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Introduction

La réforme enclenchée au Québec dans le système des ordres d’enseignement préscolaire, primaire et secondaire à la fin des années 1990 s’est accompagnée d’un discours officiel voulant que les directeurs[1] d’établissement scolaire exercent avant tout et plus que jamais un rôle de gestionnaires de l’activité éducative et soient des leaders dans leur milieu, plus particulièrement des leaders de la pédagogie, un leadership partagé étant souhaité. À la suite de la mise en application de la loi 180 qui amendait la Loi sur l’instruction publique (LIP) en 1998 et dans la première année de la mise en oeuvre du nouveau curriculum, les directeurs d’établissement partageaient-ils cette conception de leur fonction ? Posée dans les termes de la problématique de l’identité professionnelle, la question cherche à établir s’il existe chez les directeurs d’établissement scolaire une conception à peu près identique du rôle qu’ils ont à exercer en regard de l’activité éducative, conception qui correspond à « cette identité pour autrui » (Dubar, 2000) que leur propose le discours officiel. S’appuyant sur 31 entrevues réalisées auprès de directeurs d’école primaire de tout le Québec[2], c’est à cette question que le présent texte veut d’abord répondre.

En ce qui a trait à l’identité professionnelle, qui, selon Robitaille (2000), se conçoit comme un « construit social inscrit dans des rapports sociaux situés dans un temps et un espace individuel et social » (p. 95), c’est le versant identité de la problématique qui fait principalement l’objet de notre regard. L’identité professionnelle est définie ici comme étant, d’un côté, la conscience que les acteurs exerçant le même emploi entretiennent quant à la nature de l’activité dans laquelle cet emploi s’incarne, aux conditions de réalisation de l’activité, au type de relations qu’elle suppose avec les divers acteurs qui lui sont associés et au positionnement dans la société. C’est ce que nous considérons comme étant l’aspect objectif de l’identité. D’un autre côté, l’identité est aussi la conscience de la façon dont cet emploi est vécu. C’est l’aspect subjectif. En d’autres termes, il s’agit de la représentation que les acteurs exerçant un même emploi entretiennent au sujet de ce qu’ils sont et vivent, de leur identité personnelle, de leur expériences professionnelles, de leur emploi et de ce que signifie pour eux l’exercice de celui-ci (Gohier, Anadón, Bouchard, Charbonneau et Chevrier, 2001, p. 9)[3]. La représentation de l’emploi s’explicite dans le rapport que les acteurs entretiennent à l’égard de différentes dimensions de celle-ci, notamment dans le rapport au travail ou à l’activité qui la constitue. La question posée plus haut se centre sur ce rapport.

La problématique soulevée n’est pas nouvelle. La question du rapport que les directeurs d’établissement entretiennent avec l’activité éducative se pose au moins depuis le début des années 1960 (Brassard, Brunet, Corriveau, Pépin et Martineau, 1986). C’est le moment où s’est amorcé le développement d’une administration publique régie par les critères de la rationalité instrumentale en même temps que l’action du gouvernement du Québec visant à rendre l’éducation scolaire accessible à tous prenait son essor. Cette question revient continuellement depuis lors avec chaque mouvement remettant en question la qualité des services éducatifs fournis dans les établissements. Elle n’est pas sans liens d’ailleurs avec la problématique de leur efficacité. Le discours officiel a toujours véhiculé l’idée voulant que le directeur d’établissement doive être en tout premier lieu un gestionnaire de l’activité éducative. Néanmoins, les exigences légales, réglementaires ou conventionnelles, jointes à celles, concrètes, du fonctionnement des établissements, ont eu pour conséquence qu’au fil des différentes étapes de l’évolution de la fonction, les activités de gestion en général et d’intendance en particulier ont souvent pris le dessus chez bon nombre de directeurs au détriment de la gestion de l’activité éducative. À divers moments, il a été déploré que plusieurs d’entre eux entretiennent un lien assez ténu avec l’activité éducative et qu’ils soient plutôt des intendants (des « administrateurs ») que des « leaders pédagogiques » (Brassard et al., 1986 ; Brunet, Brassard, Corriveau et Pépin, 1985 ; Gouvernement du Québec, 1996). Ces dernières années, le discours officiel a ravivé la question en proclamant que le directeur devait être un leader pédagogique et en faisant de lui le principal responsable de la mise en oeuvre du nouveau curriculum dans son établissement (Conseil supérieur de l’éducation, 1995, 1998 ; ministère de l’Éducation du Québec, 1997, 2001).

Le contexte légal

La Loi sur l’instruction publique, amendée en 1998 par la loi 180, établit la fonction de directeur d’école de la façon suivante :

Sous l’autorité du directeur général de la commission scolaire, le directeur d’école s’assure de la qualité des services éducatifs dispensés dans l’école. Il assure la direction pédagogique et administrative de l’école et s’assure de l’application des décisions du conseil d’établissement et des autres dispositions qui régissent l’école

LIP, art. 96.12

La Loi précise aussi, entre autres, que le directeur assiste le conseil d’établissement dans l’exercice de ses fonctions et de ses pouvoirs (LIP, art. 96.13). Enfin, elle lui donne plusieurs responsabilités spécifiques ayant trait à l’activité éducative (par exemple LIP, art. 96.14, 96.15, etc.).

Hormis ce qui concerne le conseil d’établissement, cette conception de la fonction de direction date de 1988, année où la Loi de l’instruction publique a été modifiée par la loi 107 et est devenue la Loi sur l’instruction publique. Ce qui est nouveau depuis l’amendement apporté par la loi 180 de 1998, c’est la décentralisation de certains pouvoirs de la commission scolaire vers l’établissement et une nouvelle organisation des pouvoirs au sein de celui-ci qui, selon notre analyse, profite surtout au conseil d’établissement. À cet égard, il faut ajouter que le directeur d’établissement possède le pouvoir de formuler des propositions qui sont soumises à ce conseil, bien qu’il ne vote pas. Sans pousser trop loin les précisions, disons que la LIP d’avant 1988 définissait d’une façon plus générale la fonction de direction (art. 32.3) que ne l’a fait la loi 107 par la suite, et ne formulait pas la distinction entre la direction pédagogique et la direction administrative. De plus, elle stipulait que le directeur fait partie du conseil d’orientation et le préside (art. 54.1 et 54.2 de la LIP d’avant 1988).

Les constats du sondage GRIDES

Au début de 2000, un sondage a été réalisé par le GRIDES (Groupe de recherche interuniversitaire sur les directions d’établissement scolaire) auprès des directeurs d’établissement scolaire francophones du Québec sur les changements en éducation au Québec et la gestion des établissements (Brassard et al., 2001). Parmi les répondants, 260 étaient directeurs (ce nombre exclut les adjoints) d’un établissement du primaire avant le 1er juillet 1998, moment où les amendements apportés par la loi 180 à la LIP entraient en vigueur. Plusieurs constats de ce sondage intéressent notre propos.

Près de 48 % de ces répondants disent que le temps consacré aux aspects pédagogiques a diminué alors que 35,8 % pensent qu’il a plutôt augmenté[4] depuis l’entrée en vigueur de la loi 180. Par contre, près de 90 % estiment que le temps consacré aux aspects administratifs (à l’intendance) a augmenté et 85 % font la même estimation en ce qui a trait au temps consacré aux mécanismes de consultation et de décision à l’intérieur de l’établissement. Une question sur la proportion de temps consacré aux divers rôles avant et après l’entrée en vigueur de la loi 180 apporte des réponses montrant que le temps consacré à la gestion de l’activité éducative perd du terrain au profit des tâches d’intendance et d’autres rôles, dont celui de participation aux mécanismes de consultation et de décision[5]. Cela dans un contexte où, selon 86,6 % des répondants, le temps consacré à la fonction considérée dans son ensemble a augmenté et où, selon des proportions à peu près semblables ou plus grandes, le nombre d’activités à accomplir, leur complexité et la vitesse d’exécution ont augmenté, tout comme le stress lié à l’exercice de la fonction. Enfin, 95,5 % des mêmes répondants estiment que le bon fonctionnement d’un établissement dépend du leadership de la direction.

La terminologie

Il y a lieu d’apporter des précisions sur la terminologie employée dans le présent texte. D’abord, plutôt que de parler de gestion (ou de direction) pédagogique, de leadership pédagogique, etc., il a semblé préférable de retenir l’expression « gestion de l’activité éducative ». L’expression nous paraît avoir une portée plus large et se référer à toutes les activités d’aide à l’apprentissage des élèves et auxquelles s’intéresse d’une manière ou d’une autre le directeur dans l’exercice de sa fonction. Elle englobe donc les activités d’encadrement et de supervision des enseignants. Il y a lieu toutefois de noter que, dans les entrevues, les répondants ont le plus souvent utilisé les termes « pédagogie » et « pédagogique ». En somme, en ce qui concerne le rapport du directeur à l’activité éducative, c’est le rapport à l’activité de production organisationnelle qui veut être saisi.

Ensuite, il a été choisi de traiter de la gestion de l’activité éducative et de considérer le leadership comme un aspect de ce rôle ou de la fonction de direction en général plutôt que de parler seulement de leadership. Contrairement à plusieurs auteurs (Bennis et Nanus, 1986 ; Conger, Spreitzer et Lawler III, 1999 ; St-Germain, 2002 ; Zaleznick, 1966), nous ne croyons pas nécessaire d’opposer gestion et leadership : l’exercice du leadership n’exclut pas l’activité de gestion ; l’utilisation du terme « gestion » ne réfère pas forcément à une façon spécifique d’exercer la fonction de direction. Selon nous, l’exercice du leadership est un des aspects de l’exercice de la gestion, étant entendu que certains gestionnaires exercent peu ou pas de leadership, alors que d’autres en exercent beaucoup. Il est aussi entendu qu’il existe différents styles de gestion dont les types peuvent être explicités au moyen des dimensions retenues, par exemple, par St-Germain (2002). Cela dit, dans la compilation des résultats, nous avons relevé les énoncés selon lesquels le répondant se définit comme un leader, dit exercer du leadership ou exécuter des activités associées à celui-ci à côté des énoncés se référant à différents types d’activités reliées à la gestion de l’activité éducative.

En troisième lieu, malgré l’usage assez généralisé, plutôt que de parler d’administration, nous préférons utiliser le terme « intendance » pour désigner les activités de gestion des diverses ressources, d’organisation de la logistique, en particulier d’organisation scolaire, de formalités administratives, de dépannage dans de nombreux cas d’imprévus, etc. D’ailleurs, le terme « administration » est source de confusion, car il réfère à deux acceptions qui, selon toute évidence, sont différentes et se retrouvent dans la Loi sur l’instruction publique. Ainsi, le directeur de l’établissement « assure la direction pédagogique et la direction administrative » (art. 96.12), tandis que la commission scolaire « est administrée par le conseil des commissaires » (art. 143).

Les aspects méthodologiques

Les 31 entrevues utilisées ici font partie d’un lot de 68[6] qui ont été effectuées sous la responsabilité des chercheurs du GRIDES auprès de directeurs d’établissement oeuvrant dans toutes les parties du Québec. L’opération s’est déroulée sur une période de quelques mois à la fin de l’année 2000 et au début de 2001, donc à peu près deux ans et demi après l’entrée en vigueur de la loi 180.

Au moment du sondage GRIDES, les répondants avaient été invités à indiquer sous pli séparé leur intérêt à participer à une entrevue dans la deuxième phase de la recherche. Plus de 250 directeurs ont donné une réponse positive. À peu près la moitié des entrevues ont été réalisées auprès de ces personnes. Compte tenu de la tendance des répondants au sondage à se montrer plutôt favorables aux changements, il a été décidé d’élargir le groupe des répondants. Les autres directeurs ont donc été sélectionnés en dehors de ceux qui s’étaient portés volontaires. L’ensemble devait être le plus diversifié possible en ce qui concerne l’âge et le sexe des répondants, les années d’expérience dans la fonction de direction, l’ordre d’enseignement de l’établissement, la taille de celui-ci, la commission scolaire d’appartenance, la région et toutes autres caractéristiques particulières propres à la situation du directeur ou de son établissement (par exemple, un directeur ayant deux écoles ou plus à diriger). En dernière analyse, l’accord des personnes et leur disponibilité dans le temps et l’espace sont devenus à quelques reprises des facteurs déterminants[7] dans la constitution du groupe des répondants.

Malgré des approches différentes adoptées par les chercheurs dans la conduite des entrevues, trois questions au moins permettent au répondant de dire de quelle façon il envisage son rapport à l’activité éducative. Elles se formulent ainsi :

  • Comment voyez-vous la fonction (ou le rôle) de direction d’un établissement scolaire ?

  • Quel rôle avez-vous joué ou jouez-vous dans la mise en oeuvre des changements qui se sont produits ou qui se produisent en éducation ces dernières années et que vous avez identifiés au début de l’entretien ?

  • Quels effets ont ces changements sur la fonction de direction ou en quoi la fonction de direction est-elle modifiée ?

Sauf exception, il s’agit de questions ouvertes qui ne préjugent pas d’un contenu spécifique. C’est le répondant qui, à quelques exceptions près, a choisi de parler, par exemple, de leadership ou de leadership pédagogique. Par ailleurs, en explicitant ses réponses, le répondant décrit les modalités et les conditions d’exercice de la fonction de direction en général et de la mise en oeuvre de certains changements en particulier, notamment dans des cas de mise en oeuvre du nouveau curriculum.

Une fois transcrites, les entrevues ont fait l’objet d’un codage passablement détaillé à l’aide de catégories larges telles la conception de la fonction, la façon d’agir dans les changements, le contexte de l’action, etc. De cet ensemble, nous avons principalement retenu deux types d’énoncés : ceux qui ont trait à la conception et à l’exercice de la fonction de direction, notamment dans son rapport à l’activité éducative, ainsi que ceux qui se réfèrent au leadership. Ont aussi été retenus d’une façon complémentaire les énoncés qui traduisaient le rapport du répondant aux activités d’intendance et ceux qui révélaient son sentiment d’avoir ou non la maîtrise de la situation, d’exercer un certain contrôle sur le fonctionnement de l’établissement.

Les résultats

Quatre ensembles de constats se dégagent des données.

Cinq profils de la conception de la fonction et de son rapport à l’activité éducative

En premier lieu, cinq profils de la conception et de son rapport à l’activité éducative émergent des énoncés généraux portant sur la façon dont les répondants voient la fonction de direction d’un établissement et son exercice[8]. Ces profils indiquent l’importance qualitative ou quantitative qu’a ou doit avoir, selon eux, la gestion de l’activité éducative dans la fonction de directeur d’établissement scolaire. Ils s’explicitent dans les formulations suivantes :

Profil A : La fonction de direction d’un établissement se définit surtout par la gestion de l’activité éducative, même si d’autres types d’activités de gestion sont importants et deviennent parfois accaparants. L’intérêt dans l’exercice de la fonction se porte surtout sur la gestion de l’activité éducative. (Répondants 2, 23, 33, 34, 35, 46 du Tableau 1 en annexe.)

Exemple : « Je pense que je suis plus axée sur la pédagogie. La gestion, ça passe après. » (Répondant 33.)

Profil B : La fonction de direction d’un établissement se définit à la fois par la gestion de l’activité éducative et par d’autres types d’activités de gestion. Une importance ou un intérêt à peu près égal est accordé à celles-ci. (Répondants 4, 12, 20, 21, 22, 24, 31, 42 du Tableau 1.)

Exemple : « Je suis un peu ambivalente de dire si la réforme change ma façon de pratiquer la fonction de direction… parce que, dans notre fonction, il y a la dimension pédagogique et la dimension administrative qui se chevauchent continuellement. » (Répondante 22.)

Profil C : La fonction de direction d’un établissement comporte différentes activités de gestion dont l’une porte sur l’activité éducative qui est importante, mais le temps qui lui est accordé est limité. (Répondants 3, 7 8, 32, 44 du Tableau 1.)

Exemple : « Vu le nombre effarant de tâches, de responsabilités, que les directeurs ont, ça limite beaucoup nos interventions pédagogiques. » (Répondant 7.)

Profil D : La fonction de direction d’un établissement se définit par différents types d’activités. La référence aux activités reliées à l’activité éducative est ténue ou absente. (Répondants 5, 11, 30, 40, 45 du Tableau 1.)

Exemple : « Pour moi, un directeur d’école, c’est d’être au service du personnel, des parents et des enfants. C’est de rendre en priorité l’école la plus agréable possible pour tout le monde pour que les enfants reçoivent le meilleur service. » (Répondant 5.)

Profil E : La fonction de direction d’un établissement se définit surtout par la gestion de l’activité éducative mais, en pratique, l’importance qui lui est accordée n’est pas très grande. (Répondants 1, 6, 10, 13, 14, 43 du Tableau 1.)

Exemple : « Pour amener le changement, il faut être un leader pédagogique, […] je n’ai même pas le temps de rencontrer mes enseignants. Ça va bien être leader pédagogique… mais c’est pas parce que je ne veux pas, je ne peux pas ! » (Répondant 10.)

Dans le cas des profils A et B, l’expérience dans une fonction de direction et la taille de l’établissement ne semblent pas jouer sur le rapport que les répondants entretiennent à l’activité éducative. Par contre, la conception de plusieurs répondants appartenant aux autres profils ne serait pas sans liens avec des caractéristiques de l’établissement, notamment la taille de l’école ou le nombre d’écoles. Il ne semble pas que la présence ou non d’un adjoint (ou d’adjoints) soit majeure. Avoir été conseiller pédagogique avant d’occuper un poste de direction ne paraît pas plus déterminant. D’après les données, la commission scolaire influencerait directement ou indirectement et à des degrés divers le rapport que les directeurs entretiennent à l’activité éducative. Cependant, il est difficile d’apprécier la portée véritable d’une telle influence chez les répondants. Toujours selon les données, la mise en oeuvre du nouveau curriculum aurait amené quelques directeurs à accorder plus d’importance à la gestion de l’activité éducative. Enfin, les analyses réalisées à ce jour ne permettent pas d’établir l’influence que la formation en gestion reçue par les répondants et leur expérience personnelle exercent sur leur conception de la fonction, dans son rapport à l’activité éducative. Par ailleurs, ainsi que le montre le Tableau 1 (dernière colonne), la très grande majorité des répondants qui reconnaissent la prépondérance de la gestion de l’activité éducative dans l’exercice de leur fonction ou, à tout le moins, une importance égale à celle qu’ils accordent aux autres rôles (soit les répondants des profils A et B) donnent l’impression d’avoir une certaine maîtrise de la situation. En revanche, la plupart des répondants du profil E donnent l’impression contraire. Les autres répondants se répartissent entre les deux tendances.

Cela dit, il y a au moins deux façons différentes de considérer les profils. La première met en relief l’opposition entre les directeurs qui se définissent comme des gestionnaires de l’activité éducative (ou des leaders pédagogiques) et ceux qui se perçoivent comme des gestionnaires en général, l’administration ou le travail d’intendance l’emportant chez plusieurs. Selon cette manière de voir, les répondants se regroupent en deux grandes catégories. D’un côté, au moins quinze répondants (sur 31, soit ceux des profils A et B) estiment, soit sur le plan de la conception, soit sur le plan de la pratique, que la gestion de l’activité éducative est une dimension majeure de leur fonction. Si on ajoute ceux du profil E, ce sont 21 répondants qui, se plaçant au moins au niveau du registre de la conception, affirment l’importance primordiale de la gestion de l’activité éducative dans la fonction de direction et, pour plusieurs, sa prédominance. En revanche, au moins une dizaine de répondants estiment que la place prise par la gestion de l’activité éducative est restreinte compte tenu des autres exigences de la fonction de direction. Encore ici, il serait possible d’ajouter les répondants du profil E. Ainsi, la moitié des répondants ne croit pas qu’une importance prépondérante doit être accordée à la gestion de l’activité éducative ou ne lui accordent pas une telle importance en pratique.

Une deuxième manière de considérer les profils incite à voir les quatre premiers (A, B, C et D) non comme des catégories parfaitement étanches, mais plutôt comme étant répartis sur un continuum où, à un pôle, le rapport à l’activité éducative est prédominant et où, à l’autre pôle, le rapport est peu ou pas du tout affirmé. D’ailleurs, la différence entre certains répondants appartenant à un profil est parfois ténue par rapport à ceux appartenant aux profils contigus (notamment les répondants 2, 4, 21, 46). Le profil E, quant à lui, ne trouve pas sa place sur ce continuum, les répondants étant tiraillés entre l’idéal professé par le discours officiel et leur réalité.

Toutefois, quelle que soit la manière de les considérer, il n’en demeure pas moins au total que les profils révèlent des contrastes assez marqués entre les directeurs à propos de la conception qu’ils entretiennent de leur fonction dans son rapport à l’activité éducative. Sous cet aspect, les représentations des directeurs quant à la nature de leur activité diffèrent : ils ne partagent pas une identité professionnelle commune.

Quelques convergences dans la conception de la gestion de l’activité éducative

Un deuxième ensemble de constats porte sur les activités reliées à la gestion de l’activité éducative que les répondants disent exercer ou devoir exercer. Ces constats sont établis à partir du Tableau 1 qui réunit toutes les informations utilisées dans le présent texte.

Les quinze premières colonnes du tableau se réfèrent à des activités ou catégories d’activités qui ont été recensées dans les entrevues et qui ont trait à la gestion de l’activité éducative. Les trois colonnes suivantes s’inscrivent dans la même lignée, mais sont réservées à la gestion de la mise en oeuvre du nouveau curriculum. L’une (« Strat adhé ») indique la stratégie adoptée pour susciter l’adhésion à ce changement. La deuxième (« Prise en charge ») indique qui prend en charge la mise en oeuvre du curriculum dans l’établissement. Enfin, une autre colonne (« Rythme ») sert à identifier les répondants qui disent adopter une stratégie respectant le rythme de chacun ou une stratégie pas à pas. À la suite de ces trois colonnes, le tableau contient aussi une colonne intitulée « autres rôles » qui se réfère à d’autres rôles exercés par le répondant. Ces rôles n’entrent pas dans la gestion de l’activité éducative, mais influencent celle-ci. L’avant-dernière colonne du tableau illustre l’importance que prennent les activités d’intendance chez les répondants, alors que la dernière se rapporte au sentiment de contrôle sur le fonctionnement de l’établissement qu’ils donnent l’impression de posséder.

Quelques convergences ressortent des données.

Bon nombre de directeurs estiment être responsables de l’orientation que prend l’activité de l’établissement, notamment l’activité éducative[9] et le changement de celle-ci. Ils l’expriment soit en se définissant comme des leaders ou en utilisant des expressions qui se réfèrent à l’exercice du leadership (dans la plupart des cas, ils doivent « mobiliser vers », « rassembler vers », « influencer en vue de », « avoir une vision de », etc.), soit en indiquant qu’il leur appartient de « voir aux orientations », de « donner la direction » ou de « la faire respecter », « d’être un guide », etc. À cela s’ajoutent des énoncés du type « mettre de l’avant », « proposer » qui doivent être associés à la gestion du changement et, notamment, à la gestion de la mise en oeuvre du nouveau curriculum. Cinq répondants seulement n’ont formulé aucun énoncé correspondant à cette responsabilité. Trois d’entre eux, toutefois, disent « initier des projets ».

Vingt-cinq répondants disent exercer ou devoir exercer un rôle de service qui consiste soit à faciliter le travail des enseignants ou le changement dans les pratiques éducatives, soit à jouer un rôle de soutien sur le plan des conditions régissant l’exercice de l’activité éducative et son changement ou de soutien sur le plan moral (par exemple, « encourager », « sécuriser »)[10]. À l’examen, les deux rôles semblent très près l’un de l’autre pour ne pas dire qu’ils se confondent. La distinction entre les deux a cependant été conservée du fait des mots employés par les répondants et aussi du fait que le rôle de « facilitateur » porte surtout sur les conditions qui régissent l’activité éducative alors que le rôle de support et de soutien se réfère en plus aux interactions du directeur avec son personnel. Dans le reste du texte, nous nous en tiendrons à parler d’un rôle de soutien. Par ailleurs, selon le contexte, il est permis de croire que d’autres activités sont exercées par les directeurs dans la perspective du soutien à accorder. Ainsi en est-il, chez plusieurs, des actions consistant, par exemple, à maintenir la collaboration entre les différents intervenants ou à jouer un rôle de médiation entre eux.

Les deux tiers des répondants comprennent qu’un aspect de leur rôle consiste à faire travailler les enseignants ensemble, à susciter un effort collectif, à développer l’esprit d’équipe chez le personnel ou à gérer de façon participative[11]. Ces répondants estiment qu’ils doivent favoriser le travail en collégialité au sein du personnel enseignant. Une divergence est cependant observée ici dans l’exercice de ce rôle. Certains répondants se disent membres de l’équipe, participent à sa démarche, l’accompagnent, exercent un leadership partagé, pour reprendre l’expression passablement répandue, alors que, pour d’autres, le directeur ne s’intègre pas dans ce travail en collégialité.

Il est question du rôle de leader. Comment les répondants se situent-ils par rapport à celui-ci ? Partons du fait que le leadership est l’exercice d’une influence qui est non coercitive et qui ne s’appuie pas d’abord sur l’autorité formelle.

Plusieurs répondants utilisent le terme « leader » pour se définir ou pour définir ce qu’ils cherchent à être, mais pas toujours en relation avec l’activité éducative. Quelques-uns s’avancent à définir ce qu’ils entendent par l’exercice du leadership en se référant aux principales activités qui l’explicitent dans la littérature sur la gestion[12] (Conger et al., 1999) et qui sont d’ailleurs reprises, pour une part, par le discours officiel. Qu’ils estiment ou non être des leaders ou exercer du leadership, plusieurs disent exécuter ou devoir exécuter l’une ou l’autre de ces activités. Pour beaucoup, la responsabilité d’assurer l’orientation du fonctionnement et des changements doit être incluse dans leur leadership. Cependant ce n’est pas le cas de tous. En effet, chez certains, la responsabilité est assumée en raison de l’autorité formelle alors que chez d’autres, elle consiste à se faire le gardien de l’orthodoxie.

L’idée de mobilisation par rapport au projet éducatif ne revient sans doute pas tellement souvent. Mais si l’on reprend les éléments énumérés plus haut, on constate qu’un nombre assez considérable de répondants dit chercher d’une manière ou d’une autre à susciter l’adhésion du personnel au nouveau curriculum ou se préoccuper de cet aspect. Ici encore, quelques-uns semblent vouloir imposer le changement en raison de leur autorité formelle. Quant aux actions qui consistent à sanctionner, elles sont rarement mentionnées.

Enfin, en ce qui concerne l’habilitation, tel que dit précédemment, les directeurs cherchent surtout à soutenir les enseignants dans leur pratique et dans le changement de celle-ci. Quelques-uns vont jusqu’à faire de la formation, ayant accepté que leur rôle au regard de la mise en oeuvre du nouveau curriculum s’étende à cette activité. Les services éducatifs des commissions scolaires et l’approche à la mise en oeuvre du curriculum dans l’ensemble du système d’éducation y seraient pour quelque chose.

En somme, même si les répondants ne définissent pas toujours explicitement leur fonction comme étant une fonction de leadership, bon nombre ont conscience d’exercer ou de devoir exercer des activités qui manifestent l’exercice du leadership. En outre, plusieurs se voient comme des leaders ou estiment devoir l’être. Toutefois, cette conscience est à la fois différenciée et confuse : le concept de leader n’est pas le même pour tous. De plus, chez un certain nombre, il arrive que l’exercice de l’autorité formelle se confonde avec celui du leadership.

Au moins la moitié des répondants retiennent comme stratégie principale de mise en oeuvre du nouveau curriculum celle consistant à respecter le rythme de chacun. D’une façon complémentaire, plusieurs des mêmes répondants ainsi que d’autres parlent aussi d’une stratégie pas à pas. Celle-ci consiste à utiliser ce qui se fait déjà comme d’un levier pour aller de l’avant et comme un exemple pour les autres enseignants qui susciterait un effet « boule de neige ». Cet élément révèle une approche relativement commune à la gestion des changements importants dans les pratiques éducatives : les directeurs s’en remettent à la bonne foi des enseignants ; ils ne veulent pas brusquer les choses et ils acceptent ou reconnaissent implicitement que le changement prendra du temps à se réaliser. En même temps, les directeurs affirment implicitement que de tels changements ne pourront se réaliser que si eux-mêmes jouent efficacement leur rôle de soutien et d’orienteur. Il y a lieu d’ajouter que, si rien ne bouge, plusieurs estiment qu’il faudra peut-être forcer la main des enseignants. Ainsi, deux directeurs qui adoptent d’abord une approche d’information pour susciter l’adhésion au changement du curriculum en viendront, en dernière analyse, à exiger que les enseignants « embarquent ».

Bref, au regard du rapport à l’activité éducative, quelques éléments rapprochent les directeurs d’établissement sur le plan d’une identité professionnelle :

  • ils s’estiment responsables de la direction de l’activité de l’établissement ou de l’orientation que celle-ci doit prendre, notamment l’activité éducative et son changement, ce qui va tout à fait dans le sens de l’article 96.12 de la LIP ;

  • ils se donnent un rôle de « soutien » aux enseignants et à leur pratique d’enseignement ;

  • certains s’attribuent des rôles reliés à l’exercice du leadership ou se voient comme des leaders, même si cette notion est comprise de plusieurs façons ;

  • ils doivent favoriser le travail en collégialité ; l’attention accordée à ce rôle est moins répandue que celle accordée aux rôles précédents ;

  • au regard d’un changement important dans les pratiques éducatives, ils ont tendance à adopter une stratégie pas à pas ou qui respecte le rythme de chacun.

L’importance de l’activité d’intendance et des activités reliées aux mécanismes de décision

Un troisième ensemble de constats concerne l’importance accordée ou à accorder à l’intendance et aux mécanismes de décision. Même si ces aspects débordent le rapport à l’activité éducative, les répondants en font continuellement état en parlant de celui-ci et de leur fonction en général.

Ainsi que l’illustre le Tableau 1, tous les directeurs s’entendent pour dire que le travail d’intendance occupe une place importante dans leur travail, voire qu’il est accaparant, sinon très accaparant. En particulier, les répondants appartenant aux profils D et E trouvent tous ce rôle très accaparant, à l’exception d’un répondant pour qui il y a insuffisance de données. Sur le plan de l’identité professionnelle, impossible donc d’ignorer la part que prennent les activités d’intendance dans l’exercice de la fonction. Rappelons d’ailleurs que, depuis la mise en application de la loi 180 amendant la LIP, les directeurs estiment que le temps accordé à ces activités a augmenté de façon significative (Brassard et al., 2001 ; Brassard, Lusignan et Lessard, 2002).

En outre, et même si cela n’est pas retenu dans le tableau, plusieurs répondants estiment que les activités liées aux mécanismes de consultation et de décision, notamment le conseil d’établissement, prennent aussi beaucoup de leur temps.

Des différences dans les activités exercées par les répondants de chacun des profils

En quatrième lieu, un examen des activités exercées par les répondants de chacun des profils fait ressortir plusieurs différences indiquées dans le Tableau 1.

Ainsi, bon nombre des répondants des profils A et B disent exercer de la supervision pédagogique en remettant en question, entre autres, les pratiques d’enseignement ; ils disent aussi chercher à échanger continuellement ou souvent sur celles-ci avec les enseignants, susciter chez ceux-ci le travail en équipe ou même se faire partenaire de la démarche des enseignants et se préoccuper des relations avec les parents. Sur le plan de la mise en oeuvre du nouveau curriculum, plusieurs de ces directeurs disent prendre en charge cette mise en oeuvre, soit avec les enseignants de leur établissement, soit avec un conseiller pédagogique. De plus, un certain nombre de directeurs donnent de la formation dans leur établissement sur le nouveau curriculum. Les données révèlent aussi que, sauf exception, les répondants de ces profils semblent conserver la maîtrise de ce qui se passe malgré toutes les tâches auxquelles ils doivent se consacrer, les exigences qu’on leur impose et les contraintes auxquelles ils font face.

Les directeurs du profil B se démarquent quelque peu de ceux du profil A. En proportion, les répondants de ce groupe sont plus nombreux à réaliser de la supervision pédagogique ou à remettre en question les pratiques d’enseignement, à miser sur la transmission d’information à propos des pratiques éducatives, notamment en rapport avec la mise en oeuvre du nouveau curriculum, et à agir comme partenaires des enseignants dans ce processus de mise en oeuvre (à faire de l’accompagnement). Proportionnellement parlant, les directeurs de ce profil sont cependant moins nombreux à se dire leader et à chercher à échanger sur les pratiques éducatives avec les enseignants.

À l’intérieur de ce profil, la direction 12 représente un cas particulier. Une grande partie de l’énergie et du temps de cette personne a été consacrée à la solution d’un problème majeur de comportement chez les élèves qui perturbent le fonctionnement de l’établissement. Il fallait passer par là pour en arriver à travailler plus directement sur la pédagogie.

Hormis les caractéristiques que l’on retrouve chez la majorité des directeurs, ceux du groupe C ont peu de traits en commun avec les profils A ou B ; ainsi, quatre sur cinq pratiquent la supervision pédagogique ou remettent en question les pratiques éducatives. Deux des trois directeurs de ce profil qui définissent la fonction de direction comme étant une fonction de leadership la voient d’une façon générale, sans se référer dans ce cas à l’activité éducative. En outre, ces directeurs ne prennent pas en charge la mise en oeuvre du nouveau curriculum si ce n’est sur le plan de la supervision pédagogique ou de la remise en question des pratiques éducatives. Il est à noter qu’un répondant (7) de ce groupe ne fait pas référence au nouveau curriculum et qu’un autre affirme ne pas jouer un rôle de leader ni d’expert, bien qu’il donne des formations en relation avec le nouveau curriculum.

Chez trois directeurs du profil D, le soutien apporté aux enseignants prend surtout la forme d’un soutien moral dans la mise en oeuvre du nouveau curriculum. Chez les répondants de ce profil, la prise en charge de cette mise en oeuvre est confiée ou laissée à des enseignants ou à une ressource de la commission scolaire (le conseiller pédagogique). De plus, ce qui caractérise surtout ces directeurs, c’est le fait qu’ils trouvent très accaparant le travail d’intendance (quatre sur cinq) et qu’aucun d’eux ne donne l’impression d’exercer un certain contrôle sur la situation.

Les directeurs qui ont été classés dans le profil E définissent la façon d’exercer leur fonction davantage que les autres en relation avec les élèves ou les parents. À l’instar de ceux du profil D, tous trouvent très accaparant le travail d’intendance et quatre sur six donnent l’impression de ne pas être tellement en contrôle de la situation. Aucun ne dit prendre en charge la mise en oeuvre du nouveau curriculum ou donner du soutien moral à son personnel. À vrai dire, ce groupe forme un ensemble bien particulier. Deux des répondants qui en font partie doivent s’occuper de deux écoles ou plus. Deux autres, l’un en début de carrière et l’autre à la fin de celle-ci, expriment clairement que la situation leur échappe.

L’existence d’une identité professionnelle commune chez les directeurs d’établissement du primaire associée à des différences majeures

Avant d’interpréter les résultats des entrevues, formulons trois remarques qui en précisent la portée.

En premier lieu, la conception avancée par les répondants de ce que doit être le rapport à l’activité éducative, l’affirmation de ce en quoi consiste ce rapport et l’identification par ces mêmes répondants des diverses activités auxquelles ils disent se livrer en rapport avec l’activité éducative n’indiquent pas nécessairement ce qu’ils font véritablement. En outre, il arrive souvent que les participants à ce genre de recherches s’efforcent de laisser une bonne impression, s’expriment en fonction de la désirabilité ou tentent de livrer des réponses qu’ils croient alignées sur ce que préconise le discours officiel. Pour les présentes, tout cela importe plus ou moins. En effet, par leurs dires formulés devant un interlocuteur qui est étranger à leur réalité, ils livrent non seulement ce qu’il importe à leurs yeux de faire valoir, mais aussi leur expérience, c’est-à-dire la façon dont ils vivent leur situation et ce qu’ils estiment être leur agir, la représentation de ce que devrait être cet agir ainsi que ce par rapport à quoi ils se définissent et définissent leur situation. Tous ces éléments renvoient à la conscience de ce qui est partagé ou non par les répondants, c’est-à-dire à une identité professionnelle, commune ou pas.

En deuxième lieu, tel qu’il est mentionné dans la méthodologie, le choix des répondants a été effectué de façon à être le plus diversifié possible. En outre, l’examen des données montre qu’en ce qui concerne le propos du présent texte, une certaine saturation de l’information a été atteinte. Il y a donc une probabilité que les constats formulés précédemment rendent compte au moins en partie de l’expérience à la fois commune et diversifiée des directeurs d’établissement des ordres d’enseignement préscolaire et primaire du Québec. Néanmoins, il faut en même temps convenir du nombre restreint de répondants et d’autres contraintes qui ont influencé leur participation à la recherche, notamment, au départ, leur accord à se prêter à une entrevue et leur accessibilité.

En troisième lieu, parce qu’elles ne le permettaient pas, les données relatives aux relations des directeurs avec les parents et les élèves, pour autant qu’elles concernent le rapport à l’activité éducative, ont été peu exploitées dans l’examen.

Pour autant qu’ils portent sur les mêmes sujets, les résultats obtenus au moyen des entrevues vont dans le même sens que plusieurs des constats du sondage GRIDES (Brassard et al., 2001). Bien que cette convergence puisse susciter quelques réserves, il ne paraît pas utile d’y revenir.

Il ressort d’abord de ces résultats que ce n’est pas à propos de l’importance, qualitative ou quantitative, accordée ou à accorder à la gestion de l’activité éducative que les directeurs se rejoignent sur le plan d’une identité professionnelle. À cet égard, une partie seulement des directeurs entretiennent une conception de la fonction qui correspond à l’identité que veut lui attribuer le discours officiel. Cependant, cette affirmation appelle quelques nuances. Il est fort possible, en effet, que l’absence de convergence sur ce point soit attribuable autant à deux manières de parler de la fonction de direction chez les répondants qu’à une seule divergence sur le fond, même si celle-ci ne doit pas être minimisée pour autant. Selon une première façon de s’exprimer, les répondants auront livré leur conception de ce que doit être leur fonction dans son rapport à l’activité éducative, tout en sachant que celle-ci doit s’accommoder des caractéristiques de la situation : par exemple, ils reconnaissent que le travail d’intendance est accaparant, sinon très accaparant. Selon une seconde façon de s’exprimer, les répondants ont plutôt témoigné de ce qu’est, en réalité, leur rapport à l’activité éducative dans leur pratique de gestion et ajusté leur conception à ce qu’ils croient possible. En conséquence, il se peut que des répondants qui partagent une même conception du rapport à l’activité éducative aient été classés dans des profils différents. Bref, il existe une divergence chez les directeurs en regard de l’importance accordée ou à accorder à la gestion de l’activité éducative dans l’ensemble de la fonction, mais cette divergence n’est peut-être pas aussi grande que les résultats ne le laissent croire à première vue.

Néanmoins, il se dégage du discours des répondants six éléments qui manifestent une convergence chez une grande partie d’entre eux et qui constituent un axe autour duquel se dessine une configuration identitaire commune chez les directeurs du primaire dans leur rapport à l’activité éducative.

Trois de ces éléments reviennent chez la plupart :

  • les directeurs s’estiment responsables de la direction de l’activité éducative de l’établissement ou de l’orientation que celle-ci doit prendre et de son changement ;

  • ils s’attribuent un rôle de « soutien » aux enseignants et à leur pratique d’enseignement ;

  • les activités d’intendance et celles associées aux mécanismes de décision prennent une place importante dans l’exercice de la fonction et conditionnent fortement, mais à des degrés divers, la conception du rapport des directeurs du primaire à l’activité éducative.

Trois éléments se retrouvent chez un grand nombre de répondants, mais dans une proportion moindre que pour les trois premiers éléments :

  • les directeurs s’attribuent des rôles reliés à l’exercice du leadership ou se voient comme des leaders, étant entendu que le concept de leadership est compris de plusieurs façons ;

  • ils doivent promouvoir le travail en collégialité au sein du personnel enseignant ;

  • au regard d’un changement important à effectuer dans les pratiques éducatives, ils ont tendance à adopter une stratégie pas à pas ou qui respecte le rythme de chacun.

Cinq des six éléments nous semblent mettre en relief ce que les répondants retiennent comme étant les aspects essentiels minimaux de la fonction de direction d’un établissement des ordres d’enseignement préscolaire et primaire en ce qui concerne le rapport à l’activité éducative et ce qui conditionne ce dernier. Le sixième élément, la stratégie adoptée à l’occasion de changements importants, se réfère plutôt à une manière d’agir dans la gestion de l’activité éducative. Mais il n’en manifeste pas moins une conception du rapport à l’activité éducative qui se veut respectueuse de l’activité des enseignants ou qui dénote un refus de s’y ingérer. L’ensemble des six éléments est caractérisé par le fait qu’il circonscrit un champ d’intervention qui se réfère à l’environnement de l’activité éducative. Les directeurs se rejoignent à propos de l’idée voulant qu’il leur revienne de faire en sorte qu’une orientation inspire l’activité éducative de l’établissement et son changement et qu’existe un environnement propice à ceux-ci.

Une grande diversité a été constatée dans la façon dont les répondants semblent vouloir exercer concrètement ou vivre les activités reliées à ces éléments. Par exemple, en ce qui concerne le rôle d’orientation, certains directeurs disent donner l’orientation alors que d’autres cherchent plutôt à s’assurer qu’une orientation inspire les activités. Au regard du travail en collégialité, plusieurs directeurs participent d’une manière ou d’une autre à la démarche de l’équipe alors que, chez d’autres, ce n’est pas le cas. De même, certains directeurs cherchent à s’acquitter du travail d’intendance en dehors des heures de présence du personnel et des élèves à l’école tandis que les autres s’y consacrent pendant ces heures, du moins en partie. En outre, les directeurs se différencient beaucoup au regard de l’exercice des autres rôles, dont certains contribuent à la réalisation des rôles entrant dans la configuration commune.

Toutefois, outre la différence dans l’importance accordée ou à accorder à la gestion de l’activité éducative, ce en quoi les conceptions des directeurs se distinguent réellement sur le plan de l’identité professionnelle vient du fait que plusieurs n’entendent pas limiter leur action à l’environnement de l’activité éducative. Saisi sous cet angle, le rapport des directeurs à l’activité éducative se définirait en fonction de trois champs d’intervention. Le premier est le champ de l’environnement de l’activité éducative. Le deuxième est le champ de l’activité éducative elle-même, lequel comporterait deux zones : une zone qui se veut respectueuse de la responsabilité professionnelle des enseignants et une autre qui est celle qui relève de cette responsabilité. Au regard du champ de l’environnement de l’activité éducative, les répondants partagent à peu près une même conception de leur fonction, une même identité professionnelle. Quant aux deux autres champs, un grand nombre de répondants, tout particulièrement les directeurs des profils A et B, estiment que leur fonction consiste aussi à intervenir dans le champ de l’activité éducative.

Pour les uns, l’intervention dans le champ de l’activité éducative se cantonne dans la zone qui se veut respectueuse de la compétence professionnelle des enseignants. Elle équivaut surtout à l’encadrement de cette activité, à sa supervision. Ici encore, les modalités de cette intervention sont très diversifiées. Son intensité et les formes qu’elle emprunte varient pour certains en fonction de l’importance que le répondant donne ou veut donner à la gestion de l’activité éducative dans l’ensemble de la fonction de direction. Ainsi, selon leurs dires, des répondants exercent de la supervision pédagogique surtout en remettant en question les pratiques d’enseignement ; ils cherchent à parler de pédagogie avec les enseignants d’une façon informelle ; ils prennent en charge ou ils participent avec d’autres à la prise en charge, voire à la mise en oeuvre du nouveau curriculum ; ils travaillent en équipe avec les enseignants dans cette mise en oeuvre acceptant volontiers de respecter le rythme de chacun. À la limite, ils se croient dans l’obligation d’intervenir plus directement dans les cas où des enseignants éprouvent des problèmes ou de forcer les choses si les enseignants « n’avancent pas ».

D’autres directeurs estiment devoir intervenir plus avant encore dans le champ de l’activité éducative, leur intervention se portant aussi dans la zone qui relève de la responsabilité professionnelle des enseignants. Le changement du curriculum en aura d’ailleurs été l’occasion pour quelques-uns. Dans ces cas, les directeurs ne se limitent pas seulement à encadrer l’activité éducative, à exercer de la supervision. Ils agissent en plus comme des experts de la pédagogie qui veulent mettre en place des pratiques d’enseignement conformes à leurs convictions, qui diffusent de l’information de nature pédagogique, certains allant même jusqu’à donner de la formation relative au nouveau curriculum. Ainsi, le directeur est non seulement un gestionnaire de l’activité éducative, mais aussi un spécialiste de celle-ci.

Il est clair que la différence de conceptions entre les répondants qui cantonnent leur intervention au champ de l’environnement de l’activité éducative et ceux qui estiment devoir intervenir aussi dans le deuxième champ et même dans le troisième, doit être associée chez plusieurs à l’importance accordée ou à accorder à la gestion de l’activité éducative. À cette explication s’en ajoute une deuxième que suggèrent les données : la très grande majorité des répondants qui reconnaissent la prépondérance de la gestion de l’activité éducative dans l’exercice de leur fonction ou, à tout le moins, une importance égale à celle qu’ils accordent aux autres rôles (soit les répondants des profils A et B) donnent l’impression d’avoir une certaine maîtrise du fonctionnement de leur établissement. La différence s’explique aussi par l’impossibilité ressentie par plusieurs répondants de s’occuper de la gestion de l’activité éducative avec toute l’attention qu’ils voudraient lui accorder. Cette impossibilité est attribuable chez les uns à des facteurs personnels ou subjectifs : leur façon de lire la situation de leur établissement, les exigences de la tâche, l’absence de ressources personnelles pour maîtriser, au moins minimalement, le fonctionnement de leur établissement. Chez les autres, l’impossibilité est due à des facteurs objectifs, c’est-à-dire à la situation même de leur établissement et aux exigences trop nombreuses qui leur sont imposées. Les données ne permettent pas de discerner s’il s’agit de facteurs personnels, de facteurs de situation, ou des deux à la fois.

Quoi qu’il en soit, les uns adapteront leur conception à la situation tandis que les autres vivront la tension entre l’idéal et la réalité, tension tout particulièrement ressentie par les répondants du profil E. Si cette hypothèse s’avère juste, c’est non pas seulement une opposition sur le plan de l’identité professionnelle qui se révèle, mais aussi une différence dans les caractéristiques qui conditionnent l’exercice de la fonction de direction ou une différence dans la façon de la vivre. Cependant, ces différences contribuent probablement à empêcher l’ensemble des directeurs d’en venir à se forger une identité professionnelle commune sur ce que doit être leur intervention dans le champ même de l’activité éducative et de distinguer clairement les activités qui relèvent normalement de leur rôle de celles qui sont exercées d’une façon exceptionnelle ou occasionnelle.

Conclusion

En ce qui concerne le rapport à l’activité éducative, les directeurs d’établissement des ordres d’enseignement préscolaire et primaire partagent une même conception de leur fonction à propos de quelques dimensions :

  • Il leur revient de faire en sorte qu’une orientation inspire l’activité éducative de l’établissement et, le cas échéant, son changement, et qu’existe un environnement propice à ceux-ci ;

  • Ce rapport à l’activité éducative est fortement conditionné par les activités d’intendance qui sont considérées comme accaparantes, voire très accaparantes, et par d’autres activités de gestion dont celles qui sont liées aux mécanismes de décision.

Les conceptions des directeurs divergent cependant sur l’importance, qualitative ou quantitative, accordée ou à accorder à la gestion de l’activité éducative. Les uns entretiennent une conception de leur fonction qui correspond aux attentes du discours officiel alors que les autres la voient autrement. Les directeurs divergent également sur le fait de savoir si leur intervention doit se porter dans le champ même de l’activité éducative et si elle doit s’étendre jusqu’à cette zone qui relève de la responsabilité professionnelle du personnel enseignant.

Bref, en ce qui concerne le rapport des directeurs du primaire à l’activité éducative, il existe une identité professionnelle commune qui se restreint, cependant, au champ d’intervention de l’environnement éducatif et qui est conditionnée par l’importance des autres activités de gestion, dont celle d’intendance.

Néanmoins, les divergences constatées dans le discours des directeurs ne traduisent pas toujours et pas seulement des façons différentes de concevoir le rapport à l’activité éducative. Il est probable qu’elles manifestent aussi des différences tout simplement dans la façon de parler de la fonction, dans les caractéristiques de l’établissement qui déterminent l’exercice de la fonction ou dans la façon personnelle de vivre cette fonction.

Ces résultats appellent à la fois les milieux de pratique et les milieux de la recherche à une réflexion approfondie sur ce que doit être la gestion de l’activité éducative. Notamment, il faut examiner de près ce en quoi doit consister l’intervention du directeur, en tant que gestionnaire, dans le champ de l’activité éducative et comment elle peut être adaptée aux différentes caractéristiques de la situation d’un établissement. Il faut se demander si, sauf exception, l’intervention directe dans le champ de l’activité éducative qui relève de la responsabilité professionnelle du personnel enseignant appartient en soi à la fonction de directeur ; la réponse à cette question exige de bien définir la nature de ce champ. Dans la même lignée, il faut aussi voir en quoi doit consister le leadership éducatif, quand il doit s’exercer et selon quelles modalités. Même si le rapport du directeur à l’élève a été peu touché dans le présent texte, il devrait faire l’objet du même questionnement.

Le discours officiel aurait sans doute avantage à être revu au regard de ce qui constitue la gestion de l’activité éducative, mais aussi au regard de l’importance des activités d’intendance et des autres activités qui sont imposées au directeur, soit en vertu de la loi, soit en raison des modalités de fonctionnement du système et des impératifs concrets de la fonction. Ainsi, la loi stipule que le directeur assume la direction administrative de l’école. Le discours des pouvoirs organisateurs et des organismes consultatifs a pourtant tendance à insister sur le fait que les activités d’intendance prennent trop d’importance chez les directeurs d’établissement au détriment de la gestion de l’activité éducative (Gouvernement du Québec, 1996) et à formuler la crainte que les directeurs se complaisent dans ce rôle et perdent de vue la préoccupation de l’éducatif (Brassard, Lusignan et Lessard, 2002). Il se pourrait fort bien que cette insistance ait pour effet de discréditer une partie considérable de l’activité des directeurs et de créer une tension, inutile et génératrice de stress, entre un idéal qui, à force d’être répété, exacerbe des attentes excessives ou les banalise, et une réalité qui délimite les possibles.

Plutôt que de déplorer l’insuffisance du temps consacré à la gestion de l’activité éducative et de préconiser un leadership que les directeurs ne peuvent exercer tel quel et en toutes circonstances, il y aurait peut-être lieu de considérer l’importance que prennent les activités d’intendance et d’autres activités exigées par la fonction dans la tâche des directeurs et de le reconnaître. D’ailleurs, que ce soit dans un contexte de centralisation ou de décentralisation, les activités d’intendance les ont toujours accaparés considérablement, même si, à peu près partout, leur augmentation est associée à une décentralisation en faveur des établissements[13] (Blanchet, Wiener et Isambert, 1999 ; Williams, Harold, Robertson et Southworth, 1997). Par contre, il appartient aux directeurs de mieux circonscrire ce que doivent être la nature et les modalités de la gestion de l’activité éducative et du leadership à exercer dans leur établissement respectif et de voir avec les services de la commission scolaire comment ceux-ci peuvent les aider dans cette gestion. Selon cette perspective adoptée par certaines commissions scolaires, la définition de la situation est produite par les directeurs d’établissement. A priori, cela implique qu’elle ne sera pas la même pour tous et que l’aide devra être différenciée.