Corps de l’article

Articuler action et recherche : une quête de praticien

En analysant ma carrière d’enseignante et de chercheuse, il m’a semblé trouver constamment en tension les pratiques d’enseignement ou de formation et de recherche. Jeune formatrice d’enseignants, je ne pouvais être chercheuse (au sens universitaire du terme), la recherche ne se réalisait pas en école normale. Poursuivant ma carrière à l’université, j’ai toujours cherché, non sans mal, à sortir du dilemme : choisir la recherche sans la formation ou la formation sans la recherche. C’est avec mes collègues du département Éducation et Technologie de l’Université de Namur que j’ai pu concevoir une pratique de recherche articulée à mes interventions en formation ou en développement pédagogique. Je ne reprendrai pas ici les détails de ce parcours individuel. Je présenterai seulement certaines de ses dimensions centrales qui me semblent caractéristiques d’une recherche articulée aux pratiques d’enseignement.

L’action ou l’intervention est toujours première, même si elle est motivée par des questions et des connaissances construites antérieurement. Elle ne se mène jamais seule. Elle prend sens avec une équipe non seulement de chercheurs, mais aussi d’acteurs (le plus souvent des enseignants ou des étudiants) qui partagent des projets communs. L’action est accompagnée d’une recherche qui la régule, mais qui la dépasse aussi parce qu’elle ouvre de nouvelles pistes ou oblige à mettre de la distance là où l’implication risque d’oblitérer des pans entiers de la réalité (Kohn, 1986). La connaissance produite est toujours contextualisée, mais validée par l’explicitation des questions, des choix épistémologiques et des méthodes et par l’examen de leur cohérence. Ce type de recherche peut être qualifié de recherche pour l’éducation (Van der Maren, 1995). Il traite de questions issues des pratiques et conduit à une meilleure compréhension des situations de formation et à la formulation de pistes pour l’action.

Dans cette contribution, je tenterai de décrire une approche développée à l’occasion de la réalisation de recherches-action-formation, en mettant tout d’abord en évidence les étapes de la recherche pour ensuite mettre en exergue les apports de la mise en oeuvre d’une telle démarche par un réseau d’enseignants-chercheurs. Pour ce faire, deux cas contrastés sont présentés. Le premier, « apprendre et changer sa pratique d’enseignement », concerne une recherche-action-formation menée avec une équipe d’instituteurs. Le second, « apprendre en collaborant à distance », concerne une recherche collaborative menée au cours de ces dernières années dans le cadre d’un partenariat européen, le projet LEARN-NETT[1].

Les étapes d’une recherche-action-formation : apprendre et changer sa pratique d’enseignement

Dans ce projet, le parcours de recherche s’est organisé en quatre temps en interaction : 1) un temps d’action correspondant à la formation d’enseignants dans le cadre de laquelle la recherche s’est déroulée ; 2) un temps de construction de la problématique, qui a débuté avant l’action pour prendre fin après celle-ci ; 3) un temps d’élaboration du cadre conceptuel et du dispositif méthodologique, qui a eu lieu pour l’essentiel après la formation ; 4) un temps de communication, d’écriture, qui a duré tout au long de la recherche.

Action : une formation

La recherche portait sur une pratique de formation d’enseignants. La formation longue proposée à un groupe d’instituteurs en fonction devait leur permettre de développer quelques compétences professionnelles clés (comprendre les situations d’enseignement et d’apprentissage, analyser leur pratique d’enseignement, développer leur répertoire de conduites pédagogiques disponibles) en concevant et en expérimentant un environnement pédagogique facilitant l’utilisation des logiciels d’application comme outils d’enseignement et d’apprentissage. Cette formation devait mener à un changement de pratique pour chaque enseignant[2]. Or les enseignants éprouvaient souvent des difficultés à associer l’apprentissage vécu en formation à leurs pratiques professionnelles. Cet apprentissage ne menait pas à une modification de leurs pratiques ou n’avait rien à voir avec elles. Dès lors, une question concrète se posait : comment, en formation continuée, soutenir un apprentissage qui mène à un changement de pratique d’enseignement ou qui l’exploite en développant notamment une activité de réflexion sur celle-ci ?

Construire la problématique : faire rupture

La curiosité pour le thème à traiter, la question floue, ambiguë, doit être explicitée, précisée, transformée : comment un enseignant apprend-il l’enseignement ? Comment vit-il l’articulation entre la formation et la pratique ? Face aux questions posées, j’optais pour l’étude des conceptions des enseignants, en formation continuée, à propos de leur apprentissage. Dans un contexte de formation continuée, que signifie apprendre pour un enseignant ? Comment et dans quelles conditions cet enseignant intègre-t-il l’idée de changement de pratique d’enseignement dans sa conception de son apprentissage ?

Ce choix d’étudier les conceptions des enseignants à propos de leur apprentissage avait plusieurs justifications. L’étude des conceptions :

  • permettait de tenir compte de la personne. Elle pouvait conduire à la création et à la gestion de formations continuées : pour tenir compte des différences individuelles et les respecter ;

  • apportait le point de vue du sujet à la connaissance de l’apprentissage ;

  • s'était avérée pertinente dans un contexte professionnel. En effet, les travaux réalisés en pédagogie universitaire (Biggs, 1994 ; Romainville, 1992) ont situé les conceptions de l’apprentissage parmi les variables d’entrée dans un modèle linéaire de l’apprentissage. Dans ce cadre, ces conceptions inter-agissent avec le contexte de formation et avec les processus et le produit de l’apprentissage.

Cependant, la question initiale était transformée et limitée. L’investigation se focalisait à présent sur la compréhension d’une dimension parmi d’autres de l’apprentissage de l’enseignant en formation : sa conception de l’apprentissage. Il s’agissait de définir ce concept, d’élaborer le cadre conceptuel permettant de l’appréhender, mais aussi de saisir les limites liées à la question choisie, en particulier la non-prise en compte de la relation entre conceptions et actions et l’omission de dimensions qu’on puisse objectiver en lien avec la situation d’apprentissage de l’enseignement (notamment caractéristiques des institutions auxquelles étaient rattachés les enseignants).

Construire un cadre conceptuel et un dispositif méthodologique

Jusqu’alors et à ma connaissance, les conceptions des enseignants en formation continuée à propos de leur apprentissage avaient été fort peu étudiées et rarement mises en relation avec la complexité d’une situation de formation. En conséquence, une part importante du travail de recherche a consisté en l’élaboration d’un cadre conceptuel original. Il s’agissait, tout d’abord, de définir le concept de conception de l’apprentissage à partir d’une analyse critique des travaux réalisée en pédagogie universitaire (Marton, Dall’Alba et Beaty, 1993) et en formation d’adultes (Giorgi, 1985 ; Aumont et Mesnier, 1993). Ensuite, à la suite de Calderhead (1988), et en s’appuyant sur les travaux de Perrenoud (1992), de Raymond (1993), d’Elbaz (1983), de Korthagen (1988), de Shulman (1986) et de Bennett et Carre (1993), il s’agissait de construire un modèle de l’apprentissage de l’enseignement en y situant le rôle possible des conceptions de l’apprentissage.

Ce cadre fournissait un ensemble de points de repère pour la description des conceptions de l’apprentissage et proposait un modèle permettant de comprendre leur construction. Il aidait à poser les questions, à formuler des hypothèses et, comme le disent Corbin et Strauss (1990), à enrichir la « sensibilité théorique » du chercheur. Ainsi, les travaux de Korthagen (1988) et de Calderhead (1988) suggéraient une différenciation entre deux types de conceptions de l’apprentissage selon la place accordée à la réflexion sur les pratiques d’enseignement dans ces conceptions. Des interactions spécifiques avec le processus et le produit de l’apprentissage pouvaient être envisagées, de même qu’une place particulière accordée au changement de pratique.

Ce cadre a évolué au fil de la recherche-action-formation : les observations réalisées en formation et les analyses du discours des enseignants enrichissaient la constitution du cadre conceptuel. Par exemple, l’envie d’apprendre exprimée par les enseignants ne pouvait être interprétée sans intégrer les apports de la psychanalyse (Aumont et Mesnier, 1993) et de l’histoire de vie (Josso et Finger, 1985 ; Dominicé, 1985).

En outre, la construction du cadre conceptuel a déterminé la démarche méthodologique. En effet, comme plusieurs chercheurs du mouvement de la « pensée des enseignants » (teacher thinking), j’ai situé les conceptions dans une relation construite par un individu avec son environnement. Cette perspective constructiviste accordait une place centrale au sujet, à son histoire, à son projet. Elle plaçait l’étude des conceptions dans un contexte. De plus, elle supposait que la conception change avec le temps.

Le choix de cette perspective constructiviste a eu plusieurs conséquences. Sur le plan méthodologique, il ne s’agissait pas de mettre à jour une réalité qui existait « quelque part », indépendamment du sujet et de la situation dans laquelle il se trouve. Il s’agissait plutôt d’essayer de saisir au mieux les conceptions construites par le sujet telles qu’elles étaient présentes dans son discours. C’est pourquoi la méthode d’analyse structurale (Piret, Nizet et Bourgeois, 1996) a été choisie pour analyser le discours des enseignants. Cette approche constructiviste a conduit à inscrire les analyses du discours des enseignants dans le cadre des études de cas. Ces études de cas permettaient notamment de situer les conceptions analysées par rapport à des caractéristiques de la formation au cours de laquelle cette recherche a été réalisée.

Communication : rejoindre la pratique

L’option constructiviste a déterminé également la nature des résultats communiqués aux acteurs de la formation et leur transférabilité. Ainsi, des analyses de cas approfondies devaient permettre au lecteur d’établir des liens entre le cas décrit et sa propre expérience (généralisabilité naturaliste versus généralisabilité scientifique, Stake, 1988).

Chaque cas présentait l’enseignant concerné et situait le discours, les descriptions et les analyses par rapport à la formation dans le cadre de laquelle la recherche était réalisée. Les conceptions décrites n’avaient de sens que par rapport au contexte de leur description. Des comparaisons entre celles-ci mettaient en évidence plusieurs conceptions de l’apprentissage et la manière dont elles intègrent l’idée de changement de pratique. Une analyse de ces conceptions a fait émerger quelques configurations caractéristiques exploitables par les chercheurs pour poursuivre la recherche et par les formateurs pour analyser les différences individuelles en formation. Ce concept de configuration est associé au paradigme indiciaire, selon lequel c’est la singularité d’une situation qui permet de la connaître (Elias, 1983 ; Bertaux-Wiame, 1992).

Quant aux hypothèses, elles décrivaient des configurations de variables émergeant de la comparaison des analyses de cas. Elles pourraient être exploitées pour comprendre et gérer d’autres situations de formation dans leur spécificité. Par exemple, la configuration formée à un moment donné par la représentation qu’a l’enseignant de l’efficacité de la formation pour atteindre son but et sa ou ses pratiques de référence[3] constitue une condition de manifestation d’une conception de l’apprentissage intégrant l’idée de changement de pratique d’enseignement.

Ainsi, les résultats de la recherche ouvraient des voies d’action aux formateurs et aux enseignants pour concevoir et réguler une formation continuée de sorte que l’enseignant qui y participait, articulait davantage son apprentissage à ses changements de pratique d’enseignement. Ces résultats offraient des points de repère pour reconnaître les différentes conceptions des enseignants et un ensemble de variables sur lesquelles agir pour favoriser l’articulation formation-pratique.

Concrètement, le formateur pourrait intégrer à une démarche d’analyse des besoins, accompagnant la conception et la régulation des formations, une démarche de suivi individuel. Cette démarche analyserait les représentations de l’enseignant pour réguler les conditions de formation et les conditions organisationnelles. Il s’agirait, notamment, de mieux connaître la conception de l’enseignant à propos de son apprentissage et le but qu’il poursuit en venant en formation. Ainsi, formateurs d’enseignants et enseignants pourraient examiner ensemble quelles activités de formation permettraient d’atteindre le but poursuivi par l’enseignant, quelles pratiques de référence ces activités pourraient mobiliser et quelles conditions pourraient être mises en oeuvre dans les écoles pour permettre de réaliser des essais dans les classes. Ces analyses devraient être répétées, en cours de formation, afin d’orienter les régulations nécessaires.

À une conception standardisée des formations continuées d’enseignants, conçues en fonction d’objectifs et de stratégies prédéfinies, cette démarche oppose la conception de formations « sur mesure » conçues et ajustées avec les enseignants eux-mêmes. Formuler cette piste d’action pour les formateurs d’enseignants contribue sans doute à augmenter (encore) la complexité de leur travail, mais, peut-être aussi, la richesse et l’intérêt de celui-ci, lorsqu’il s’accompagne d’une activité de recherche sur sa pratique, puisqu’elle permet également aux formateurs d’apprendre et de changer leur pratique de formation. Aujourd’hui, je tente de pratiquer cette démarche de formation avec mes collègues tant en formation initiale[4] que continuée. Le projet LEARN-NETT a permis d’enrichir cette articulation recherche-action-formation en la mettant en oeuvre dans le cadre d’un réseau d’enseignants-chercheurs.

La recherche en réseau : apprendre en collaborant à distance

Le projet LEARN-NETT (LEARNing NEtwork for Teachers and Trainers) a visé pendant trois ans, en contexte belge francophone puis européen (SOCRATES-ODL), à expérimenter des modalités d’introduction de l’Enseignement ouvert et à distance (EOD) au sein de formations s’adressant à de futurs enseignants. Il a abouti notamment à la mise au point d’un dispositif de formation toujours en activité aujourd’hui (<http://www.icampus.ucl.ac.be>). Pour initier les futurs enseignants aux usages des technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (TICE), les partenaires du projet ont choisi de leur faire apprendre à utiliser ces technologies en leur faisant vivre une expérience d’apprentissage collaboratif. Concrètement, le projet leur propose de réaliser un travail de groupe à distance en utilisant les ressources et les outils de communication et de collaboration proposés dans un campus virtuel (gestionnaire de tâches, conseils techniques et méthodologiques, outils de communication synchrone et asynchrone, ressources bibliographiques).

D’autre part, LEARN-NETT représente un réseau humain d’enseignants et de chercheurs qui partagent des ressources et négocient des modalités de travail communes. Ce réseau solide a été et reste un tremplin pour l’élaboration de nouveaux projets dans le domaine de l’intégration des TIC dans l’enseignement supérieur et à l’université.

La démarche de recherche mise en oeuvre peut elle aussi être décrite selon les quatre étapes de la recherche-action-formation décrite précédemment : action, construction de la problématique, élaboration du cadre conceptuel et du dispositif méthodologique, et communication. La démarche s’enrichit des apports interdisciplinaires du réseau de praticiens-chercheurs organisés en groupes de travail, chacun intéressé par une des dimensions du projet : l’apprentissage des étudiants, le rôle des tuteurs, les usages des TIC, l’implantation du dispositif dans les institutions. Enfin, la communication entre tous les acteurs du réseau intervient dans la dynamique de chacune des étapes.

Dans la suite, je caractérise cette démarche et montre en quoi elle me paraît fondatrice d’une recherche réellement ancrée dans l’action telle qu’elle peut être menée aujourd’hui par un réseau d’enseignants-chercheurs.

Action : une innovation pédagogique, technologique et de service construite par un réseau d’acteurs

Le projet LEARN-NETT a été conçu par un groupe d’enseignants en technologie de l’éducation désireux d’introduire ou d’améliorer l’initiation aux technologies de l’éducation offerte aux futurs enseignants formés dans leur université. Les contraintes temporelles (de 15 à 30 heures de cours) et de ressources les ont conduits à se mobiliser pour imaginer un dispositif réaliste s’appuyant sur la mutualisation de leurs ressources et de leur imagination et pour obtenir le financement nécessaire à leur entreprise.

C’est ainsi qu’ils ont cherché à innover sur le plan pédagogique en introduisant de nouveaux objectifs dans le curriculum de formation des enseignants (apprendre à collaborer, à communiquer, à utiliser les TIC de manière à soutenir leur projet d’apprentissage ou d’enseignement ) et sur le plan du service offert en introduisant les méthodes et techniques de l’enseignement à distance dans leur dispositif (nouvelle relation enseignant-apprenant, plus grande individualisation, flexibilité temporelle et de lieu, travail collaboratif entre futurs enseignants d’institutions différentes). Enfin, sur le plan technologique, ils ont conçu et développé un campus virtuel adapté à leurs activités.

Ce projet a été construit par ses partenaires tout au long de son histoire. Les objectifs de formation, le scénario pédagogique, les outils technologiques ont été précisés, ajustés au fil du temps et de nombreux échanges. Ainsi, l’action, la mise en oeuvre d’un dispositif de formation innovant, a évolué tout au long du projet en bénéficiant des travaux menés par chaque équipe de chercheurs.

Les dimensions réflexive, temporelle et collaborative sont trois composantes essentielles du projet. Elles ont permis la construction dynamique d’un dispositif ayant conduit à sa pérennité. En mettant en oeuvre ces démarches d’action (très concrètement, monter le campus virtuel, imaginer le scénario pédagogique, constituer les groupes d’étudiants, etc.) et de réflexion sur les pratiques (échanges des questions et des résultats de recherche, rencontres fréquentes des tuteurs, communications dans et à l’intérieur du réseau), le réseau d’enseignants-chercheurs s’est constitué. Il a expérimenté les dynamiques menant à la construction d’une communauté de pratiques telles qu’elles ont été décrites par Wenger (1998) :

  • l’engagement, c’est-à-dire l’implication active dans un processus mutuel de construction de sens ;

  • l’imagination, c’est-à-dire la construction de nouvelles représentations de l’activité (ici de l’apprentissage et de l’enseignement) à partir des expériences vécues, ce qu’avec des collaborateurs (Charlier, Bonamy et Saunders, 2002) nous avons appelé la construction « d’outils de passage » ;

  • la coordination, c’est-à-dire la coordination des énergies et des activités locales de manière à s’inscrire dans un projet commun et dans une entreprise plus vaste.

Cette construction progressive d’une action vécue tout à la fois en réseau et par chaque partenaire dans son institution a été notamment rendue possible par les échanges suscités par une démarche de recherche évaluative décrite plus loin.

Construction : faire rupture, élaborer des questions complémentaires

Les thèmes de recherche traités par chaque équipe interdisciplinaire constituée étaient bien précisés au départ :

  • Comment former les enseignants aux TIC ?

  • Quels rôles jouent les TIC dans ces apprentissages ?

  • Comment introduire les TIC dans l’enseignement supérieur ?

  • Le dispositif mis en place est-il efficace ?

Cependant, les expériences vécues au quotidien ont conduit chaque équipe à préciser leurs questions et à construire une approche adaptée à celles-ci.

Ainsi, par exemple, pour traiter les questions concernant l’introduction de l’innovation dans l’enseignement supérieur, les praticiens-chercheurs ont d’abord été confrontés à la question de la gestion de l’innovation. Au départ, l’observation de la diversité des caractéristiques institutionnelles a été déterminante : différences en ce qui concerne le temps et les ressources allouées, diversité des niveaux de formation concernés (du premier au troisième cycle), variété des calendriers académiques et des langues utilisées (français, anglais et espagnol). Face à cette diversité, il était difficilement envisageable d’adopter et d’expérimenter une approche planificatrice. C’est plutôt une approche visant à comprendre et à gérer la complexité du dispositif qui a été adoptée (Fullan, 1999). Elle a cherché à tenir compte de la diversité des expériences vécues par chaque partenaire tout en construisant une vision partagée du dispositif (Bonamy, Charlier et Saunders, 2001a). Des questions plus précises ont alors été formulées : quelles sont les dynamiques innovantes vécues par chaque partenaire dans le cadre de sa propre institution ? Quelles sont les conditions de mise en oeuvre de ces innovations ? Quel rôle le réseau a-t-il joué dans ces dynamiques ?

La construction de cadres conceptuels et de démarches méthodologiques

Chacun des groupes de recherche, comme je l’ai déjà dit, a constitué au fil du projet son propre cadre conceptuel et ses propres questions de recherche et a mis en oeuvre une méthodologie adaptée. Dans cette démarche, chaque groupe a tiré parti de l’action liée à sa contribution à la mise en oeuvre du dispositif et a pu, en retour, adapter cette mise en oeuvre.

Ainsi, les groupes chargés de la conception du campus virtuel et des outils d’aide à la navigation et à la collaboration (Peraya, 2003 ; Joye, Deschryver, Reggers, Khamidoullina et Zeiliger, 2003) ont chacun développé un cadre permettant de définir les dispositifs technologiques créés et leurs fonctions au service de l’apprentissage. L’élaboration de ces cadres conceptuels était fondée sur une recension des écrits et sur des travaux antérieurs ; ceux-ci étaient enrichis des questions suscitées par la conception et l’évaluation des dispositifs créés. Sur le plan méthodologique, ces groupes ont mis en oeuvre une démarche de conception participative.

Le groupe chargé de la conception du scénario pédagogique a lui aussi conçu son action à partir d’un modèle de l’apprentissage de l’enseignement et d’une analyse des apports possibles des TIC à cet apprentissage (Charlier, 1998). Il a, au fil de l’analyse des expériences d’apprentissage des apprenants, enrichi ce modèle, en y intégrant notamment le concept d’apprentissage collaboratif (Charlier, Deschryver et Daele, 2002), et adapté la conception du scénario de formation.

Quant au rôle des tuteurs, il a été décrit, analysé et formalisé par ceux-ci, notamment à partir de l’analyse de leurs carnets de bord et des travaux des étudiants (carnets de bord et rapports de réflexion). Ces démarches ont conduit à la proposition d’une formation pour les tuteurs LEARN-NETT (Charlier et al., 2000).

Le groupe chargé de l’analyse de l’introduction de l’innovation dans les institutions a quant à lui mis en oeuvre une démarche de recherche-évaluation. Cette démarche analysée par Bonamy, Charlier et Saunders (2001b) :

  1. exploite la recherche pour réguler l’action ;

  2. tient compte des expériences individuelles de chaque acteur impliqué et des contextes institutionnels ;

  3. utilise des données quantitatives et qualitatives ;

  4. associe évaluation interne et évaluation externe ;

  5. est notamment validée par les acteurs eux-mêmes.

Ainsi, certains instruments d’évaluation (comme les carnets de bord tenus par les étudiants et les tuteurs) sont intégrés dans le dispositif de formation alors que d’autres démarches de collecte de données sont réalisées pour les besoins de la recherche (par exemple, les entrevues des professeurs d’universités concernés par le projet). Certaines données quantitatives (comme le nombre de messages postés dans les forums) sont également recueillies. En outre, de nombreuses données permettant d’analyser l’expérience d’apprentissage des étudiants sont prises en compte (carnets de bord, rapports de réflexion de fin d’expériences, le contenu de certains échanges synchrones, etc.). Enfin, au niveau institutionnel, pour appréhender les conditions dans lesquelles chaque partenaire était lors de l’implantation du dispositif dans son institution, l’équipe d’évaluation a demandé à chaque partenaire d’écrire une courte analyse de cas en utilisant un canevas d’analyse commun.

Communication : partager des « outils de passage »

La démarche de recherche-évaluation que je viens de décrire a permis à l’équipe de mettre en évidence la diversité des expériences vécues par les partenaires. La présentation de leur analyse (enrichie de la prise en compte des entrevues individuelles des professeurs) à l’occasion d’une réunion de coordination a suscité un débat qui a conduit à une nouvelle définition commune du dispositif et à l’identification des dimensions du dispositif qui pouvaient varier d’une institution à l’autre.

Une démarche similaire a été réalisée par les groupes de tuteurs qui, à partir de l’analyse de leurs carnets de bord, de leurs rapports de réflexion, mais aussi de données plus objectives comme le temps passé à l’activité de tutorat, ont préparé et vécu ensemble une journée de formation du tuteur LEARN-NETT et rédigé leur propre charte. Enfin, les analyses des carnets de bord des étudiants ont notamment permis de revoir et d’adapter le design du campus virtuel. Avec mes collègues Bonamy et Saunders (2002), j’ai qualifié ces visions communes du dispositif (caractéristiques centrales, rôles des tuteurs, campus virtuel) d’« outils de passage ».

Notre compréhension du concept d’« outils de passage » (bridging tools) est guidée par une théorie de l’apprentissage spécifique. Les individus apprennent en mettant en oeuvre de nouvelles pratiques, de nouvelles actions. Ce processus est social, actif, contextualisé et essentiellement réflexif. Dans un tel processus, les « outils de passage » sont constitués de ces éléments discursifs comme les relations d’expérience, les études de cas, permettant de rendre explicite une expérience qui risquerait de rester tacite. Il ne s’agit pas là uniquement d’un processus individualisé d’apprentissage réflexif, car c’est en fait un processus partagé par une communauté d’acteurs et facilité par cette communauté. Un réseau d’enseignants peut alors jouer un rôle déterminant pour aider à l’introduction de l’innovation et pour construire les « outils de passage » qui conduiront à de nouvelles pratiques communes. Ces « outils de passage » pourraient être qualifiés de connaissances pour l’action.

Enfin, sur un plan plus théorique, le réseau a publié un ouvrage présentant de manière détaillée l’expérience vécue, les questions de recherche, les cadres conceptuels et les résultats produits (Charlier et Peraya, 2003).

Conclusion

En décrivant une démarche de recherche-action-formation à la première personne, j’ai voulu mettre en évidence les questions et les étapes vécues par le praticien-chercheur. Au départ, la pratique, surtout si elle consiste à mettre en oeuvre des dispositifs de formation innovants, suscite de nombreuses interrogations. Choisir une question, un point de vue demande une prise de recul difficile. Elle suppose une bonne connaissance des travaux antérieurs réalisés, une analyse des choix épistémologiques et méthodologiques posés de manière à comprendre dans quelle mesure ces travaux peuvent éclairer la pratique. Ce temps souvent très long de précision de la ou des questions se réalise plus facilement en interaction avec d’autres. Dans le réseau de praticiens-chercheurs, la possibilité de poser des questions complémentaires et articulées permet d’appréhender davantage de dimensions du dispositif et de mieux orienter l’action. Cependant, cette approche systémique et interdisciplinaire est toujours limitée par les choix effectués. Au chercheur de comprendre et de décrire ces limites. La communication des choix méthodologiques, des démarches, des analyses et des résultats tout au long de la recherche est fondamentale. Les questions, les critiques formulées, mais aussi l’exploitation des travaux réalisés par les partenaires participent à la construction d’un savoir commun. L’étape ultérieure de communication en dehors du réseau à d’autres praticiens-chercheurs demande une prise de recul supplémentaire souvent difficile. Il s’agit de s’éloigner du cas, de sa description, pour que d’autres puissent l’appréhender et d’éviter les généralisations sans tomber dans l’anecdote, afin de rendre compte des contextes dans lesquels les connaissances et les outils ont été créés pour les rendre adaptables par d’autres.

Pour améliorer nos démarches de praticiens-chercheurs, de nombreuses conditions doivent encore être mises en place : la description et la critique de recherche-action-fomation non seulement par leurs résultats mais aussi par leurs démarches, la formalisation des bases de connaissances et des questions déjà traitées, l’explicitation des méthodes et de leurs critères de validité, la formulation de règles de déontologie. Les réseaux de praticiens-chercheurs constituent des lieux privilégiés pour la création de ces conditions.