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Depuis longtemps, et dans la plupart des sociétés, la forêt est le contexte écologique le moins gouvernable, le plus terrifiant, le plus magique. D’ailleurs, les peintures, tapisseries, trophées, récits, chants, céramiques et contes de multiples cultures montrent la forêt comme un domaine puissant et capable de renverser tout ordre social, même si elle apparaît parfois conquise, consommée, et convertie – moins vivante que simple décor des drames de pouvoir. Zone de conflit et de mystère pendant le Moyen âge (Fournier 1990), aire de richesses et de résistance à l’époque des explorations et exploitations coloniales (Harms 1981 ; Taussig 1987), abri des milices et des rebelles des guerillas pendant la période postcoloniale (Sassine 1976), la forêt – plus particulièrement la forêt tropicale – est aujourd’hui un terrain contesté. Dans l’imaginaire global actuel, elle évoque à la fois un espace d’opportunité économique et une zone de dangers potentiels – viraux ou géopolitiques (Zerner 2003). La forêt tropicale constitue ainsi de nos jours un champ social sans équivalent pour la confrontation entre différentes versions de l’horizon économique, politique et environnemental de la planète.

Mais elle est aussi un écosystème complexe, qui s’étend sur plusieurs continents. L’anthropologie a mis en évidence la diversité de ses écologies micro-régionales et de ses sociétés humaines avec leurs façons d’exploiter la forêt à travers le temps. Nous pouvons identifier certaines tendances et questions communes à ces travaux scientifiques. La plupart du temps, les premiers ouvrages ethnologiques sur une région donnée ont présenté des peuples de la forêt dans un splendide isolement, en s’attardant surtout à décrire leur intégration avec leur environnement naturel ; en fait, ces ouvrages furent souvent complétés et enrichis par des travaux ultérieurs consacrés à la description des interactions complexes entre différentes populations forestières[1]. Ces tendances s’inscrivent dans des débats anthropologiques sur la façon dont les hommes ont évolué en forêt, et elles explorent les causes et conséquences de la marginalisation des peuples de forêt dans le cadre des actuels systèmes économiques globaux[2].

Ces débats intellectuels et théoriques se sont parfois traduits dans les luttes entre différents acteurs pour l’emprise territoriale sur les forêts. Par exemple, l’histoire des Huaroni en Amazonie illustre la capacité des peuples indigènes à devenir des célébrités internationales (Kane 1995), sans pour autant pouvoir acquérir les droits fonciers et le statut social qui leur permettraient de mieux garantir leur accès aux ressources de la forêt. Pour qu’ils y parviennent, il faudrait transformer certaines conceptions de la « forêt vierge », qui ont constitué la base des missions – les missions civilisatrices et capitalistes dans les forêts coloniales et les missions modernistes et nationalistes dans les forêts postcoloniales. Plusieurs travaux récents s’attaquent d’ailleurs aux images puissantes d’une forêt « féminisée » qui est considérée comme dangereuse et difficile à gouverner, mais à la fois vide et prête à se faire pénétrer et valoriser par ceux qui ne la connaissent qu’à peine (Sawyer et Agrawal 1997 ; Slater 2003).

Les nouvelles politiques de gestion des forêts tropicales émanent des interactions entre ces différents savoirs culturels et scientifiques. Plus concrètement, elles sont formulées dans les espaces culturels et institutionnels des organismes bi- et multilatéraux, où les impératifs des experts et administrateurs de l’époque coloniale se heurtent aujourd’hui aux dynamiques activistes et capitalistes. Ainsi façonnées en tant que « politiques environnementales », elles sont ensuite transplantées et appliquées dans des régions aussi distinctes que le Bassin du Congo en Afrique, les montagnes de l’Inde et le Népal. Ces nouvelles politiques reflètent ainsi les particularités des structures étatiques variées, des climats et des contextes sociaux très distincts.

Les prescriptions pour utiliser ces forêts si diverses présentent cependant des points communs : décentralisation de la gestion ; responsabilisation des communautés rurales, éducation sur les notions de rareté et de fragilité des ressources ; et nouvelles interfaces entre communautés rurales, agences étatiques et acteurs privés ou corporations multinationales (Chapin 2004 ; Ribot et Larson 2005). Comment effectuer des analyses ethnographiques, historiques et théoriques sur ces transformations? Comment comprendre les conséquences d’une telle transformation, aux échelles locales et régionales, pour les individus, les communautés et les écosystèmes?

L’anthropologie permet tout cela ; elle devient un champ de description, d’interprétation et d’analyse par excellence, car elle s’adapte aux travaux théoriques et descriptifs comme à ceux qui s’engagent dans l’élaboration des politiques et des programmes. Ses méthodes et approches suscitent une nouvelle génération de recherches en sciences sociales sur les nouveaux enjeux environnementaux, recherches qui ont l’avantage de baigner dans un climat particulier où la pratique de la science en tant que pouvoir est souvent bien analysée. Cette distance critique est d’autant plus nécessaire que l’environnement est désormais récupéré en vue d’une « sécurité et durabilité » à l’échelle globale (World Watch Institute 2005)[3].

Les forêts sont particulièrement importantes dans les définitions territorialisées des zones « à risque », où l’aide militaire devient de plus en plus synonyme d’aide économique (McNeely 2003) et où la protection des limites des aires protégées interfère avec la défense des frontières nationales. Ces tendances se situent à l’extrémité d’un éventail de transformations des rapports politiques en forêt –  gamme de possibilités plus et moins basées sur la force, mais toutes saturées de rapports entre pouvoirs, savoirs et identités (Foucault 1997).

Ce numéro est centré sur les forêts tropicales et offre des portraits détaillés des nouveaux modes de gouvernance dans des contextes très variés : Cuba, Indonésie, Inde, Brésil et Cameroun. Les contributeurs partagent une approche qui combine la théorie sociale récente avec une capacité à décrire des détails intimes de la transformation des institutions pour la gestion de ces forêts. Certains sont plus intéressés par la transformation des institutions au sein des communautés (Doyon) ; d’autres par les institutions transnationales et leurs interactions et conséquences à l’échelle de l’État-nation (Chartier ; Levang, Buyse, Sitorus et Dounias). Plusieurs utilisent et nuancent les contributions de Foucault sur les dynamiques et les formes de pouvoir qui relient les pratiques individuelles aux politiques institutionnelles – c’est-à-dire sur la constitution du sujet individuel, qui ensuite donne lieu à de nouvelles formes de communauté et de contrôle exercé sur les ressources naturelles (Lassagne ; Agrawal). Ils cherchent tous à révéler et à analyser certaines conséquences et possibilités d’une véritable révolution en ce qui constitue les rapports d’utilisation et de gestion des forêts. Qu’il s’agisse des rapports entre individus et nature, ou entre individus et communautés, ou encore entre communautés, en tant qu’acteurs transnationaux, et d’autres acteurs et institutions en pleine évolution, les êtres humains négocient leur rapport à une nature précieuse, dynamique et qui se raréfie. Commençons donc par une histoire, bien trop brève, de la façon dont de telles négociations ont été décrites et analysées par les anthropologues au fil des années.

À travers la forêt, vers une nouvelle anthropologie environnementale

L’anthropologie environnementale est actuellement en pleine éclosion après une apparition précoce mais fugace entre les années 1950 et 1970. Ensuite, pendant les quelques dizaines d’années qui suivirent, elle fut, en quelque sorte, submergée. Des débats faisaient rage au sein de la discipline sur les racines coloniales de l’anthropologie et son rapport aux pratiques de la science et du pouvoir. Dans quelle mesure l’anthropologie avait-elle participé aux pires abus de la « science » des colons, bien trop souvent répressive et réductionniste? Car si la science est capable des ouvertures remarquables sur et dans le monde, c’est un fait qu’elle a souvent été complice de violences impériales inqualifiables.

Certes, l’anthropologie environnementale de l’après-Deuxième Guerre mondiale était une branche particulièrement sensible aux charmes et aux pouvoirs de la démarche scientifique. Cette période a vu la transition de modèles socio-évolutionnistes vers la production de travaux sur les évolutions multiples : l’écologie culturelle (Steward 1977 [1968]) ; l’appropriation de la nature et la production (Godelier 1979) ; la diversité des pratiques agro-écologiques (Conklin 1969 [1954]) ; la religion, le rituel et la nature (Rappaport 1967 ; Harris 1987 [1985])[4].

En France, cette période d’après-guerre a vu le développement de tendances différentes de l’anthropologie : les contributions structuralistes de Lévi-Strauss (1962), le travail de Leroi-Gourhan en préhistoire et culture matérielle (1971 [1943]) ; la linguistique et les ethnosciences d’après Haudricourt et Delamarre (1955) et Haudricourt (1962) ; les rapports interculturels (voir Bastide sur le Brésil 1999 [1957]) ; et l’ethnologie holiste de Dumont (sur les castes de l’Inde du Sud [1957])[5]. Bien trop rares ont été les échanges entre ces multiples traditions et trop peu d’idées ont pu circuler. L’anthropologie environnementale actuelle se constitue néanmoins à partir de certains de ces courants (technologie culturelle [Lemonnier 1992], ethnosciences [Bahuchet 1985], anthropologie structurale [Descola 1986]), avec l’influence des courants nord-américains transmis par des anthropologues marxistes tels que Godelier (anthropologie économique [1984]) ou Barrau (ethnobotanique [1975]), à travers le mouvement « écologie et sciences humaines ».

Si nous tentons de regrouper ici des chercheurs qui travaillent à partir de ces différentes traditions historiques, c’est que nous voyons ré-émerger l’anthropologie environnementale. Elle s’insère dans une discipline désormais transformée : d’une part grâce aux débats suscités par l’anthropologie réflexive et postmoderne ; d’autre part, grâce à l’incorporation des anthropologues et de leurs travaux dans les régimes d’expertise en matière de développement économique, santé et gestion de l’environnement. Sa position vis-à-vis des sciences reste ambivalente : plusieurs départements et programmes se sont scindés, avec l’anthropologie biologique d’un côté et l’ethnologie de l’autre. Mais la tradition des sous-champs persiste : nous avons toujours affaire aux anthropologues de diverses traditions – de la linguistique à la biologie, de l’archéologie à l’ethnologie. La discipline affronte alors les horizons des nouvelles « sciences de la vie » avec une capacité unique de réflexion et de réflexivité envers les démarches scientifiques, leurs possibilités et conséquences sociales.

Pour poursuivre la thématique des forêts tropicales, il faudrait d’abord mieux cerner les développements récents dans l’anthropologie environnementale. Nous allons nous attarder ici sur deux pistes prometteuses : les notions de savoirs et leur circulation, et les « embrouillements ontologiques » entre les humains et les non-humains, qui sont particulièrement intenses en milieu forestier.

Mobilité et mobilisation des savoirs

Dans l’anthropologie environnementale, les contributions récentes les plus spectaculaires sont issues de deux domaines très distincts : la théorie sociale et l’écologie des forêts tropicales. Des résultats de la recherche écologique ont démontré le dynamisme des écosystèmes forestiers en mettant en évidence le rôle important de certaines perturbations (anthropiques et naturelles) pour l’entretien d’un système producteur. Cette nouvelle science a bouleversé les approches basées sur la notion que les forêts évoluaient vers un état stable d’apogée où la végétation correspondait à certaines caractéristiques et ne variait guère. Parallèlement, l’idée du « présent ethnographique » a subi des transformations similaires, grâce aux travaux historiques et politiques sur le système mondial et les échanges technologiques, économiques et culturels entre régions du monde. La monographie qui racontait un « peuple » et sa « culture » a été disséquée et critiquée, faisant place à de nouvelles voix, notamment pour la représentation de « l’Autre ».

Fairhead et Leach (1996) ont su combiner ces acquis écologiques et sociaux pour aborder ce qu’ils appellent « conventional wisdom » concernant la dégradation des forêts en Guinée. Ils présentent une vision nouvelle d’« îles » de forêt dans un paysage de mosaïque forêt-savane. Celles-ci, loin d’être un vestige d’une forêt primordiale dégradée, résultent d’interventions régulières des communautés humaines. L’approche de ces auteurs s’alimente aussi des notions de Foucault, des savoirs « soumis » par exemple. Ils ont contribué à une notion plus riche du « savoir indigène », même si on l’oppose encore trop aux savoirs scientifiques (Agrawal 1995).

Leur appel à une reconnaissance de la contribution des êtres humains dans la création et dans l’entretien des forêts – et pas seulement dans leur destruction – se fait jour en même temps qu’apparaît une nouvelle génération de travaux dans l’ethnologie francophone. Ces ouvrages sont empiriquement et théoriquement très riches ; ils suivent une démarche critique (mais constructive) envers les nouvelles politiques de conservation des forêts (Joiris et Laveleye 1997). Cependant, ces appels ne semblent pas séduire ceux qui appliquent les projets et programmes et qui sont régulièrement confrontés sur le terrain à l’extinction d’espèces végétales et animales (Gartlan 1998 ; Oates 1999).

Certains sont persuadés que les communautés peuvent gérer correctement leurs ressources naturelles et que les approches intégrées et décentralisées permettent de protéger et d’utiliser durablement les forêts. D’autres craignent que les humains n’aient toujours tendance à détruire ou à transformer trop rapidement la forêt. Ces camps s’opposent de plus en plus violemment. Cette situation tendue provoque davantage de vaine rhétorique et de descriptions partisanes, mais elle catalyse aussi des analyses critiques de la représentation des sites et des acteurs, ainsi que des termes « communauté » et « conservation » (Brosius et al. 1998 ; Agrawal et Gibson 1999 ; Duncan 2001).

Li (2002) décrit cette poursuite incessante de la « complexité » par des chercheurs, en avançant un argument intéressant : certains défis politiques nécessitent et excusent les simplifications des situations compliquées. La « conventional wisdom » ou le déploiement d’une notion réductrice de la « communauté » peuvent, parfois, être justifiés dans un monde caractérisé par 1) l’intensification des asymétries économiques et politiques et 2) la prolifération des mécanismes d’exclusion des nouvelles formes d’appartenance aux structures et aux processus globaux. Tsing (2005) lie aussi la destruction des forêts à l’émergence de nouvelles possibilités politiques. Elle décrit la connexion entre « savoirs indigènes » et « savoirs scientifiques » dans l’alliance environnementaliste entre agriculteurs-essarteurs de Kalimantan et étudiants universitaires dans une Indonésie post-Suharto.

Embrouillements ontologiques

Au-delà des ouvrages cités ci-dessus, et qui abordent plus ou moins directement les rapports entre le savoir, le pouvoir politique et l’utilisation des ressources forestières, une nouvelle génération de recherches est en train de creuser les sens riches et variés de la Nature, tout en se référant à l’histoire, à la fiction, à la théorie sémiotique et aux études critiques de la science. Ces ouvrages commencent à s’accumuler, en créant une nouvelle poésie de l’anthropologie environnementale. Feld (1996) parle d’une « esthétique » des rapports homme-environnement ; Haraway (1989) décrit à la fois des injustices-inquiétudes et des innovations en ce qui concerne la délimitation de la catégorie de l’« homme » vis-à-vis de la femme, de l’animal, du cyborg ; Brunois (2004 : 105) parle d’une « rupture ontologique inhérente au paradigme dualiste et qui impose insidieusement une uniformisation d’être au monde ». Cette violence ontologique va à l’encontre des sensibilités – à la fois très anciennes et très nouvelles – des liens entre humains et non-humains.

Comment placer les nouvelles ontologies, qui reconnaissent le collectif auquel appartiennent les humains et non-humains, au centre de l’entreprise anthropologique? D’aucuns s’y essayent : Raffles (2002) propose une vision de la forêt et des fleuves amazoniens dans la création des lieux et des identités au Brésil. Son livre échappe aux genres habituels de l’anthropologie, en circulant à travers des disciplines et des publics. Cormier (2003) effectue une véritable étude ethnographique des rapports homme-singe, en produisant une première monographie « ethnoprimatologique ».

Ces intimités concentriques et fluides nous mènent vers une vision d’espoir, vers une conception de la forêt comme lieu privilégié pour reconsidérer ce que veut dire être humain. Mais elles n’existent pas à l’abri des processus inexorables de transformation. Ces ouvrages anthropologiques paraissent à un moment ou les images des corps mutilés des gorilles et chimpanzés du Congo circulent largement et catalysent de nouveaux mouvements sociaux pour le droit des animaux, liant les leaders des ONG environnementales aux directeurs des parcs zoologiques et aux stars de Hollywood pour sauver ces « citoyens » des forêts pluvieuses que sont les grands singes (Rose et al. 2003).

Si la nature nous semble de plus en plus en péril, de moins en moins prévisible, moins stable que jamais, elle commence également à saturer plus que jamais les rapports sociaux qui gouvernent la vie sur la planète. Nous assistons à une ère de bioterreur, de biotechnologie, de systèmes de positionnement géographique, de partis politiques « verts », de droits des animaux, de brevets sur le vivant, de modifications climatiques et de quête insaisissable de « durabilité ». Quels sont les concepts et contextes les plus fiables pour mieux comprendre notre époque, où chaque nouvelle technologie et toute ancienne écologie a ses implications morales et éthiques (Bryant 2000)? Comment ancrer nos analyses dans des écosystèmes précis, tout en les liant aux circonstances du changement global?

Nouvelles formes de gouvernance environnementale

Une des contributions les plus importantes pour préparer le terrain aux nouveaux modes d’analyse de la gouvernance environnementale a été l’introduction de l’histoire et des notions d’économie politique dans les travaux d’écologie culturelle. Autrement dit, il s’agit de la création du champ « écologie politique » dont Sabrina Doyon (ce numéro) se munit pour son analyse du contexte cubain ; nous n’en donnons que quelques exemples ici (voir Peluso 1992 ; Bryant et Bailey 1997) pour situer nos interrogations sur le savoir (et ses liens avec les territoires et politiques) et les embrouillements ontologiques (et, par extension, moraux et éthiques).

La pertinence de l’histoire ne se limite pas à l’échelle des villages, régions ou pays du tiers monde. Toute institution « globale » a son histoire plus précise, y compris les grandes ONG comme Le Fonds Mondial pour la Nature (WWF) ou Greenpeace. Parmi les premiers acteurs qui ont inauguré la période postcoloniale, les ONG environnementales sont nées pour la plupart autour des années 1960. Le fait que la notion de « crise environnementale », nécessitant l’attention de nouveaux organismes internationaux, advienne au même moment que le retrait de l’État colonial indique à quel point les contradictions internes des ONG ont des racines historiques.

L’article de Denis Chartier dans ce numéro nous aide à mieux comprendre les effets de ces contradictions et leurs conséquences. Patrice Levang, Nicolas Buyse, Suaduon Sitorus et Edmond Dounias interrogent le rôle des ONG – et de la société civile plus largement définie – dans le cadre d’une décentralisation qui favorise autant le secteur privé que les élites régionales. Antoine Lassagne, Sabrina Doyon et Arun Agrawal proposent une vision beaucoup plus intime, au niveau des villages. Loin de nous offrir ici un tableau de victimes de politiques inappropriées, les auteurs nous aident à comprendre les éléments d’une énorme transition qui se déroule si différemment à travers les « tropiques » distincts, produisant de nouvelles intégrations des formes de savoir, des acteurs et des réseaux sociaux, qui méritent davantage l’attention des anthropologues.

Si les anthropologues servent de plus en plus de médiateurs pour les projets, ils sont également des analystes de plus en plus critiques quant aux interventions dans la vie des communautés forestières (Orlove et Brush 1996). Dans les années 1990, un programme conçu pour l’Union Européenne par des anthropologues a proposé que l’anthropologue soit médiateur, voire un avocat des peuples indigènes des forêts tropicales. Les créateurs du projet souhaitaient notamment démasquer les notions fausses de forêt « vierge » et « sans habitants » (fréquentes chez les conservateurs de la nature), forêt que l’on voudrait convertir en valeur économique à l’échelle nationale et internationale (Bahuchet et al. 2001)[6].

Ils ont ainsi montré que les travaux anthropologiques peuvent contribuer à susciter de nouvelles politiques forestières. Ils ont également participé à la construction des liens entre les communautés situées en forêts tropicales et d’autres communautés reliées autrement aux nouveaux processus et structures politiques, financiers et culturels. Brosius nous rappelle les dangers des rôles de médiateur-avocat. Il note que les textes anthropologiques, produits avec les meilleures intentions, peuvent occasionnellement contribuer à une plus forte oppression de ces groupes, si souvent marginalisés d’avance de par leur statut d’habitants des forêts (1999). Comment mieux concevoir les défis d’une démarche descriptive adéquate dans des contextes aussi variés, aussi politisés et compliqués? Il faudrait tenir compte à la fois des coûts possibles pour les communautés forestières, tout en pesant l’importance d’une meilleure compréhension d’une tendance qui devient, en effet, trop générale : l’intensification de l’exploitation dans des forêts tropicales (Sponsel et al. 1996).

Si les nouvelles alliances et divisions que produit la globalisation s’avèrent parfois difficiles à cerner, Appadurai (2002) veut tout de même distinguer entre deux types de mouvements sociaux. Il s’agit de ceux qui ont opté pour une politique de confrontation militarisée, et ceux qui ont opté pour une politique de partenariat – c’est-à-dire pour la coopération entre groupes qui étaient, auparavant, en conflit les uns avec les autres : États, secteur privé et travailleurs. Il est fasciné par ce dernier type, y voyant des possibilités rassurantes pour de nouvelles formes de « démocratie approfondie ». Selon Chapin (2004), par contre, les nouvelles alliances entre environnementalistes et entreprises privées constituent non pas des compromis stratégiques pour promouvoir les objectifs de ces derniers, mais plutôt l’abandon des buts originaux, laissant les identités indigènes et environnementalistes irrévocablement « compromises ».

Que les avis soient partagés entre l’espoir et la déception – entre ce que Peet et Watts (1996) appellent le « triomphalisme » des économies de marché et le constat des tragédies occasionnées par l’introduction des mesures néo-libérales –, une chose est claire : de nouveaux acteurs et de nouvelles formes d’échange sont en train de transformer la vie en forêt, au sein des communautés et dans les micro-pratiques de l’utilisation de ces ressources naturelles et culturelles. Si, globalement, cette transition s’avère être énorme, elle n’est pas uniforme. En effet, la forêt tropicale n’est pas une, comme le montre ce numéro : on y décrit des forêts de mangrove dans la zone côtière de Cuba, des forêts fragmentées dans les archipels d’Indonésie, des forêts de montagne en Inde et les vastes étendues de forêts dans les plaines des paléotropiques (Cameroun) et néotropiques (Brésil).

Le but du numéro n’est pas d’offrir un « tour du monde » en matière de gestion des forêts, mais d’explorer la diversité des processus de formulation et de mise en oeuvre des nouvelles politiques de gestion des forêts. Kumaon, en Inde, nous offre une histoire de réussite sur le plan écologique, mais ce même exemple nous oblige à repenser les notions de l’individu, de la communauté et de la gouvernementalité. En Indonésie, les forêts subissent une pression écologique énorme, il y a en même temps un bouleversement des dynamiques oppressives des années passées, et une possibilité de mise en place des nouvelles structures et processus sociaux, avec de nouveaux mécanismes d’exclusion et d’exploitation. Au Cameroun, au contraire, les nouvelles politiques forestières ne semblent que prolonger et même étendre les pratiques de prédation de l’État sur ses sujets dans les zones de forêt.

Dans tous ces cas, la forêt incarne des inquiétudes ambiantes et révélatrices des contradictions fondamentales de nos modernités multiples.

L’anthropologie environnementale exprime toujours ses dettes envers une génération précédente d’ethnologues méticuleux et curieux, en même temps qu’elle invente de nouvelles coalitions et communautés intellectuelles et politiques. Le domaine de l’environnement reflète et révèle des courants de la culture populaire actuelle. En ce qui concerne les habitants « originels » des forêts tropicales et leurs liens de plus en plus élaborés avec les autres mondes, nous nous trouvons confrontés aux dissonances cognitives de notre époque. D’un côté les promesses et menaces de la biotechnologie et du savoir génétique peuvent transformer nos façons de connaître et de manier les forêts (passées, présentes et futures). D’un autre côté, nous sommes inquiets : comment se forger des certitudes morales et éthiques dans ce monde où les horizons de nos savoirs et nos capacités à gérer semblent se diriger vers une reconfiguration du « primordial », voire vers une maîtrise sans précédent de la vie?

Ceux qui négocient, tous les jours, leurs rapports encore concrets et intimes à la forêt, devront rester au centre de nos processus de réflexion. En dire plus serait vous priver de vos propres voyages, en tant que lecteurs, à travers ces forêts.