Corps de l’article

L’enfance n’est jamais perdue. Il faudrait dire plutôt que l’enfant est en devenir et toujours en souffrance. L’enfant permet de dire la mélancolie de l’être qui n’a pas encore trouvé sa forme achevée. Si l’artiste ou l’écrivain cherche l’image ou le mot, l’enfant cherche une image de lui-même — et un langage, de même. Infans, l’enfant est aussi informe. Une même quête formelle unit donc l’écrivain et l’enfant. Mais sans objet, la mélancolie de l’enfant est sans sortie : c’est de lui-même que l’enfant manque. Le voilà pris : prisonnier de l’image et du miroir, ou soumis au langage d’une autorité qui s’emploiera à le former : l’école, l’université.

Que l’on repasse au miroir. Concept lacanien bien connu, le stade du miroir n’en est pas moins une jolie histoire :

Le petit d’homme à un âge où il est pour un temps court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle. […] Cet acte, en effet, loin de s’épuiser comme chez le singe dans le contrôle une fois acquis de l’inanité de l’image, rebondit aussitôt chez l’enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés[2].

On ne surprendra personne en disant que Lacan insiste sur la « béance » au principe d’une telle relation. Le stade du miroir joue de l’« insuffisance » du sujet, sa néoténie ou « prématuration ». Dans les théories de l’image et de la photographie, on évoque souvent le stade du miroir pour expliquer la fascination de l’image, l’emprise de l’imaginaire. Il faudrait maintenant insister sur cette fonction de l’imago « qui est d’établir une relation de l’organisme à sa réalité[3] ». Le stade du miroir est un procès tout autant structurant qu’affolant puisqu’il implique la manipulation de l’image de soi, « d’abord diffuse et brisée[4] », puis assimilée et finalement distinguée du réel environnant. Lacan parle d’images de castration, de mutilation, de démembrement, de dislocation, d’éventrement, de dévoration et d’éclatement. L’enfant est pour lui-même un puzzle, un casse-tête, qu’il s’agira d’assembler : il lui faut former une image, un imago, avant de s’y fixer. L’enfant, prématuré, cherche l’image et l’unité. Comme la mélancolie, la néoténie est un mal du corps morcelé.

C’est ainsi, à notre avis, qu’il faudrait considérer l’entreprise autobiographique comme étant toujours celle d’un sujet immature, c’est-à-dire cherchant dans les éléments de son passé sa propre unité ou son identité à venir. Que cette autobiographie soit celle d’un intellectuel accompli ne change rien à l’affaire — au contraire. On s’appuiera sur l’autoportrait de Roland Barthes pour défendre ce propos. Du Roland Barthes par Roland Barthes (1975), on étudiera la néoténie dans la collection d’images de soi jusqu’au choix d’une image une et multipliée, l’image idéalisée par l’enfant qui ne sait pas encore écrire. Quant à la Recherche, Roland Barthes se disait marcellien. De la même manière, on sera rolandien : on s’attachera à l’histoire de cet enfant qui cherchait à devenir écrivain. On espère ainsi montrer sous quelles formes l’enfance s’écrit et, inversement, le caractère infantile d’une certaine mélancolie de la forme, fragment ou photographie, qui donne au Roland Barthes par Roland Barthes son principe structurant.

Le Roland Barthes, en effet, offre une image morcelée, démembrée du sujet dans le découpage du texte et son montage, la suite, également, de photographies, le chapelet d’anamnèses en milieu de parcours et la quantité d’objets trouvés (papiers, dessins, caricatures, brouillons) présentés dans la monographie. Il ne faut toutefois pas manquer de lier ce dénombrement à une logique de la collection. Le fragment est « désastre », mais il est aussi un « assemblage » chez Barthes. Parlons de dispersion, bien sûr, mais aussi d’un projet de recollement par les citations trouvées et épinglées, les photographies choisies, les « archives » exhibées et les artefacts du travail dans les « fiches » montrées. Ce fonds puisé à même une « collection personnelle » auquel s’ajoutent des éléments rapportés témoigne d’une entreprise de collection. Ce ne sont pas des billes, des timbres ou des papillons, mais chaque « pierre » ou fragment participe d’un même travail de l’éventail, du nombre, du détail.

Dans cette entreprise de collection de soi, la photographie n’a pas vocation d’imago, d’image « une » de l’identité, mais participe de l’inventaire de l’imagier. Collectible, elle présente des éléments à collectionner — les parties du corps, en premier. L’image photographique ne se donne pas pour une vision « morphologique », mais pour le « rêve obtus dont les unités sont des dents, des cheveux, un nez, une maigreur, des jambes à longs bras, qui ne m’appartiennent pas, sans pourtant appartenir à personne d’autre qu’à moi[5] ». En fait, ces « unités » se retrouvent, ailleurs, dispersées, dans les photographies de famille. Des éléments qu’il dira appartenir à son corps « irréductible » sont vus sur d’autres et l’enfant Roland voit sa solitude chez la soeur de son père (fig. 1).

Fig. 1

« La soeur du père : elle fut seule toute sa vie. »

« La soeur du père : elle fut seule toute sa vie. »

* Alice Barthes

Collection personnelle de Roland Barthes

Source : Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 18

-> Voir la liste des figures

C’est dans sa généalogie que l’enfant apparaît donc le plus morcelé. Symptomatiquement, aucun couple n’est présenté ensemble : les conjoints occupent toujours des cadres séparés. Aussi la lignée se trace-t-elle à la manière qu’a Barthes de dessiner à main levée, enchaînant « naïvement détail par détail » (RB, p. 671). Même familial, le portrait reste sans coordination.

De l’enfant en position dépressive, Melanie Klein dit qu’il craint la désintégration, d’où sa fascination pour les objets cessibles, d’où le fétichisme de l’adulte mélancolique en tant que la chose renvoie à l’unité perdue. Du fait d’un surmoi trop sévère, des parties du moi se sont séparées. À ces parties, senties pour seules, le mélancolique s’identifie : voilà à quoi tient le sentiment de solitude. S’il pleure la relation première à la mère, le solitaire est toutefois en quête d’un autre et même que soi : le mélancolique fantasme son jumeau. Pour contrer le sentiment de solitude, il y a donc création d’une image gémellaire. Par cette image, le mélancolique se représente « toutes les parties du moi, séparées par clivage et in-comprises que le sujet désire fortement retrouver dans l’espoir de réaliser son unité et d’aboutir à une totale compréhension[6] ». Alors que le « petit d’homme » tombe, fasciné, sous le coup de l’image spéculaire, l’enfant kleinien dessine, en quelque sorte, l’image de son jumeau. L’impératif est cependant le même : réaliser, par l’image, l’unité d’un corps morcelé. C’est sans compter le clivage par l’image ainsi créé.

Que l’image soit duelle n’y change rien : elle opère, comme la collection, dans la série, l’énumération, la répétition mais la variation. C’est une construction, un procès d’intégration. Roland Barthes par Roland Barthes : voilà le projet du livre. Comme l’enfant fantasme son jumeau, l’auteur fantasme un enfant dont les traits lui ressembleraient.

Du passé, c’est mon enfance qui me fascine le plus ; elle seule, à la regarder, ne me donne pas le regret du temps aboli. Car ce n’est pas l’irréversible que je découvre en elle, c’est l’irréductible : tout ce qui est encore moi, par accès ; dans l’enfant, je lis à découvert l’envers noir de moi-même, l’ennui, la vulnérabilité, l’aptitude aux désespoirs (heureusement pluriels), l’émoi interne coupé pour son malheur de toute expression.

RB, 602

Les photographies choisies montrent la ressemblance de Roland Barthes et de l’enfant, notamment sur celles qui accompagnent l’ennui : d’un côté, Bayonne en 1923, de l’autre, Tokyo et Milan, fin des années 1960. Cette juxtaposition produit un sujet par qualité : l’ennui, « mon hystérie ». Dans cette figure reconnue et répétée, un jumeau est trouvé (à défaut d’une identité). Mais le double créé n’a rien pour réconforter : ce « jumeau » dit la solitude et la mélancolie. On est dans l’impression que c’est par identification que les photographies ont toutes été choisies, non seulement celles de Roland enfant, mais surtout celles des membres de sa famille : combien de poses mélancoliques ? Le père et le grand-père ont non seulement le regard mais le « coude » pensif (fig. 3 et 4), le même que celui de Barthes en conférence et ennuyé (fig. 2).

Fig. 2

« Détresse, la conférence  »

« Détresse, la conférence  »

* Tokyo, 1966

Collection personnelle de Roland Barthes

Source : Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 29

-> Voir la liste des figures

Fig. 3

« Le père, mort très tôt  »

« Le père, mort très tôt  »

* Louis Barthes

Collection personnelle de Roland Barthes

Source : Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 19

-> Voir la liste des figures

Fig. 4

« Ce jeune homme aux yeux bleus, au coude pensif, sera le père de mon père »

« Ce jeune homme aux yeux bleus, au coude pensif, sera le père de mon père »

* Avec les arrière-grands-parents Barthes, sa soeur et son frère, Léon Barthes.

Collection personnelle de Roland Barthes

Source : Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 23

-> Voir la liste des figures

Plusieurs images sont répétées, c’est-à-dire que Barthes a choisi de montrer divers clichés d’une même pose. L’effet de série est fréquent. Par exemple, il y a trois images de lui-même dans son espace de travail. « Cet espace est partout le même, patiemment adapté à la jouissance de peindre, d’écrire, de classer » (RB, 618). Ici : peindre, écrire et classer quelque chose de soi. Chaque image dit un trait, une singularité qu’on verra reprise ailleurs, en d’autres temps, ou abandonnée, telle la maigreur ou « cet air-là ». C’est pourquoi le Roland Barthes joue de la forme, de l’identité et de l’imitation dans un mouvement qu’on dira de devenir. Le savait-on ? Barthes est un écrivain mineur au sens deleuzien : le Roland Barthes est pris dans un devenir-enfant.

La minorité court dans le Roland Barthes : elle est du côté de l’image troublée, comme déformée par la répétition, l’« intensité » (ou singularité) isolée, la diffraction, l’écart, le flou et (pour terminer le cahier) cette photographie de Barthes légendée « Gaucher ». La gaucherie des photographies joue du mimétisme pour le travestir. En allumant une cigarette comme vous le feriez, à droite, il fait le geste à gauche : comme au miroir, la symétrie est parfaite. Toute image du Roland Barthes reprend une posture qu’elle déplace et montre une minoration de l’image attendue. Aussi n’est-on jamais sûr de la vérité représentée. L’enfant joue avec les formes : il les fait inachevées. On croit reconnaître la chose, puis on demande : « Qu’est-ce que c’est ? » Au final, l’image pose la question de l’identité et du nom. En mettant en cause la vérité de l’image, le Roland Barthes défie la pédagogie et le langage. Ou comme l’écrit Michel Foucault sur l’oeuvre de Magritte : « Mais qui me dira sérieusement que cet ensemble de traits entrecroisés, au-dessus du texte, est une pipe[7] ? »

Que l’on se rappelle la visée didactique de la collection « Écrivains de toujours ». Par le livre, on entend introduire une oeuvre, présenter un auteur à l’étudiant. Mais le Roland Barthes joue de la voix du maître, du savoir à transmettre, de l’adéquation de l’énoncé et de la vérité. Ici, le professeur = la matière. C’est un canular, une farce d’étudiant qui naît de ce redoublement. La confusion du contenu et de la voix met toute autorité en question. Qu’apprend-on dans le Roland ? Barthes a soin de diviser l’imagier et le texte d’explication. Or il n’y a pas de relation d’implication des images au texte, du texte aux images, sinon une solitude, ressassée, un ennui, une méconnaissance, une mélancolie. C’est comme si le Roland Barthes avait été écrit pour transmettre l’idée de quelqu’un qui ne (se) comprend pas — d’où la « bêtise » du livre…

Des images, on apprend qu’elles ont été choisies par ignorance. Plusieurs clichés sont surexposés ou mal focalisés. Du texte, on sait qu’il se donne dans le refus du discours imposé et du qualificatif : il est interdit de dire « c’est ». Tout le propos est d’infléchir la transparence du modèle, de ce qui va de soi, de source, d’autorité. C’est la revanche de l’enfant, de l’écolier, du gaucher, de celui à qui on a demandé de copier : « Être gaucher, cela veut dire quoi ? […] En classe, autrefois, il fallait lutter pour être comme les autres, il fallait normaliser son corps, faire à la petite société du lycée l’oblation de sa bonne main » (RB, 675). Le Roland Barthes enseigne plutôt à gauchir la main, le modèle, à minorer l’image, le corps : ce sera les gribouillis à la Twombly qui couvrent et ouvrent le livre, et la dépouille d’un clown qui le clôt. On pourrait dire également que le texte donne à lire un début d’écriture, un devenir. Il est vrai cependant que la photographie met ici en question l’identification, l’assomption du sujet de sa propre image et sa reconnaissance par l’autre.

Mais qui est l’autre, ici ? Le mélancolique ou l’enfant tend sa propre image, mais à qui ? À l’autre, enfant, à l’écolier qu’on suppose, à ce jumeau regardant ? Ou à soi-même, encore une fois, narcissiquement ? Le Roland Barthes se donne pour une écriture du sujet, à entendre aussi comme matière à traiter. Que l’on se rappelle la couverture des cahiers d’écolier : Nom : Roland Barthes. Sujet : Roland Barthes. Ayant le sujet pour sujet, ce livre s’en prend à la possibilité d’identifier, c’est-à-dire d’associer le nom et l’image, le « signifiant » et le « signifié ». Le sujet est ici un signe désarticulé. Dans le miroir, une image est cherchée. L’autoportrait est là pour illustrer la gaucherie, l’insuffisance du sujet et la mélancolie de l’enfant. Plus il est trouble, plus il est vrai : l’autoportrait manque de définition. Ne serait-ce que parce qu’elles se donnent dans la coupure, les photographies du Roland Barthes marquent la césure à l’origine et la tentative de recollection. C’est dans le temps de l’écriture et le temps permis par la photographie que se pense la distance comme le rapport de « moi » à « moi ». Comme le principe photographique, le jeu de la mémoire pose la question de l’identification. Et c’est dans l’effet de surimpression des temps que l’on retrouve non seulement la forme du roman que Barthes désirait écrire, mais la néoténie, l’inachèvement et la mélancolie de l’enfant.

Telle qu’illustrée par l’autoportrait (ou l’autobiographie), l’image de soi implique un rapport à l’autre. Si le sujet est aveugle à lui-même, c’est tout aussi bien la reconnaissance et l’identification, bref la « vérité », qui font défaut. Mélancolie au miroir, aveuglement de l’infans, le sujet ne peut se voir que dans l’éclipse : il est impossible de savoir comme de se regarder en face. On doit en passer par l’autre, et par l’amour — aveugle, comme on le sait par Narcisse. Aussi un autre est-il créé par identification, sinon par amour : ce sera l’étudiant. Non plus Roland enfant, mais ceux qui assistaient au séminaire de Barthes (et dont la photographie est incluse dans le livre) et ceux qui lisent, évidemment, le Roland Barthes. C’est à eux que la méconnaissance du sujet est laissée à comprendre. Suivant l’ordre alphabétique, le livre se donne comme l’imagier d’une matière (Roland Barthes) à reconnaître et à aimer, « les modes, variés, échelonnés, reportés, toujours décevants, sous lesquels il s’imagine, ou encore (c’est la même chose) : sous lesquels il veut être aimé[8] ». Dans un souci didactique, la photographie est également utilisée pour illustrer la matière présentée.

La division en deux sections (les images, puis les fragments) est censée marquer une coupure dans la vie du « sujet » : l’imaginaire puis l’écriture, l’enfance puis l’âge adulte, assimilé chez Barthes à son statut d’intellectuel et au professorat. Il s’ensuit que le sujet est divisé par le temps, qu’un Roland enfant mime, « irréductible », le Barthes adulte, celui de l’écriture du livre et professeur de son état. Le cours de l’âge se vit ici dans le fossé des générations compris comme l’identification de l’enfant au modèle de l’écrivain ou l’opposition du maître et de l’élève : ce sont les anecdotes rapportées du tableau noir, du professeur d’histoire chahuté ou du professeur de Première qui attendait toujours qu’un étudiant trouve enfin la réponse à la question posée. C’est aussi Barthes lui-même pris dans la chaîne générationnelle. Dans tous les cas, la question de la copie pose un décalage dans le temps : la non-contemporanéité du modèle et de celui qui apprend. Ce temps est celui de la formation de l’enfant… que Roland Barthes serait toujours, évidemment.

Il y a un contretemps dans les fragments du livre. Même hors les « anamnèses », on lit quantité de souvenirs d’enfance. Ils ont valeur d’exemples : ils visent à transmettre un concept, une idée, mais aussi la transmission même. Le contenu n’évolue pas : les acteurs seulement ont changé. Barthes rapproche ainsi les barres de son enfance et « le grand jeu des pouvoirs de parole » (« un langage n’a barre sur l’autre que temporairement ; il suffit qu’un troisième surgisse du rang, pour que l’assaillant soit contraint à la retraite » [RB, 630]). Est comparé, aussi, le bain pris, adolescent, dans une mer où pullulaient les méduses et la doxa :

de la même façon, on pourrait concevoir de prendre un plaisir (retors) aux produits endoxaux de la culture de masse, pourvu qu’au sortir d’un bain de cette culture, on vous tendît à chaque fois, comme si de rien n’était, un peu de discours détergent.

RB, 697-698

C’est tout son imaginaire intellectuel que Barthes rapporte ainsi aux jeux de l’enfance : la main chaude pour le mouvement des discours, « roche, papier, ciseaux », l’anneau du furet pour ses objets de réflexion. Il s’agit aussi de montrer le chercheur dans l’enfant et le jeu dans la recherche, l’homologie des activités de l’intellectuel et de l’enfant, sans compter la mélancolie. Dans cette confusion des temps, on se demande : mais qui copie ?

Si l’on distingue de prime abord Barthes adulte et Roland enfant, la surimpression agit et l’on ne sait plus à la fin très bien où situer Roland Barthes dans la chaîne des générations ni dans la hiérarchie de l’éducation. De Christian Metz, Roland Barthes disait, en compliment : « Son discours […] parvient à confondre deux temps : celui de l’assimilation et celui de l’exposition[9]. » Ou l’identification opère ici, ou tous deux sont allés à la même école, car la division maître/élève s’« abolit » chez Roland Barthes aussi. À force, c’est le plus vieux des deux Barthes qui apparaît le plus enfant : celui qui ne fait pas ses « devoirs de lecture », celui qui veut jouer du piano tout en refusant le « dressage » du doigté, celui qui pratique « en peinture que des barbouillages tachistes » (RB, 670). (On remarquera que c’est la main que Barthes s’essaie à gauchement maîtriser.) Revendiquant pour ses activités un statut d’amateur, Roland Barthes se présente en situation d’apprentissage, de devenir. Même et surtout dans ses activités professionnelles, l’image donnée est celle d’un enfant.

Pour Barthes, la seule maîtrise qui vaille est celle du jeu. Le sens est un gadget dont il « ne se fatigue pas de faire jouer le déclic » (RB, 699). Le mot est un objet transitionnel, « analogue à ces bouts d’oreiller, à ces coins de drap, que l’enfant suce avec obstination. Comme pour l’enfant, ces mots chéris font partie de l’aire de jeu ; et comme les objets transitionnels, ils sont de statut incertain » (RB, 705). Les formalisations sont des « joujoux », des « poupées » un peu plus compliqués. On comprend que la réussite de Barthes ait été de maîtriser ses jeux d’enfant. Car on ne joue vraiment, comme il l’écrit, qu’à « masquer le jeu lui-même » (RB, 716). Et c’est somme toute le génie de la mélancolie que de jouer ainsi de la néoténie.

Manuel scolaire, le Roland Barthes se veut en même temps un cahier d’écolier dans lequel se fait l’apprentissage de l’écriture par le sujet. On y voit les explications du maître et les gribouillis de l’élève. Le temps ne suit pas son mode : la classe est perturbée. Cette confusion des personnes a son illustration dans ce « barbouillage » que Barthes a légendé « Gaspillage » : marker et feuille de papier à l’en-tête de l’École Pratique des Hautes Études (fig. 5).

Fig. 5

Gaspillage

Gaspillage

* 1972

Collection personnelle de Roland Barthes

Source : Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 117

-> Voir la liste des figures

La chose marque l’ennui, bien sûr, une « absence » rêveuse, un décrochage de l’école. Mais le jeu du trait, du dessin, le bonheur gratuit de la graphie dit aussi l’application et la gaucherie, le travail de l’enfant : « l’enfant s’applique, appuie, arrondit, tire la langue ; il travaille dur pour rejoindre le code des adultes[10]. » Le caractère naïf de ces compositions de couleurs appelle la réminiscence de l’enfance comme temps de formation. Ces dessins rappellent aussi le temps de l’apprentissage de l’écriture pensée et vécue par Barthes comme travail de la main gauche. (Si « le romancier est l’homme qui parvient à infantiliser son Je[11] », il est aussi celui qui parvient à gauchir sa main.) L’enfant trace, il copie : il écrit sans savoir encore écrire. Sans mot, sans idée pour le conduire, le gribouillis n’a que la main pour guide. « Mais ce passé du trait peut être aussi défini comme son avenir[12] », ainsi que le dit Barthes de l’oeuvre de Cy Twombly. Dans le tracé des dessins, Barthes pratique sa main. « On dirait qu’il n’y a jamais que le souvenir ou l’annonce du trait[13]. » Les marqueurs de couleur sont les outils avec lesquels l’écolier s’apprête à écrire. De même, le tracé d’une écriture maîtrisée, les phrases manuscrites que Barthes a insérées dans le livre participent, même adulte, du « champ allusif de l’écriture[14] ».

Dans sa gaucherie, sa déficience qui est aussi son devenir, l’expérience de l’enfance, telle que Barthes l’illustre et l’écrit, annonce un récit. Le Roland Barthes est dédié au livre à venir. L’excipit, manuscrit, le dit assez : « — Quoi écrire, maintenant ? Pourrez-vous encore écrire quelque chose ? — On écrit avec son désir, et je n’en finis pas de désirer » (RB, 771). Ce désir d’écrire, Barthes le reconnaît comme étant celui de l’enfant. En s’identifiant à celui-ci, en faisant sienne l’image de l’enfant, Barthes se donne la figure du devenir : le Roland Barthes est un apprentissage de l’écriture. L’enfance permet d’« annoncer », d’« imaginer », de « fantasmer », de « colorier », comme il le dit, « le grand livre dont je suis incapable » (RB, 746) — encore. Tous les tracés sont là pour témoigner d’une activité d’écriture qui se cherche : « Le texte suivra, sans images, sinon celles de la main qui trace. » C’est à la main que Barthes écrit en incipit : « tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. » Car l’enfant du Roland Barthes veut écrire un roman. Le jeu du temps et de l’image permet finalement de dire ceci : en s’identifiant à la figure de l’enfant, de celui qui cherche sa forme et qui désire écrire, le sujet s’identifie en fait à l’écrivain qu’il copie. Ni le professeur, ni le père n’ont leur place dans ce relais d’image. Aussi, la seule identification qui tienne est celle qui unit, par l’image, le sujet à l’écrivain.

On comprend dès lors pourquoi Barthes a inséré trois photographies de lui-même écrivant : c’est l’image désirée (figure 6), celle à laquelle le « sujet » veut ressembler.

Fig. 6

À la table de travail

À la table de travail

* Paris, 1972.

Collection personnelle de Roland Barthes

Source : Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 43

-> Voir la liste des figures

En se conformant à l’image de l’écrivain, en copiant « non l’oeuvre, mais les pratiques, les postures, cette façon de se promener dans le monde, un carnet dans la poche et une phrase dans la tête » (RB, 655-656), le sujet travaille à sa propre image et se constitue écrivain. Si l’identification réussit, si l’image est assumée, l’enfant n’est plus : le sujet s’est accompli. Et c’est toute la mélancolie du Roland Barthes, à notre avis, que de chercher et de refuser en même temps l’image de l’écrivain. Car son assomption sonne la fin de la récréation : il n’y a plus de jeu entre les deux images. L’enfant était celui qui désirait écrire. Le livre étant écrit, « c’est à ce point de contact qu’une dure vérité m’apparaît : je ne suis plus un enfant » (RB, 711).