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Selon Arthur Danto, il est illégitime de chercher une description « neutre » ou préinterprétative d’une oeuvre d’art. Tenter de donner une telle description, en vue de l’acte d’interprétation par exemple, est inapproprié, voire impossible. Selon Danto, « [s]i une entité est une oeuvre d’art, il n’existe pas de manière de la voir qui soit neutre ; donc, dans la mesure où on la voit de manière neutre, on ne la voit pas comme une oeuvre d’art[1] ». Puisqu’une oeuvre d’art est constituée par l’interprétation, fait-il remarquer, il faut l’interpréter avant même de pouvoir la reconnaître en tant qu’oeuvre d’art.

Les réserves de Danto sur la description neutre des oeuvres d’art proviennent de certaines considérations concernant l’écart entre l’oeuvre d’art et sa « réplique matérielle ». Danto soutient, à l’aide de plusieurs exemples qui ont suscité énormément d’intérêt[2], que l’on ne peut simplement identifier l’oeuvre avec sa réplique matérielle : cela nous empêcherait de faire les distinctions appropriées entre différentes oeuvres d’art dont les répliques matérielles sont très similaires ou, dans d’autres cas, entre une oeuvre d’art et un simple objet réel. Danto en conclut qu’une interprétation est requise pour constituer l’oeuvre d’art, et ce, avant toute description.

Dans cet article, je vais examiner les exemples que Danto propose et les conclusions qu’il en tire, et montrer que sa position est trop extrême. Danto a raison de dire qu’il faut distinguer entre l’oeuvre d’art et l’objet physique, mais il ne réussit pas à montrer que l’interprétation est la seule façon de faire cette distinction ; en fait, la thèse selon laquelle l’oeuvre d’art est constituée par l’interprétation et qu’il faut l’interpréter avant de la décrire ne tient pas compte du fait qu’il existe des contraintes appropriées à l’interprétation.

Je défendrai un point de vue qui préserve la distinction entre l’oeuvre d’art et l’objet physique, mais selon lequel il est possible de voir et de décrire une oeuvre d’art avant de l’interpréter. Je montrerai comment la description neutre, ou préinterprétative, est à la fois légitime et nécessaire, et peut respecter l’oeuvre d’art en tant que telle.

La distinction entre l’oeuvre d’art et l’objet physique

Examinons d’abord les exemples que donne Danto dans le but de montrer que l’oeuvre d’art et sa réplique matérielle ne sont pas identiques. Chacun de ces exemples comprend une paire ou une série d’objets qui ne manifestent aucune différence physique pertinente. Néanmoins, leur statut artistique est variable : deux objets peuvent être physiquement identiques, ou impossibles à distinguer l’un de l’autre, bien qu’un seul soit une oeuvre d’art (ou la réplique matérielle d’une oeuvre d’art). Et même si tous deux sont des oeuvres d’art, il est possible qu’ils soient des oeuvres très différentes l’une de l’autre[3].

Danto nous invite à imaginer trois toiles, toutes de la même grandeur, de forme carrée et peinte uniformément en rouge. La similitude physique entre ces trois toiles est telle qu’on serait incapable de les différencier les unes des autres. Mais malgré cette similitude physique, ces toiles sont trois oeuvres d’art tout à fait distinctes. La première, qui s’intitule « La place Rouge » (Red Square), est un paysage urbain de Moscou. La deuxième, « Les Israélites traversant la mer Rouge » (The Israelites Crossing the Red Sea), représente la scène après que les Israélites ont traversé la mer Rouge et que celle-ci s’est refermée, noyant ainsi leurs poursuivants égyptiens. La troisième, « Carré rouge » (Red Square), s’inspire d’un style minimaliste géométrique[4].

Étant donné qu’il serait en pratique impossible de distinguer ces toiles les unes des autres, les différences importantes entre ces oeuvres ne peuvent être expliquées en fonction de leurs propriétés physiques. Si on se concentrait exclusivement sur les propriétés physiques, on serait incapable de reconnaître ce qui distingue ces trois oeuvres. Danto en conclut que chaque toile est la « réplique matérielle » d’une oeuvre d’art, mais n’est pas identique à celle-ci : « [O]n ne saurait réduire une oeuvre d’art à son support matériel, ni l’identifier à lui, car dans ce cas elle serait ce qu’est le simple objet[5] […] ».

Les ready-made (ou objets tout faits) de Marcel Duchamp nous fournissent un autre exemple. La pelle à neige que Duchamp a intitulée In Advance of the Broken Arm[6] n’a pas changé lorsque de simple pelle elle est devenue oeuvre d’art. Puisqu’en tant qu’objet physique, la pelle n’a pas changé et que d’autres pelles identiques ne sont pas devenues des oeuvres d’art, on ne peut dire qu’une quelconque qualité intrinsèque de la pelle a suffi à la transfigurer en oeuvre d’art. Cela implique, selon Danto, que l’objet, à savoir la pelle, ne peut être au mieux qu’une partie de l’oeuvre : la pelle et l’oeuvre ne peuvent donc être une seule et même chose. Danto propose le procédé de soustraction suivant : étant donné que la pelle à neige et l’oeuvre d’art sont distinctes, et que Duchamp a apparemment ajouté quelque chose à la pelle pour transformer celle-ci en oeuvre d’art, on peut soustraire la pelle de l’oeuvre et concevoir le reste comme le facteur décisif de la transfiguration de la pelle en oeuvre d’art[7].

Ce reste, nous dit Danto, c’est l’interprétation : une oeuvre d’art est constituée par l’interprétation, et des interprétations différentes constituent des oeuvres distinctes. Danto affirme aussi que, contrairement à un point de vue répandu, il est impossible de donner une « description neutre » d’une oeuvre d’art qui puisse servir d’assise commune aux interprétations ultérieures : donner une telle description, c’est ne pas voir l’oeuvre comme une oeuvre d’art. Au lieu de porter un regard neutre sur l’oeuvre, le spectateur doit interpréter celle-ci afin de la constituer et de se rendre capable d’en donner une description qui la respecte en tant qu’oeuvre d’art. La description d’une oeuvre en tant qu’oeuvre n’est possible que si celle-ci est considérée à la lumière d’une interprétation.

[U]n objet o n’est une œuvre d’art que relativement à une interprétation I qui est une sorte de fonction grâce à laquelle o est transfiguré en une œuvre : I(o)=Œ. Dans ce cas, même si o est une constante perceptive, toute variation de I aboutit à des œuvres différentes[8].

Une toile rouge carrée (o) peut être transfigurée en paysage urbain ironique (å1) par une interprétation (I1) ou en abstraction géométrique (å2) par une interprétation distincte (I2). Et une pelle à neige peut être transfigurée en oeuvre d’art par une interprétation, alors qu’une autre pelle similaire reste un simple objet si elle n’a pas été interprétée. Pour cette raison, des objets qui sont visuellement identiques peuvent être des oeuvres d’art tout à fait distinctes : si les interprétations proposées sont différentes, les oeuvres ainsi constituées sont elles aussi différentes.

L’impossibilité d’une description neutre selon Danto

La position de Danto est contraire au sens commun. Nous sommes en effet tentés de dire qu’une interprétation porte sur une oeuvre d’art. Le processus d’interprétation, semble-t-il, comporte une étude de l’oeuvre, un examen de ses caractéristiques et une explication de leur sens. L’interprétation présuppose donc une description de l’oeuvre. Autrement dit, l’oeuvre doit exister avant l’interprétation, même si notre caractérisation de l’oeuvre peut changer au cours du processus d’interprétation. Par exemple, Joseph Margolis affirme qu’« une description vise un objet conçu comme indépendant de toute description, c’est-à-dire un objet qui a ou qui n’a pas les propriétés qu’on lui attribue[9] ». Il va de soi qu’une description impose des contraintes à l’interprétation. Comme le souligne Margolis, « les énoncés interprétatifs doivent être compatibles avec ce qui, d’un point de vue descriptif, est (minimalement) vrai d’une oeuvre donnée[10] ». Robert Matthews soutient pour sa part que :

[l’interprète] doit savoir (et, par conséquent, doit être en mesure de savoir) que les énoncés qui constituent son interprétation sont plausibles, raisonnables ou tout au moins défendables étant donné ce qu’on sait de l’objet interprété[11].

Selon ce point de vue, l’oeuvre d’art existe avant toute interprétation, de sorte qu’on peut avoir accès à l’oeuvre avant d’entreprendre l’interprétation, bien qu’il se puisse qu’on soit enclin à caractériser l’oeuvre de manière différente une fois entamé le processus interprétatif. Celui-ci peut en effet nous amener à jeter un nouveau regard sur l’oeuvre et par conséquent à en produire une nouvelle description, qui peut à son tour alimenter une nouvelle interprétation[12].

Mais, selon Danto, comme l’interprétation constitue l’oeuvre, elle ne peut présupposer une description de l’oeuvre en tant que telle. C’est plutôt l’inverse : l’oeuvre, et donc toute description de celle-ci, ne peut exister sans interprétation. Même la forme de l’oeuvre (c’est-à-dire, sa « réplique matérielle ») ne peut être décrite qu’après que l’interprétation a isolé un certain sous-ensemble des caractéristiques de l’objet, parce que sans interprétation on ne peut savoir quelles caractéristiques de l’objet font partie de l’oeuvre. Il semble pourtant que l’interprétation puisse commencer par une description de l’objet, même si certaines caractéristiques de celui-ci peuvent plus tard être exclues, étant donné l’interprétation choisie. Mais cette possibilité est bannie par Danto, pour qui toute tentative de voir l’oeuvre comme sa réplique matérielle ou, ce qui revient au même, d’en donner une description neutre, est vouée à l’échec.

Voici quelques passages révélateurs de la position de Danto au regard des oeuvres d’art et de leurs répliques matérielles :

  1. Si une entité est une oeuvre d’art, il n’existe pas de manière de la voir qui soit neutre ; donc, dans la mesure où on la voit de manière neutre, on ne la voit pas comme une oeuvre d’art[13].

  2. Si on n’interprète pas l’oeuvre, on est incapable de parler de sa structure ; c’est ce que j’ai voulu dire en faisant remarquer que si on la regarde de manière neutre, par exemple en considérant uniquement sa réplique matérielle, on ne la voit pas comme une oeuvre d’art[14].

  3. Chercher une description neutre, c’est voir l’oeuvre comme chose et donc pas comme une oeuvre[15] […].

Danto a-t-il raison de dire que si l’on donne une description neutre on échoue nécessairement à voir l’oeuvre d’art ? Je ne crois pas. Pour défendre mon point de vue, je donnerai un exemple d’une description neutre, qui est indépendante de l’interprétation et respecte l’oeuvre d’art en tant que telle.

Une description préinterprétative

Selon un point de vue commun sur l’interprétation, le point de départ consiste à repérer la cible de l’interprétation et à en former une conception, ou, si l’on veut, à la décrire. On cherche par là à déterminer quelles sont les caractéristiques qui justifieront et contraindront la démarche interprétative, et dont toute interprétation ultérieure devra tenir compte. Considérons par exemple l’oeuvre « Voix de feu »[16] de l’artiste américain Barnett Newman. Il semble qu’avant toute interprétation, il soit possible de donner la description suivante : « Il s’agit d’une toile peinte de 5 mètres et demi de hauteur et 2 mètres et demi de largeur. Elle comporte trois bandes verticales contiguës de même largeur. La bande du centre est rouge vif et les autres sont bleu foncé. » Toute interprétation ultérieure de cette oeuvre doit se rapporter à une telle description et être fondée sur celle-ci. Il est possible que certains éléments de la description soient négligés par l’interprétation, si nous jugeons qu’ils sont, après tout, non pertinents ; notre interprétation peut par ailleurs attirer notre attention sur des propriétés dont la description initiale n’a pas tenu compte, telles que la texture de la surface peinte. Néanmoins, la description sert, en un sens important, de point de départ de l’interprétation.

Les énoncés 1 à 3 de la section précédente, cependant, rejettent cette possibilité. Une description préinterprétative d’une entité nie sa nature d’oeuvre d’art. Pourtant, il semble bien que la reconnaissance initiale de l’entité comme objet approprié d’interprétation artistique, qui motive la description qu’on peut en donner, indique qu’on voit bel et bien celle-ci comme une oeuvre d’art. Or, rechercher une description préinterprétative (ou « neutre ») de quelque chose qu’on considère comme un objet approprié d’interprétation artistique, c’est, selon Danto, essayer de faire quelque chose qui est tout simplement impossible. Rappelons-nous que « [s]i une entité est une oeuvre d’art, il n’existe pas de manière de la voir qui soit neutre » (l’italique est de moi). De deux choses l’une : ou bien la description que j’ai donnée plus haut, qui met l’accent sur la couleur, les dimensions et la forme, est une description « neutre », laquelle ne respecte pas du tout l’oeuvre en tant que telle, ou bien elle est une description dépendant d’une interprétation qui constitue l’oeuvre correspondante. Ces possibilités sont, à mon avis, toutes deux problématiques.

Sommes-nous forcés de dire que ma description de « Voix de feu » présuppose une interprétation au lieu de précéder celle-ci ? Comme on l’a vu plus haut, Danto soutient qu’il est impossible de parler de la structure d’une oeuvre d’art avant d’interpréter celle-ci. Si l’on ne voulait pas nier que ma description de « Voix de feu » considère celle-ci comme une oeuvre d’art, on pourrait plutôt affirmer qu’elle est le produit d’une interprétation et, par conséquent, qu’elle n’est pas neutre. Après tout, cette description fait mention de trois bandes verticales ; elle suppose peut-être une analyse de la structure de l’oeuvre et, par le fait même, une interprétation. Afin d’évaluer cette option, il faut examiner les affirmations de Danto sur le lien entre la structure et l’interprétation de l’oeuvre d’art.

  1. Sans « interprétation » et donc sans identification artistique des éléments pertinents, il est impossible de savoir combien d’éléments contient l’oeuvre[17].

Dans La Chute d’Icare de Bruegel, la reconnaissance de la part du spectateur que les jambes sont celles d’Icare implique :

  1. une transformation de la composition entière […] : on doit lui conférer une configuration différente, c’est-à-dire en fait la construire comme une oeuvre différente de celle qu’elle serait sans cette interprétation[18].

  2. [que] [d]ès que nous savons que ces jambes sont celles d’Icare et qui est Icare, nous pouvons commencer à donner une autre signification au tableau que nous ne l’aurions fait en l’absence de ces informations. Ainsi, faire remarquer que le laboureur ne regarde pas le garçon ne serait pas une constatation intéressante, si le garçon n’était pas, comme l’est Icare, dans une situation tragique[19].

Je crois que Danto est sur la piste de quelque chose d’intéressant ici. Mais il faut d’abord rejeter une idée qui, bien qu’elle soit juste, n’est pas utile dans ce contexte. Dans l’énoncé 2, Danto souligne que « [s]i on n’interprète pas l’oeuvre, on est incapable de parler de sa structure ». Et dans l’énoncé 4, il donne un exemple qui pourrait expliquer ce qu’il veut dire par « structure » : sans interprétation de l’oeuvre, on ne peut rien dire sur le nombre d’éléments qu’elle contient.

Comme elle fait référence aux trois bandes, ma description de « Voix de feu » présuppose certains jugements : la région bleue à gauche est-elle séparée de la région rouge centrale, ou font-elles toutes deux partie de la même chose ? Ou peut-être que les régions bleues sur les côtés font partie d’une même surface qui est partiellement cachée derrière un objet rouge ? Dire que l’oeuvre comprend trois bandes, c’est porter un jugement concernant le caractère indépendant des trois régions. Et ce jugement constitue lui-même une interprétation, même s’il s’agit là d’une interprétation rudimentaire. Richard Shusterman affirme dans le même esprit que « toute description d’une oeuvre d’art requiert une interprétation de celle-ci, puisqu’elle nécessite une sélection de ce qui doit être décrit, des aspects de l’oeuvre qui sont importants au point de valoir la peine d’être décrits ». Il conclut ainsi que « dans bien des cas, ce qui est considéré comme vrai du point de vue descriptif dépend ouvertement de l’interprétation de l’oeuvre que nous avons adoptée[20] ».

Faut-il interpréter avant de décrire ?

Imaginons maintenant que j’essaie de compter les éléments qui se trouvent dans mon salon. Dois-je considérer que le canapé est un seul élément, ou que les trois coussins amovibles sont des éléments supplémentaires ? Est-ce que la bibliothèque et les livres qu’elle contient sont une seule unité, ou dois-je compter chaque livre comme un élément séparé ? Qu’en est-il des jaquettes détachables et des pages de ces livres ? La chaîne stéréo est-elle un seul élément, ou dois-je compter le lecteur de disques compacts, les haut-parleurs, et l’amplificateur séparément ? La réponse varie peut-être selon que les composants sont ou non sur la même étagère. Le nombre auquel j’aboutis dépendra de plusieurs décisions qu’on pourrait considérer comme « interprétatives ».

Et qu’est-ce qui justifie que je parle du « canapé », de « la chaîne stéréo » et de « la bibliothèque » ? Dès que je commence à repérer ou nommer les objets d’un environnement, je suis déjà en train d’interpréter. J’ai devant moi une masse de matière, et avant d’être capable de la décrire ou même d’y penser, je dois d’abord distinguer ses éléments constitutifs ainsi que les relations qui les unissent. En d’autres termes, je dois d’abord analyser les aspects de mon champ de vision avant d’être capable de dire : « Ceci est un canapé ; cela est une table basse, sur laquelle se trouve un chat. » À cet égard, il est certainement vrai que l’interprétation précède tout discours au sujet de la structure ; elle précède en effet toute description.

Mais si c’est ce que veut dire Danto par « interprétation » lorsqu’il soutient qu’une oeuvre d’art est constituée par l’interprétation, sa thèse est tout à fait banale : elle est vraie non seulement des oeuvres d’art, mais de tout. Par conséquent, elle n’a aucun contenu qui concerne spécifiquement les oeuvres d’art. Or, la non-spécificité de cette thèse est un défaut sérieux, puisque Danto soutient que l’interprétation est une façon de distinguer les oeuvres d’art des « simples choses ». Si le même processus d’interprétation vaut dans les deux cas, on ne peut invoquer l’interprétation pour établir une distinction entre les oeuvres d’art et les autres choses.

Une telle conception de l’interprétation s’oppose non seulement à ce qu’on entend généralement par « interprétation » dans la littérature en philosophie de l’art, mais aussi à ce que Danto lui-même affirme. Par exemple, il souligne qu’« interpréter une oeuvre revient à proposer une théorie concernant ce à propos de quoi elle est, donc concernant son sujet[21] ». Il soutient aussi que reconnaître que quelque chose est une oeuvre d’art « c’est […] passer du domaine des simples objets à celui de la signification[22] ».

La notion d’interprétation qui ressort de ces citations est conforme au sens riche qu’on a souvent à l’esprit quand on parle de l’interprétation d’une oeuvre d’art. Comme le soutient Margolis :

« Interpréter » […] suggère un soupçon de virtuosité, un élément de performance, le passage d’un objet stable dont les propriétés peuvent être énumérées à un objet dont les propriétés posent un certain casse-tête ou défi, l’accent étant mis sur la solution au casse-tête un emploi inventif des matériaux présents, la contribution supplémentaire de l’interprète[23] […].

Berys Gaut affirme qu’« interpréter une oeuvre, c’est en donner la signification[24] » et que quand on interprète des oeuvres d’art « on cherche à en évaluer l’importance, à en saisir la signification ou au sens le plus large à les comprendre[25] ». Peter Lamarque soutient que « l’interprétation ne commence qu’au moment où des hypothèses rivales à propos de la signification se présentent[26] ». Et comme le signale Robert Stecker, « une interprétation peut être inacceptable parce que, bien qu’elle ne comporte que des énoncés vrais, elle n’explique pas ce qui nous rend perplexe par rapport à l’oeuvre[27] ».

Puisque selon Danto et plusieurs autres philosophes, les interprétations artistiques sont en rapport intime avec la signification de l’oeuvre, et qu’il est désirable de distinguer entre l’interprétation qui convient aux oeuvres d’art et l’interprétation qui est à l’oeuvre lorsque nous observons les objets ordinaires, il serait déraisonnable de penser que la mention des trois bandes dans ma description de « Voix de feu » dépend d’une interprétation artistique : elle est une description préinterprétative. J’ai mentionné plus haut qu’à propos de ma description de « Voix de feu », Danto pouvait dire soit qu’elle relève de l’interprétation, soit qu’elle est une description qui ne respecte pas l’oeuvre d’art en tant que telle. Or je viens de montrer que la première option est inacceptable pour Danto. Qu’en est-il de la seconde ?

Une description comme celle que j’ai proposée risque de négliger certains aspects essentiels d’une oeuvre d’art : on peut en effet décrire une oeuvre de Jasper Johns en termes de bandes, de champs de couleur de telles et telles dimensions, etc., mais si la description ne mentionne pas le fait qu’un drapeau ou une cible est représenté, elle omet alors un aspect central de l’oeuvre. C’est peut-être cela que Danto veut dire quand il suggère qu’une description neutre ne peut être une description de l’oeuvre d’art ; l’entité ainsi décrite est vue non pas comme une oeuvre d’art mais comme un simple objet, un morceau de toile avec un motif. Je pourrais donner une telle description quand je commande de nouveaux rideaux.

Pour mieux illustrer cette idée, considérons une oeuvre plus complexe visuellement, une toile de Poussin par exemple. Si je voulais donner une description analogue à ma description de « Voix de feu », je pourrais décomposer l’oeuvre en petits pixels, caractérisés par leur position par rapport aux deux axes de la toile rectangulaire et leur couleur prédominante. Une telle description pourrait comporter les éléments suivants : <157 256,07, bleu marine>, <2 millions 348 468,02, jaune verdâtre>. Cela semble être un cas évident d’une description « neutre » selon Danto. Une telle description, tout comme ma description de « Voix de feu » (ou une version plus minutieuse de celle-ci), permettrait à quelqu’un de reconstituer de manière précise l’apparence de la toile, et même de créer une « reproduction » physique qui pourrait servir d’objet d’interprétation. Mais cette description ne respecterait pas pour autant l’oeuvre en tant que telle : elle omettrait de faire des distinctions pertinentes, de repérer les caractéristiques importantes, et même de reconnaître que l’oeuvre est une entité pourvue d’une signification. On pourrait inscrire une description de ce type dans un ordinateur afin de produire une image de l’oeuvre de Poussin, une photo de famille ou le drapeau du Japon. La capacité de reproduire l’image à partir d’une telle description n’a aucun lien nécessaire avec une quelconque compréhension de l’image.

La normativité de la description d’une oeuvre d’art

Les énoncés 5 et 6 peuvent nous aider à reconnaître ce qui manque aux descriptions proposées. Dans « La chute d’Icare » de Bruegel, souligne Danto, avant qu’on ait produit l’interprétation selon laquelle le garçon est Icare, « faire remarquer que le laboureur ne regarde pas le garçon ne serait pas une constatation intéressante ». La découverte que le garçon est Icare est d’une telle importance qu’elle transforme l’oeuvre au complet. On voit ici, selon une autre perspective, ce que Danto a à l’esprit quand il nie qu’on peut à la fois rechercher une description neutre et voir l’entité à décrire comme une oeuvre d’art. Il va de soi qu’avant de reconnaître Icare, une énumération de chaque détail imaginable dans l’oeuvre aurait pu inclure : le laboureur ne regarde ni le garçon, ni les autres êtres humains, ni le soleil, etc. Mais quand on considère l’oeuvre en tant que telle, notre description de celle-ci doit graviter vers les éléments qui nous semblent les plus importants. Chacune de nos affirmations au sujet de l’oeuvre, semble suggérer Danto, a un contenu implicite : l’oeuvre a telle ou telle caractéristique et cette caractéristique a une importance artistique, étant donné l’oeuvre dont elle fait partie. La description est orientée vers un but selon Danto : décrire, ce n’est pas énumérer une liste interminable de caractéristiques, mais plutôt souligner les points de repère, signaler les éléments cruciaux et présenter les détails qui permettent à l’auditeur de mieux comprendre l’oeuvre.

On voit ainsi qu’une des fonctions d’une interprétation, selon Danto, est d’attribuer une importance à certains éléments et par le fait même de justifier leur mention dans une description. Il s’agit là d’un aspect essentiel de la description et des oeuvres d’art. Une oeuvre d’art a des caractéristiques que le spectateur doit prendre en considération, sans quoi il échouera complètement à la saisir. Danto suggère que l’on ne peut reconnaître ces caractéristiques sans interprétation : avant l’interprétation, il n’y a aucun fondement permettant d’établir l’importance de telle ou telle caractéristique. Sans interprétation, l’oeuvre n’est qu’un simple objet qui ne peut exiger que le spectateur prête attention à certaines de ses caractéristiques.

Danto a tout à fait raison de dire qu’il faut distinguer l’oeuvre d’art de l’ensemble des propriétés physiques de l’objet. Il a aussi raison de dire que certaines propriétés de l’objet sont beaucoup plus importantes que d’autres d’un point de vue artistique et qu’un spectateur qui ignore ce fait peut être accusé à juste titre de ne pas voir l’oeuvre d’art en tant que telle. Mais Danto va trop loin quand il affirme que seule une interprétation constituant une oeuvre particulière peut justifier que certaines caractéristiques méritent d’être incluses dans une description ou que celles-ci ont une importance esthétique. Selon le point de vue du sens commun que j’ai présenté plus haut, c’est la description qui justifie un tel jugement. Quand on cherche une description neutre, c’est souvent dans le but de fonder et contraindre toute interprétation ultérieure. Autrement dit, une interprétation se doit d’être compatible avec tous les aspects de la description ; elle doit en outre prendre en considération de manière active certains de ces aspects. Une interprétation adéquate de « Voix de feu », par exemple, doit être compatible avec le fait que l’oeuvre comporte deux couleurs totalement opposées, à savoir le rouge vif orangé et le bleu foncé. En fait, l’interprétation doit non seulement être compatible avec ces couleurs, mais doit les incorporer activement dans un système de significations. Une interprétation de « Voix de feu » qui ne tiendrait pas compte des couleurs de l’oeuvre, ou qui suggérerait que celles-ci ne sont qu’accessoires, serait pour cette raison défectueuse. La grande taille de l’oeuvre et sa forme verticale sont d’une importance comparable : toute interprétation adéquate doit aussi les prendre en considération. Ma description de l’oeuvre est utile précisément parce qu’elle repère les caractéristiques indispensables à l’interprétation. Elle impose en effet des normes que l’interprétation doit respecter : elle exige, de manière implicite, que le spectateur tienne compte de certaines caractéristiques de l’oeuvre.

Mais qu’est-ce qui justifie l’inclusion de ces normes dans ma description ? Il semble possible de fonder de telles normes sur une interprétation particulière de l’oeuvre qui ne présuppose pas de description. Si je suppose une interprétation selon laquelle l’oeuvre représente la voix courroucée de Dieu qui descend du ciel comme une langue de feu dans la nuit, il est alors raisonnable de tirer la conclusion que certaines propriétés de la toile sont particulièrement importantes : la grandeur de la toile fait allusion à la majesté de Dieu, et la couleur rouge orangé, qui déchire la nuit tranquille à l’arrière-plan, indique simultanément l’illumination que portent les mots de Dieu et le danger de la désobéissance. Même une lecture plus abstraite de l’oeuvre selon laquelle celle-ci serait un prolongement de l’engagement de l’artiste par rapport au mouvement moderniste mettrait en évidence certaines caractéristiques plutôt que d’autres.

Notons d’abord que cet exemple montre au mieux qu’une interprétation adéquate peut suffire à repérer les propriétés centrales de l’oeuvre, mais il n’établit pas qu’une telle interprétation soit nécessaire pour atteindre cet objectif : en effet l’exemple ne montre pas que l’interprétation est la seule façon de déterminer quelles sont les caractéristiques importantes de l’oeuvre.

En outre, contrairement à ce qu’on peut croire à première vue, les énoncés interprétatifs mentionnés plut haut présupposent des énoncés descriptifs. On ne peut être justifié de parler d’« une langue de feu dans la nuit » sans avoir d’abord fait l’observation des couleurs de la toile. On ne peut par ailleurs faire référence à un projet moderniste entrepris par l’artiste sans avoir observé les formes géométriques simples de l’oeuvre. Or de telles observations sont manifestement de l’ordre du descriptif. Par conséquent, lorsqu’on cherche à repérer les caractéristiques saillantes de l’oeuvre au moyen d’une interprétation, on doit implicitement invoquer une description préalable. Il n’est donc pas possible de faire l’économie d’une description neutre.

Les conventions de description

On pourrait se demander sur quoi repose une description neutre d’une oeuvre d’art. Comment ordonner les propriétés de cette oeuvre selon leur importance respective sans invoquer une interprétation ? À mon avis, le point de départ se trouve dans nos conventions ordinaires concernant la description d’objets de grandeur moyenne. Si je voyais un objet qui ressemble à « Voix de feu » hors du musée, j’en donnerais sans doute une description très similaire à celle que j’ai proposée plus haut : il est grand, il a trois bandes verticales, l’une rouge et deux bleues, etc. Un enfant de trois ans pourrait en dire autant. Nos descriptions seraient appropriées selon les conventions courantes de description : en repérant les caractéristiques saillantes de l’objet visé, elles servent à distinguer celui-ci d’autres objets dans le monde. Toute description adéquate d’un objet physique doit au moins faire cela.

Cependant, une description qui ne fait que distinguer un objet parmi d’autres ne peut suffire en tant que description d’une oeuvre d’art, puisqu’elle ne nous dit rien sur l’importance esthétique des caractéristiques qu’elle mentionne. Il est bien sûr possible qu’une telle description signale par hasard tous les détails esthétiquement importants. Mais d’un point de vue artistique, elle n’aurait tout de même pas de force normative : elle ne pourrait exiger que le spectateur tienne compte de ces détails dans son processus d’interprétation. Une description produite à partir des conventions générales ne peut donc fournir des normes qui serviront à contraindre l’interprétation ultérieure. Si ma description de « Voix de feu » ne s’appuyait que sur de telles conventions, je serais coupable de ne pas la voir comme une oeuvre d’art.

Cela suggère l’approche suivante : au lieu d’invoquer les conventions générales de description, il faut avoir recours aux conventions de description propres aux oeuvres d’art. Dans le domaine de l’art visuel, les couleurs, les dimensions et la forme géométrique sont, de prime abord, importantes. Une interprétation n’est pas requise pour justifier l’importance de ces caractéristiques. Tout ce qu’on doit savoir, c’est que l’objet à décrire est la cible appropriée d’une interprétation artistique.

Bien qu’elle fasse appel aux conventions propres à l’art, ma description de « Voix de feu » est tout de même une description neutre, ou préinterprétative, car ces conventions sont beaucoup trop générales pour conduire à une interprétation de l’oeuvre d’art : elles me permettraient par exemple de dire qu’une des toiles mentionnées par Danto est de couleur rouge et de forme carrée (et qu’elle a un certain titre), mais elles ne me permettraient pas de déterminer sa signification précise. Toutefois, j’insiste sur le fait que ces conventions sont spécifiques à l’art. Tout d’abord, parce que leur application dépend du jugement que l’objet à décrire est une oeuvre d’art. Et ensuite, parce que la description qui résulte de leur application reflète le jugement que chaque propriété décrite est d’une importance artistique probable.

Par conséquent, comme elle fait appel aux conventions propres à l’art, ma description de « Voix de feu » respecte l’oeuvre d’art en tant que telle. En effet, chaque élément de la description a un contenu normatif implicite : cette entité a trois bandes verticales et ce fait a une importance artistique (au moins potentielle), etc. Ce contenu implicite élève la description du domaine des simples objets au domaine des oeuvres d’art. Danto admet lui-même ce genre de contenu implicite ; il affirme qu’une même description peut avoir des significations complètement différentes selon la personne qui la propose. Quand « l’homme du commun » dit « C’est de la peinture noire et de la peinture blanche, et rien de plus[28] », il traite l’entité ainsi décrite comme une chose et non pas comme une oeuvre d’art. (Son but est peut-être même de nier que l’entité est une oeuvre d’art.) Mais un artiste pourrait utiliser la même phrase pour proposer une identification artistique, c’est-à-dire une interprétation selon laquelle l’oeuvre n’exemplifie que sa propre matérialité. L’énoncé de l’homme du commun n’est qu’une simple description, alors que l’énoncé de l’artiste propose une interprétation selon laquelle l’oeuvre signifie la nature essentiellement matérielle de l’art. Les conditions dans lesquelles un énoncé est affirmé jouent donc un rôle dans la détermination de son statut : le même énoncé pourrait appartenir à une description dans un contexte et à une interprétation dans un autre.

Manifestement, mon recours aux conventions propres au domaine de l’art nécessite le jugement préalable que l’entité à décrire est une oeuvre d’art et non pas un simple objet. Mais reconnaître que quelque chose est une oeuvre d’art ne fait pas partie de l’interprétation ; cette reconnaissance doit plutôt précéder toute interprétation. De plus, les conventions propres à l’art ne sont pas suffisamment spécifiques pour que leur application constitue une oeuvre d’art pourvue d’une signification distincte. Il est donc possible de décrire une oeuvre d’art avant l’interprétation ; et une telle description peut être neutre.

L’objet, l’oeuvre et la description préinterprétative

J’ai défendu la thèse selon laquelle une oeuvre d’art, en tant que telle, peut être décrite de manière neutre avant toute interprétation. Doit-on conclure que l’oeuvre d’art est identique à un objet physique, à savoir sa « réplique matérielle » ? Pas du tout. Mon argument est indépendant de la question de savoir si une oeuvre d’art est exclusivement physique ou non. Certains auteurs soutiennent que l’oeuvre d’art comprend des éléments non physiques tels que le titre[29]. Si cela est le cas, ces éléments non physiques doivent pouvoir être décrits avant l’interprétation et contraindre celle-ci de la même façon que les éléments physiques.

Revenons à l’exemple donné par Danto des trois toiles physiquement identiques qui ont des identités artistiques complètement différentes. Contrairement à ce qu’il affirme, il n’est pas nécessaire de produire trois interprétations pour caractériser les identités distinctes de ces trois oeuvres d’art : il suffit de donner une description de leurs caractéristiques physiques pertinentes et de leurs caractéristiques non physiques telles que le titre et le contexte dans lequel elles ont été créées. On peut donc rejeter l’assimilation de l’oeuvre d’art au simple objet matériel sans souscrire au point de vue problématique de Danto sur l’interprétation. Il est possible de produire des descriptions neutres (ou préinterprétatives) qui respectent les oeuvres d’art en tant que telles. La description qu’on considère comme ultime ou idéale pourrait dépendre de son interprétation finale, si une telle interprétation existe. Mais on peut décrire l’oeuvre avant que l’interprétation soit terminée, et même avant d’entreprendre celle-ci[30].