérés comme « déplacés » sur la scène universitaire, les catastrophes humaines que l’actualité leur jette au visage. « Nous mêlons les drames comme les références » (82), affirme Dawson. Comment réconcilier la précarité vécue par deux écrivain·es et universitaires, qui se sentent à différents degrés marginalisé·es par les institutions dans lesquelles ils évoluent, avec la précarité des plus vulnérables de ce monde ? Ces deux types de précarité peuvent-ils s’informer l’un l’autre ? Rosso et Dawson ont l’expérience d’une certaine surdité de leur milieu, lequel peine à accueillir l’hybridité, identitaire et esthétique, qui fonde leur travail – l’anecdote racontée par Karine Rosso autour d’un manuscrit mal reçu est particulièrement évocatrice –, et ils se servent de cette expérience pour mieux raviver l’attention envers « celleux pour qui les frontières ne sont pas que symboliques » (134). Parce qu’ils ont ressenti la douleur de l’exclusion, parce qu’ils savent que la complicité peut toujours surgir entre deux personnes qui ne partagent pas la même histoire, Rosso et Dawson travaillent à créer des ponts.

Ce sont d’ailleurs ces mots d’Anzaldúa qui donnent à l’essai sa direction : « Créer des ponts, c’est tenter de faire communauté, et pour cela il faut risquer de s’ouvrir à l’intimité personnelle, politique et spirituelle, risquer d’être blessé·e[9]. » (23) Grâce à la forme épistolaire et à la tonalité intime qu’elle favorise, Nous sommes un continent articule une pensée incarnée, qui se trame dans la nuance, la patience, la sensibilité à l’autre et à l’environnement. Prendre le « risque d’être blessé·e » résonne curieusement avec l’appel de Camille Toffoli à explorer une « zone d’inconfort » (39), ce qui implique pour la personne qui pense et qui écrit d’accepter un certain état de malaise ou de trouble, de tolérer l’absence de certitudes et de guides. Autant Dawson et Rosso que Toffoli exposent les « solutions » que trouvent parfois les êtres humains pour aménager un espace commun où se parler et se comprendre. Là où partager les douleurs et les soigner. Là où mener les « combats perdus d’avance » du féminisme.