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Il y a un peu plus de dix ans déjà paraissait, dans Voix et Images, un numéro consacré au genre des Mémoires[1], lequel se situe à la rencontre des récits autobiographiques et historiques, et à ses représentations canadiennes-françaises[2]. Les contributions au dossier, par le large parcours offert – allant des Mémoires (1866) de Philippe Aubert de Gaspé père aux Mémoires (1903) posthumes de Robert Shore Milnes Bouchette, en passant par les Mémoires de famille (1869) d’Éliza-Anne Baby, les Mémoires (1873) également posthumes de Pierre de Sales Laterrière, les Réminiscences (1892) d’Arthur Buies et les Souvenances canadiennes (1899-1902) de l’abbé Henri-Raymond Casgrain –, insistent tant sur la variété des styles que sur une filiation en train de s’instituer. À la lumière de ce travail de synthèse, un trait apparaît encore peu étudié dans le corpus canadien-français : celui du retour sur un événement historique marquant dont le mémorialiste fut témoin, sorte d’aveu rendu pour mieux s’expliquer et en expliquer les tenants et les aboutissants. En effet, malgré le potentiel de certains textes qui semblent pourtant favorables à ce genre d’analyse – on pense ici à ceux de Sales Laterrière et de Bouchette, compte tenu de l’implication politique importante de ces deux auteurs, le premier ayant vécu de près l’invasion américaine de 1775, le second, les soulèvements de 1837-1838 –, le discours scientifique se penche rarement sur la posture revendiquée par le mémorialiste alors que celui-ci s’impose comme dépositaire d’une vérité historique. Or, puisque le xixe siècle foisonne de grands bouleversements sociohistoriques[3], on retrouve assurément dans ces textes les traces d’un héritage historique lourd de sens qu’il importe de confier à la postérité.

Dans cette optique, l’épisode des rébellions de 1837-1838 est particulièrement intéressant du point de vue de l’histoire des vaincus, que rejette d’ordinaire l’histoire officielle, mais qui est précisément celle que désirent faire entendre les mémorialistes. Un homme comme Louis-Joseph Papineau, par exemple, qui, en tant que chef du Parti patriote, fut au coeur de l’action, aurait eu tout intérêt à rédiger ses Mémoires en fonction de sa position privilégiée avec l’Histoire[4]. Bien qu’Yvan Lamonde ait tenté de pallier ce silence en proposant une remarquable forgerie, qui prenait pour modèle les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar et s’inspirait de la correspondance de Papineau[5], cette reconstitution ne saurait se substituer à la découverte d’un vrai document. Toutefois, depuis le tour de force de Lamonde, les Mémoires d’un autre Papineau ont refait surface : ceux du fils aîné de Louis-Joseph, Amédée[6]. Rassemblés par Georges Aubin[7], les Mémoires d’un patriote[8] connurent d’abord une édition partielle sous le titre de Souvenirs de jeunesse[9] en 1998, avant d’être publiés intégralement en 2021. Plusieurs aspects peuvent expliquer cette publication tardive : la transmission des manuscrits sans indication précise concernant une impression désirée ; la conservation longtemps réduite au cercle familial et léguée aux archives publiques seulement en 1941[10] ; l’état inachevé de l’oeuvre, dont l’auteur semble s’être désintéressé en cours de route. Malgré leur statut d’opera interrupta, les Mémoires d’un patriote demeurent pourtant riches de sens puisqu’ils sont en tout point représentatifs d’un travail qui se prête au service de l’Histoire. D’une facture hétéroclite, entremêlant récit de soi, livre familial, écrits diaristes et recueil documentaire, les Mémoires d’Amédée reflètent tout autant de postures différentes, dont trois qu’il importe de dégager ici : la posture du mémorialiste, par le biais de laquelle l’auteur inscrit son oeuvre dans un genre littéraire particulier ; la posture du collectionneur, l’auteur compilant pièces justificatives et documents historiques conservés précieusement comme devoir de mémoire ; enfin, la posture de l’historien, qui témoigne chez l’auteur non seulement d’une forte conscience historique, mais aussi d’une prise de responsabilité envers sa famille et sa patrie, l’une et l’autre étant intrinsèquement liées.

LA POSTURE DU MÉMORIALISTE : S’INSCRIRE DANS UN GENRE EN FORMATION

D’une origine qui remonte au Moyen Âge avec, comme première manifestation, les Mémoires de Philippe de Commynes, le genre mémorialiste connut de légères variations dans son acception à travers les années. D’abord qualifiés de « relations de faits, ou d’événements particuliers pour servir à l’Histoire[11] » dans la première édition (1694) du Dictionnaire de l’Académie française, les Mémoires se définissent ensuite, dans sa sixième édition (1835), selon une perspective nouvelle qui vient ancrer les relations écrites sous l’autorité de « ceux qui ont eu part aux affaires publiques, ou qui en ont été les témoins oculaires[12] ». Le point focal est ainsi passé de la constitution du document, qui se voudrait purement objectif, à l’état de l’auteur, à son statut sociopolitique. Cette mouvance au sein même de la définition du genre vient habilement souligner la jonction entre récit de soi et récit historique, aspect fondamental de l’écriture mémorialiste. Au surplus, à la même époque au Québec, cette transition dans l’acception du genre se conjugue à une seconde transition dans l’affirmation lyrique des Mémoires, dérivant quelque peu de leur tangente historique pour jeter les bases d’un genre littéraire[13]. En parallèle se développe, on le sait, le mouvement littéraire de 1860, qui contribue à renforcer l’enthousiasme d’un public plus élargi pour la littérature, notamment avec la mise sur pied des revues Les Soirées canadiennes (1861-1865) et Le Foyer canadien (1863-1866). C’est d’ailleurs dans cette dernière que sont publiés des extraits des Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé père[14]. Moins de deux ans auparavant, ce même auteur avait laissé une empreinte notable au sein des lettres québécoises avec son roman historique Les Anciens Canadiens (1863), duquel le public de l’époque fut vivement amusé par la section « Notes et éclaircissements », sorte d’annexe où l’auteur prit soin de relater les anecdotes personnelles ayant inspiré sa rédaction. Le succès de cet addenda fut tel qu’on pressa Aubert de Gaspé d’en prolonger l’écriture pour en constituer un volume complet, ce qui occasionna les Mémoires, édités en 1866. Près de vingt ans plus tard, l’admiration pour la prose d’Aubert de Gaspé est encore vive, en particulier chez ceux qui entreprennent la rédaction de leurs Mémoires. Amédée Papineau en fait partie, lui qui, dès 1881, entreprend ce projet de longue haleine. En habile lecteur d’Aubert de Gaspé, Papineau évoque l’auteur et son oeuvre dès les premières pages de ses Mémoires, les posant tous deux comme modèles : « La tâche est assez difficile pour ceux qui, comme moi, n’ont pas de précédents. Le seul Canadien qui ait encore publié des mémoires intimes, que je sache, fut M. de Gaspé. Les Anciens Canadiens sont si pleins de charmes et d’esprit que son exemple doit nous stimuler tous à le suivre dans cette bonne voie. » (MDP, 17) Outre la probable erreur que semble faire Papineau en référant au roman d’Aubert de Gaspé plutôt qu’à ses Mémoires[15], on remarque un fort désir de contribuer au mouvement mémorialiste québécois, encore tout récent, et d’en instiller l’envie auprès des contemporains. Plus qu’un appel au patriotisme, c’est une invitation au prolongement du genre que lance un Papineau en train, mine de rien, de se positionner lui-même comme mémorialiste.

Évoquer ainsi Aubert de Gaspé, en le posant comme modèle digne d’être suivi, suppose au surplus un double effet bénéfique pour la posture mémorialiste de Papineau. D’abord, l’oeuvre nouvelle se trouve placée sous l’égide de celle, « plein[e] de charmes et d’esprit », du maître du genre. Ensuite, l’écrivain se développe un ethos (dans le sens de « caractère ») compétent, que la finesse de l’esprit littéraire qu’il démontre par sa connaissance des Mémoires publiés antérieurement renforce. Le développement d’un ethos, aspect fondamental du genre mémorialiste, agit à nouveau quelques lignes plus loin, cette fois-ci par une captatio benevolentiae, une recherche de bienveillance de la part du public : « Que le lecteur pardonne les défauts de style à la bonne intention, aux bons motifs des écrivains. Une critique sévère étoufferait dans son germe une littérature naissante, aussi faible que la nôtre. » (MDP, 17) S’inscrivant encore une fois dans le prolongement d’Aubert de Gaspé – qui n’hésite pas à prier son lecteur d’excuser le manque de discipline dans sa prose, préférant obéir au flux de ses réminiscences plutôt qu’à un ordre chronologique rigoureux[16] –, cet appel à l’indulgence du lecteur et à la clémence du critique traduit chez Papineau un sentiment d’humilité et de modestie essentiel au renforcement de sa posture mémorialiste.

Outre de l’humilité, l’ethos tire avantage à se parer également d’une mémoire remarquable, ce que ne manque pas de faire Papineau, à l’instar d’Aubert de Gaspé dont la mémoire exceptionnelle dès l’enfance lui occasionne d’être promené « dans les salons de Québec, comme un petit animal rare[17] ». Puisqu’il importe d’abord à Papineau de « fixer l’époque de [s]a mémoire » (MDP, 18), il creuse profondément dans ses souvenances pour en extirper son plus ancien souvenir : celui d’une baleine échouée dans le havre de Montréal à l’automne 1822. Le jeune Amédée, alors âgé de trois ans, l’esprit vivement impressionné, se fait conduire au lieu d’exposition : « Lorsqu’elle eut été amenée sur la berge près [de] la Pointe-à-Callière, et renfermée sous une longue baraque pour y être exhibée, l’on m’y porta et je la vis comme ma mémoire la voit encore. » (MDP, 18 ; nous soulignons) S’ensuit alors une description étoffée de l’odeur et de l’aspect physique de la bête (longueur du corps en pieds, détails des dents et de la langue, yeux conservés longtemps au musée Cajetani), qui a pour effet de garantir la véracité du témoignage. La mise en évidence par Papineau de l’acuité de ses facultés mémorielles, qui fait subsister encore vivement ses souvenirs malgré le passage du temps, est à relativiser. Si ce procédé est commun aux mémorialistes, c’est pour mieux en appeler au pacte d’authenticité implicite entre l’auteur et son lectorat[18]. Bien que Papineau se prête efficacement au jeu, son souvenir est quelque peu erroné : l’année de cet événement n’est pas 1822, mais bien 1823[19]. Puisque demeurent encore présents à l’esprit de Papineau de nombreux détails et précisions concernant cet étrange hôte, le procédé reste efficace et répond ainsi aux codes exigés par le genre. Autrement dit, c’est moins la recherche d’une vérité absolue que le fait de se poser comme témoin vraisemblable de l’Histoire qui ajoute à l’ethos son caractère digne de foi.

L’autorité que confère à l’ethos une mémoire remarquable s’arrime à un autre aspect chez Papineau, soit des prédispositions à l’expression efficace, à l’oral ou à l’écrit. Plutôt que de se présenter comme un don naturel à l’instar de sa mémoire, l’aisance de l’expression, ici mise en relief par les facultés de la parole, est davantage une conquête pour le jeune Amédée :

La parole vint si tard que tout le monde croyait, sans oser se le dire, que je serais muet. Et, pendant bien des années, ma langue fut si liée que je balbutiais et prononçais si mal beaucoup de mots que, même entré à l’école, l’on se moquait de mon jargon. Ces moqueries me piquèrent assez pour que je m’attachasse plus tard à parler et [à] écrire correctement. J’en devins puriste. Et je pus à mon tour me moquer des jargons bien moins pardonnables d’adultes devenus des juges et des chefs politiques même !

MDP, 18

Tranchant ici avec le modèle du jeune surdoué que propose Aubert de Gaspé – lequel, dès l’âge de six ans, s’exprimait déjà si aisément qu’il pouvait réciter par coeur toutes les fables de La Fontaine[20] –, l’anecdote de Papineau, plus réaliste, ajoute tout autant de poids à l’ethos par l’honnêteté qui s’y décèle. Contrairement aux auteurs qui se piquent d’être en droit de prendre la parole en rédigeant leurs Mémoires parce qu’ils sont, purement et simplement, nés éloquents, Papineau explique qu’il a dû faire de grands efforts pour acquérir une parole fluide et claire. En soulignant ainsi l’aspect méritoire derrière un droit de parole chèrement acquis, l’auteur bonifie encore une fois son ethos, ici avec la légitimité de sa parole, ce qui a pour effet de solidifier les bases de sa posture mémorialiste.

Enfin, nous ne pouvons passer sous silence un autre épisode susceptible d’attirer la sympathie du lecteur par le ton léger et attendrissant de l’anecdote de jeunesse, favorable à la captatio benevolentiae. Alors en visite chez sa grand-mère Bruneau pour le réveillon, le jeune Amédée est témoin de sa première guignolée, tradition proprement canadienne de collecte de nourriture accompagnée de chants. Le choeur est au dernier couplet de sa chanson populaire (« Mais si vous voulez rien nous donner/Dites-nous lé-é/Nous prendrons la fille aînée-é/Nous lui ferons chauffer les pieds » [MDP, 21]) lorsqu’il se voit être brusquement interrompu par les cris du garçon. N’appréciant guère ce qu’il croit être une menace lancée contre sa mère, le jeune Amédée riposte :

À cette dernière strophe, je m’écriai, en crispant mes petits poings et m’avançant fièrement vers ces messieurs : « Non ! Non ! vous prendrez pas maman ! Je vous battrai ! » Mais cet élan de courage se changea presque aussitôt en un paroxysme de cris et de pleurs violents, et je me jetai dans les bras de ma mère qui m’emmena loin de ces affreux ravisseurs.

MDP, 21

Outre le caractère humoristique qui colore cette anecdote, il s’y exprime une capacité à solliciter la bienveillance du lecteur par les sentiments touchants mis en scène. On y perçoit de plus qu’en raison de la position de l’auteur, au moment de rédiger ces lignes, un moi écrivant observe ce moi d’autrefois. Par cette perception sensible modifiée avec le temps s’opère une mise à distance critique de soi qui permet de mieux relativiser les émotions bouillantes de jadis, entreprise à la source même de l’écriture mémorialiste. Au reste – et c’est peut-être là le plus grand intérêt de cet extrait –, une nouvelle facette de l’auteur se donne à voir par cette dynamique : celle de l’ardent défenseur de sa famille. Tel un porte-étendard du drapeau des Papineau, Amédée se pose d’emblée en protecteur, figure qui revient quelques pages plus loin lors de la narration des révoltes occasionnées par les élections de 1834 et l’adoption des 92 Résolutions. D’un ton sérieux et dramatique, l’épisode laisse voir un Amédée d’une quinzaine d’années, confiant et entièrement consacré à sa mission, celle de protéger son père contre l’attaque des émeutiers du clan adverse qui envahissent la maison familiale et la détruisent à coups de pierres, de bâtons et de haches : « ils passeront sur mon corps avant d’atteindre mon cher père » (MDP, 51), clame-t-il. Dès lors, la posture du mémorialiste se complète. Après avoir pris soin de justifier sa prise de plume en démontrant le caractère humble de sa démarche, l’exemplarité de sa mémoire et la légitimité de sa parole, à l’instar du maître Aubert de Gaspé dont il se réclame, Papineau ajoute aux fondements de sa posture la défense de l’honneur de la famille. Cet élément, comme on le verra, transite vers un rôle de témoin et de passeur des faits qui contribue à forger dans l’écriture de Papineau une seconde posture, soit celle du collectionneur.

LA POSTURE DU COLLECTIONNEUR : OBSERVER ET CONSERVER POUR GARANTIR UN PASSAGE À LA POSTÉRITÉ

S’il n’hésitait pas à se prêter au jeu de l’écriture mémorialiste dans les premières pages en répondant aux codes attendus de ce genre littéraire, Papineau change brusquement de ton lorsque ses souvenirs le mènent aux années 1830, en particulier à l’épisode de l’attaque de la résidence familiale en novembre 1834 précédemment évoqué. Profondément marqué par cet événement, qui semble agir sur lui comme un point de bascule vers le monde adulte, il y revient une fois de plus dans sa narration :

J’avais entendu les hourras des tories, qui venaient en fureur, au milieu de la nuit, pour assassiner mon père dans cette douce maison Bonsecours, et je m’étais placé comme un rempart à son corps. J’étais alors tout feu, tout enthousiasme, plein de foi dans l’émancipation prochaine de la patrie et dans la vertu civique, dans le dévouement désintéressé de tous mes compatriotes. Tout imbu du stoïcisme et de la pureté des grands hommes de la Grèce et de Rome, que les études classiques dans nos collèges nous enseignent d’admirer, je me vouais tout entier et de tout coeur à ce culte de la patrie qui me paraissait le plus digne de l’homme, j’étais prêt à lui sacrifier la vie même. J’étais d’ailleurs à bonne école, sous mon père et mon grand-père, que j’écoutais si souvent discuter et juger la chose publique. Aussi, dès qu’il fut question d’organiser la jeunesse, je fus des premiers sur les rangs.

MDP, 66

Cet extrait, d’une importance capitale, laisse entrevoir trois éléments constitutifs de l’identité narrative[21] de Papineau. D’abord, celui-ci rappelle son rôle d’ardent protecteur de la famille (« je m’étais placé comme un rempart à son corps »), ce qui traduit une action non seulement de défense, mais aussi de sauvegarde. Cette volonté de protéger se transpose tant à l’endroit de la famille (comme ici) que de la patrie (à laquelle Amédée voue un « culte »), l’une et l’autre étant parfois si enchevêtrées dans l’histoire des Papineau qu’il devient impossible de les dissocier complètement. Il évoque ensuite les sources antiques de ce « culte de la patrie », tirées de sa formation classique et qui, mine de rien, ont adroitement développé sa sensibilité à la conservation et à l’honneur qui en découle. À cela s’ajoute enfin sa position privilégiée, légitimée à la fois par son temps passé à la « bonne école » du père et du grand-père (autrement dit par son héritage familial) et par son sens de l’observation aiguisé, forgé par des heures d’écoute attentive des figures d’autorité (« mon père et mon grand-père, que j’écoutais si souvent discuter et juger la chose publique »). C’est précisément grâce à la dynamique créée par son sens de l’observation et son désir de conservation que Papineau est à même de présenter une posture de collectionneur agissante et opérante.

Qualité prégnante de l’esprit de Papineau, son sens de l’observation transparaît fortement à travers sa narration[22]. Ainsi le voit-on ponctuer son récit de marques de transports comme celles-ci : « que de jouissances ! que d’observations ! » (MDP, 39). Tout jeune, il prend plaisir à observer ce qui se déroule à la maison : il regarde avec grand intérêt les parties de whist au salon lorsqu’il y a des invités ; il écoute le jargon caractéristique émanant de l’étude de son grand-père lorsque celui-ci s’entretient avec des clients ou des apprentis ; admiratif, il épie, par la porte entrouverte du cabinet, le grand Jocelyn Waller, fier patriote et rédacteur du Canadian Spectator (MDP, 23-27). Son plaisir de l’observation, loin de se restreindre aux gens et aux actions, se porte encore sur les objets. Ainsi, son regard se pose de longues heures sur le patrimoine culturel qui l’entoure : la bibliothèque familiale « contenant les livres les plus amusants des classiques, tels que Racine, Corneille, Molière, Shakespeare, La Fontaine, et Mémoires divers, que cher père lisait le soir de sa voix si belle, si harmonieuse[23] » (MDP, 24 ; l’auteur souligne) ; la carte du Bas-Canada de Joseph Bouchette, qui occupe un pan complet de la salle à manger, où Papineau fit ses « premières, longues et ardentes études géographiques, grimpé souvent et longtemps sur le canapé en jonc que cette carte couronnait » (MDP, 24) ; les murs « garnis de tablettes de livres et de cartes géographiques dont les mers présentaient à leur surface toutes sortes de navires et de monstres marins qui nous intriguaient beaucoup » (MDP, 25). Véritable aventure qui en vaut le coup pour le jeune Amédée, celui-ci escalade avec peine « des monceaux de malles et de colis poudreux » (MDP, 25) pour pouvoir observer de plus près ces cartes, authentiques trésors d’un autre monde. Mais ces trésors d’une valeur inestimable peuvent bientôt être perdus, faute de conservation ; Papineau en sait quelque chose. Repensant à ces vieilles encyclopédies du xviiie siècle gardées précieusement dans le bureau du père, mais qu’Amédée arrivait tout de même à soustraire à la surveillance paternelle pour mieux en observer les nombreuses images, il écrit : « [Q]ue de joies ces volumes nous ont données ! Ils ont disparu dans la tourmente de 1837, comme tant d’autres trésors, des caisses remplies de correspondances et de gazettes : pertes irréparables ! » (MDP, 25) Confronté tôt au sentiment de perte, touchant ici l’héritage culturel de la famille, Papineau semble avoir toujours accordé, par la suite, temps et énergie à la sauvegarde et à la préservation du patrimoine. De fait, il trouve rapidement en Jacques Viger, voisin des Papineau et cousin de son père, un modèle d’antiquaire improvisé qui marque vivement son esprit. La technique pragmatique de Viger, « fouillant sans cesse les archives des greffes, les registres des paroisses, des seigneuries, des séminaires et des couvents ; allant sur les lieux crayonner toutes les ruines des vieux forts, églises, moulins, remparts, qu’il pouvait trouver sur toute l’étendue du pays » (MDP, 28), trouve écho en Amédée[24]. C’est d’ailleurs ainsi qu’il procède lors de son premier retour au Canada après son exil en 1837, court séjour de quelques semaines à l’été 1840 au cours duquel il foulera le sol des lieux où se sont tenus les combats patriotes, dessinera des plans et recueillera des objets précieux (nous aurons l’occasion de revenir sur ce « pèlerinage », selon l’expression d’Amédée). Ainsi Papineau se pose-t-il, pour reprendre ses propres termes, comme « le plus zélé et fidèle collectionneur » (MDP, 423), ce à quoi le prédisposait sa vive conscience de la sauvegarde du passé, combinée à l’acuité de son sens de l’observation.

De fait, Papineau semble entendre la rédaction de ses Mémoires de la même façon qu’un projet de conservation. C’est du moins ce qu’il tend à exprimer dès les premières pages de son ouvrage, alors qu’il soulève le manque criant d’écrits mémorialistes chez ses contemporains. En raison de son grand intérêt, nous nous permettons de reproduire substantiellement l’argumentaire de Papineau, que nous diviserons en deux temps :

Un trait déplorable dans nos moeurs canadiennes, c’est l’absence de mémoires. Tandis qu’en Europe, chez tous les peuples civilisés, hommes et femmes qui ont quelque instruction, quelque aisance, le moindre loisir, qu’ils appartiennent à la vie privée tout comme à la vie publique, se font un devoir de tenir un journal et des notes plus ou moins quotidiennes de tout ce qu’ils voient, entendent, font et voient faire ; ils y consignent non seulement les grands événements publics (que la presse de nos jours ne manque pas de constater amplement) mais encore, et surtout, les mille petits incidents sociaux, domestiques, intimes et secrets, qui font mieux connaître un peuple, une époque, les moeurs et la vie réelle et entière, que les généralités recueillies par les historiens. Ici, chaque génération a sa vie propre et très animée, très occupée, très intéressante, souvent pittoresque et charmante ; des rapports familiers et sociaux pleins d’attraits et de bonheur, de vivacité, et d’individus dignes d’être conservés ; mais tout cela se perd.

MDP, 16 ; nous soulignons

D’emblée, on remarque qu’encore une fois, le sens de l’observation occupe une place fondamentale dans le raisonnement de Papineau. C’est par l’articulation de cette faculté et de la sauvegarde par écrit, nous dit-il, que tout individu devient apte à rendre compte de ce qui l’entoure, des « grands événements » aux « petits incidents ». A fortiori, ce sont ces derniers qui, selon Papineau, sont à même de mieux représenter une société dans son expression la plus vraie. Or, ce sont également ces petits faits quotidiens, trop souvent considérés comme peu dignes d’intérêt, qui sont oubliés faute d’être consignés. Désirant faire comprendre à son lecteur la profondeur de leur importance, Papineau enchaîne son explicatif en précisant les effets néfastes de cette absence :

Vos parents étaient hier pleins de vie, vous aimaient comme vous les aimiez, vous parlaient ; vivaient de votre vie ; vous confondiez vos pensées, vos idées, vos opinions, vos sympathies. La mort vous les enlève. Vous les pleurez et très sincèrement pendant longtemps ; mais leurs ombres muettes se retirent peu à peu dans le lointain. Et si vous cherchez après quelques années à faire revivre leur souvenir dans votre mémoire, pour le traduire et le transmettre à vos enfants, vous êtes étonnés de votre impuissance à évoquer ces souvenirs, à faire reparaître même à vos propres yeux ces êtres que vous aviez si bien connus et que vous chérissez encore. Mais il vous est impossible dorénavant de les faire revivre aux yeux de vos enfants qui vous interrogent avec ardeur et impatience sur vos devanciers et leurs ancêtres.

Ceci ne devrait pas être. La tradition écrite devrait, chez nous comme chez d’autres peuples civilisés, relier les générations et tramer la chaîne si douce et si intéressante de leurs filiations. Ce me semble être un devoir impératif, un culte sacré, que chaque génération doit aux précédentes[25].

MDP, 16-17

Ainsi, le « devoir impératif » que suggère Papineau à ses contemporains en est un non seulement de conservation, mais aussi de transmission et de réception. S’agissant d’abord de noter par écrit pensées, idées, opinions et sympathies partagées au sein d’une même famille, l’exercice, pour être pleinement réalisé, doit se poursuivre dans une seconde visée, soit celle du passage à la génération future. Il en sous-entend encore une troisième, effectuée à la fois en amont et en aval, et qui réside dans l’intérêt que doit porter tout héritier au témoignage des générations précédentes qui lui est légué. Telle une relique sacrée, « la chaîne si douce et si intéressante de leurs filiations » doit être préservée, protégée, voire ardemment défendue contre tout péril, sans quoi il se crée « une scission cruelle entre [l]es générations, un vide affreux » (MDP, 16) gouverné par l’ombre et l’obscurité[26]. D’un ton solennel au pathos bien senti, les propos de Papineau évoquent également l’idée d’une pietas à l’antique, sentiment vertueux d’estime et d’honneur que l’on doit aux Anciens, et dont la portée tient avant tout au culte de la filiation, mais peut être élargie jusqu’à l’ensemble de la nation. Pour celui qui se pique d’une éducation classique abondamment nourrie par l’histoire des Grecs et des Romains[27], la vertu de la pietas trouve évidemment un écho favorable dans l’entendement de l’entreprise mémoriale qui, de prime abord, doit servir à immortaliser sur papier le caractère particulier d’une époque à travers celui de ses grandes familles. C’est dans cette optique que Papineau entreprend son pèlerinage au Canada en 1840, véritable retour aux sources le portant à la rencontre des membres de la grande famille qu’est celle des patriotes.

Au lendemain des agitations armées entre le Doric Club et les Fils de la Liberté[28] de novembre 1837, Amédée, âgé de 18 ans, doit fuir seul en terres américaines. La tête du père Louis-Joseph étant depuis peu mise à prix, les attaques à l’encontre des membres de la famille Papineau sont de plus en plus violentes (ce dont le mémorialiste témoigne dans son oeuvre, comme nous l’avons vu précédemment), de sorte qu’ils doivent chercher refuge à l’extérieur du pays. Après moult escales, Amédée se fixe à Saratoga, dans l’état de New York, où il termine son droit et enseigne le français à des jeunes filles de familles aisées. C’est au début de l’année 1840 qu’il projette de retourner au Canada quelque temps, suivant l’avis de ses correspondants restés là-bas, qui lui affirment que l’entreprise serait sans danger (MDP, 345). Impatient de « revoir ce cher Canada pour lequel [il a] tant soupiré et pleuré depuis si longtemps » (MDP, 345), Papineau a en tête un but précis : examiner soigneusement les lieux des affrontements[29] et récolter autant de précieuses reliques en lien avec les rébellions qu’il lui sera possible. D’ailleurs, le terme « relique » revient à de nombreuses reprises sous sa plume, utilisé tantôt pour désigner des objets[30], tantôt pour qualifier des individus : « Je vois aujourd’hui une relique de la Révolution et, ce qui me fait plus de plaisir, c’est que cette relique est canadienne. C’est un petit vieillard de 87 ans, nommé Charles Cloutier, de la paroisse Saint-Pierre, district de Québec. […] Il n’a pas oublié le français et est très vigoureux pour son âge. » (MDP, 341) C’est que, pour Papineau, les témoignages humains sont d’autant plus importants à conserver qu’ils représentent l’essence même d’une collectivité, de son esprit. Or, si les objets peuvent être préservés dans un endroit sûr[31], la conservation des témoignages oraux présente de plus lourds enjeux. Usant de ses propres préceptes, Papineau se fait « un devoir de tenir un journal et des notes plus ou moins quotidiennes » (MDP, 16) et couche ainsi sur papier ses entretiens avec ces véritables archives vivantes, leur donnant par conséquent un lieu qui les préserve de l’épreuve du temps et en favorise la transmission.

LA POSTURE DE L’HISTORIEN : TRANSMETTRE UN HÉRITAGE FAMILIAL ET PUBLIC POUR RÉPONDRE AUX SILENCES DE L’HISTOIRE

Collectionneur doté d’un sens aigu de l’observation et d’une sensibilité à la conservation des souvenirs acquise de son éducation classique, Papineau possède également – et depuis longtemps – une forte conscience historique[32] qui l’incite à tenir un journal personnel dès lors qu’il voit le mouvement insurrectionnel se mettre en branle. Ce journal, qui deviendra son célèbre Journal d’un Fils de la Liberté (1838-1855), contient « une foule de particularités […] pleines d’intérêt » (JFL, 31) sur des événements importants qui, selon Papineau, seront appelés à « tenir une place saillante dans l’histoire du Canada » (JFL, 31). C’est du moins ce qu’il semble exprimer, en mars 1838, dans la préface de son journal, dont il justifie ainsi l’entreprise :

Plus tard, je donnerai une relation de ces graves événements, de leurs causes et de leurs conséquences probables. Aujourd’hui, l’auteur se contente de faire connaître quelques-unes des raisons qui l’ont engagé à commencer un journal de ce qui s’est passé depuis quelques mois en Canada, de ce qui s’y passera, avec des notes journalières de ses propres actions, etc.

[…] D’ailleurs, il est peu de personnes qui puissent mieux que moi réunir les matériaux d’un semblable ouvrage. Ma propre position durant ces événements, celle qu’occupait mon père parmi les hommes publics de mon pays, et par suite mes relations avec un grand nombre des acteurs dans ces scènes, me placent dans le cas de pouvoir rassembler une foule de détails qui, plus tard, seront très intéressants et pourront servir à l’historien.

JFL, 31-32 ; nous soulignons

Combinée à sa vive conscience historique, sa position privilégiée pousse le jeune Amédée à entreprendre ce projet rédactionnel de grande envergure. Étant bien placé par définition, « extérieurement parce qu’il est témoin, intérieurement parce qu’il est bien né[33] », Papineau entend déjà « faire parler les silences de l’histoire[34] », selon la formule de Jules Michelet. Emporté par ce qu’il qualifie de « guerre civile » (JFL, 31), Amédée confond dans la foulée sa propre expérience, subjective, avec le récit, objectif, qu’il désire offrir à la postérité. Cette hésitation s’observe non seulement dans l’alternance entre les modes personnel et impersonnel du premier paragraphe, mais également à travers l’ensemble du journal, où l’on voit s’illustrer une tension fondamentale entre l’introspection, exigée par la forme diariste, et la consignation de faits, responsabilité qui incombe à sa position d’observateur privilégié. C’est d’ailleurs ce qui le motive à préciser ceci, toujours en préface : « Je ne sais pas si jamais ce journal verra le jour ; mais si c’était le cas, il y aurait bien des choses à y retrancher, qu’il ne conviendrait pas de mettre sous les yeux du public. » (JFL, 32) Papineau espère donc donner matière à l’historien, tout en le prévenant qu’« avec les corrections nécessaires, [son journal] pourra peut-être figurer sur les tablettes du libraire » (JFL, 32).

Marc Fumaroli soutenait, à propos du genre mémorialiste, une idée s’appliquant au journal de Papineau, puisqu’il s’agit également d’un écrit de nature historiographique, à savoir que ces ouvrages, même s’ils « ne sont que les ébauches encore imparfaites d’une Histoire idéale qui reste à écrire[35] », demeurent, en l’absence de cette Histoire, les dépositaires d’une vérité. La vérité contenue dans son journal, Papineau en connaît la valeur, si bien qu’il n’hésite pas à s’en servir lorsqu’il entame la rédaction de ses Mémoires plus de 40 ans plus tard, retranscrivant de longs passages qu’il prend soin de modifier, le plus souvent en surface, mais parfois en profondeur[36]. Si tout projet mémorial implique de se replonger dans ses souvenirs et d’en explorer les profondeurs pour en extraire des parcelles de réminiscences, Papineau trouve également au sein de son journal un matériau historique solide qu’il lui semble urgent de réactiver, alors que la mise en lumière des rébellions de 1837-1838 pour en expliquer les tenants et les aboutissants est encore embryonnaire. Afin de combler les « silences de l’histoire », Papineau débute, à l’instar de Michelet, en pressant coeur, oreille et esprit vers le « fond de la terre », à l’écoute des morts et des « mots qui leur restaient à dire et [qui] pèsent encore dans le cercueil[37] » :

Il faut commencer aujourd’hui même un projet auquel je rêve depuis plusieurs années, et qui m’a déterminé à mettre fin à mes courses vagabondes de par les pays étrangers, et à venir consacrer mes dernières années de vie dans cette solitude, si paisible et si confortable, à y recueillir tous mes souvenirs, et tout ce que je pourrais trouver de la vie intime autant que de la vie publique de mon père, de mon grand-père, et d’autres aïeux. Mais il y a longtemps que j’y songe ; que je fouille ma pauvre mémoire ; et que je tâche de la réveiller ; et que je désire consigner ce qu’elle voudra bien me donner. Et je me dis : autant vaut commencer en ce jour que plus tard.

L’aiguillon immédiat, sont-ce deux portraits reçus hier de Montréal ? Ils sont là devant moi, pleins de vie, de nature ; me souriant ; et semblant me dire : « Allons ! fils chéri ! à ton oeuvre ! fais-nous revivre par tes écrits comme ton peintre nous ramène à toi. »

MDP, 15 ; nous soulignons

Exposant dès les premières lignes de ses Mémoires ses motivations, Papineau laisse entrevoir dans ses propos une volonté de transmission, lui qui se sent dépositaire non seulement d’une vérité, mais aussi d’une mémoire familiale et publique. D’emblée, le ton frappe par le sens prononcé du devoir : puisqu’« il [le] faut », Papineau est prêt à consacrer ses dernières années de vie à ce projet, à s’imposer une solitude malgré tout paisible, favorable à l’introspection et à la rétrospection, et à presser sa « pauvre mémoire » avant que celle-ci ne lui fasse défaut. À cela s’ajoute un point essentiel de sa visée : le sens des obligations familiales, qui rappelle la pietas à l’antique et le culte de la filiation discutés précédemment, qu’illustre l’attention portée aux souvenirs de la vie intime et de la vie publique du père et du grand-père. L’importance des aïeux dans le projet mémorial devient encore plus prégnante lorsque Papineau, par une prosopopée, figure obligée de l’Histoire éloquente[38], anime les portraits de ses grands-parents maternels, Marie-Anne Robitaille et Pierre Bruneau, et leur offre une voix, une prise de parole. Faire revivre ainsi ses ancêtres, littérairement, permet aux Mémoires de Papineau d’acquérir une distinction, revendiquée dans la noble tradition du livre de raison, genre valorisant avant toute chose la famille pour mettre en lumière son caractère[39]. Ainsi le projet mémorial d’Amédée est clair : il s’agira de transmettre à la postérité non seulement quelques souvenirs de sa vie intime, mais aussi et surtout l’importance qu’eurent les membres de la famille Papineau dans l’espace social et politique de l’époque. C’est d’ailleurs ce qu’on pouvait pressentir à la lecture du Journal d’un Fils de la Liberté – et dont les Mémoires sont le prolongement –, ce qu’a pris soin de souligner un lecteur attentif de l’oeuvre, Lactance Papineau, frère cadet d’Amédée, qualifiant le journal de « source agréable de souvenirs de famille et du pays[40] ». Et c’est bien là tout l’enjeu de l’écriture chez Amédée : ce dialogue tendu et si significatif entre la famille et la patrie.

Ces Mémoires, qui s’amorçaient pourtant de belle façon, sont brusquement interrompus lorsque Papineau doit se replonger dans l’implication politique de son père et, a fortiori, la sienne propre. Il nous semble que c’est en raison d’une impasse tissée au fil d’un lien trop étroit entre le personnel et le politique que le récit familial et intime au ton léger de Papineau bascule rapidement, après seulement 50 pages sur près de 430, vers une écriture lourde et impersonnelle embourbée de transcriptions de documents publics. C’est ainsi qu’on voit dériver le propos d’Amédée de sa participation aux soulèvements des patriotes (« Aussi, dès qu’il fut question d’organiser la jeunesse, je fus des premiers sur les rangs » [MDP, 66]) à une sentence curieusement moralisante, qui aurait toutefois sa place au sein d’un ouvrage de facture libérale sur l’histoire du Canada : « Conquis en 1759 par les Anglais, abandonnés par la France de Louis XV et de la Pompadour, le traité de cession de 1763 et le droit des gens nonobstant, les Canadiens tous français tombèrent sous le règne des gouverneurs militaires anglais. » (MDP, 66) S’ensuit un bref parcours chronologique des faits s’arrêtant aux 92 Résolutions et à la signature de la pétition de février 1836 (MDP, 66-68), sorte de préambule aux rébellions dressé par Papineau qui trahit bien son ambition historique. Cette abrupte révolution dans le discours, d’abord personnel puis impersonnel, est à l’image du reste de l’oeuvre, abondamment nourrie de plusieurs passages textuellement retranscrits à partir de périodiques de l’époque[41] concernant l’année 1837 (MDP, 69-90). Vient alors le moment pour Papineau de se replonger dans son Journal d’un Fils de la Liberté, qu’il se propose de citer souvent dorénavant (MDP, 90), ce qu’il observe jusqu’à la toute fin de son oeuvre, entrecoupant ses écrits diaristes, démarqués de la version d’origine, par d’autres pièces susceptibles d’expliquer les drames de 1837-1838. On y retrouve notamment des déclarations et adresses d’associations diverses (MDP, 113-118, 129-131, 144-149), un condensé de La rébellion de 1837 à Saint-Eustache (1883) de Maximilien-Charles-A. Globensky (MDP, 205-221), ainsi que des extraits de l’ouvrage du major anglais George Bell, Soldier’s Glory, Being Rough Notes of an Old Soldier (1867), portant sur les combats de Saint-Charles et de Saint-Eustache (MDP, 361-369). Outre la reprise des écrits provenant de son journal, on remarque que Papineau se tourne fréquemment vers un discours extérieur, autre que le sien – et parfois même du camp adverse –, ne redoutant pas de multiplier les points de vue idéologiques et linguistiques. C’est que, malgré la volonté de combler les manques de l’Histoire au sujet des insurrections, Papineau sait, pour reprendre les justifications de Frédéric Charbonneau, que « le critère du témoignage reste affaire de degré : si bien placé qu’il soit, le mémorialiste n’a pu tout voir et tout constater, il est forcé de puiser parfois à des sources secondaires qui, en dernière instance, sont elles-mêmes d’autres témoignages[42] ». Dans une visée totalisante, mue par le désir de rendre un portrait historique le plus complet possible, Papineau cherche à faire parler ces tragiques points d’orgue, autant de vides angoissants que l’adoption d’une posture historienne, soutenue par la sollicitation d’autres voix, permet désormais d’éclairer.

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Grand observateur et témoin privilégié des événements, attentif avant tout à sa famille et à sa patrie, Papineau n’a répondu que partiellement au projet mémorial initial, présentant à la postérité une oeuvre inachevée. Ses Mémoires d’un patriote sont visiblement tiraillés entre trois postures, dont nous avons cherché à mieux cerner les contours. Lecteur assidu de Mémoires[43], voire habile porte-parole du genre, Papineau rencontre les codes esthétiques de l’écriture mémorialiste, érigeant en modèle les Mémoires d’Aubert de Gaspé père, et parvient à s’inscrire dans la tradition revendiquée. Son intérêt pour la conservation du passé, qui s’accompagne d’un sens aiguisé de l’observation et de valeurs prégnantes tirées de la pietas antique, n’en devient que plus manifeste à la lecture des premières pages, où s’expose la visée du projet mémorial. Ces mêmes pages sont également le reflet de l’héritage familial et politique que cherche avidement à transmettre Papineau, autant de prémices à l’ambition historique de l’auteur, qui finit par imposer au texte une véritable révolution en cours de rédaction.

Dans ses débuts, l’oeuvre de Papineau arrive à faire sens et affiche même une profondeur littéraire, jusqu’à ce que l’auteur doive replonger dans ses souvenirs liés aux insurrections. C’est qu’Amédée grandit, se forge et devient homme au rythme des bouleversements, atteignant sa majorité quelques semaines seulement avant de fuir le pays. Pour mener à terme son projet mémorial, il n’a d’autre choix que de ressasser ces événements, d’y porter un regard rétrospectif et de tenter d’en faire une lecture finaliste « dans laquelle le point de chute se révélerait comme but, comme télos, harmonisant les heurts et les cahots[44] ». Cette lecture, malheureusement, lui échappe, et le propos si bien ficelé des premières pages, selon l’esprit mémorialiste, s’embourbe et se voit enterré par des retranscriptions fastidieuses d’articles de journaux et autres papiers collectés au fil des ans et conservés précieusement. À cela viennent s’ajouter de nombreuses entrées par date, prélevées à même son journal personnel tenu lors des années troubles, lesquelles, bien que plusieurs soient habilement retravaillées, ont le défaut de leur nature : elles appartiennent au style diariste, et non au style mémorialiste. Ces parties disparates, arc-boutées entre elles, font de l’oeuvre entière moins des Mémoires littéraires qu’un lieu de mémoire où siègent notes, pièces et documents historiques rassemblés dans une ultime tentative pour expliquer, saisir et, enfin, clore cette période trouble de la vie d’Amédée. Ce trop-plein historique, causant des débordements rapidement transformés en embûches esthétiques, témoigne d’une impasse devant la rétrospection et la mise en mots, qui ne peut qu’occasionner un projet brisé, une opera interrupta. Malgré l’investissement et l’implication de Papineau, lui qui revient inlassablement à son travail et ajoute « [u]ne nouvelle page pour [s]es mémoires » (MDP, 421) plus de sept ans après en avoir commencé la rédaction, l’embarras narratif se fait sentir et l’oeuvre n’atteint pas l’unité. Ainsi la conclusion partielle qu’il donne à son texte semble-t-elle annonciatrice de la finalité de l’entreprise : « J’y travaillai avec acharnement. Mais hélas ! des fantômes s’élevaient sans cesse devant moi, pour me distraire. » (MDP, 420) Tels des spectres hamlétiques, les fantômes d’Amédée le détournent habilement de ce qu’il doit affronter de sorte qu’il ne laisse que des croquis, des parts d’ombre à la postérité.