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Au cours de la seconde moitié des années 1980, la négociation puis la mise en place de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALÉ)[1] suivies, au début des années 1990, par la négociation et l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA)[2] ont donné lieu à un débat qui était non seulement d’ordre économique, mais qui tournait également autour du caractère même du Canada en tant que communauté politique. Au Québec, une telle question identitaire ne s’est pas vraiment posée, principalement en raison de la différence linguistique.

Étant donné son rôle crucial dans la cohésion des sociétés, la culture a été au centre d’un débat dans le cadre de la mondialisation et de la régionalisation économiques. Ce débat, quant à lui, a évolué et s’est s’élargi au cours des dernières années. Il s’agit d’abord d’un débat, dans les négociations économiques internationales, pour savoir si les biens et services culturels doivent faire l’objet de dispositions spécifiques. C’est le principe de l’exception culturelle, dont les gouvernements de la France, du Canada et du Québec se sont faits les principaux défenseurs. Devant l’omniprésence de la culture étatsunienne[3], l’exception culturelle vise essentiellement à faire en sorte que les cultures nationales puissent, à tout le moins, se garder une place comme reflets de leurs sociétés.

La notion d’exception culturelle a été remplacée par celle de diversité culturelle, un changement surtout d’ordre stratégique. En effet, si l’idée d’une (autre) exception sectorielle ne fait pas l’unanimité, qui peut ne pas être en faveur de la diversité culturelle ? De même, dans le cadre des négociations économiques internationales, on est passé d’un débat autour du traitement des biens et services culturels, ou encore des industries culturelles, à un débat sur l’impact de la libéralisation des échanges sur les identités culturelles[4]. Sur un plan encore plus fondamental, l’identité culturelle est de plus en plus vue comme comprenant non seulement le maintien de la diversité culturelle, mais aussi celui de différents modèles de société, ces derniers se rapportant particulièrement à l’effet de la mondialisation sur les options de politiques publiques. À ce chapitre, un article de Frédéric Lesemann souligne que l’attachement à l’État-providence est, au même titre que l’ouverture continentale et la spécificité de l’identité linguistique et culturelle, au centre de l’américanité des Québécois, elle-même fondamentale dans la participation du Québec à l’intégration nord-américaine[5]. Une distinction s’impose ici entre les notions d’américanité et d’américanisation. Pour Yvan Lamonde, l’américanisation fait référence à un processus d’acculturation par lequel la culture étatsunienne influence et domine toutes les cultures, de même qu’à un concept de résistance ou de refus de cette influence. L’américanité, elle, qui englobe à la fois l’Amérique latine et l’Amérique anglo-saxonne, est un concept d’ouverture et de mouvance qui exprime le consentement du Québec à son appartenance continentale[6].

Malgré une certaine assurance identitaire, le Québec, à l’instar du Canada anglophone, tenait à préserver sa culture et son identité. En écho à ces préoccupations, le Canada avait obtenu une exemption des dispositions du régime nord-américain de libre-échange pour les industries culturelles. Toutefois, la clause d’exemption culturelle dans l’ALÉ/ALÉNA s’est révélée inadéquate. Le Québec, tout comme l’ensemble du Canada, est de plus en plus dépendant du marché des États-Unis, alors que ces derniers n’ont eu de cesse d’exercer des pressions sur les politiques culturelles qui contreviennent aux principes généraux de libéralisation des échanges, principes dont, autrement, le Québec a grandement profité. Plutôt que l’exclusion de la culture des régimes économiques internationaux, comme c’est le cas dans l’ALÉ/ALÉNA, le Québec et le Canada s’efforcent maintenant d’en arriver à la reconnaissance du principe de l’exception-diversité culturelle dans les régimes internationaux en vue d’assurer les conditions pour des politiques culturelles effectives et, de là, de mieux préserver leur identité culturelle dans le cadre de la mondialisation.

Il y a douze ans, l’ALÉNA était conclu entre le Canada, le Mexique et les États-Unis. Cet accord, comme on sait, suivait de peu un accord bilatéral de libre-échange entre le Canada et son voisin américain. Depuis, qu’en est-il de l’identité québécoise ? Afin d’y répondre, nous nous pencherons sur les paramètres de la question. Nous traiterons d’abord de l’identité et des questions essentielles autour de la politique culturelle au Québec. Nous brosserons ensuite un tableau de l’évolution de l’américanité du Québec, c’est-à-dire de son sentiment d’appartenance continentale à l’Amérique, ainsi que des principales questions culturelles entourant la négociation des traités nord-américains de libre-échange. Cela nous aura amenés à nous pencher sur la culture face à l’intégration internationale, notamment les résultats des négociations de l’ALÉ/ALÉNA au chapitre culturel, avant d’étudier les présents efforts du Canada et du Québec pour obtenir la reconnaissance du principe de la diversité-exception culturelle dans les instances internationales. Enfin, à partir des données disponibles, nous tenterons de voir ce qu’il en est de l’identité québécoise après plus de quinze ans d’un régime de libre-échange en Amérique du Nord. Nous comparerons aussi ces données avec d’autres touchant le Canada anglais en vue de tirer des conclusions.

Identité et politique culturelle au Québec

Le concept d’identité se rapporte à la tendance, pour des individus ou des groupes, à développer un sentiment de ce qu’ils sont de même qu’un sentiment de relations partagées avec d’autres dans le cadre d’un attachement psychologique, sociologique et politique[7]. La notion d’identité nationale, par ailleurs, renvoie à une vision sociologique et anthropologique de la culture qui recoupe une réalité très vaste[8]. La culture ou l’identité culturelle y est définie « non seulement en fonction de la langue, des institutions sociales et familiales, des us et coutumes particuliers, des réalisations artistiques et littéraires et des divertissements populaires, mais aussi […] en fonction du mode de vie, qui englobe tous les éléments de l’activité humaine, qu’ils soient d’ordre social, religieux, athlétique, culturel, politique ou économique[9] ».

En Amérique du Nord, alors que la notion de culture aux États-Unis est surtout associée aux beaux-arts, à la littérature, à l’opéra, au ballet et à la musique classique (haute culture), au Québec comme au Canada, elle comprend aussi les livres, les magazines, les journaux, le cinéma, les enregistrements musicaux et vidéo, la radio et la télévision. En fait, ce qui correspond pour les Québécois et les Canadiens à la culture populaire ou de masse tend à être perçu par les Étatsuniens – tant les gouvernements que les citoyens – comme l’industrie du divertissement. Toutefois, la culture aux États-Unis ne saurait se limiter à la haute culture, dans la mesure où l’on y fait aussi référence à des notions comme la culture populaire ou les cultures autochtones. Ce qui est certain, c’est qu’au Québec comme au Canada, il y a davantage d’aspects de la production culturelle qui sont associés à l’identité nationale et, par conséquent, qui revêtent une plus grande signification politique qu’aux États-Unis, particulièrement en ce qui regarde le besoin de les protéger[10].

Constituant la seule société majoritairement francophone en Amérique du Nord, avec un ensemble de traditions et de coutumes spécifiques, le Québec est sans aucun doute distinct sur le plan culturel. Même le conservateur et anglo-saxon The Economist soulignait en 1987 que le Québec était, sur le plan culturel, une nation[11]. Dans le sillage de la Révolution tranquille, les débuts d’une véritable politique culturelle au Québec remontent à la création en 1961 du ministère des Affaires culturelles, à présent le ministère de la Culture et des Communications. Outre des objectifs relatifs au développement culturel, le ministère québécois de la Culture et des Communications compte l’Office de la langue française, ce qui le place en charge de l’épanouissement de la langue et de la culture françaises au Québec. Les dépenses par habitant en faveur de la culture au Québec tendent à être plus élevées par comparaison au palier fédéral et à d’autres provinces, c’est-à-dire plus proche de 1 % de l’ensemble des dépenses gouvernementales.

La politique culturelle québécoise a été considérablement modifiée dans la première partie des années 1990 à la suite du rapport d’un comité consultatif (le rapport Arpin). La création du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) en 1993 a marqué un changement au profit d’une administration plus indépendante et dépolitisée de la culture, suivant le modèle britannique pratiqué dans la plupart des provinces et sur lequel repose le Conseil des arts du Canada. La Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) constitue le complément du CALQ dans le secteur des industries culturelles, notamment le cinéma[12].

Pour plusieurs, et c’est le cas de tous les gouvernements au Québec depuis les années 1960, des politiques et des mesures dans le domaine culturel sont considérées comme indispensables, eu égard à la place qu’occupe la culture étatsunienne dans la société québécoise. Parmi les mesures dites de promotion, justifiées par la volonté d’encourager l’expression culturelle québécoise, on compte l’attribution de subventions directes ou de crédits fiscaux. Quant aux mesures de protection, motivées principalement par le désir de préserver l’espace nécessaire au développement des industries culturelles québécoises et de répondre aux craintes suscitées par l’influence de symboles venant de l’étranger et particulièrement des États-Unis, les mesures de ce type ont pris la forme de réglementations. Pensons notamment aux quotas de contenu national à la radio et à la télévision. Soulignons aussi le rôle joué par l’examen des investissements étrangers qui relève de la politique culturelle fédérale[13].

Au Québec, l’influence culturelle des États-Unis se remarque surtout, comme pour l’ensemble du Canada, dans le domaine du cinéma. En 1993, les films produits en langue française au Québec ne comptaient que pour 6 % des films présentés sur les écrans au Québec, alors que cette proportion n’était que de 3 % dans le cas des films de langue anglaise produits au Canada anglais. Et même le peu de films produits doit beaucoup aux programmes d’aide gouvernementaux. En 1996, 87 % des recettes cinématographiques au Québec sont allées à des entreprises des États-Unis, comparativement à 97 % pour le reste du Canada. En 2003, 78 % des recettes du cinéma ont été enregistrées par des films étatsuniens, et ce, comparé à 13 % pour des films québécois[14]. De même, dans les années 1990, on estimait que 70 % des ventes au détail d’enregistrements sonores, surtout les disques et les cassettes, étaient d’origine étatsunienne, alors que cette proportion était de 85 % pour l’ensemble du Canada[15].

Il semble qu’il en soit de même pour les autres produits culturels comme les livres et les revues. La pénétration étatsunienne est grande, mais à un degré (quelquefois significativement) moindre qu’ailleurs au Canada. En revanche, dans le domaine de la télévision, les émissions québécoises (surtout les téléromans) se révèlent les plus populaires. En 1991, alors que les émissions les plus populaires au Canada anglais étaient étatsuniennes, les 15 émissions les plus regardées à la télévision francophone au Québec étaient toutes d’origine québécoise, encore que la plus grande proportion des films diffusés à la télévision québécoise soit étatsunienne, 61 % en 1990[16]. Dans la mesure où les gens regardent beaucoup plus la télévision, les films et les séries télévisées d’origine étatsunienne diffusés au petit écran ont peut-être une plus grande influence culturelle que le cinéma. Enfin, on constate que, malgré la promotion et la protection de ses industries culturelles, le Québec demeure un marché largement ouvert aux produits culturels étrangers[17].

Comme Gibbins l’a fait remarquer, les Québécois ont utilisé leur gouvernement provincial comme un instrument de survie culturelle, de la même manière que les Canadiens anglais se sont tournés vers le gouvernement fédéral[18]. Les gouvernements du Québec, qu’ils soient fédéralistes ou souverainistes, ont insisté sur leur rôle de gardien de la culture française ou francophone face au gouvernement fédéral. Cette position est le reflet de la lutte, dans le secteur culturel, entre les champs de compétence fédérale et provinciale. Sur le plan international, même si les gouvernements de Québec et d’Ottawa partagent un point de vue assez similaire sur la culture, notamment en ce qui touche la diversité culturelle, le Québec a insisté pour avoir sa propre voix dans les instances internationales. Le Québec souscrit à la doctrine Gérin-Lajoie selon laquelle les provinces peuvent conduire leurs propres relations extérieures dans les sphères comme la culture et l’éducation, qui relèvent de leur compétence[19]. En fait, les Québécois craignent toujours davantage la mainmise de la « nation canadienne », qui cherche à leur enlever leur identité, que l’influence culturelle des États-Unis[20]. En bref, cela traduit les problèmes constitutionnels du Canada dans les questions de culture et d’identité nationales.

L’intégration nord-américaine ne touche pas tous les aspects de la culture et de l’identité québécoises de la même manière et avec la même ampleur. Elle concerne avant tout le commerce et l’investissement dans les biens et services culturels, de même que la possibilité pour les pouvoirs publics de contrôler les opérations des industries culturelles. La culture et l’identité québécoises, au sens anthropologique et très large du terme, sont moins directement influencées par un tel processus. Du reste, l’impact de l’intégration continentale sur l’identité culturelle du Québec est beaucoup plus diffus et difficile à évaluer quand on considère cette dernière de manière générale ou sous tous ses aspects.

On s’attardera ici en particulier sur la capacité du gouvernement québécois de poursuivre des politiques culturelles, notamment de promouvoir et de protéger les industries culturelles. Même si elles n’embrassent pas tous les aspects de la culture, les industries culturelles occupent néanmoins une place cruciale. Elles ont été au centre des efforts des gouvernements au Québec en vue de favoriser une culture nationale. Les industries culturelles sont les moyens par lesquels les citoyens d’une communauté politique peuvent le mieux exprimer et projeter ce qu’ils sont. Elles sont vues comme des instruments primordiaux pour soutenir les identités nationales. Finalement, comme les industries culturelles recoupent l’aspect de la culture québécoise le plus directement touché par l’intégration nord-américaine et la mondialisation, elles représentent aussi le domaine où les contraintes extérieures se font le plus sentir.

En ce qui concerne les contraintes exercées sur les politiques culturelles par la position hostile des États-Unis, les problèmes et les tendances ont été essentiellement les mêmes que ceux rencontrés par les politiques culturelles fédérales. Les intérêts étatsuniens ont été tout aussi critiques des initiatives culturelles du Québec que de celles du gouvernement fédéral. Il suffit de penser à la politique sur la distribution des films que se proposait d’adopter le Québec en 1983 et qui a connu le même sort qu’une politique similaire proposée par le gouvernement fédéral à la fin des années 1980[21]. Alors que les États-Unis ont généralement toléré les mesures de promotion, qui n’affectent pas de manière notable les intérêts de leurs entreprises culturelles, ils ont systématiquement dénoncé les mesures dites de protection, limitant leur pouvoir de pénétration sur les marchés étrangers. On doit souligner l’importance des industries culturelles pour les intérêts économiques et même politiques des États-Unis. Les industries culturelles constituent en effet l’un des secteurs d’exportation les plus profitables pour l’économie étatsunienne. Enfin, pour des raisons à la fois géographiques et linguistiques, le Canada représente de loin le principal marché extérieur pour les produits culturels des États-Unis[22].

L’américanité du Québec et l’intégration nord-américaine

Le terme mondialisation est associé à un processus, surtout économique et technologique, favorisé par la réduction considérable des barrières aux mouvements des biens, des services et des capitaux, l’internationalisation de la production et la révolution des télécommunications et des ordinateurs. La mondialisation correspond également à un réseau de marchés imbriqués partout dans le monde, à des normes et critères universels qui constituent des points de référence globaux, à des communications virtuellement instantanées, ainsi qu’à des pratiques économiques et sociales similaires résultant de l’automatisation[23].

La régionalisation, quant à elle, renvoie à un processus analogue à l’échelle d’une région spécifique, le plus souvent entre des pays limitrophes. Elle fait référence à la croissance de l’intégration des sociétés au sein d’une région et aux phénomènes d’interactions économiques et sociales, ces derniers ayant souvent lieu en l’absence de toute action ou volonté des gouvernements[24]. Du reste, ces deux processus de mondialisation et de régionalisation tendent à tenir plus aux forces du marché qu’à des politiques gouvernementales.

Dans le cas du Canada, la régionalisation ou continentalisation s’est accentuée malgré une politique poursuivie à partir du début des années 1970, dite de la Troisième option, qui visait à étendre et à diversifier les marchés d’exportation, et ainsi à contrer la forte dépendance à l’égard du marché étatsunien[25]. Soulignons qu’à la même période, le Québec, au contraire, courtisait les investissements étatsuniens et s’efforçait de trouver de nouveaux débouchés commerciaux chez ses voisins du Sud. Rappelons aussi que la Politique économique nationale adoptée par Ottawa à partir de 1879 avait favorisé les échanges dans un axe est-ouest. Pour plusieurs, cette politique à caractère protectionniste desservait les intérêts du Québec. Ce sont là quelques-uns des premiers arguments qui ont amené le Québec à favoriser le libre-échange avec les États-Unis. Aussi, pour certains, la souveraineté constituait-elle un moyen de mettre un terme à cette structure d’échanges défavorable au Québec[26]. Entre-temps, la part croissante du commerce québécois hors de l’espace canadien allait rendre encore plus attrayante l’idée de l’intégration nord-américaine[27].

Devant le caractère apparemment inéluctable du processus de continentalisation, le gouvernement canadien s’est résolu, au milieu des années 1980, à s’assurer d’un ensemble de dispositions afin que les intérêts du Canada soient au mieux préservés, notamment contre les pressions protectionnistes des États-Unis. C’est ce qui a mené à la conclusion de l’ALÉ, qui a fait place depuis à l’ALÉNA. De telles préoccupations et des phénomènes analogues de régionalisation se remarquent partout dans le monde[28]. Sur le continent américain, nous pouvons songer à la création, en 1991, du Marché commun du cône Sud (MERCOSUR) ou encore à la revitalisation du Marché commun centraméricain. Notons que, pour le Canada, l’ALÉNA et, encore plus, l’initiative de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) ont entre autres pour objet de contribuer à diversifier ses marchés extérieurs et à réduire sa dépendance commerciale par rapport aux États-Unis. Or, les données sur les courants commerciaux indiquent plutôt que les États-Unis demeurent le pôle d’attraction, que ce soit au sein de l’ALÉNA ou d’une éventuelle ZLÉA, en concentrant vers eux les forces vives et les bénéfices de l’intégration continentale[29].

Dans le cas du Québec, comme du reste pour le Canada, la régionalisation a longtemps été associée à un péril, celui de l’américanisation. Soulignons à cet égard que l’américanisation et l’américanité ne sont pas sans s’influencer l’une et l’autre. Dans la mesure où l’américanisation a marqué de manière déterminante la société québécoise depuis le début du vingtième siècle, la tendance qui se développe depuis les années 1960 – visant à affirmer l’américanité du Québec – peut en partie être considérée comme une réponse au processus d’américanisation[30]. Toutefois, pour une partie des Québécois, la crainte de l’américanisation agit toujours comme un frein pour assumer leur américanité[31].

Historiquement, l’affirmation par les Québécois de leur appartenance au continent nord-américain a été entravée par les élites politiques et religieuses, qui voyaient dans la culture étatsunienne une menace pour l’intégrité culturelle du Québec et favorisaient au contraire les liens avec l’Europe, en particulier avec la France. Toutefois, le peuple québécois en général de même que les élites économiques s’étaient révélés plus ouverts envers les États-Unis. À cet égard, la volonté du Québec d’affirmer son américanité est bien antérieure à l’instauration d’un régime de libre-échange en Amérique du Nord et a été favorisée, depuis les années 1960, par le déclin de l’influence des élites traditionnelles[32].

Le discours sur l’américanité du Québec continue d’alimenter un débat parmi les intellectuels et les universitaires, entre autres de la part de Joseph Yvon Thériault et d’Anne Légaré, plus enclins à insister sur l’européanité du Québec. Cette dernière est d’ailleurs davantage considérée depuis les événements du 11 septembre 2001, à la suite desquels Québécois et Étatsuniens ont fait montre d’attitudes nettement différentes sur un ensemble de questions politiques et sociales[33].

À partir des années 1960, afin surtout d’y promouvoir ses intérêts et de développer ses marchés d’exportation, le Québec a renforcé sa présence aux États-Unis, notamment par l’augmentation de sa représentation à New York et par l’ouverture de délégations dans d’autres villes telles que Boston et Chicago. En outre, le Québec a, depuis 1980, des liens formels avec le Mexique par l’entremise d’une délégation à Mexico. À l’entrée en vigueur de l’ALÉNA, le Québec était la seule province canadienne à avoir une présence officielle au Mexique.

Depuis la mise en place de l’ALÉ et de l’ALÉNA, le Québec est entré dans une dynamique d’intégration continentale. Contrairement au Canada anglophone, qui craignait l’américanisation, le Québec voyait dans ces accords une source d’avantages économiques et un moyen d’accroître son autonomie par rapport au pouvoir fédéral. Le libre-échange continental fournit en effet au Québec un forum pour affirmer son identité sur les scènes régionale et mondiale. L’intégration continentale permet à des ensembles comme le Québec de s’affranchir de l’État auquel ils sont assujettis en transigeant davantage avec d’autres partenaires et en étant sujets à des règles et à des pratiques adoptées dans un cadre plus large et auquel ils s’identifient plus facilement. À l’instar d’autres communautés dans une situation similaire, comme les Basques, les Catalans, les Écossais et les Flamands, les Québécois s’identifient volontiers à un ensemble régional. Par exemple, si, pour les Basques, l’identification à l’État espagnol risque de soulever la controverse, ce n’est pas le cas pour l’Union européenne. On peut ajouter que, si plusieurs Québécois ne veulent pas s’identifier au Canada, il en va différemment de l’Amérique du Nord ou encore des Amériques[34].

L’idée d’une entente de libre-échange entre le Canada et les États-Unis allait susciter des réactions bien différentes au Québec et dans le reste du Canada. Alors que l’idée a été généralement bien accueillie au Québec, elle a suscité beaucoup d’opposition au Canada anglais. Pendant la seconde moitié des années 1980 et la première moitié des années 1990, l’initiative pour une zone de libre-échange en Amérique du Nord allait fortement secouer une bonne partie de l’opinion publique canadienne-anglaise. Celle-ci craignait par-dessus tout que le poids et l’influence du géant étatsunien n’affectent le caractère sociopolitique du Canada et aussi du Québec et, de là, l’identité nationale. Or, au Québec, l’intégration nord-américaine n’était guère perçue comme une menace pour la culture et l’identité nationales. De même, chez les opposants à l’intégration nord-américaine, tandis qu’au Canada anglais on craignait surtout pour la souveraineté, l’identité et la culture canadiennes, au Québec l’opposition reposait essentiellement sur des arguments socioéconomiques[35].

L’exemple des réactions du Québec et du Canada nous semble indicatif du rôle joué par une variable telle l’identité culturelle dans un processus comme celui de l’intégration nord-américaine. Dans le cas du Canada anglais, la crainte qu’a, d’emblée, suscité le libre-échange pour son identité et l’intégrité de ses institutions culturelles ne pouvait que mener à une opposition farouche à tout processus formel, même limité, de régionalisation économique. Pour ce qui est du Québec, bien que la culture étatsunienne y exerce aussi comme partout dans le monde une influence marquée, ce dernier a une attitude moins défensive, la langue française mettant un frein et une limite à cette influence. Ainsi, leur spécificité culturelle a donné aux Québécois, certains diront à tort, un sentiment de sécurité[36]. Cette attitude, dans le cas du Québec, a été bien résumée par la formule selon laquelle l’assurance identitaire se conjugue avec l’ouverture sur le monde[37].

La culture et l’intégration internationale

Des politiques et des mesures publiques dans le domaine de la culture ne sont pas sans entraîner des restrictions aux échanges internationaux, qui contredisent les principes généraux de libéralisation économique qui, évidemment, constituent la pierre d’assise de l’intégration nord-américaine. La question se pose donc de savoir comment concilier l’intégration nord-américaine, qui repose pour l’essentiel sur le libéralisme économique, avec la poursuite de politiques culturelles au Québec qui, elles, s’inspirent d’un élan nationaliste.

Dans le cas de nos voisins du Sud, il semble que leur identité soit de plus en plus mise à mal, et ce, par les effets combinés de la mondialisation, d’une citoyenneté de plus en plus pluriethnique et des revendications des minorités[38]. Entre autres, l’importance grandissante de la langue espagnole aux États-Unis a suscité ces dernières années des débats qui ne sont pas sans en évoquer d’autres, et de plus longue date, au Québec. On se rappellera que les autorités californiennes avaient senti le besoin de proclamer l’anglais la seule langue officielle de l’État, une initiative qui avait surpris dans un pays jusque-là exempté de tels débats linguistiques et identitaires. Il demeure que, par la position hégémonique des États-Unis, un modèle de société et une culture dont l’influence est ressentie partout dans le monde, l’identité étatsunienne repose sur des assises plus solides que celle du Québec. Ainsi, le gouvernement des États-Unis insiste toujours sur les droits individuels et sur un libéralisme apparemment illimité, au point où l’argument du laisser-faire économique sert au maintien, sinon au progrès, de l’impérialisme culturel étatsunien. Dans ces conditions, le Québec doit sans cesse trouver un équilibre entre le maintien de sa spécificité et les exigences de l’intégration nord-américaine. À ce chapitre, un ouvrage récent désigne le Québec, tout comme le Canada et la France, comme l’archétype d’un régime démocratique qui s’efforce de contrer la mondialisation culturelle ou, plutôt, de la gérer à son profit (managed globalization)[39].

En dépit des objections des États-Unis, le gouvernement canadien, supporté en cela par le Québec, a insisté pour exclure la culture et les politiques culturelles de l’application de l’ALÉ, faisant valoir que la culture ne peut être assimilée à une marchandise et qu’elle touche à la structure et à l’identité mêmes d’une communauté politique. Ainsi, l’article 2005, paragraphe 1, de l’ALÉ stipule que « [l]es industries culturelles sont exemptées des dispositions du présent accord ». Néanmoins, certains engagements spécifiques touchant ces industries y ont été inclus[40]. Cette exemption du secteur culturel a été reconduite dans le traité de l’ALÉNA et étendue non seulement aux entreprises, comme c’est le cas dans l’ALÉ, mais également aux personnes qui travaillent dans les industries culturelles. Toutefois, les États-Unis se sont réservés un droit de représailles. Le second paragraphe de l’article 2005 de l’ALÉ précise en effet que « chaque partie pourra prendre des mesures ayant un effet commercial équivalent en réaction à des interventions qui seraient incompatibles avec le présent accord, si ce n’était du paragraphe 1[41] ». Ce que la clause d’exemption culturelle de l’ALÉ/ALÉNA dit vraiment, comme le souligne Bernier, c’est que si le Canada est prêt à en payer le prix, il peut maintenir des mesures incompatibles avec l’ALÉ[42].

Or, cela n’est guère une option. Presque toute nouvelle mesure ou même proposition dans le domaine culturel, qu’elle ait émané des gouvernements du Québec ou du Canada, a été accompagnée de menaces de représailles de la part des États-Unis. Ces tensions ont surtout été illustrées par une série de conflits bilatéraux au cours des années 1990[43]. Les Étatsuniens s’objectent à ce qu’ils perçoivent comme des restrictions sous le couvert de considérations culturelles dans un contexte de mondialisation, et particulièrement au sein de l’ALÉNA, qui permet au Québec et au Canada un accès privilégié à leur vaste marché. Dans un contexte de dépendance économique grandissante à l’égard des États-Unis, la viabilité des politiques culturelles québécoises et canadiennes est donc mise en cause. Il ressort clairement qu’une telle exemption « conditionnelle » de la culture des dispositions économiques internationales se révèle problématique pour assurer les conditions de viabilité des politiques culturelles[44]. Du reste, le Canada a négocié une exemption inconditionnelle, c’est-à-dire sans droit de représailles, pour ce qui touche la culture dans ses accords bilatéraux de libre-échange, dont ceux avec le Chili et Israël[45].

Le Canada a depuis longtemps insisté pour que la culture soit exempte des dispositions des régimes économiques internationaux. C’est le cas dans l’ALÉ/ALÉNA et, aujourd’hui, dans le cadre des négociations de la ZLÉA. Cette position a aussi été adoptée au cours des années 1990 au niveau multilatéral, notamment dans le cadre des négociations de l’Accord général sur le commerce des services au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de celles de l’Accord multilatéral sur l’investissement au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Or, au sein de l’OMC, le Canada, en 1999, se disait prêt à accepter que la culture soit sujette à des règles multilatérales pour autant qu’elle fasse l’objet de dispositions spécifiques. En dépit de concessions inévitables, cela permettrait à tout le moins aux États de s’entendre sur les types de mesures culturelles qui peuvent être acceptables et à quelles conditions. En retour, cela devrait permettre aux gouvernements de poursuivre des (ou du moins certaines) politiques culturelles sans crainte de représailles commerciales, ou du moins de limiter la latitude des États-Unis de s’en prendre aux mesures culturelles. Le Canada s’efforce, avec notamment la France et le Québec, d’obtenir la reconnaissance de la diversité culturelle, et ce, par la mise en place d’un Instrument international sur la diversité culturelle (IIDC), lequel devrait avant tout permettre aux États de poursuivre des politiques culturelles. Cette proposition est basée sur un rapport du Groupe de consultations sectorielles sur le commerce extérieur (GCSCE) – Industries culturelles, un des douze groupes mis sur pied par le gouvernement canadien dans la foulée des négociations de l’ALÉ afin de recueillir les vues des intervenants des différents secteurs économiques[46].

En vue d’obtenir des appuis à sa position sur la culture, le gouvernement canadien a été à l’origine de la création, en 1998, du Réseau international sur la politique culturelle (RIPC). Ce réseau, composé de ministres de la Culture en faveur de la diversité culturelle, regroupait 63 pays en octobre 2004, parmi lesquels le Mexique et des États de l’Union européenne comme la France et le Royaume-Uni[47]. Seule une telle stratégie, reposant en particulier sur une alliance effective avec l’Union européenne, semble en mesure d’amener les États-Unis à des compromis sur la question de l’exception culturelle. À cet égard, entre un principe général d’exception culturelle, tel qu’il est défendu par la France, le Canada et le Québec, et une libéralisation tous azimuts, comme le prônent les États-Unis, de plus en plus de gouvernements sont favorables à une forme plus ou moins prononcée d’exception culturelle. Du reste, il semble y avoir un adoucissement de la position étatsunienne. Dans le cadre des présentes négociations sur les services au sein de l’OMC, une proposition des États-Unis, soumise en 2001, relative au secteur de l’audiovisuel et des services connexes, bien qu’insistant sur des règles commerciales prévisibles et clairement définies, reconnaît aussi les caractéristiques spéciales de la culture dans la poursuite d’importants objectifs de politique sociale et suggère d’user de flexibilité pour répondre à de telles préoccupations[48].

En octobre 2002, le RIPC entérinait l’idée d’un IIDC négocié sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). La Conférence générale de l’UNESCO, en octobre 2003, donnait son assentiment à l’élaboration d’un avant-projet de « convention » internationale sur la diversité culturelle (CIDC). Le contenu de l’avant-projet a été rendu public en juillet 2004 et fait présentement l’objet de négociations intergouvernementales en vue d’être soumis pour adoption à la prochaine Conférence générale en octobre 2005[49]. De plus, en 2003, les États-Unis réintégraient l’UNESCO après dix-huit ans d’absence. Le Canada a déjà souligné que la participation des États-Unis est essentielle pour qu’une CIDC ait quelque crédibilité. Le choix de l’UNESCO pose la question de la nature essentiellement déclaratoire de ses dispositions et, donc, du caractère effectif d’une éventuelle CIDC. En revanche, les dispositions de l’OMC ont un caractère véritablement contraignant, eu égard à son mécanisme obligatoire de règlement des différends et à son pouvoir de sanction. C’est la France qui a insisté pour qu’un IIDC soit conclu à l’UNESCO. Le Canada a une position plus nuancée, car la voie de l’OMC est pour lui plus urgente. Soulignons que la France est loin d’être aussi tributaire des échanges avec les États-Unis que ne le sont le Québec et le Canada. S’il fut un temps indécis, le gouvernement canadien se déclare à présent en faveur d’un IIDC négocié à l’UNESCO. C’est aussi le cas du Québec. Le Canada précise qu’il ne prendra aucun engagement dans le cadre de l’OMC ou de la ZLÉA susceptible de restreindre sa latitude pour poursuivre des politiques culturelles jusqu’à ce qu’un IIDC soit établi[50].

Enfin, la question culturelle dans l’initiative de la ZLÉA mérite considération, car la culture est à peine mentionnée dans les textes préparatoires[51]. La position canadienne dans les négociations de la ZLÉA consiste à obtenir une exemption inconditionnelle pour la culture. Le Canada a aussi proposé une résolution, dans le préambule de l’accord, en faveur de la diversité culturelle[52]. Dans le cadre des négociations commerciales de l’OMC et de la ZLÉA, le gouvernement québécois a aussi précisé qu’il entendait préserver sa marge de manoeuvre afin d’intervenir dans le domaine de la culture[53].

L’identité québécoise et l’intégration nord-américaine

Comme le souligne Bernier, il n’y a eu aucune réflexion sérieuse sur la dimension culturelle de l’intégration économique, bien que cette question soit très controversée. Au-delà des échanges et des investissements en matière de biens et de services culturels, la question fondamentale qui se pose est celle de l’impact de l’ouverture des marchés sur les identités nationales. La culture et l’identité nationales peuvent en effet difficilement échapper aux effets du libre-échange et de l’intégration continentale, qui tendent à réduire le pouvoir d’intervention de l’État et à imposer un même moule commercial aux multiples attentes des citoyens dans les divers domaines de l’activité humaine. Cependant, il est difficile d’évaluer avec précision dans quelle mesure l’identité nationale québécoise a été touchée par l’ALÉ et l’ALÉNA, non seulement parce que la notion d’identité culturelle recoupe des réalités multiples et diverses, mais aussi parce que nous aurions besoin, pour ce faire, d’une description assez précise de l’identité québécoise au début de l’ALÉ et depuis[54].

Un certain nombre d’études, au cours des dernières années, ont porté sur l’ampleur de la convergence (ou de la divergence) des valeurs entre le Canada et les États-Unis, ainsi que sur les questions et les tendances qui s’y rattachent. La dimension « régionale » de ces études permet aussi souvent de remarquer des différences entre le Québec et le Canada anglophone. Des études traitant plus spécifiquement du Québec portent souvent sur la question de l’américanisation des Québécois à la lumière de l’évolution de l’intégration nord-américaine[55]. À ce chapitre, la dynamique de l’intégration continentale n’est pas sans soulever la question du poids et de l’influence des États-Unis et, de là, celle de l’identité culturelle des Québécois. Afin d’y voir plus clair, efforçons-nous de distinguer les principaux déterminants de l’américanité du Québec.

Pour évaluer l’impact qu’a pu avoir l’intégration nord-américaine sur l’identité culturelle des Québécois, il faut distinguer l’influence et les pressions des États-Unis qui se faisaient déjà sentir avant l’instauration d’un régime de libre-échange – ou qui s’exercent indépendamment d’un tel régime – des pressions qui sont plus directement attribuables à l’intégration nord-américaine. On peut considérer que l’intégration continentale, en soi, n’a pas un effet particulièrement significatif sur l’américanisation du Québec, dans la mesure où l’influence de la culture étatsunienne s’exerce de façon marquée sur le Québec comme sur l’ensemble du monde. De même, les pressions des États-Unis pour la libéralisation des échanges dans le secteur culturel se feraient sentir avec ou sans l’ALÉNA. Il y a aussi la clause d’exemption culturelle au profit du Canada dans le régime nord-américain de libre-échange, bien que cette dernière ait souvent été critiquée par les États-Unis. Celle-ci a sans doute contribué à faire en sorte que les pressions étatsuniennes pour la libre circulation des produits culturels se soient principalement exercées dans d’autres forums, comme ceux de l’OMC, de l’OCDE et des négociations de la ZLÉA.

Ce serait plutôt en ce qui a trait à l’américanité québécoise que l’ALÉ/ALÉNA semble avoir eu un effet significatif, le Québec tenant depuis à affirmer davantage son appartenance continentale. L’américanité, ici, va au-delà des seules relations avec les États-Unis. À cet égard, au Québec, la fusion des cultures latine et anglo-saxonne, les deux grandes traditions culturelles du continent américain, d’une part, facilite l’affirmation de son américanité et, d’autre part, lui confère un atout dans ses relations avec l’ensemble des Amériques. En fait, l’affirmation par le Québec de son américanité repose et insiste sur sa spécificité culturelle qui, par là, doit s’en trouver renforcée. Autant sur le plan économique que sur les plans politique et identitaire, le Québec voit un avantage à affirmer son américanité et à tirer profit de sa culture à la fois latine et anglo-saxonne, ce qui lui permet d’attester sa différence.

D’après l’enquête GRAM menée en 1997, à la question de savoir si les gens vivant au Québec s’identifiaient d’abord comme Québécois, Canadiens français, Canadiens anglais ou Canadiens, 54 % des répondants (63 % dans le cas des Québécois francophones) ont dit s’identifier d’abord comme Québécois et 23 % comme Canadiens français. Ce qui est aussi significatif, c’est que les jeunes sont plus nombreux à s’affirmer d’abord comme Québécois que leurs aînés. Ainsi 76 % des jeunes de 18 à 24 ans et 64 % dans le cas des 25 à 34 ans se disent d’abord Québécois (et Nord-Américains)[56]. Une identité québécoise forte s’est imposée et affermie au cours des dernières décennies. En fait, les Québécois, avec 54 %, ont une identité « nationale » aussi affirmée que celle des Allemands ou des Irlandais, et même supérieure à celle des Français (42 %)[57]. En outre, à une question visant à savoir si les Québécois se considéraient, au-delà de leur identité nationale, davantage comme Américains (au sens de citoyens des États-Unis), Nord-Américains (appartenance continentale) ou Européens (attachement aux origines), 68 % ont opté pour une identité nord-américaine[58]. Cela nous amène à nous interroger sur l’importance des liens des Québécois avec l’Europe en comparaison avec l’Amérique du Nord. Dans une enquête menée en 1998, 48 % des répondants se sont dits en désaccord avec une proposition selon laquelle le Québec avait plus d’affinités avec l’Europe qu’avec les États-Unis, alors que 38 % d’entre eux étaient d’accord[59].

À la question concernant l’espace géographique auquel les Québécois s’identifiaient d’abord et avant tout (localité, région, province, Canada dans son ensemble, Amérique du Nord ou le monde), les Québécois ont choisi dans une proportion de 40 % leur province comme source première de leur identité territoriale. Le Canada dans son ensemble a obtenu la moitié de ce pourcentage, c’est-à-dire 19 %, suivi de près par la région (16 %). Si la province et la région sont combinées, on obtient pour le Québec un score de 56 %, c’est-à-dire très supérieur à l’identité canadienne[60]. Par ailleurs, une enquête pancanadienne menée en 1998 a abouti à des résultats opposés. À la question « À laquelle de ces entités (localité, province, pays, Amérique du Nord ou monde) diriez-vous d’abord appartenir ? », 41 % des répondants ont affirmé qu’ils appartenaient d’abord au Canada dans son ensemble, et cette proportion aurait été supérieure si on avait exclu le Québec. Mentionnons, aux fins de comparaison, que 19 % de ces mêmes répondants ont dit appartenir d’abord à leur province[61].

Pour ce qui est d’une identité supranationale, c’est-à-dire la propension des individus à avoir un sentiment d’appartenance qui va au-delà des identités nationale et continentale, 11 % des Québécois auraient une telle identité supranationale quand les réponses « Amérique du Nord » et « monde » sont mises ensemble. Dans le cas du Canada, l’enquête pancanadienne indiquait 16 %[62]. Si une majorité de Québécois (54 %) s’identifient d’abord à leur « nation », ils ont aussi une forte identité continentale (68 %), mais une faible identité supranationale (11 %). Apparemment, les Canadiens des autres provinces auraient rattrapé, sinon dépassé, les Québécois pour ce qui est de soutenir l’intégration continentale et de se considérer comme Nord-Américains.

De tels résultats sont assez similaires à ceux d’enquêtes conduites en Europe. Malgré un fort appui des citoyens des pays membres de l’Union européenne en faveur de l’intégration de leur continent, peu se définissent comme Européens, s’identifiant davantage à leur pays, leur région ou leur municipalité[63]. Les Québécois, et semble-t-il les Canadiens, ont une forte identité continentale, et les germes d’une identité supranationale sont présents autant au Québec qu’au Canada anglais. Ce qui est surprenant, c’est que des gens de l’ensemble du Canada aient une identité supranationale aussi développée que celle des Européens, bien que la dynamique d’intégration en Amérique du Nord y soit beaucoup plus récente et que cette dernière soit officiellement limitée à une zone de libre-échange présentant un minimum d’arrangements institutionnels[64]. En dépit de questions d’identité culturelle qui se posent en termes différents au Québec et au Canada, une certaine proximité avec les États-Unis, à la fois géographique et culturelle, semble avoir un effet sur l’émergence d’une identité nord-américaine[65].

Sur la base des résultats de l’enquête GRAM, Csipak et Héroux se sont interrogés pour savoir si les Québécois étaient plus distincts et plus forts culturellement depuis la mise en place de l’ALÉNA. Ils ont cherché à évaluer la perception qu’ont les Québécois de l’impact de l’ALÉNA sur leur développement culturel. L’enquête GRAM a révélé que, pour 51 % des Québécois, les États-Unis avaient une influence « bénéfique » sur le développement culturel du Québec. De plus, 63 % des répondants se sont dits « un peu en désaccord » (36 %) ou « tout à fait en désaccord » (27 %) avec l’énoncé voulant qu’avec l’ALÉNA, les Québécois risquaient de perdre leur particularité culturelle. Par ailleurs, confirmant l’assurance identitaire des Québécois, 61 % des répondants ont estimé que l’ALÉNA ne constituait pas une menace pour les programmes sociaux, et, pour 54 % des Québécois, les produits culturels ne devraient pas être exclus de l’ALÉNA[66]. Une autre enquête menée en 1998 révélait que 63 % des Québécois ne voyaient pas en quoi le libre-échange pouvait modifier l’identité québécoise[67].

Toutefois, Csipak et Héroux font ressortir que, si la plupart des Québécois ont une perception plutôt positive de l’effet de l’ALÉNA sur leur développement économique, ce n’est pas aussi clair en ce qui concerne le développement culturel du Québec. Ils soulignent à cet égard une certaine polarisation dans la population québécoise quant à l’exclusion des produits culturels de l’ALÉNA (54 % y sont opposés contre 46 % qui y sont favorables). De même, une majorité de répondants (60 %) étaient « tout à fait d’accord » pour que le Québec renforce ses relations avec les pays francophones afin de faire contrepoids à la culture étatsunienne. Pour les auteurs, ces éléments sont révélateurs d’une certaine crainte de l’américanisation[68].

L’enquête GRAM, nous l’avons dit, remonte à 1997, et nous ne disposons pas de données plus récentes. Les déterminants de l’américanité québécoise, dont ceux que nous avons mentionnés, mériteraient pourtant d’être évalués de nouveau. Il faut dire que, depuis 2001, les travaux sur l’américanité se sont raréfiés en même temps que s’est manifestée avec davantage d’actualité l’européanité du Québec. Pensons notamment à des questions comme l’opposition à la guerre en Irak ou encore le multilatéralisme et le Tribunal pénal international, de même qu’à un ensemble de traits, comme la faible natalité, la passion pour le soccer, le déclin du sentiment religieux, qui font que le Québec se révélerait plus proche de l’Europe que des États-Unis. Toutefois, rappelle Bouchard, cette attitude québécoise ne serait pas strictement européenne puisque l’Amérique latine et l’Asie iraient aussi dans ce sens[69]. Or, malgré certains problèmes, comme ceux liés aux impératifs de sécurité, l’intégration nord-américaine, pour sa part, n’a eu de cesse de s’approfondir[70]. Les Québécois ne semblent donc pas pour autant remettre en cause leur appartenance à l’ALÉNA et leur intégration au continent. En fait, l’américanité du Québec n’aurait marqué un recul que par rapport à l’identification aux États-Unis. Elle se renforcerait même dans la mesure où il y aurait un plus fort sentiment d’identification à l’Amérique latine[71].

Si le gouvernement canadien a suivi d’assez près l’évolution de la continentalisation, les enquêtes, comme celles de la firme Ekos, s’attardent à l’ensemble du pays sans vraiment chercher à distinguer entre les tendances propres au Québec et celles dans le reste du Canada. Nous ne saurions trop insister sur la pertinence, dans le cas du Québec, d’un suivi plus systématique des dimensions politiques, sociales, identitaires et culturelles de l’intégration continentale.

Conclusion

L’intégration continentale a donné lieu à une mise en valeur de l’américanité du Québec qui, elle, doit être saisie comme allant au-delà des seules relations avec les États-Unis. Par sa spécificité à mi-chemin entre les cultures latine et anglo-saxonne qui dominent l’ensemble du continent américain, le Québec occupe une position unique pour tirer profit de l’affirmation de son américanité. De même, l’initiative de l’intégration des Amériques avec la ZLÉA peut constituer, pour les Québécois, un forum privilégié, s’ajoutant à d’autres comme celui de la Francophonie, en vue de s’ouvrir sur l’extérieur et d’affirmer leur identité. Il s’agit toutefois pour le Québec de concilier sa participation à l’intégration continentale avec sa capacité de maintenir et d’affirmer sa culture et son identité. À cet égard, le Québec et le Canada souhaitent que les États-Unis en viennent à accepter des normes et des dispositions internationales spécifiques relatives à la culture au sein de l’UNESCO, voire de l’OMC, et d’une éventuelle ZLÉA en vue de leur fournir la latitude nécessaire pour poursuivre leurs politiques culturelles et, par là, mieux préserver leur identité culturelle.

Notons que, dans le cas du Canada anglais, malgré le débat identitaire qui a accompagné la mise en place de l’ALÉ/ALÉNA, une certaine dynamique d’intégration continentale se remarque aussi. Des études soulignent en effet que le Canada s’est découvert une vocation américaine ou régionale[72]. Toutefois, près de la moitié des Canadiens (et une partie des Québécois) resteraient, aujourd’hui encore, opposés à l’intégration nord-américaine par crainte d’une domination des États-Unis dans les domaines économique, politique, culturel et social[73]. À ce chapitre, on a vu que l’intégration des Amériques pouvait difficilement servir de contrepoids à la puissance étatsunienne, dans la mesure où celle-ci demeure le centre de cette zone.

Quinze années d’un régime d’intégration continentale ne semblent guère avoir eu d’effets sur l’assurance identitaire des Québécois. Ceux-ci voient la perspective de l’intégration des Amériques avec optimisme et entendent y jouer un rôle en conformité avec leur spécificité culturelle. Les identités québécoise et nord-américaine se complètent sans que la seconde n’enlève quoi que ce soit à la première. Nous devons, en terminant, souligner l’importance de disposer d’indicateurs plus précis et d’études régulièrement mises à jour afin d’évaluer ce qu’il advient de l’identité culturelle des Québécois au fur et à mesure que se développe l’intégration continentale.