Corps de l’article

Introduction

L’importance d’intégrer l’éducation multiculturelle, interculturelle et antiraciste[1] dans les programmes de formation des maîtres fait l’objet d’un large consensus parmi les chercheurs du domaine de l’éducation (Banks, 2004 ; Ladson-Billings, 2004 ; Cochran-Smith Davis et Fries, 2004 ; Gollnick et Chinn, 2002 ; Garcia, 2002 ; King, Hollins et Hayman, 1997 ; Ghosh, 1991, 1996 ; Dilworth, 1992 ; Ouellet et Pagé, 1991). Paradoxalement, très peu de recherches ont examiné le traitement de la pluriethnicité[2] dans les programmes de formation des maîtres. Dans cet article, nous discutons des résultats d’une recherche exploratoire sur les pratiques pédagogiques adoptées par les professeurs et leurs étudiants dans six cours traitant des enjeux de la diversité en éducation, offerts dans deux universités anglophones en Colombie-Britannique[3]. Nous situons les grandes lignes de la problématique, le cadre conceptuel, la méthodologie ainsi que les limites de cette recherche avant de discuter des résultats et de conclure.

Problématique

Il existe une profusion d’approches à la diversité en éducation[4] qui reflète tout autant la difficulté des chercheurs à s’entendre sur les dimensions importantes d’une formation des maîtres à la pluriethnicité (King et al.,1997), la fluidité conceptuelle et les paradoxes de l’éducation multiculturelle et interculturelle (Phillip, 1993 ; Perotti, 1993 ; Oriol, 1993 ; Ollivier, 1988 ; Henri-Lorcerie, 1988) et la disparité des contextes sociaux, historiques et idéologiques d’émergence[5]. Ainsi, il est difficile de catégoriser de manière absolue les différents modèles proposés dans la mesure où plusieurs éléments se recoupent souvent (Banks, 2004 ; Moodley, 1988, 1995).

Ghosh (1991) suggère de baser la formation initiale des enseignants sur quatre éléments clés : 1) une réflexion critique sur les buts et les objectifs de l’éducation interculturelle articulée à une réflexion sur les facteurs sociaux contribuant au maintien de diverses inégalités sociales (racisme, sexisme, discrimination, pauvreté, etc.) ; 2) un travail de conscientisation des attitudes des enseignants ; 3) une sensibilisation à la diversité des styles d’apprentissage des élèves et à l’utilisation de stratégies pédagogiques diverses ; 4) enfin, une compréhension de l’interdépendance globale des ressources, des décisions politiques, des politiques économiques et des relations humaines. Villegas (2002) ajoute à cela la réflexion sur la construction des connaissances.

L’ouverture à l’altérité à travers la réflexion sur les attitudes apparaît dès lors comme un élément transversal important de la formation des maîtres à l’éducation multiculturelle et interculturelle (Gay, 2004 ; Villegas, 2002 ; Goodwin, 1997 ; Perroti, 1993 ; Doutreloux, 1991 ; Ghosh, 1991 ; Camilléri, 1988 ; Henri-Lorcerie, 1988), même si les rapports sociaux ne se réduisent pas à une question de « différence culturelle » (McAll, 1991 ; Ouellet et Pagé, 1991). Ghosh (1991) explicite quatre niveaux de conscience permettant d’amener l’enseignant de la connaissance de soi en tant qu’acteur social vers l’acceptation des autres. Ces niveaux vont de la centration sur soi à la décentration vers l’autre et sa culture, en passant par la conscientisation envers différents facteurs sociaux (racisme, sexisme, pauvreté) et les différences individuelles des élèves.

Par ailleurs, la dimension religieuse, enjeu relativement « nouveau » dans la littérature consacrée à ce domaine (Cushner, McClelland et Safford, 2006 ; Ouellet, 2005 ; Gollnick et Chinn, 2002 ; Nieto, 2000 ; Perregaux, 1994), est désormais une autre facette de la complexité de la formation des enseignants à la pluriethnicité dans une société canadienne de plus en plus multiconfessionnelle (Statistique Canada, 2003)[6]. Plusieurs recherches empiriques réalisées en milieu scolaire québécois (Jacquet, 2002 ; Hohl, 1996 ; McAndrew et Jacquet, 1992) ont fait état des tensions et des conflits autour de cet enjeu. Toutefois, l’événement du 11 septembre 2001 a certainement contribué à la plus grande visibilité de l’enjeu religieux dans les sociétés multiethniques (Bramabat, 2005).

L’intérêt manifesté dans la littérature pour la formation initiale des enseignants par rapport aux enjeux de la pluriethnicité a, paradoxalement, suscité peu de recherches sur les programmes de formation des maîtres. Hollins et Guzman (2005) constatent notamment que les recherches américaines effectuées sont assez disparates, les résultats mitigés et leur application limitée.

Par ailleurs certaines critiques dans la littérature américaine et canadienne sur le sujet sont similaires, notamment : le traitement marginal de la diversité dans les programmes (Ladson-Billings, 2004 ; Goodwin, 1997 ; Ruimy-Van Dromme et Lefebvre, 1991 ; Ghosh, 1991) ; la conception réactive plutôt que proactive de l’éducation multiculturelle par les étudiants (Goodwin, 1997) ; le manque de compétences interculturelles des professeurs (Melnick et Zeichner, 1997 ; Goodwin 1997) ; ainsi que le traitement marginal des concepts de droits de la personne, de racisme et de sexisme (Ghosh, 1991) ; et, enfin, la nécessité d’examiner les pratiques pédagogiques des professeurs (Ladson-Billings, 2004 ; García, 2002 ; Cochran-Smith, 1995 ; Melnick et Zeichner, 1997 ; York, 1997 ; Ghosh, 1991).

En Colombie-Britannique, où la recherche présentée dans cet article a été menée, le ministère de l’Éducation a développé un cadre conceptuel pour baliser la gestion de la diversité (ministère de l’Éducation de la Colombie-Britannique, 2004[7]). Ce document vise à aider le système scolaire à remplir ses obligations légales en matière de respect de la diversité et de la promotion des droits, de la prévention du harcèlement, de la discrimination et de la violence. Il vise aussi à soutenir les efforts du milieu scolaire pour créer et préserver des milieux d’apprentissage et de travail adaptés aux divers besoins sociaux et culturels des collectivités desservies. Toutefois, son implantation est rendue difficile par l’absence de soutien du ministère aux commissions et acteurs scolaires. Wideen et Barnard (1999) considèrent que cette situation conduit à un manque de cohérence au niveau ministériel dans le traitement de la diversité culturelle et linguistique. De plus, l’importance du perfectionnement des enseignants par rapport à cette problématique est soulignée, mais la formation initiale, elle, est évacuée.

Cadre théorique

Notre recherche s’appuie sur une conception complexe et émancipatrice de l’éducation multiculturelle[8], telle que discutée par plusieurs auteurs (Ladson-Billings, 2004 ; Banks et McGee Banks, 2004 ; Gollnick et Chinn, 2002 ; Nieto, 2000). Cette conception soutient la complémentarité de l’éducation multiculturelle et de la pédagogie critique (Sleeter et McLaren, 1995 ; Gay, 2004). De plus, elle s’appuie sur la pédagogie de l’inconfort (Boler, 1999) afin d’éclairer le rôle des émotions dans la praxis.

Nieto (2000) propose une définition très inclusive et éclectique de l’éducation multiculturelle qui est définie comme un processus antiraciste, égalitaire et inclusif, qui s’inscrit en creux du programme, de la pédagogie, des interactions entre acteurs et de la conception de l’apprentissage et de l’enseignement. De plus, l’éducation multiculturelle s’appuie sur la philosophie de la pédagogie critique, comprise à la fois comme processus de réflexion sur les connaissances et comme processus d’action (praxis), afin de promouvoir les principes démocratiques de justice sociale (Nieto, 2000).

La pédagogie critique est une notion complexe et multidimensionnelle qui éclaire la dimension politique de l’éducation et vise des transformations sociales et humaines. En premier lieu, les tenants de la pédagogie critique considèrent que l’école n’est pas neutre sur les plans culturel et politique, dans la mesure où elle reproduit la culture dominante à travers ses différentes dimensions et pratiques pédagogiques[9]. Dans cet espace scolaire politiquement contesté, l’enjeu du pouvoir et de la construction des connaissances occupe une place centrale, de même que l’explicitation des facteurs sociaux complexes (racisme, culture, genre, classe sociale, religion, etc.) qui contribuent à façonner les pratiques pédagogiques (Kincheloe, 2004).

En second lieu, la pédagogie critique a, d’une part, des visées de changement social enraciné dans une perspective de justice et d’égalité ; et, d’autre part, des visées de transformation humaine (Kincheloe, 2004 ; McLaren, 2000 ; Hooks, 1994). McLaren (2000), chercheur dans le champ de la pédagogie critique au Canada, propose une conception heuristique de cette pédagogie qui met en lumière son caractère complexe et multidimensionnel ainsi que la transformation globale envisagée. Il définit la pédagogie critique :

as a way of thinking about, talking about, negotiating, and transforming the relationship among classroom teaching, the production of knowledge, the institutional structure of the school, and the social and material relations of the wider community, society, and nation-state.

p. 35

À son tour, Kincheloe (2004) dépeint une image complexe, passionnée et engageante de la pédagogie critique dont les visées sont doubles : d’un côté, le questionnement critique sur l’éducation et la promotion de la justice sociale ; de l’autre, le dépassement permettant la réalisation des possibilités humaines : « In other words, critical pedagogy is not only interested in social change but also in cultivating the intellect of teachers, students and members of the larger society» (p. 21). Inspiré par Freire et sa notion « d’amour radical » (radical love), fondement d’une éducation juste et égalitaire, Kincheloe (2004) propose une pédagogie critique soucieuse de connecter le corps et les émotions et d’alléger les souffrances humaines :

Critical pedagogy wants to connect education to that feeling, to embolden teachers and students to act in a way that make a difference, and to push humans to new levels of social and cognitive achievement previously deemed impossible. Critical pedagogy is an ambitious entity that seeks nothing less than a form of education adventurism that takes us where nobody’s gone before.

p. 4

La transformation humaine est aussi au coeur de la « pédagogie engagée » de Hooks (1994). Cette pédagogie, située à l’intersection de la pédagogie de la libération de Freire et de la pédagogie féministe, vise en effet l’actualisation du bien-être de l’enseignant comme condition à l’empowerment des étudiants. Elle discute aussi des émotions et de l’inconfort suscités par l’examen de la praxis :

[…] there can be, and usually is, some degree of pain involved in giving up old ways of thinking and knowing and learning new approaches. I respect the pain. And I include recognition of it now when I teach, that is to say, I teach about shifting paradigms and talk about the discomfort it can cause.

p. 42-43

Boler (1999) utilise précisément la « pédagogie de l’inconfort » (pedagogy of discomfort) dans l’enseignement pour éclairer le rôle important des émotions dans le processus de réflexion critique :

A pedagogy of discomfort begins by inviting educators and students to engage in critical inquiry regarding values and cherished beliefs, and to examine constructed self-images in relations to how one has learned to perceive others. Within this culture of inquiry and flexibility, a central focus is to recognize how emotions define how and what one chooses to see, and conversely, not to see.

p. 176-177

L’auteure distingue l’empathie passive (spectating) du témoignage (testimonial reading). Selon elle, l’empathie est insuffisante pour conduire au changement social, car elle réduit l’autre à un miroir de soi-même. En d’autres mots, elle neutralise les différences en transformant les situations inconfortables en situations familières. À l’inverse, le témoignage propose un engagement collectif dans l’apprentissage, lequel invite les étudiants et les enseignants à prendre conscience du fait que le regard qu’ils portent sur les réalités sociales est influencé par la culture dominante prévalente à un moment historique donné.

Dans la pédagogie de l’inconfort comme dans la pédagogie critique, l’examen de la praxis apparaît comme une dimension essentielle de la formation des enseignants aux enjeux de la pluriethnicité. Or les résultats des quelques recherches qualitatives (Goodwin 1997 ; Cochran-Smith, 1995 ; Obidah, 2000) sont plutôt inquiétants. Goodwin (1997), dans sa recherche réalisée auprès des étudiants en formation initiale, constate que les étudiants entretiennent une conception erronée de l’éducation multiculturelle et ont des a priori à son égard qui les préparent mal à enseigner dans des contextes multiethniques. Selon l’auteure, ils conçoivent l’éducation multiculturelle comme un outil de transmission de contenus culturels ou encore comme un outil pour modifier les comportements des élèves entre eux. Seul un nombre limité d’étudiants expriment de la confusion à l’égard de ce concept et s’interrogent sur leurs capacités à devenir des « éducateurs multiculturels ». La majorité des étudiants ne semblent pas concernés et entretiennent davantage une conception réactive de l’éducation multiculturelle.

Dans une recherche ultérieure, effectuée à partir de la méthode des incidents critiques (Goodwin, 1997), l’auteure fait particulièrement état de l’inconfort des étudiants en regard de l’enjeu racial. En effet, bien que celui-ci soit une préoccupation centrale pour cinquante pour cent des étudiants, leur confusion est grande quant à la manière de le gérer. Cochran-Smith (1995) s’interroge aussi sur la praxis dans sa recherche. Elle constate en effet que les discussions en classe sur les enjeux de « race », de racisme et d’enseignement suscitent une réflexion critique de la part des étudiants et apportent de l’incertitude dans la gestion d’enjeux complexes. Elle relève aussi des contradictions dans les pratiques pédagogiques qui l’amènent à souligner la nécessité, pour les professeurs, d’une réflexion critique sur leurs propres pratiques : « unless teacher educators engage in the unflinching interrogation of pre-service pedagogy and then work to alter their own teaching and programs, it is unlikely that they will be able to effectively help student teachers do the same » (Cochran-Smith, 1995, p. 541).

Obidah (2000) soulève des préoccupations similaires dans l’analyse de son cours d’éducation multiculturelle. D’une part, elle rapporte que les perspectives des étudiants sur le multiculturalisme se sont élargies à travers l’examen de leurs propres biais et présupposés culturels sur l’enseignement, l’apprentissage et les différents groupes. D’autre part, elle est devenue plus consciente de l’importance de médiatiser et de suspendre les normes dominantes en cours dans les classes universitaires par rapport à l’enseignement et l’apprentissage afin de permettre de discuter d’enjeux sociaux.

À la lumière de ces résultats et en prenant en compte le peu de recherches canadiennes existantes sur la formation des maîtres à la pluriethnicité, l’analyse de la praxis des professeurs et des étudiants dans le traitement des enjeux de la pluriethnicité apparaît essentielle.

Méthodologie

Cette recherche exploratoire a été réalisée dans deux programmes de formation des maîtres de deux universités anglophones en Colombie-Britannique. De nature qualitative et inductive (Huberman et Miles, 1991), cette recherche visait à répondre aux questions suivantes : 1) Quels sont les programmes ou types de cours offerts par les universités sur la problématique du pluralisme en éducation ? 2) Quels sont les thèmes discutés dans les cours et ceux qui sont évités ? 3) La perspective critique est-elle abordée dans le traitement de ces thèmes ? 4) Les étudiants ont-ils l’occasion de mettre en pratique les connaissances acquises sur les enjeux de la diversité ? Qu’est-ce qui justifie la pédagogie utilisée ? 5) Quels sujets les étudiants privilégient-ils dans leurs travaux ? Leur traitement indique-t-il une réflexion critique ? 6) À quels types de discours ces approches du pluralisme réfèrent-elles ? 7) Quels constats peut-on faire de la formation des futurs enseignants à la pluriethnicité ? Quelles en sont les forces et les faiblesses ?

Dans le cadre de cet article, seules les données nous permettant de répondre aux questions 3 et 4 sont discutées. De plus, compte tenu de la nature exploratoire de cette recherche et du recueil ciblé des données, les résultats de cette étude ne sont pas nécessairement généralisables à d’autres programmes de formation des maîtres, ni à d’autres contextes sociaux.

Afin d’assurer la validité des données et la comparaison intra et inter sites, nous avons centré notre recueil des données sur les cours offerts au premier cycle. La sélection des cours a été faite à partir de la description contenue dans les syllabi. En tout, six cours ont été retenus, après l’obtention des autorisations éthiques auprès des institutions universitaires et des participants concernés. Ces cours sont optionnels et offerts dans le cadre de trois programmes en éducation (baccalauréat, post-baccalauréat et programme de développement professionnel).

La cueillette des données s’est déroulée en trois étapes : la conduite d’observations non participantes ; le recueil de documents pertinents (syllabus, articles, notes de cours) ; et l’échantillonnage de travaux d’étudiants. Notre corpus se compose de quatorze observations (douze dans le site 1 et neuf dans le site 2), de dix-neuf transcriptions de discussion en classe (onze dans le site 1 et huit dans le site 2), de six syllabi et diverses notes de cours et, enfin, de 43 travaux d’étudiants (24 dans le site 1 et 19 dans le site 2). Ces travaux s’étendent sur une longueur de une à dix pages et comprennent des présentations d’articles abordés lors du cours (huit ont été enregistrées), des activités pédagogiques et des dissertations. Afin d’assurer la confidentialité des participants et du contenu des cours, nous avons fait usage de pseudonymes et de codes alphabétiques.

Les participants sont les professeurs et les étudiants en formation. Parmi les six professeurs engagés à temps partiel, quatre avaient un doctorat en éducation, l’une terminait sa scolarité de doctorat et l’autre avait une maîtrise en éducation. De plus, la majorité d’entre eux étaient familiers avec les enjeux de la pluriethnicité en éducation, ayant enseigné leur cours à plusieurs reprises, à l’exception d’une professeure qui enseignait le cours pour la première fois. Enfin, la majorité d’entre eux avaient un vécu de minorité ; cinq étaient d’origine ethnique autre que canadienne et deux professeurs se sont clairement identifiés à la minorité homosexuelle.

En ce qui concerne les étudiants, seule une très petite minorité d’entre eux étaient des enseignants en exercice poursuivant un cours offert dans le cadre du post-baccalauréat. La majorité d’entre eux étaient inscrits au baccalauréat ou au certificat d’enseignant, lequel s’étale sur une période de un ou deux ans, selon les institutions. De plus, les étudiants étaient répartis sur une tranche d’âge allant d’une vingtaine à une quarantaine d’années.

D’abord, nous avons fait une première lecture flottante de l’ensemble des données afin de faire ressortir les thèmes émergents. Nous avons ensuite codifié l’ensemble des données en fonction des thèmes identifiés et de la nature des données. La crédibilité de notre analyse a été assurée par le recours à la triangulation des sources d’information et d’analyse.

Discussion

Dans cette section sont présentés des extraits significatifs, issus de diverses sources (notes d’observation, transcriptions de discussions, travaux, syllabi), permettant d’éclairer la praxis des professeurs et des étudiants dans le traitement des enjeux de la pluriethnicité en éducation. La réflexion critique des professeurs et de certains étudiants apparaît dans nos données, soutenue par l’usage des pédagogies critique et de l’inconfort. En même temps, des points de rupture émergent de l’articulation de la réflexion critique à la pratique pédagogique chez les étudiants. Ces points de rupture s’expriment notamment sous forme de désespoir, voire d’impuissance, et de silence.

L’adoption d’une pédagogie critique

La valorisation d’une praxis critique dans le traitement des enjeux de la pluriethnicité en salle de classe est explicitée à travers différentes facettes des cours : les descriptions des syllabi, l’organisation pédagogique des cours, les discussions en classe et certains travaux d’étudiants. Elle s’exprime d’emblée dans les syllabi de cours.

Extrait 1

« The goals are : to elicit dialogues and “critical thinking” (instead of providing a reassuring list of facts and solutions/outcomes) ; to encourage prospective teachers to challenge assumptions about educational issues ; to foster ethical, knowledgeable, skilful, and compassionate teaching practice[…]. Come prepare to voice your informed opinion and challenge your assumptions » (Site 1, Syllabus Course C).

Extrait 2

« In this class, the aim is to delve within ourselves and question what we think we know as the “truth” or the “right way” and incorporate other histories, experiences and value systems as the foundation of our approach to teaching » (Site 2, Cours D, Syllabus).

Ces deux extraits explicitent le rôle central de la réflexion critique dans l’orientation de l’action pédagogique. L’organisation pédagogique des cours est ainsi conçue dans les deux sites afin de favoriser la participation active et critique des étudiants aux discussions en classe. En effet, à l’exception d’un cours, où la présence de plus de soixante étudiants limitait les options pédagogiques, les professeurs ont opté pour une pédagogie interactive souple et égalitaire en permettant aux étudiants d’occuper une place centrale dans la dynamique du cours, tandis qu’ils occupaient volontairement une position périphérique de facilitateur. Ainsi, dans ces cours, ce sont les étudiants qui ont assumé une position d’autorité en présentant, seuls ou en équipe, de façon formelle ou sous forme d’activités, chacune des lectures obligatoires du cours.

En adoptant un rôle de facilitateur de discussion, les professeurs ont non seulement transformé la dynamique des interactions en classe et celle de la production des connaissances (McLaren, 2000 ; Nieto, 2000 ; Hooks, 1994), mais ont aussi contribué à l’empowerment de leurs étudiants et à une forme de libération :

When we, as educators, allow our pedagogy to be radically changed by our recognition of a multicultural world, we can give students the education they desire and deserve. We can teach in ways that transform consciousness, creating a climate of free expression that is the essence of a truly liberatory liberal arts education.

Hooks, 1994, p. 44

Dans plusieurs cours, cette libération ou empowerment était notamment apparente dans le choix des pratiques pédagogiques. Plusieurs étudiants ont en effet choisi l’activité (mises en situation, travail en petits groupes, jeux, etc.) plutôt que la présentation magistrale pour présenter des concepts clés issus des articles obligatoires. Par exemple, deux étudiants ont choisi de présenter leur article discutant du racisme en empruntant le format et la trame sonore du jeu « Qui veut devenir un millionnaire ? ». De sorte que toutes les questions posées dans le jeu visaient à susciter la réflexion critique de tous les étudiants de la classe sur les notions de « race », de racisme et de discrimination ainsi que leur engagement actif dans la construction des connaissances à ce sujet.

De plus, dans les deux sites, les nombreuses discussions sur le rôle des enseignants ont mis en relief l’importance accordée à la réflexion critique dans la pratique enseignante. L’analyse des données suggère que les enseignants doivent jouer un rôle de modèle, voire d’activiste, pour certains étudiants. À ce titre, on s’attend à ce que l’enseignant engage une réflexion critique sur ses attitudes et pratiques pédagogiques et adopte une praxis inclusive, témoignant du cheminement réflexif parcouru. Les trois extraits suivants explicitent l’importance d’un questionnement critique sur la pratique pédagogique en salle de classe. L’extrait 3 s’insère dans le cadre de la présentation d’un article sur les enjeux de la formation des maîtres à l’éducation multiculturelle, tandis que l’extrait 4 provient d’une discussion du concept de multiculturalisme.

Extrait 3

Étudiante : « [Teachers] need to be committed to the needs of multicultural society, and they need to be reflective on their own practice » (Site 1, Cours B, audio, 06.03.03).

Extrait 4

Professeur : « In order for us to actually find out what our students need, in a sense we have to be critical of how class, gender, issues of sexuality and class relations affect our different students differently? In that sense, you got to get to know your student and in order to get to know your student, in a sense you got to know their families as well. So as part of this whole multicultural education, you also have to create an empowering school culture and social structure. If you want to reduce prejudices then you have to in fact very much so be concerned with how you can create equality and a safe environment within your own classroom » (Site 2, Cours D, audio, 16.06.03).

La centralité de la réflexion critique dans ces extraits et son articulation à une pratique pédagogique inclusive en salle de classe est soulignée par de nombreux auteurs dans la littérature sur la pédagogie critique (Kincheloe, 2004 ; Nieto, 2000 ; McLaren 2000 ; Boler, 1999 ; Hooks, 1994) et celle de l’éducation multiculturelle, interculturelle et anti-raciste (Ghosh et Abbi, 1991, 1996, 2004 ; Banks 1992, 2004). La pédagogie de l’inconfort, dimension complémentaire à la pédagogie critique, est aussi utilisée dans nos données par de nombreux professeurs pour susciter la réflexion critique et le passage de la réflexion à l’action chez leurs étudiants.

La pédagogie de l’inconfort

La pédagogie de l’inconfort fait appel à la notion de témoignage, pour mettre en relief les filtres émotionnels façonnant notre regard sélectif sur le monde (Boler, 1999). Tout comme Hooks (1994), qui considère l’exploration de l’inconfort comme une nécessité dans le changement de paradigme, Boler (1999) est d’avis que les émotions sont très sollicitées lors de l’examen critique des valeurs et des présupposés, ce qui facilite l’adoption d’une identité plus souple et ambiguë ainsi que le passage de la réflexion à l’action :

A central focus of my discussion is the emotions that often arise in the process of examining cherished beliefs and assumptions. I address defensive anger, fear of change, and fears of losing our personal and cultural identities. An ethical aim of a pedagogy of discomfort is willingly to inhabit a more ambiguous and flexible sense of self.

p. 176

Dans deux cours en particulier, l’un au site 1 et l’autre au site 2, les interventions répétées du professeur et la communication d’un conférencier invité s’inscrivent dans cette perspective. Dans les extraits 5 et 6, il est suggéré aux futurs enseignants de rester dans le paradoxe, le dilemme afin de dynamiser la réflexion critique sur la praxis. La position soutenue par l’invité dans cet extrait est intéressante, d’autant qu’il est lui-même enseignant dans une école secondaire.

Extrait 5

Invité : « What I would ask you to do is […] to suspend the pragmatic desire, try and look at the issues and not the answers. Try and look at the dilemmas that are being caused and not search for the answers immediately. Try and understand all the facets before you try and sort it out. Because in the end, the most pragmatic answer is the status quo… so stay away from the pragmatic thing […]. So you have to remain in the dilemma, in the paradox » (Site 1, Cours B, audio #2, 20.05.2003).

Extrait 6

Professeur : « I urge the student not to step on firm ground ; this should make you feel nervous » (Site 1, Cours C, observation, 09.06.2003).

L’usage de la pédagogie de l’inconfort par les instructeurs a mis en relief les émotions contradictoires, voire douloureuses, émergeant des discussions et des témoignages personnels sur des enjeux sensibles tels le racisme et la discrimination. Elle a souligné aussi le rôle de l’ambiguïté, de l’incertitude identitaire dans la construction d’une praxis critique. En même temps, elle a facilité une prise de conscience collective chez les étudiants (to bare witness ) (Boler, 1999), telle que discutée dans les extraits suivants. Dans sa dissertation finale (extrait 7), Anna témoigne de la passivité dont elle a fait preuve lors d’une discussion en classe sur la culture autochtone ; tandis que l’extrait 8 explicite le déchirement personnel suscité par la prise de conscience des effets de la discrimination raciale à l’égard des autochtones au Canada.

Extrait 7

« Today was an interesting day. In my Honors English class we discussed poetry. Our teacher read aloud the poem, “The Forsaken”, to a room full of students with disgusted expressions. Within seconds after the reading, the misunderstood [sic] hands sprung up and Westocentric comments began to fly. With no one of Aboriginal descent, the words of my peers figuratively raped an entire culture. The class had made a unanimous judgment call, and I had remained silent. Who was I to defend a culture that was not mine ? But in the back of my mind, I comprehended fully the crucifixion, that was rendered before my eyes of Aboriginal culture, could have just easily been my own culture, and yet, even with this knowledge, I remained silent » (Site 1, dissertation Anna, 24.02.2003).

Extrait 8

Étudiante : « The government had worked very hard at taking the Indian out of the Indian and thereby First Nations people have suffered a great loss… you know, it wasn’t until after I [avec des tremolos dans la voix] had done this research I realized what that really meant [pleurs]. When I think about this, I think about the stories that were told, and one story that comes to mind is why grandmother didn’t teach my mother our language and my grandmother was sent to a residential school in Kamloops with her sisters and she was the older sister and quite defiant and the nuns and the priests told her you’re not going to speak your language here… my grandmother resisted and resisted and she continued to speak the languages and because she did, her younger brothers and sisters did and they weren’t 12 or 13 or even 16, these were children who were 8, 7 and 6 year olds, and to imagine my son being that far away from me having him, forcing him to speak a different language other than English, I just, this has brought me to a very a difficult place » (Site 1, Cours B, audio, 10.06.2003).

Lors de ce témoignage personnel, l’étudiante était visiblement bouleversée et sa douleur était accentuée par le fait qu’elle réalisait que son histoire familiale reflète l’histoire collective et douloureuse de l’éducation des autochtones au Canada. L’inconfort présent dans ces deux extraits émerge ainsi de la mise en contexte des histoires personnelles dans le cadre historique plus large des rapports de domination.

Outre les témoignages personnels des étudiants, les enseignants n’ont pas hésité non plus à se placer eux-mêmes dans une zone d’inconfort face à leurs étudiants. Par exemple, lors d’une discussion générale sur les préjugés raciaux et les représentations sociales, le professeur n’a pas hésité, pour appuyer ses propos, à partager avec ses étudiants les préjugés négatifs que son partenaire entretient à l’égard de la conduite automobile des Chinois à Vancouver. Loin d’être trivial, ce témoignage personnel lui a servi de tremplin pour susciter l’engagement collectif des étudiants en réponse aux préjugés. Un engagement rendu possible par l’adoption, selon lui, d’un recul critique et objectif de la réalité. Dans le second cas observé (extrait 9), le professeur fait référence à la nécessité d’être soi-même ouvert à la critique.

Extrait 9

« If we say that we are open to student’s culture, we have to be open to be criticized » (Site 2, Cours D, observation, 26.05.2003).

Cette capacité de s’interroger sur ses propres pratiques pédagogiques est une dimension importante de l’éducation multiculturelle (Obidah, 2000 ; Cochran-Smith, 1995). Elle sera mise en pratique par une étudiante musulmane qui confrontera le professeur à ses propres biais culturels – notamment en questionnant la manière dont il s’est penché légèrement pour saluer la présence du chercheur auprès des étudiants. Selon l’étudiante, dans sa religion, se pencher est un signe de reconnaissance de Dieu ; un geste qui est donc inapproprié à l’intention d’une personne. Cette intervention critique permettra au professeur d’enchaîner sur la relativité des significations culturelles et de reconnaître, non seulement ses propres limites, mais aussi celles auxquelles seront confrontés tous les étudiants-maîtres dans leurs classes multiethniques. L’extrait 10 souligne très bien la position critique adoptée par le professeur où la reconnaissance de ses propres contradictions lui permet ultimement de sensibiliser les étudiants à leur responsabilité collective, en tant que futurs enseignants, dans la reproduction des préjugés.

Extrait 10

« From the position in life, you interpret different signs. Every single one of you, you will interpret […]. As a student-teacher, you will be in the same position [as me] » (Site 2, Cours D, observation, 26.05.2003).

Les points de rupture

Si la présence de pédagogies critique et de l’inconfort, soutenues par une réflexion critique, est apparente dans nos données, en particulier chez les professeurs, certains points de rupture émergent dans l’articulation de la réflexion critique à la pratique chez les étudiants, lesquels se manifestent notamment sous forme de désarroi, voire d’impuissance, et de silence.

Expliciter le désarroi

Les émotions contradictoires qui émergent lors des discussions et des présentations des témoignages personnels ont certainement permis aux étudiants de développer une réflexion critique sur plusieurs facteurs sociaux clés en éducation (racisme, classes sociales, homophobie, discrimination, égalité, identité, etc.). En même temps, les discussions ont aussi laissé entrevoir les limites de la transformation de la praxis enseignante. En effet, à plusieurs reprises ils ont fait état de leur désarroi, voire de leur impuissance, face à l’énormité de la transformation sociale demandée (extraits 11 et 12).

Extrait 11

Étudiant : « They are [the teachers] already struggling to hold on to what they are already doing, but to have to change, relearn is almost, poses a barrier to creating change in the education system » (Site 1, Cours B, audio, 06.05.2003).

Extrait 12

Étudiante : « How do I stay within the frame of political activism and how do I make a difference ? How will my contribution to this effort be a challenge to the status quo of whatever I am trying to do ? You want me to make a difference or am I just wasting my time ? » (Site 1, Cours A, audio, 17.02.2003).

Dans ces extraits, la difficulté du changement est attribuée aux conditions matérielles et politiques, lesquelles reflètent la réalité scolaire de la profession enseignante en Colombie-Britannique. En effet, celle-ci connaît depuis les années 1990 une série de réformes suscitant des tensions parmi les acteurs scolaires. Ces réformes s’inscrivent, d’un côté, dans la restructuration économique et culturelle engendrée par les pressions de la globalisation et une vision néo-libérale du monde ; de l’autre, elle s’inscrivent dans le soutien à la professionnalisation des enseignants (Grimmett et al., 2005). Au cours d’autres discussions en classe, la difficulté a été aussi attribuée à la tâche ardue de changer les mentalités. En somme, ces extraits révèlent à notre avis le décalage souvent fréquent entre le discours et la pratique.

Expliciter le silence

Au-delà du désarroi et de l’impuissance clairement exprimés dans nos données, nous avons observé à plusieurs reprises le silence des étudiants en réponse à des questions directes des professeurs sur ce qu’ils feront pour mettre en oeuvre une praxis inclusive et équitable lorsqu’ils seront enseignants. Ghosh et Abbie (2004) interprètent le silence comme une forme de réponse des groupes dominants à la différence. S’il n’est pas possible de faire un tel constat à partir de nos données, nous pouvons par contre suggérer qu’il représente, tout comme le désarroi et l’impuissance, des points de rupture dans l’articulation de la réflexion critique à la pratique. À cet égard, le processus de « sélectivité émotionnelle » décrit par Boler (1999) est utile pour interpréter le silence, dans la mesure où il influence ce que la personne choisit de voir ou de ne pas voir. En ce sens, le silence fait écho à la capacité ancrée d’(in)attention de la personne.

À notre avis, le silence des étudiants en formation soulève des questions sur la capacité de transférer la réflexion critique sur la diversité à leur future pratique enseignante. L’apathie était particulièrement évidente dans le cours F, lors de discussions sur la reproduction des inégalités scolaires. Après avoir visionné une vidéo où des personnes de milieux défavorisés témoignaient des stéréotypes à leur égard, les étudiants devaient répondre aux questions suivantes : « What could we do to change stereotypes about wealth and poverty ? What some of the obstacles could be ? » (Site 2, Cours F, observation 17.06.2003). Ces questions ont suscité peu d’échanges chez les étudiants. Il en est de même dans l’extrait 13 où le professeur a reformulé ses questions à plusieurs reprises pour engager la discussion.

Extrait 13

« How could you as a teacher, help a student with lower socio-economic status to obtain educational performance comparable to children of other socio-economic status ? […] Now, consider other social categories, like race, gender, ethnicity, and geographical location. What aspect has the greatest effect on students’ background variables (socio-economic status, sex, geographical locations, family size, birth order, etc.) ; school variables (types of programs, teaching attitudes, ability groups, etc.) ; students’ variables (mental ability, achievement, motivation, creativity, stamina, etc.). Consider the research presented in the Lessard’s article » (Site 2, Cours F. observation, 17.06.03).

De plus, les quelques suggestions proposées par les étudiants à ce sujet étaient superficielles : réorganiser la salle de classe, récupérer du matériel usagé, diffuser de l’information sur la formation universitaire aux étudiants de milieux défavorisés. Le rôle de l’école dans la reproduction des inégalités sociales n’a pas été abordé. Par ailleurs, les changements suggérés sont minimes par rapport à l’ampleur des changements à apporter pour favoriser l’égalité des chances des élèves défavorisés. Cochran-Smith (1995) fait un constat similaire des solutions proposées par les étudiants pour gérer les situations de tensions raciales qui sont peu conséquentes par rapport à la gravité des conflits qui ont été signalés.

Conclusion

L’analyse des données suggère que les professeurs adoptent des pédagogies critique et de l’inconfort dans leurs cours en vue de dynamiser la transformation de la praxis, laquelle est soutenue par une réflexion critique évidente sur les processus sociaux de pouvoirs et d’exclusion contribuant, à partir de différents marqueurs de la différence, à reproduire ou à maintenir des inégalités scolaires. Toutefois, le désarroi, l’impuissance et le silence exprimés à diverses reprises par les étudiants en formation mettent en lumière des points de rupture dans l’articulation de la réflexion critique à la pratique pédagogique. À plus long terme, ces manifestations questionnent la capacité des futurs enseignants à intégrer les connaissances et les sensibilités acquises lors de la formation sur les enjeux de la diversité à la pratique en salle de classe.

Le désarroi, voire l’impuissance exprimés par les étudiants face à la complexité et l’ampleur des transformations à effectuer dans la pratique pédagogique en vue d’actualiser les principes de justice sociale et d’équité sont compréhensibles. Par contre, il est plus difficile de saisir le silence des étudiants en réponse à des questions directes du professeur. En effet, après plus de trois décennies d’éducation multiculturelle, comment ne pas s’étonner de l’apathie des étudiants et de la superficialité des réponses apportées face à cette problématique ? Comment ne pas s’étonner aussi que les étudiants aient été en mesure de discuter d’événements passés (par exemple l’holocauste, les écoles résidentielles, la ségrégation scolaire aux États-Unis), mais qu’ils aient été pris au dépourvu lorsqu’il a été question d’identifier des situations actuelles de discrimination ?

Plusieurs interprétations complémentaires sont envisageables. Il se peut que la distance historique facilite les discussions sur des enjeux controversés, dans la mesure où elle permet un détachement émotionnel qui n’est pas possible dans des enjeux plus actuels. Il est probable aussi que le silence manifeste un manque d’intérêt de la part des étudiants. Ou encore, l’(in)attention (Boler, 1999) manifestée peut révéler la difficulté des étudiants à voir la dimension politique de l’éducation (Kincheloe, 2004) et à se positionner en tant qu’acteurs de changement, tout simplement parce qu’ils sont encore très éloignés de la réalité de la salle de classe. De manière un peu plus pessimiste, il est possible que ce silence, associé aux manifestations de désarroi et d’impuissance, reflète une certaine saturation à l’égard des enjeux complexes et multiformes de la pluriethnicité en éducation, d’autant que ces enjeux sont traités dans des cours spécifiques et non pas dans l’ensemble du programme.

Le constat mitigé que nous faisons de l’analyse de la praxis nous invite à faire quelques suggestions pour la formation des maîtres et la recherche. Tout d’abord, l’usage de la pédagogie critique et de la pédagogie de l’inconfort est utile pour susciter la réflexion critique des étudiants sur cette problématique. Toutefois, il convient de porter une attention particulière aux émotions qui émergent dans les discussions en classe sur les enjeux de la pluriethnicité, tant au niveau de la formation des maîtres que de la recherche. Ensuite, la réflexion critique des professeurs sur leurs propres pratiques pédagogiques est essentielle à la formation des futurs enseignants. On ne peut pas, comme le disait si bien un professeur dans cette recherche, former des étudiants à la réflexion critique si on n’est pas soi-même capable de pratiquer ce que l’on enseigne. De plus, des recherches longitudinales seraient nécessaires afin de suivre les étudiants-maîtres dans leurs premières années d’enseignement et ainsi mieux saisir le passage (ou le non-passage) de la théorie à la pratique dans le traitement des enjeux de la pluriethnicité. Enfin, des comparaisons interprovinciales seraient nécessaires pour assurer une meilleure transversalité des recherches sur cette problématique.