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La théorisation du concept de mondialisation fait l’objet de nombreux débats depuis un peu plus d’une dizaine d’années et la confrontation se fait principalement entre deux paradigmes : le contemporain et l’historique. Le paradigme contemporain, défendu par des auteurs comme Martin Albrow ou Roland Robertson, soutient que la mondialisation est un phénomène relativement récent qui aurait débuté quelque part au xxe siècle. Pour les tenants du paradigme historique, dont fait partie le sociologue italien Vittorio Cotesta, la mondialisation n’est pas un phénomène récent, mais plutôt le résultat de processus historiques de longue durée.

Vittorio Cotesta s’emploie principalement à reconstruire « le contexte historique et culturel de la naissance des diverses conceptions de l’image du monde global ». Sa démonstration s’appuie sur une sélection critique d’auteurs qui auraient touché, de près ou de loin, à l’idée d’un monde global depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Dans une trop brève analyse contemporaine de la mondialisation, l’auteur définit cette dernière comme « un ensemble de jonctions, d’interconnexions et d’interpénétrations de sociétés, d’États et de cultures » (p. 9). Selon lui, le processus de la mondialisation se caractérise par la généralisation du mouvement des personnes et par l’avènement d’un marché mondial ; mais l’auteur passe très rapidement sur ces deux points pour s’attarder sur les relations de pouvoir à l’échelle mondiale. Dans cette perspective analytique, il relève l’existence de trois types de conflits : les conflits politiques locaux, les conflits politiques régionaux ou de « zone » et les conflits politiques mondiaux. Selon lui, les « guerres de religion » sont un type de conflit global contraire à la mondialisation, parce qu’elles remettent en question le principal facteur unificateur du monde moderne : celui du paradigme scientifique en tant que logique cognitive commune des sociétés modernes. Ici, la faiblesse de l’argumentation de l’auteur vient probablement de ce qu’il semble adhérer spontanément à la théorie de la sécularisation, théorie qui est fortement remise en question actuellement chez les spécialistes du fait religieux. En dissociant religion et modernité, Cotesta fait une erreur courante chez les non-spécialistes, celle d’associer la religion à l’ancien régime et la modernité à la science. Et c’est aussi pour cela qu’il n’accorde pas trop d’importance à cet aspect.

C’est donc à une histoire de la notion de « monde global » que nous sommes conviés par l’analyse d’une sélection d’auteurs de diverses époques de l’histoire de l’humanité. Cette conscience de la globalité remonterait à l’Antiquité (800 – 200 av. J.C.) et on la retrouverait chez des philosophes grecs tels qu’Hérodote et Ptolémée. Ensuite, Cotesta fait un long exposé sur la pensée d’Ibn Khaldun qui montre que « la religion est […] l’inspiratrice et le guide du projet universaliste de l’Islam » (p. 74). À ce propos, la réflexion de Cotesta sur l’islam est fort intéressante quand il note l’ambivalence de l’exposé de Khaldun : la religion est à la fois un facteur de civilisation important et un moyen de soumettre les masses. Il reste que cette partie du livre n’est pas très convaincante. Même les plus grandes civilisations de l’époque n’avaient pas encore de conscience géographique et physique du monde, elles imaginaient la plupart du temps que la terre était plate ! La mobilité réduite de ces civilisations faisait en sorte qu’il leur était difficile d’avoir une conscience globale. D’ailleurs, l’auteur ne parle toujours que d’une « idée du monde global ». Il remonte un peu trop loin pour trouver l’origine historique du processus de mondialisation. De plus, il saute de l’Antiquité à la Révolution industrielle dans son exposé historique sur l’idée du monde global ; cette coupure historique en dit long sur ce qui, à mon avis, devrait être le véritable point d’origine du processus de mondialisation contemporain, c’est-à-dire le début du xxe siècle. Tous les auteurs suivants qui sont analysés dans le livre ont signé leurs oeuvres dans le dernier siècle et leur thèse montre beaucoup mieux l’évolution de l’idée du monde global que celles des auteurs de l’Antiquité.

La démonstration de l’évolution de l’idée du monde global s’appuie principalement sur l’étude approfondie de six auteurs, trois du début du siècle (Arnold Toynbee, Fernand Braudel et Carl Schmitt) et quatre de la fin (Samuel P. Huntington, Immanuel Wallerstein, Antonio Negri et Michael Hardt), que Cotesta met en parallèle. Il montre les filiations entre les trois anciens et les trois plus récents dans le but d’appuyer sa thèse de la lente évolution historique de la notion de monde global. Arnold Toynbee (1889-1975) serait donc, en quelque sorte, le précurseur de Samuel P. Huntington (1927-) lorsqu’il analyse des « civilisations en compétition et en conflit ». Pour Cotesta, ces deux auteurs pratiquent une analyse « civilisationnelle ». Toynbee cherche à mesurer les civilisations à partir de la conception dialectique défi / riposte qui s’articule autour d’une typologie des sociétés. Il cherche à pointer les défis générateurs de changement de civilisations et pourquoi ces dernières s’effondrent. Dans cette optique, seuls les minorités et les individus créatifs peuvent apporter l’innovation sociale nécessaire à l’adaptation d’une civilisation aux nouveaux défis posés par l’environnement physique et humain. Ainsi, la baisse de l’investissement de la minorité dirigeante dans son rôle créateur au profit de l’augmentation de sa volonté de perpétuer sa domination par la force peut créer un schisme dans le corps social. L’analyse de Huntington est beaucoup moins optimiste et rationnelle que celle de Toynbee. Selon Huntington, la véritable menace vient aussi de l’intérieur de la civilisation occidentale, elle est « le fait d’immigrés issus d’autres civilisations qui refusent l’assimilation et persistent à défendre et à propager les valeurs, les coutumes et la culture de leur société d’origine » (p. 153). Sa thèse est définie selon une logique dialectique ami / ennemi relativement différente de celle du défi / riposte de Toynbee et dans laquelle chaque civilisation se définit par l’existence de ses ennemis. Dans ce contexte, Huntington met beaucoup plus l’accent sur la religion comme un facteur fondateur et important dans la naissance et le maintien des grandes civilisations. À cet égard, la critique que Cotesta fait de l’oeuvre de Huntington est assez juste quand il affirme qu’elle réduit l’histoire de l’humanité à l’histoire des civilisations.

Ensuite, l’auteur compare les thèses de Fernand Braudel (1902-1985) à celles du sociologue Immanuel Wallerstein (1930- ) qui se reconnaît lui-même une filiation intellectuelle avec Braudel. Selon Cotesta, l’oeuvre de Braudel possède une méthodologie plus « consciencieuse » que celle de Toynbee, elle est moins « philosophique » et plus « sociologique ». Braudel prend en compte la vie matérielle des individus et articule son analyse entre la civilisation et la culture. Wallerstein poursuit aujourd’hui dans la même veine que Braudel avec sa conceptualisation de « l’économie-monde » dans laquelle évoluent des « systèmes-mondes ». « Un système-monde est donc une structure de relations humaines organisée hiérarchiquement à l’intérieur d’un espace. » (p. 167-168) Selon Cotesta, l’analyse de Wallerstein est beaucoup plus néo-marxiste que structuraliste, puisque ce dernier qualifie le système-monde d’inégal et cherche la société « idéale ». Le sociologue italien résume ainsi les trois principales critiques de la théorie de Wallerstein : 1) le caractère unidimensionnel du système mondial de l’économie ; 2) la sous-évaluation de la culture et de la religion en tant que motivation de l’action sociale humaine ; et 3) l’incapacité du paradigme à comprendre les cultures. Il les balaie rapidement du revers de la main en les qualifiant « d’externes » au paradigme des systèmes-mondes. Pour Cotesta, la théorie de Wallerstein est l’une des contributions les plus significatives du siècle dans l’étude des processus de mondialisation. Le problème, c’est que Wallerstein lui-même rejette toute conceptualisation de processus de mondialisation autres que celui de « l’économie-monde ». La mondialisation n’existe pas pour ce dernier, c’est une erreur conceptuelle, ni plus ni moins. Étant donné le parti pris de Cotesta pour le paradigme historique, il est normal qu’il endosse des théories évolutives néo-marxistes comme celle de Wallerstein.

Sa dernière analyse comparative, plus « problématique » selon ses propres mots, amène Cotesta à disserter sur l’oeuvre de Carl Schmitt (1888-1985) et celle d’Antonio Negri (1932-) et Michael Hardt (1960-). Pour lui, l’oeuvre de Schmitt est « une contribution extraordinaire à la sociologie de la connaissance » (p. 124). La conceptualisation du « nomos global », c’est-à-dire l’acte original de l’appropriation des territoires, a donné naissance à « l’État territorial ». Les droits sur le territoire dépendent de la capacité des civilisations à les occuper. Cette analyse spatio-temporelle amène Schmitt à affirmer que nous serions passés d’un système de droits entre des États souverains à une « coexistence confuse de relations factuelles » (p. 135). L’approche du « nomos global » chez Negri et Hardt diffère puisqu’elle est exclusivement fondée sur les dimensions politiques de la société ; c’est le paradigme de « l’empire universel ». Dans cette comparaison métaphorique avec l’empire romain, nous serions passés de l’impérialisme étatique à l’empire universel du capitalisme, empire dans lequel les États-Unis occupent la « fonction impériale ». La structuration de cet empire serait une réponse aux défis du prolétariat et des « multitudes du monde ».

Il est clair que la démonstration de Cotesta vise à accréditer le paradigme historique au détriment du paradigme contemporain dans l’étude des divers processus de mondialisation. Il réussit à montrer que l’idée de la globalité a des racines historiques profondes, mais il échoue à faire la démonstration que les processus de la mondialisation ne sont pas nés au xxe siècle et que cette conceptualisation n’est pas récente. Il ne se donne même pas la peine de critiquer quelques auteurs importants du paradigme contemporain : pas une ligne sur Martin Albrow et une seule ligne, à la page 177, mentionnant au passage les thèses pionnières très importantes de Roland Robertson sur la mondialisation. Cela me laisse perplexe. Si l’idée de la globalité n’est pas nouvelle en soi, les processus de la mondialisation sont relativement nouveaux, si l’on considère ces derniers comme la capacité physique et virtuelle de l’être humain de se déplacer dans l’ensemble du globe et le corollaire de cette même capacité : une conscience globale.