Corps de l’article

La modernité du roman négro-africain a ses figures tutélaires : Charles Nokan, Yambo Ouologuem, Ahmadou Kourouma, Valentin Mudimbe, Sony Labou Tansi. Et sa définition : témoignage, engagement, mixité de l’oral et de l’écrit. Depuis sa création, le roman négro-africain parle du monde et, comme tout roman, il est même fait pour cela (Bisanswa, 2006 : 23). C’est devenu une banalité que de le lier au contexte de production et à l’environnement socio-historique. Les coordonnateurs de ce numéro en conviennent donc aisément : il y a une manière de coup de force à étendre la modernité du roman négro-africain aux esthétiques et à sa capacité de totaliser le réel. Les essais qui suivent en constituent autant de lectures différentes. Le seul point commun à ces différentes approches reste leur attachement à l’esthétique du roman, c’est-à-dire au langage, multiforme, qui renvoie dos-à-dos chaque investigation critique, qui se laisse découvrir pour mieux se recouvrir. Mais, mieux qu’un coup de force, c’est une décision de fidélité à l’esprit de la modernité, jusque dans la dimension particulièrement habile que celle-ci affecte. La modernité ne se laisse pas envelopper tout entière dans ce qui est occidental. Moderne est le roman africain, et d’une façon qui décide de toute la dynamique littéraire du début du XXe siècle. Les romanciers africains sont les premiers, pour des raisons que nous dirons, qui fondent la littérature sur un principe de rupture et confèrent au discours lyrique, quelque forme qu’il prenne, le pouvoir non seulement de restaurer l’unité perdue du monde, mais aussi de réagir aux sollicitations de l’histoire en fonction de la position que le sujet y occupe. Les premiers aussi, encore que peu suivis en ce sens, ils s’efforcent de concilier l’indépendance revendiquée de la chose littéraire et son articulation à la sphère sociale, selon une logique contradictoire avec laquelle toutes les poétiques à venir devront compter, y compris dans le refus ou la réaction.

Le roman négro-africain, depuis 1921 (Batouala), a été, au fond, victime de son succès. Il l’est aujourd’hui de son éloignement ou de sa proximité par rapport au monde, qui lisse les aspérités qu’il a présentées à ses acteurs et à ses contemporains. Peu de mots, qui furent neufs et cinglants, sont plus dévalués, en effet, que ceux d’engagement, de réalisme, de témoignage infléchis tels que ces derniers le sont, dans le langage commun, du côté de l’émotion sociale et d’une fade dénonciation coloniale ou postcoloniale, ou mis à l’index, dans le langage de la critique littéraire, d’un « mensonge » auquel viendrait enfin s’opposer la « vérité romanesque » (Girard, 1964). Le roman africain naissant était une sorte d’enveloppe manifestaire d’un nouveau concept de l’oeuvre; Aimé Césaire y voyait une « arme miraculeuse », et Kourouma, après coup, l’expression épanouie d’une « époque de crise féconde ». Concept, arme, crise : mieux qu’une énumération de noms, de titres ou de périodisations fort élastiques (contestation de l’ordre colonial, dénonciation des nouveaux régimes, paupérisation progressive du continent, immigration, etc.), voilà qui permet de recadrer le roman africain et de faire valoir ses droits à la modernité, la modernité poétique (esthétique) dont il a été intrinsèquement ou demeure porteur autant que celle qu’il a rendue possible.

Concept, le roman africain nomme une nouvelle idée de la poésie, au sens fort du mot « idée » et au sens large du mot « poésie », sinon la naissance de cette chose appelée désormais littérature africaine, et qui sera pensée non plus comme moyen de représentation, mais comme expérience au plus près du moi et du langage, au plus près d’un moi saisi par le langage et dont aucun d’eux ne sort indemne. Combat, arme, ce sont des mouvements successifs, des initiatives individuelles et non une école, qui se sont définis contre, quand bien même ce contre quoi ils se sont tour à tour définis a pu se reformuler, et eux avec, à mesure que changeait la scène de l’histoire, à laquelle ils réagissent, et la scène des lettres sur laquelle ils agissent. Crise, enfin, parce que le roman naît d’une crise de la représentation littéraire et qu’il met en crise, c’est-à-dire en position d’instabilité féconde le roman et tout le système des genres.

Les historiens de la littérature s’accordent en général pour reconnaître diverses phases dans l’épanouissement du roman africain. La première, parfois qualifiée de « contestation », irait des années 1950 à 1960. Elle se constitue contre l’ordre colonial à travers les figures du colonial et du missionnaire. Ferdinand Oyono, Sembène Ousmane et Mongo Beti en sont les principaux représentants. Sembène Ousmane est la figure intermédiaire entre cette période et la phase d’après les indépendances africaines. Cette deuxième phase met un terme à ce premier élan, lequel reprendra vigueur avec Ahmadou Kourouma. C’est que, en Afrique, les nations naissantes sont à la recherche de modèles projectifs qu’elles croient trouver dans la littérature et plus précisément le roman. Symptomatiquement, excepté Mongo Beti et Sembène Ousmane, la plupart des romanciers seront d’abord ou en même temps hommes politiques ou fonctionnaires internationaux délégués par leurs États : Bernard Dadié, Henri Lopès, Ahmadou Kourouma, Cheikh Hamidou Kane, Alioune Fantouré, etc. Cette seconde phase, en s’articulant autour de l’année charnière de 1968, voit les principaux représentants du genre basculer vers des positions dénonciatrices. Cette périodisation en divers temps, quelle que soit l’illusion des classements et des étiquettes, offre l’avantage de faire apparaître sur la longue durée les lignes de rupture, certes, mais aussi de continuité d’une phase à l’autre. Si le roman est le lieu d’une contestation et d’un dépassement de la première phase, il est aussi celui d’une esthétique très mêlée.

Cette périodisation factice importe, au demeurant, assez peu. La question, pour nous, est autre. Elle est de savoir en quoi le roman africain creuse les fondations de la modernité. On partira de l’hypothèse, rarement reçue par les romanciers concernés eux-mêmes, que le roman, si proche du trône et de l’autel qu’il se soit d’abord voulu, produit dans l’ordre de la langue et de l’écriture l’équivalent de la secousse « révolutionnaire » de 1960. La période coloniale a forgé le clairon, les indépendances africaines le sonnent, tenant que le roman, tel qu’il s’est reformulé à partir des années 1990, est la déduction logique du grand fait chaotique et génésiaque qui a donné un nouveau point de départ au monde. On dira du roman africain ce que Victor Hugo, « écho sonore » du romantisme, soulignait de celui-ci en 1824 : « Notre révolution littéraire est le résultat de notre révolution politique », non sans préciser aussitôt qu’elle n’en est pas, pour autant, « l’expression ». Diaz (2001 : 13) a raison de définir la littérature en ces termes : « la littérature est à la fois l’ensemble des productions littéraires, la connaissance de ces productions et des règles qui servent à les apprécier et à les produire à notre tour ».

Le roman s’ouvre donc à l’indépendance avec une farouche volonté par rapport à la sphère du pouvoir. Il y a, en outre, effet de chiasme entre ce que la révolution politique a produit en fait d’esthétique réactive (soit le roman même) et l’esthétique de ceux qui se réclament politiquement de cette révolution. Ce geste inaugural amorce un processus qui ira s’accentuant et qui fera du roman le lieu de son propre pouvoir et d’une interrogation sur les limites de ce pouvoir. Nommons « totalité » ce lieu et cette interrogation et acceptons que le roman aura été, en ses contradictions mêmes, l’instance de leur double émergence. On assiste au passage de la représentation à l’expression (le roman étant fait de « phrases images qui valent par elles-mêmes comme manifestation de la poéticité » (Rancière, 2004 : 20-24 et 27)). Ajoutons, dans le même esprit, passage d’une rhétorique à une esthétique ou à des esthétiques. C’est ici que le roman joue en plaque tournante de la modernité littéraire.

La conception à tant d’égards instauratrice que le roman se fait et fait exister, repose, à bien y regarder, sur deux ordres de rapports appelés de la littérature elle-même, en tant qu’elle s’interroge sur son essence, sa définition, ses conditions de possibilité, ses pouvoirs; de l’autre, le rapport du roman au monde et à l’histoire, dans lesquels il entend intervenir. Deux rapports que les romanciers eux-mêmes renvoient à un constat de rupture. Il faut donc cerner ce qu’ils aperçoivent dans leur rétroviseur, c’est-à-dire vis-à-vis de quoi leur mouvement s’est défini et dont il a voulu s’éloigner. Kasongo Kapanga s’attache à démonter les mécanismes de la polémique relative à la qualité du roman africain qui éclate à l’attribution d’un prix littéraire, de René Maran (avec Batouala) à Calixthe Beyala (Les honneurs perdus). Selon lui, deux thèses coexistent : d’un côté, la croyance à une Afrique immaculée à qui l’Occident, par sa générosité, apprend le rationalisme; de l’autre, la croyance à une Afrique capable d’inventer ses outils pour son expression et sa créativité artistique.

Ce sentiment de l’écoulement de tout un monde est le fait de la fracture révolutionnaire, sans doute. L’émergence brutale, et la montée en puissance, d’une bourgeoisie individualiste, utilitariste et le développement d’un mode de production axé sur la division du travail et la mécanisation, l’émergence d’un public nouveau et d’un nouvel espace public, génèrent une situation de crise de la conscience historique, que Max Weber avait appelé « le désenchantement du monde ».

Cette crise contribue à mettre en lumière deux des tendances les plus profondes du roman africain. D’une part, « le désenchantement du monde ». La deuxième tendance conduit à une vision organique du Cosmos, qui n’est pas prescience d’un Ordre déjà établi, depuis quelques sphères supérieures, mais d’une unité à reconstruire, au pouvoir de tout dire, c’est-à-dire de tout analyser, sous lequel on peut comprendre leur autonomie à l’égard du pouvoir, les romanciers réclament, selon l’expression de Sartre, « le pouvoir de dire le tout ». « Dire le tout, explique le philosophe, c’est l’exigence du maître. Un regard synthétique parcourt le monde, le résume, le totalise, attentif à en saisir les grandes structures et à marquer leur sens, c’est-à-dire les lieux internes entre elle et avec le tout » (Sartre, 1972 : 114-115).

Les deux tendances, désenchantement et ambition totalisante, Justin Bisanswa s’en saisit dans son texte. Analysant les romans africains, il pose l’hypothèse de départ, de tout le numéro thématique : il est un Grand texte, signé tour à tour par de nouveaux écrivains sans affinités particulières, dans lesquelles les modalités de l’écriture romanesque subissent des déplacements qui conduisent à un renouvellement en profondeur du genre. Soit cette question, touchant à la forme : comment « dire le tout » dans un roman ? Or, c’est par là qu’il faut commencer, croyons-nous, pour saisir la singularité de la prose africaine. En outre, c’est en partant de la forme que se posera, par la suite, le problème de l’inscription de l’Histoire dans cette littérature réputée avoir dit non à la société.

Il y a, en effet, un paradoxe inhérent au roman africain des années 1970. Qui dit paupérisation ou misère pense aussitôt représentation négative d’une société qui s’enorgueillit des indépendances politiques des années 1960. Mais qui dit roman suppose, en principe, une participation de l’histoire, dans la mesure où le roman moderne, celui que Lükacs identifiait au réalisme critique rencontre forcément sur son chemin la société. Forme romanesque et vision misérabiliste du monde semblent ici s’exclure l’une l’autre. Il est commode d’invoquer la seconde pour signaler, comme une conséquence parmi d’autres, que les romanciers deviennent alors des journalistes, des pamphlétaires ou des poètes. Inversons la perspective : partons de l’esthétique ou des esthétiques romanesques et postulons que des écrivains importants se sont essayés au genre en pliant les topoï, de « dire le tout » aux règles du jeu romanesque, quittes à modifier celles-ci pour les besoins de la cause.

Désiré Nyela examine la « résurrection » littéraire de Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem à travers sa récente réédition par Le Serpent à plume. S’il est vrai que la critique s’est souvent penchée sur les violences de l’histoire africaine avant la colonisation, Nyela renouvelle le débat en montrant comment Ouologuem subvertit le canon épique, inscrivant la réception dans le processus de l’écriture. Il est généralement admis par les historiens de la littérature que Ouologuem marque, dès 1968, le plus spectaculaire revirement dans la violence inhérente à la colonisation. Le Devoir de violence a rendu Ouologuem célèbre, malgré la controverse qui s’ensuivit. Il a modelé ou plutôt il a fabriqué tout un petit peuple littéraire. Émergeait ainsi une esthétique dont Ouologuem aurait été l’instigateur littéraire. Le Devoir de violence s’avère, en effet, la première d’une série de contestations à la fois du pouvoir colonial et du nouveau pouvoir africain. Il aurait été utile de dire en quoi le roman de Ouologuem constitue un texte fondateur tout en demeurant empêtré dans les formules qu’il condamne.

À l’autre bout du corpus, le roman haïtien contemporain s’impose tout autant, comme le montre Yolaine Parisot, bien que pour des motifs moins ostensibles sur le plan strictement institutionnel. Aux constructions de l’indigénisme et du réalisme social de Jacques Roumain et Jacques-Stephen Alexis, le roman haïtien fait succéder les manipulations génériques optant pour une narration fondée sur l’écriture de l’occulte et le sentiment schizophrénique qui frappe le sujet littéraire haïtien. Usant de la notion bakhtinienne de « polyphonie », Parisot affirme par détournement ironique une première « solution » aux tentatives de renouvellement du roman africain qui ont lieu depuis Le Devoir de violence.

Ainsi existerait, entre 1968 et de nos jours, un ensemble diffus de romans qui participent d’une même tentative de redéfinition du genre et du renouvellement des esthétiques. Que cet ensemble soit l’effet d’une construction rétrospective de la part des auteurs du numéro n’invalide pas son existence effective, quoique éclatée, ni notre démarche. C’est a posteriori que les romanciers eux-mêmes reconnaîtront leur originalité après avoir pour la plupart choisi des voies bien autres et différentes entre elles (retour au réalisme, abandon de la fiction, détournement de l’épopée, mixage des mythes, légendes et autres textes oraux, etc.). C’est a posteriori que nous découvrons dans ce corpus à travers l’examen des esthétiques les soubassements de la modernité romanesque. Isolément et sans qu’aucun programme les réunisse, les romanciers africains ont produit une sorte de Grand texte que l’on peut envisager, aujourd’hui, dans son unité et dans son éclatement. Ce Grand texte nous montre sa dynamique et son évolution au travers des chapitres que déroule tour à tour chaque texte du numéro. Produit d’une homogénéité dans la différence, il est, d’une part, constitué de textes-hapax, uniques dans leur formule[1], et, d’autre part, il est la somme de l’appréhension convergente qu’offrent ces romans du rapport à la mimésis et au réel. Par ailleurs, la totalité de ces textes-formules produit un effet d’ensemble, non seulement parce que s’y retrouvent les traits (idéologiques, rhétoriques) d’une écriture, de multiples esthétiques, mais surtout parce que chaque texte dynamise, sur le mode fictionnel et fantasmatique, l’histoire d’un roman possible ou impossible. On peut donc concevoir et interpréter la dizaine de romans qui comparaissent ici comme les fragments ou les chapitres d’une même aventure esthétique. Que chaque texte soit unique et improbable – quant à ses chances de réaliser le programme qu’il fantasme – n’enlève rien à la spécificité qui se dégage d’une lecture a posteriori. Roman d’exception qui ignore qu’il inaugure de nouvelles esthétiques, le Grand Texte tire son originalité de ses contradictions d’écriture, tiraillé entre le désir d’autonomie et l’impossibilité de poser les conditions de cette autonomie, entre l’expérimentation et le renoncement, l’échec, voire le retour aux formules bannies.

Analysant les écritures autobiographiques de Patrick Chamoiseau, Assia Djebar et Ken Bugul, Susanne Gehrman « élabore le concept de la traversée du moi en tant qu’outil méthodologique d’interprétation ». Déconstruit, le roman de ces trois écrivains célèbre le poème en prose et contient quelques aspects poétiques (fonctionnement métaphorique, correspondance), mais il s’apparente surtout à l’essai et notamment à l’essai critique (jugement porté sur des écrivains, des peintres, etc.). Parfois, il a les accents d’un manifeste (en faveur de la littérature autonomiste, libérée des contraintes d’un centre tout puissant). Marqué par la manie classificatoire et l’encyclopédisme, il pourrait n’être qu’une sorte de fichier déversé s’il n’intercalait en facteur d’unité le personnage et ses extravagances. Roman de l’artifice, il est fait d’une juxtaposition de chapitres clos sur eux-mêmes et thématiquement organisés. La succession chronologique est très estompée, la seule évolution étant l’approfondissement de la quête de « Je ». Si on se trouve dans le « tous les jours d’une existence », ce présent continu n’est pas, en revanche, restitué dans son vécu. De là, des chapitres permutables même si une logique poétique régit leur composition. De là aussi, la fin ouverte ou suspendue.

C’est l’autobiographie transgressive également que Ngwarsungu Chiwengo examine dans La Re-production de Thomas Mpoyi-Buatu par le biais « des mouvements transversaux (qui) s’effectuent à travers les genres, les styles, les traditions littéraires, et transgressives sexuelles ». De même, Nathalie Courcy s’attache à (dé)montrer la confusion des mondes, la pluralité des vérités et des identités, dans Pays sans chapeau, l’autobiographie de Dany Laferrière. Les deux romans présentent une structure fragmentée à l’extrême, tributaire du poème en prose (et saturée de régionalismes et de coquetteries stylistiques), conférant au sujet traité une légèreté inhabituelle, malgré la gravité du motif. Le texte ainsi éparpillé refuse d’appuyer sur tel ou tel aspect de son personnage. Le héros de Mpoyi-Buatu semble, en effet, ne subir aucune contrainte et se soustraire aux lois de la détermination généalogique. Miroirs, décorations intérieures, tout converge vers un héros désormais livré à lui-même, condamné à assumer une liberté qui ne lui était pas destinée. C’est aussi l’occasion pour le narrateur d’insérer dans le tissu romanesque des morceaux d’essai critique, particulièrement sur la littérature contemporaine.

L’article qui traite de Lagon, lagunes montre comment le roman reconduit les formes d’un réalisme de bon aloi : intrigue linéaire, quoique brisée dans les soubresauts de la mémoire involontaire, progression, suspens, stagnation, dénouement, le tout dans un climat à peine évanescent. À sa manière il excède les lois du genre en les appliquant à vide, sur une intrigue qui refuse toute extrapolation psychologique et qui, finalement, tourne sur elle-même. Ce roman de la distance et qui abolit les frontières s’offre comme la fable dégradée et ridicule de l’écrivain. On a là l’illustration de l’application de la philosophie idéaliste à une forme romanesque dont la tradition remonte au roman noir et au roman d’aventures. Le résultat ouvre sur un nouveau genre, désigné sous le nom de science-fiction, et dont participent les romans de Jules Verne. Mais alors que ce dernier excelle à trouver un style adapté à son propos, Sylvie Kandé hésite à accepter pleinement le pacte narratif qu’il s’est imposé. Quelle que soit l’ampleur de l’intrigue, l’aventure narrative se trouve sans cesse interrompue. Truffé de citations et de références savantes, le roman vise lui aussi, en fait, à une concentration maximale des vérités de temps et de lieu. Ainsi, tout en appelant l’individu à rencontrer d’autres personnages, le récit montre surtout comment un sujet pleinement autonome se juxtapose au monde en y maintenant une distance supérieure et en privilégiant une constante auto-réflexivité.

Nous sommes ici dans une littérature de la verticalité : le haut et le profond écrasent toute notion de mouvement, de vitesse et de progrès. De ce procédé de composition à la thématique de l’inaccomplissement, il n’y a pas de rapport de nécessité, mais la spécularité du récit contredit déjà l’idée que les choses puissent progresser. Le roman semble s’escamoter à mesure qu’il se construit, allant de digression en digression et jouant sur l’alternance de formes adventices. Poèmes, notes de voyage, contes, dissertations se substituent au récit principal comme si de rien n’était. Disparate et discontinu, ce roman se replie sur des unités restreintes de temps et de lieux et ressasse à l’ennui tout ce qui ressortit à l’idéal et aux jeux de miroir. Le récit tente de transposer la structure musicale du conte dans sa construction romanesque. La phrase narrative s’ouvre ainsi à l’univers lyrique le plus grandiose et mime par son ton (mi-prophétique, mi-poétique) et sa composition, les oeuvres des conteurs.

Sont apparues, à la lumière de cette brève présentation, des constantes thématiques et rhétoriques : elles sont autant de critères pour la définition du corpus. Une précision méthodologique s’impose ici, pour répondre à une objection prévisible : quel est le statut de ces romans parmi l’ensemble de la production narrative africaine, antillaise ou haïtienne ? Ce que nous pouvons, pour l’instant, rappeler, c’est que le roman, durant les années qui nous occupent, prolifère en Afrique, aux Antilles ou en Haïti. Cette inflation explique, en partie, l’émergence d’un roman hypercultivé, lequel se distingue de la masse des imprimés en attirant sur lui une part du capital symbolique que captait d’habitude la poésie. Angenot (1989 : 779-845) attribue le développement d’une littérature novatrice, obnubilé par le désir de rompre avec le discours commun, à la croissance inédite du journal qui, à force de s’ouvrir au livre et d’en être la plate-forme indispensable l’absorbe et le tue. Dans ce contexte, il va de soi que les quelques titres prélevés ici ne représentent qu’une infime portion de l’ensemble des pratiques romanesques africaines ou antillaises. En aucun cas, le corpus retenu pour le numéro ne prétend atteindre à une valeur d’échantillon. Ce qu’il représente, dans son homogénéité, c’est un secteur particulier du renouvellement des esthétiques romanesques.

On sait que Mudimbe aspire à écrire des romans dont la forme refléterait étroitement le contenu ou la thématique. Ainsi d’Entre les eaux dont la construction peu vertébrée est dans une relation spéculaire avec l’indécision existentielle du personnage principal. Mais cela ne prendra un tour exceptionnel qu’avec L’Écart. Roman d’une folie maniaque et de l’ingurgitation malencontreuse d’un historien des savoirs les plus disparates, ce récit se présente en encyclopédie laborieuse et en livre avorté. Il en résulte un texte aussi drolatique que peu lisible en continuité, un texte qui se donne comme l’impasse de toute littérature. Le deuxième cas, celui de Shaba deux, est moins flagrant. On ne reparlerait pas des digressions, souvent évoquées, si ce n’était pour se demander, avec Justin Bisanswa, dans quelle mesure, à force de se multiplier et de s’épandre, ces déviations du récit central ne finissent pas par former la structure de base du roman. En regard des fictions logiquement concertées, L’Écart s’adonnerait alors à une composition erratique qui n’est pas sans relation avec la façon de travailler de l’écrivain comme avec la conception non unitaire qu’il se fait du sujet et de son psychisme. Ainsi nous aurions affaire à une composition « rhizomatique », où le « hors-sujet » serait la loi même du roman. Se reconnaîtront aisément en celle-ci tous les lecteurs qui pratiquent une lecture mobile du roman mudimbien. Reste que ledit roman se réclame d’une architecture et qu’il n’assume ses divagations que dans la mesure où celles-ci le ramènent toujours à son propos essentiel. Partant avec Entre les eaux d’un premier récit dont la forme d’ensemble reste dans les normes, le romancier va aller en crescendo vers une dislocation accélérée de ce qui structure le récit et définit la fiction. Il en résulte des textes de plus en plus soumis à des pulsions immédiates et trouvant à se stimuler dans une musique en staccato de la phrase. C’est aussi que l’intention pamphlétaire mine le roman et le conduit aux confins de la dislocation. Si la création maintient jusqu’au bout un rapport sensé au monde, elle entraîne cependant le discours aux limites de la lisibilité.

Ainsi, les principaux fondateurs en Afrique de la modernité du roman ont poussé celui-ci à une extrémité où il cesse d’être lui-même pour ouvrir à d’autres solutions. C’est par un questionnement ironique, pervers ou virulent de la représentation qu’ils ont assuré cette inversion. C’est comme si, sans volonté claire de l’auteur, un travail s’était accompli dans le texte, l’entraînant plus ou moins là où il ne voulait pas ou ne comptait pas aller; comme si écriture et imaginaire, suivant leur cours, entraînaient ce bouleversement. L’acte romanesque, dialectisé, bien compris, transforme en moment de vérité mais aussi de liberté. Nous voilà loin des déterminations mécaniques et fatales. L’espace des possibles s’ouvre à l’invention de l’autonomie.

Affleurement des excès socio-politiques, dérives dictatoriales : le roman africain ne remet que très modérément en cause son sérieux et son ordre. Il va trouver un allié inattendu dans l’ironie. Inattendu dans la mesure où l’ironiste, toujours un peu glacé, toujours un peu distant, n’apparaît guère comme un être libidinal. Sa moquerie serait plutôt un coup d’arrêt donné à la pulsion et un retrait dans une position protégée. Mais deux correctifs à cela, s’agissant de notre corpus. Le premier est qu’il est bien des formes d’ironie (nous entendons le terme dans un sens large) et qu’ainsi l’humour, pour peu que l’on y soit sensible, libère le rire de façon ravageuse. À partir d’un certain seuil, le lecteur des Soleils des indépendances ou de Monné, outrages et défis ne voit plus apparaître Fama ou Djigui sans se laisser aller à une hilarité qui est véritablement défoulement envers certain conformisme social. Plus essentiel, le second correctif tient à la capacité de l’ironie de relativiser notre perception du monde. Il est vrai que les romans du corpus entendent produire une reconnaissance, accéder à une vérité. Mais, pour certains au moins, ils ont le mérite de ne jamais instituer leur savoir en dogme, de nous rappeler que ce savoir est inséparable d’une élaboration fictionnelle et en conséquence de le tempérer d’un doute moqueur. Chez Mudimbe, Lopès, Boris Diop ou Bugul, Chamoiseau ou Mboyi-Buatu, les mises en abyme de l’écrivain et de son activité investigatrice et créatrice – il en est un certain nombre – vont souvent dans le même sens, celui d’une autocritique dubitative.

Cela dit, peut-on établir une corrélation forte entre totalité et humour ? Il est clairement deux camps parmi les auteurs. Les uns sourient, les autres pas. Les traces d’ironie sont réduites chez Mudimbe, affaire de tempérament ou d’une certaine rigueur d’esprit ? Manifestation plus sûrement d’un respect humain à l’endroit de la pauvre humanité mise en scène. Ces auteurs qui pratiquent peu l’humour des mots sont pourtant loin d’être indifférents à ce que l’on appelle ironie du sort. Pierre Landu, après avoir, avec lucidité, critiqué les abus des gouvernants, s’adonne à coeur joie aux travers qu’il condamnait. Engagé dans une guérilla, il s’engage dans la politique, se marie et finit ses jours dans un monastère cistercien. Scènes symboliques, mais tout autant ironiques qui donnent la mesure de ce que le destin peut avoir de dérisoirement logique. Dans ses romans, Boris Diop cultive avec beaucoup d’invention ce genre d’humour paradoxal. Songeons à Le Cavalier et son ombre.

L’ironie véritable est dans l’autre camp et se fait active. Charge de Sembène Ousmane, esprit de Béti; ironie de Oyono; humour de Kourouma; sarcasme de Kourouma ou de Ouologuem. En fait, tous ont commencé par cerner la cible même de leur moquerie. Elle a pour nom médiocrité, bêtise, abus sociaux. Toutes choses que génère la socialité chez ceux que délaisse la générosité. Donc la totalité du roman africain est aussi et beaucoup cela : une puissante satire de la société telle qu’elle se déploie en telle époque, en tel lieu. Cette satire est plus résolument critique, elle s’en prend à des perversions de l’être que sont les conditions de vie et l’héritage de certaines appartenances. C’est ainsi que toute une rhétorique d’humour va se développer qui se cristallise bien souvent autour de quelques personnages et de leurs attributs. Elle se montre avant tout sensible au ridicule des codes, aux gestuelles et au discours. Son dernier mot, le plus fin et le plus cruel, consiste à s’en prendre à la parole sociale comme réceptacle de ce que Flaubert, orfèvre en la matière, nommait les idées reçues. De Sembène Ousmane à Cheikh Hamidou Kane, et de Ahmadou Kourouma à Valentin Mudimbe ou Calixthe Beyala, le roman africain est un pourfendeur inlassable des clichés qui forment la grande rumeur sociale.