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Un des sujets les plus débattus au Québec ces dernières années (2003-2005) en rapport avec l’islam a été celui d’une éventuelle implantation de tribunaux d’arbitrage islamiques. C’est également une question qui est souvent soulevée durant les séances de cours sur le droit musulman que nous donnons à la Faculté de droit de l’Université Laval. La plupart des étudiants de ce cours sont de futurs avocats qui s’interrogent entre autres sur la fonction et la formation des juges appelés à tenir compte du droit musulman en contexte canadien et québécois. Des journaux comme La Presse et Le Devoir ont suivi de près ces débats et se sont régulièrement interrogés sur la pertinence d’instaurer de tels tribunaux. L’examen de ce dossier nous semble une excellente façon d’aborder, entre autres, les difficultés auxquelles se heurte la réception d’une institution aussi nouvelle que le « tribunal d’arbitrage islamique » en contexte canadien et québécois.

Notre double formation en droit marocain et international, notamment notre recherche doctorale sur « les transformations de l’institution de juge dans l’histoire récente du Maroc », nous rend particulièrement sensible à ce problème complexe. Les questions auxquelles nous tâcherons de donner ici quelques éléments de réponse sont les suivantes : qu’est-ce qu’un chercheur spécialisé dans l’évolution de la fonction de juge dans le droit marocain peut bien avoir à dire à propos du contexte religieux québécois contemporain ? Notre travail de recherche n’a-t-il qu’un intérêt historique ponctuel et très limité, ou bien l’expertise acquise en étudiant l’évolution de cette institution au Maroc ne devrait-elle pas nous rendre plus apte à intervenir dans le débat public actuel ? Ce genre de recherches paraît de toute façon nécessaire si l’on veut un jour trouver des solutions aux questions taboues que pose la diversité culturelle et religieuse en contexte québécois.

Après un exposé des faits saillants du débat sur les tribunaux d’arbitrage islamiques, nous procéderons à l’analyse de certains des arguments présentés par les différents intervenants en portant une attention particulière à leurs aspects juridiques. Nous proposerons finalement des pistes d’interprétation en ce qui a trait au rôle du chercheur en sciences des religions dans un tel débat. Pour les fins de ce travail, nous avons retenu un ensemble de soixante-treize articles publiés par les journaux québécois La Presse et Le Devoir entre le 15 décembre 2003 et le 20 octobre 2005.

I. Genèse du débat sur les tribunaux d’arbitrage islamiques au Canada

Le débat suscité par la question de l’établissement de tribunaux d’arbitrage islamiques a débuté en 2003 et s’est poursuivi avec une intensité variable jusqu’en 2005. Cette période de trois années a été difficile pour les musulmans du Québec. En effet, la société québécoise semblait faire moins confiance aux citoyens de confession musulmane. C’est pendant cette période que les médias et les journaux se sont fait l’écho des réactions diverses de la population au sujet de l’implantation de ces tribunaux. À plus d’un titre, les articles retenus constituent de véritables laboratoires pour observer la diversité religieuse dans l’espace public contemporain. On peut en gros distinguer deux positions diamétralement opposées. Une petite partie des réactions enregistrées dans les journaux regarde positivement l’implantation de tribunaux d’arbitrage islamique au Canada. La plus grande partie refuse l’introduction de la Sharī‘a à l’intérieur des institutions canadiennes, en n’y voyant qu’une intrusion contraire aux acquis d’une société laïque.

1. Les écrits favorables à des tribunaux d’arbitrage islamiques

À l’automne 2003, une déclaration était portée à l’attention du public par M. Sayed Mumtaz Ali, avocat torontois et président de la Canadian Society of Muslims, dans le cadre d’un mandat visant à établir au Canada des tribunaux d’arbitrage islamiques pour concilier ou trancher les différends matrimoniaux en recourant au droit familial musulman déduit de la Sharī‘a. Alors que le débat en était à son plus fort, voici comment le journal La Presse présente cette nouvelle le 15 décembre 2003 : « En Ontario, les fondateurs de l’Institut Islamique de la Justice Civile veulent aller beaucoup plus loin dans le processus d’arbitrage. Hier, un des instigateurs principaux du projet, l’avocat retraité Sayed Mumtaz Ali a expliqué à La Presse que l’Institut désire rendre plus officiel le processus d’arbitrage par les leaders religieux[1] ». Pour justifier l’établissement des tribunaux d’arbitrage islamiques, Sayed Mumtaz Ali s’appuie sur deux arguments essentiels. D’une part, ces tribunaux répondent à un besoin religieux de la communauté musulmane canadienne. Ils sont indissociables de la Sharī‘a à laquelle les musulmans se conforment dans leur vie quotidienne. Autrement dit, l’application de la Sharī‘a par le recours à des tribunaux spécifiques provient de l’obligation religieuse qu’ont les musulmans de se soumettre à la loi divine. Cette conformité aux règles de la Sharī‘a découle également du droit à la liberté religieuse, un droit garanti par la constitution canadienne. D’autre part, les fondateurs de l’Institut Islamique de la Justice Civile voient que leur projet est raisonnable d’un point de vue juridique, car le système juridique ontarien permet déjà aux catholiques et aux juifs d’appliquer leur droit religieux pour régler les litiges familiaux.

À la suite de cette prise de position, la juriste Marion Boyd, ancienne ministre de la Condition féminine dans le gouvernement néo-démocrate de Bob Rae, lance une enquête concernant l’arbitrage des questions de droit familial et successoral musulman. Le 20 décembre 2004, Mme Boyd remettait un rapport appuyant l’implantation des tribunaux d’arbitrage islamiques et le recours aux arbitrages religieux en Ontario dans les conflits touchant le droit de la famille. Il ressort de son rapport que le recours aux tribunaux d’arbitrage islamiques n’est pas obligatoire. Autrement dit, « pour éviter que les gens soient forcés d’y recourir, Mme Boyd proposait que chaque partie du litige obtienne, si [elle le] désire, un avis juridique indépendant avant d’accepter d’aller en arbitrage[2] ». Elle recommande aussi la possibilité de contester certaines décisions en Cour de droit civil[3]. Ce rapport allait aussitôt déclencher un débat sur l’instauration d’un tribunal d’arbitrage islamique en Ontario.

2. Les écrits refusant l’instauration de tribunaux d’arbitrage islamiques

La première réaction provient des militants féministes au Canada et ailleurs qui accueillent avec consternation le rapport de Mme Boyd. À ce propos, Alia Hogben, présidente du Conseil canadien des femmes musulmanes, affirme : « C’est une journée terrible pour nous. Mme Boyd fait complètement abstraction du fait que le droit de la famille musulman est biaisé contre les femmes[4] ». L’Association nationale de la femme et du droit, par la voix de sa directrice des affaires juridiques, Mme Andrée Côté, a également contesté fermement les recommandations du rapport qui, selon elle, vont à l’encontre de la réalité des femmes croyantes. À cet égard, Mme Côté affirme que « Mme Boyd ne tient pas compte de la réalité des femmes croyantes qui doivent subir la pression des autorités religieuses et de leur communauté en faveur de l’arbitrage. Ces femmes sont souvent vulnérables et elles ne connaissent pas toujours leurs droits, surtout celles qui viennent d’immigrer[5] ». Dans le même ordre d’idées, selon Élahé Chokrai, membre de l’Association des femmes iraniennes, l’implantation des tribunaux d’arbitrage islamiques au Canada constitue une institutionnalisation discriminatoire envers les femmes. Elle déclare que « De A à Z, le contenu des lois islamiques contrevient à la charte des droits, tels le mariage des enfants à partir de neuf ans, la polygamie, l’héritage, les témoignages[6] ».

Bien que ces débats ne concernaient que la province d’Ontario, la réaction des journaux québécois fut immédiate et fort impressionnante. « Non à l’introduction de la charia au Québec ! », « L’opposition du Québec à la charia », « La Sharia au Canada : pour ou contre ? », etc. Au début du mois de mars 2005, la députée libérale de La Pinière, Mme Fatima Houda-Pépin, fait une présentation à l’Assemblée nationale pour « protéger les victimes de la Sharia, soit les femmes musulmanes, et montrer le danger[7] » que constitue l’implantation de la Sharī‘a dans le droit canadien. Son discours a conduit à l’adoption à l’unanimité en mai 2005 par l’Assemblée nationale du Québec d’une motion s’opposant à l’implantation de tels tribunaux. Il est cependant à noter que plus de vingt-cinq organismes, dont Présence Musulmane Montréal et l’Association de femmes musulmanes, ont manifesté leur appui aux tribunaux islamiques. Ils ont expliqué leur dépit face à la motion du 26 mai adoptée par l’Assemblée nationale. Ils soulignent qu’une telle motion exprime de la discrimination religieuse, ce qui contrevient aux principes de la charte des droits et libertés et aux valeurs de la justice et de la dignité[8].

Par contre, Michèle Asselin, présidente de la Fédération des femmes du Québec, estime pour sa part que « les tribunaux d’arbitrage religieux sapent les fondements démocratiques d’une société, qui doivent se baser sur des principes de laïcité et d’égalité[9] ». La députée Houda-Pépin ajoute : « Les victimes de la charia ont un visage humain, et ce sont les femmes musulmanes. Pas étonnant qu’elles aient réagi vivement au rapport Boyd. Souhaitons que leur voix trouve une meilleure écoute auprès du procureur général de l’Ontario, qui doit disposer de ce rapport[10] ».

Il est à noter que ce débat a permis en une brève période de temps d’entendre un grand nombre d’intervenants de divers milieux sociaux et de diverses allégeances idéologiques. Le présent article se propose d’examiner ce débat et de tenter de mettre en évidence les principaux concepts utilisés dans les argumentations qui y ont été présentées. On devine que des questions importantes se profilent à l’horizon comme celle de savoir si les juges musulmans sont en mesure de s’adapter à un nouveau contexte pour appliquer la loi islamique, ou encore celle de savoir si l’institution du juge musulman est suffisamment flexible pour s’adapter à la situation québécoise ou canadienne. Telles sont en tout cas les questions qui surgissent dans le cas de ma thèse sur le cas du Maroc et ce sont également celles qui seront abordées dans cette étude.

II. Quelques-uns des arguments proposés dans ce débat

Il est évidemment impossible dans le cadre d’un article aussi bref de mettre en évidence tous les arguments qui ont été utilisés dans ce débat. On ne pourra présenter que quelques concepts ou éléments clés : la question de la liberté de religion, celle du multiculturalisme, celle de l’opposition entre l’ordre normatif religieux et l’ordre normatif étatique.

1. La question de la liberté de religion

La liberté de religion est un des motifs qui ont conduit M. Sayed Mumtaz Ali, de la Société canadienne des musulmans, à demander la création de tribunaux d’arbitrage islamiques en Ontario. Une institution qui devrait permettre aux musulmans de régler leurs différends en matière familiale, précise-t-il[11]. Pour les musulmans qui ont plaidé en faveur de cette position, le fondement juridique du concept de liberté de religion trouve sa raison d’être dans la loi adoptée par l’Ontario en 1991. Il s’agit d’une loi sur l’arbitrage qui vise quelques litiges commerciaux et permet également le règlement de différends familiaux par des arbitres civils et parfois religieux[12].

Il est essentiel de noter que les chartes québécoise et canadienne garantissent l’ensemble des droits de la personne, tels que le droit à la liberté, le droit à la protection de la loi et le droit à l’égalité devant la loi. Si l’on se fonde sur ces droits fondamentaux, il semble qu’il soit aussi tout à fait légitime d’invoquer le principe de la liberté de religion pour justifier l’éventuelle création de tribunaux d’arbitrage islamiques. Paul Bégin, ancien ministre de la justice et procureur général du Québec dans le gouvernement du Parti québécois, affirme que tous les Canadiens d’aujourd’hui, hommes, femmes, enfants, ont le droit d’invoquer la loi en tout temps et en toutes circonstances, car cette égalité devant la loi est applicable pour tous[13].

À l’opposé, Worthington affirme que « ce n’est pas une question de liberté de religion, c’est une question d’oppression religieuse[14] ». Il fait ensuite référence à l’argument de la laïcité en déclarant que « les religions occidentales ont depuis longtemps intégré l’idée de la séparation entre l’Église et l’État. Ça n’a jamais été le cas de l’islam ». Répliquant aux arguments présentés par Paul Bégin, Worthington s’en prend aussi à l’argument qui consiste à mettre sur le même pied les catholiques, les juifs et les musulmans. Il laisse entendre qu’« il y a de grandes différences entre les religions. Les catholiques et les juifs ne font pas de discrimination à l’endroit des femmes comparativement à ce que la Sharia instaure comme violations des droits fondamentaux[15] ». De tels propos témoignent d’une grande ignorance en ce qui a trait à la Sharī‘a. Ils se fondent sur des préjugés qui n’ont pas leur raison d’être. Ils permettent cependant de comprendre d’où viennent les inquiétudes des Québécoises et des Québécois par rapport à l’islam et aux musulmans et méritent à ce titre qu’on en tienne compte.

Dans le contexte québécois, la députée Fatima Houda-Pépin déclarait plus tard en septembre 2005 que « l’instauration des tribunaux islamiques ne découle pas de la liberté religieuse, ni de l’égalité entre les communautés culturelles, mais d’une stratégie politique qui vise à isoler la communauté musulmane, à la rendre plus malléable aux mains d’idéologues et à saper notre système de justice[16] ». C’est d’ailleurs là une des raisons pour laquelle l’Assemblée nationale, en mai 2005, s’est prononcée sans équivoque contre l’instauration des tribunaux islamiques au Québec et au Canada.

Il semble que cette liberté de religion soit garantie par les deux chartes canadienne et québécoise qui placent cet argument de droit au rang des valeurs sociales fondamentales et normatives. Il s’agit d’un argument qui pèse lourdement dans le débat. Remarquons que si les deux positions controversées se réfèrent à la liberté religieuse, c’est dans une perspective sociale et juridique. Mais les intervenants ont rapidement quitté ce terrain et le débat a pris peu à peu une tournure nettement politique.

2. La question du multiculturalisme

Dans la suite du débat, c’est l’argument du multiculturalisme qui est invoqué pour fonder le recours à des tribunaux d’arbitrage religieux. Sayed Mumtaz Ali a utilisé cet argument en faveur de la création de tribunaux islamiques en alléguant que « quiconque appuie la politique de multiculturalisme devrait reconnaître la légitimité de l’arbitrage islamique en droit familial[17] ». Il déclare aussi que « le Canada n’est plus un pays bilingue seulement, c’est un pays multiculturel, et chacun devrait pouvoir vivre selon ses propres règles. Le Coran a des règles très précises que doivent suivre les musulmans s’ils veulent se dire musulmans[18] ».

Cependant, l’expert en multiculturalisme de l’Université Queen’s d’Ontario, Will Kymlicka, affirme au journal Le Devoir que le multiculturalisme ne peut pas servir d’argument pour implanter des tribunaux islamiques. Son argument principal, présenté lors d’une conférence devant le Conseil canadien des femmes musulmanes du Canada en avril 2005 à Toronto, est que le multiculturalisme canadien est une politique fédérale adoptée par Pierre Elliott Trudeau en 1971[19]. Cette politique a eu un effet symbolique énorme et a donné une nouvelle définition de ce que signifie être Canadien. Mais la question des tribunaux d’arbitrage islamiques n’est pas du ressort du gouvernement fédéral. Il s’agit là d’une décision provinciale[20]. Les discussions concernant une éventuelle reconnaissance de la Sharī‘a pour régler les différends en matière de droit familial ne touchaient que l’Ontario. Par contre, c’est l’inquiétude exprimée par les Québécois quant à la reconnaissance de la Sharī‘a jusque dans cette autre province, qui a poussé le gouvernement du Québec à prévenir et à agir rapidement en sens contraire. Au sujet de la notion du multiculturalisme, Alain Dubuc indique, dans un article paru au journal La Presse, que les Québécois n’ont jamais été pleinement à l’aise avec le multiculturalisme même si le Canada anglais le qualifie d’une des grandes valeurs canadiennes[21]. Il justifie ses propos en disant que c’est « [p]ar crainte qu’une ouverture sans réserves aux valeurs des communautés compromette la capacité de la société d’accueil de définir et d’imposer les valeurs qui lui paraissent essentielles[22] ». Il ajoute que « c’est exactement ce qui est en train de se passer en Ontario, avec les effets d’entraînement que cela comporte pour le Québec[23] ».

Nous soulignons cependant que le multiculturalisme n’est pas un droit mais bien un accommodement qui trouve son fondement dans l’article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés. Par ailleurs, John Syrtash, un avocat torontois, a aussi invoqué pour l’instauration de tribunaux rabbiniques le principe de multiculturalisme en se basant sur l’article 27 de la charte[24]. Puisqu’on a déjà permis l’existence de tribunaux chrétiens et juifs, on ne peut pas traiter différemment les musulmans. À vrai dire, dans les dossiers liés aux cultures et aux valeurs, le multiculturalisme prévoit le respect de la liberté religieuse et de la diversité culturelle. Partant du principe que le droit doit être confronté au principe de la réalité, il semble que le multiculturalisme doive dépasser la politique qui consiste à examiner seulement l’intégration de la diversité religieuse et culturelle et les adaptations nécessaires, et mettre l’accent sur une approche socio-politique, souvent absente des débats canadiens. À cet égard, il paraît essentiel d’activer de nouveau le principe d’une société distincte au Québec.

3. La question de l’ordre normatif religieux et de l’ordre normatif étatique

Il est essentiel de noter que la non-application du droit religieux par le juge est une conséquence du principe de laïcité. En effet, le Canada est un pays laïc, mais non athée, puisque le préambule de la charte canadienne des droits et libertés reconnaît explicitement la suprématie de Dieu et la primauté du droit[25]. Par contre, l’application des normes religieuses par les juridictions étatiques demande une étude approfondie des rapports entre les normes religieuses et les normes étatiques. Plus précisément, la question est de savoir comment les lois religieuses peuvent être véhiculées par les lois étatiques.

Dans le même ordre d’idées, il est à souligner que les ordres normatifs du droit canon chrétien, du droit juif et du droit musulman produisent une distinction entre le champ de compétence de leur propre ordre normatif et celui de l’État. À cet égard, Paul Bégin précise le 12 janvier 2005 au journal Le Devoir : « Les hommes et les femmes musulmans, sur le plan religieux, se soumettent aux règles de l’islam, c’est tout à fait normal et légitime. Mais en aucun cas ces règles ne pourront prévaloir sur les règles de la société civile[26] ». Il semble légitime que les personnes qui appartiennent à un ordre normatif religieux doivent aussi respecter les normes de l’État où ils vivent.

III. Le rôle d’un chercheur en sciences des religions dans ce débat

Nous venons de résumer un débat parfois acerbe qui a duré quelques années, et d’amorcer une réflexion sur quelques-uns des arguments qu’on y a utilisés. Si ce débat sur l’instauration des tribunaux d’arbitrage islamiques au Canada se répétait dans de nouvelles circonstances (l’intérêt de la société québécoise et les besoins de la communauté musulmane), on peut se demander comment l’on pourrait faire pour tirer avantage du précédent exercice. Quelle position juridique tenir lorsqu’on est confronté à l’existence éventuelle de nouveaux mécanismes religieux de résolution de conflits familiaux ? Une telle question nous amène à la série d’interrogations suivantes. Comment conçoit-on l’instauration de tribunaux d’arbitrage islamique au Canada ? L’existence de ce débat manifeste-t-elle une transformation de la conscience québécoise quant à la place et au rôle de la religion dans l’espace public ? Comment peut-on réussir à appliquer la Sharī‘a en matière familiale tout en respectant le droit canadien ?

Même si cela a peu été souligné jusqu’ici, notre étude sur l’évolution des juges marocains nous a permis de saisir sur le vif la flexibilité du droit musulman et sa possibilité d’adaptation à de nouvelles circonstances. À titre d’exemple, avant l’établissement du Protectorat français, le Maroc, un pays musulman, appliquait en principe la Sharī‘a. Le Qādi, juge unique de droit commun, se conformait alors au rite malékite[27]. Durant le Protectorat, la réforme des tribunaux du Shra’ se limitait à une réorganisation progressive juridique et judiciaire tout en respectant les grands principes du droit musulman. À la différence de ce qui se passait à la période précoloniale, le tribunal du Qādi n’est plus qu’un tribunal d’exception dont la compétence se limite à deux séries de matières : le statut personnel, familial et successoral des Marocains musulmans et le statut des immeubles non immatriculés. Les premières mesures prises par les autorités françaises consistaient à transformer le vizirat[28] des réclamations, chargé d’examiner les plaintes et les doléances des personnes, puis à réglementer la justice civile. Toutes ces transformations du système juridique et judiciaire marocain exigeaient des juges un changement au niveau de leur fonction et de leur formation. Il s’agit d’une remarquable adaptation à un nouveau contexte.

L’institution de juge musulman est elle aussi en train d’être reçue au Québec dans un nouvel espace public contemporain, qui n’est d’ailleurs pas toujours très réceptif à une telle innovation. En travaillant sur les multiples transformations de la fonction de juge en contexte musulman marocain, nous ne pouvons qu’être plus conscient du fait que le droit musulman est capable d’adaptations multiples. Un certain nombre des questions qui se posent au Québec comme au Canada tiennent justement à la conviction que beaucoup partagent encore, qu’un droit religieux est quelque chose d’inflexible et devient vite un carcan insupportable. L’analyse de cette institution musulmane marocaine devrait donc nous permettre de participer au développement de la justice dans notre société québécoise et d’aider peut-être à la formation de juges musulmans capables d’ouverture et d’adaptation.

Conclusion

En survolant le débat qui a eu lieu pendant ces dernières années concernant l’institution de tribunaux d’arbitrage islamiques, nous avons pu constater l’importance accordée aux questions de liberté de religion, de multiculturalisme, de rapport entre l’ordre étatique et l’ordre religieux. Ce sont autant de questions qui montrent l’originalité du débat qui a lieu en contexte canadien et québécois. C’est également en toute conscience de ces enjeux qu’il faudra poser la question de la pertinence de tels tribunaux.

On peut aussi constater que ce débat porte en grande partie sur des éléments de droit. Cela veut évidemment dire qu’il faut être spécialiste de droit pour pouvoir y intervenir de façon efficace. On nous permettra de noter que tous les articles de journaux étudiés ici utilisent le mot Sharī‘a sans avoir l’air d’en connaître la signification profonde, d’en avoir examiné les principes, et sans tenir compte de la différence qui existe entre la Sharī‘a et le droit musulman proprement dit[29]. Autant de clarifications doivent être faites si l’on veut que chaque communauté québécoise puisse participer à ce débat en connaissance de cause.