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Voyage au bout de la langue

Espagnol exilé en France avant d’être déporté en Allemagne, traducteur auprès de l’Unesco dans l’immédiat après-guerre, Jorge Semprún y Maura (1923) a connu le « partage des mots » (Claude Esteban). Depuis son enfance, il a vécu à la croisée des langues. De l’espagnol et de l’allemand d’abord, dans cette maisonnée madrilène qui disposait à demeure d’une gouvernante germanophone, comme c’était alors la tradition dans la grande bourgeoisie. De l’espagnol et du néerlandais ensuite, brièvement, au Gymnasium de La Haye, capitale politique des Pays-Bas où le père de Semprún occupait le poste de chargé d’affaires pour le gouvernement républicain de Madrid. De l’espagnol et du français enfin et surtout, quand en 1939, la victoire du général Franco contraint les Semprún à l’exil politique. Comme tant d’autres intellectuels, José María Semprún y Gurrea cherchera refuge dans la Ville-Lumière.

Le français allait devenir une deuxième langue maternelle, choisie et revendiquée comme telle, pour le jeune khâgneux qu’était Jorge au moment où il s’engageait dans la Résistance. De son propre aveu (AVC, pp. 61-62 et 66), il n’en avait qu’une connaissance toute livresque à son arrivée à Paris;, mais il saura se l’approprier, allant jusqu’à traquer les interférences du castillan. Son accent surtout le « dénonçait aussitôt comme étranger » ou pire, le stigmatisait comme « rouge espagnol ». Se heurtant à « la xénophobie douce – comme on dit d’une folie inoffensive – qui est l’apanage de tant de bons Français » (AVC, pp. 65-66), le jeune homme prend la décision « d’effacer au plus vite toute trace d’accent de [s]a prononciation française » :

Pour préserver mon identité d’étranger, pour faire de celle-ci une vertu intérieure, secrète, fondatrice et confondante, je vais me fondre dans l’anonymat d’une prononciation correcte. J’y suis parvenu en quelques semaines. Ma volonté était trop déterminée pour que nulle difficulté y fît vraiment obstacle.

AVC, p. 87; voir déjà GV, p. 119

L’accent ne le trahissant pas sur la page, l’écriture devient une sorte de refuge, que Jorge investira d’autant plus volontiers qu’il se débrouille très bien à l’écrit (AVC, p. 68). C’est donc dans la langue de Voltaire que Semprún deviendra écrivain, qu’il choisira de consigner ses souvenirs entremêlés de la guerre, la déportation à Buchenwald, la libération et la difficile survie. Dans cette expérience vécue en plusieurs langues mais racontée en français, il puisera la matière de la plupart de ses livres, n’ayant qu’occasionnellement recours à sa langue maternelle pour l’écriture[2].

C’est cependant à sa bonne connaissance de l’allemand que Semprún doit d’avoir survécu à la guerre et, partant, d’avoir pu raconter son histoire. Qu’un prisonnier doive sa survie à la langue de ses bourreaux n’est peut-être pas un fait étonnant en soi. Dans un entretien accordé à Philip Roth (2001, p. 8) en 1986 et dont Semprún se souvient dans L’Écriture ou la vie, Primo Levi avait insisté : « il n’y avait pas de règle générale » pour survivre à l’horreur nazie, « si ce n’était d’arriver au camp en bonne santé et connaître l’allemand. En dehors de cela, la chance faisait le reste » (EV, p. 384). Juif italien rescapé d’Auschwitz, Levi était bien placé pour le savoir. Quant à Semprún, il attribue à sa qualité de « seul déporté espagnol à connaître la langue des maîtres » son affectation « à un kommando de travail administratif » (EV, p. 384), nettement moins éprouvant sur le plan physique. On s’imagine également qu’il a dû servir d’interprète entre les différentes fractions linguistiques de la Babel improvisée qu’était le camp de concentration. S’y ajoute dans le cas particulier de Semprún la bienveillance du prisonnier allemand chargé de remplir la fiche signalétique des nouveaux détenus. Lui-même communiste, ce dernier jugeait en effet que « pour survivre à Buchenwald, il valait mieux être ouvrier qualifié, Facharbeiter » (EV, p. 383). Il n’avait donc pas inscrit le jeune Espagnol comme Student mais comme Stukkateur : un ouvrier sachant travailler le stuc était certainement plus utile qu’un étudiant de philosophie. C’est ainsi que Semprún en vient à considérer ce mot allemand, « absurde et magique » (EV, p. 383), comme « le mot de passe qui [lui] avait rouvert les portes de la vie » (EV, p. 388).

Or, il faut savoir que le rapport de Semprún à l’allemand est singulièrement ambivalent : c’est une langue à la fois aimée et honnie depuis que son père épousa en secondes noces la jeune Anita L., Kindermädchen suisse décrite à la fois comme une « belle-mère » et une « marâtre » (AVC, pp. 59-60). Comme beaucoup de germanophiles, Semprún est également porté à voir dans la culture allemande un symbole paradoxal de la civilisation et de la barbarie : ainsi, dans L’Écriture ou la vie, il arrive difficilement à se convaincre qu’à deux pas du camp de Buchenwald, où il avait failli laisser la vie, se trouvaient la ville de Weimar et la célèbre colline de l’Ettersberg, où s’étaient déroulées jadis les « délicates et savantes conversations » de Goethe avec son secrétaire Eckermann (EV, p. 128).

Jorge Semprún aime jouer avec les trois langues de son répertoire personnel. Dans ses romans, nombreux sont les passages où il les juxtapose ou les oppose, accompagnant en général (mais pas toujours) ces excursions linguistiques de traductions et commentaires pour le bénéfice du lecteur francophone unilingue. La traduction se trouve de la sorte projetée à l’intérieur de ses textes, où elle est « mise en abyme ». Dans ce qui suit cependant, la question qui retiendra mon attention concerne la traduction au sens plus traditionnel, car c’est évidemment grâce au travail des traducteurs que les récits de Semprún continuent de survivre et de trouver des lecteurs. La traduction est aussi une forme de survie, une fois la décision prise (après « une longue cure d’aphasie, d’amnésie délibérée » [EV, p. 255]), de coucher par écrit les souvenirs accablants et en même temps inéluctables du camp. Mais contrairement à l’écriture, qui dans l’esprit de Semprún a longtemps formé avec la vie une alternative insupportable, un choix nécessaire mais impossible, la traduction est garante de survie, les deux termes se trouvant dans un rapport d’équivalence. D’un point de vue grammatical, la conjonction « ou » de mon titre ne doit donc pas être comprise comme celle qui oppose L’Écriture ou la vie mais plutôt comme celle qui joignait « L’Écriture ou la mort » (EV, p. 299) dans le titre projeté puis abandonné du roman le plus connu de Semprún.

Dans un texte récent, ce dernier paraît conscient de l’importance de la traduction comme relais. À la toute fin du Mort qu’il faut (2001), il raconte comment, à Prague au printemps 1969, il retrouve les traces de Jiri Zak, le Tchèque qui avait créé un ensemble de jazz clandestin à Buchenwald (EV, p. 85; MQF, pp. 238-240). Or, il s’avère que Zak a lu le premier roman de Semprún, puisqu’il lui dit : « Toi qui écris, tu devrais donner une suite au Grand Voyage… ». Et le narrateur de préciser : « Il avait dit Grosse Reise, bien sûr : nous parlions en allemand. Il avait lu mon livre en allemand » (MQF, p. 257). Le détail montre la complexité de l’échange littéraire qu’est la traduction. Pour que celui que Semprún appelle son « compagnon de mémoire » (MQF, p. 257) puisse lire le récit de sa survie, il a fallu le traduire. Sans quoi le Tchèque n’aurait peut-être jamais su ce qu’il était advenu du « Rouge espagnol » qu’il avait connu à Buchenwald. En 1969, six ans après l’attribution du prix Formentor au Grand Voyage, c’était chose faite, selon des modalités que j’aurai l’occasion de décrire plus loin.

Non seulement c’est une traduction qui rapproche les deux survivants, mais ni l’un ni l’autre ne se sert de sa langue maternelle : la langue tierce qu’ils ont en commun est paradoxalement celle de leurs anciens bourreaux. Certes, des raisons historiques expliquent pourquoi l’allemand s’était répandu à Prague et dans la Bohême en général, comme Kultursprache et même comme langue vernaculaire – on songe à Kafka – et nous venons de voir quelle importance on y attachait dans le milieu bourgeois d’où est issu Jorge Semprún. Mais il me paraît plus pertinent de souligner un phénomène dont les Translation Studies pourraient tirer un plus grand profit que cela n’a été le cas jusqu’ici : à savoir qu’il arrive que les acteurs de la communication littéraire soient polyglottes et que leur participation à ladite communication ne se limite pas forcément à une seule langue. Concrètement, nous avons ici l’exemple d’un romancier d’origine espagnole, Semprún, qui publie dans sa troisième langue (du point de vue chronologique au moins) et d’un lecteur tchèque qui ne connaît pas la langue de l’original (le français) mais qui, en l’absence d’une traduction dans sa langue maternelle, lit le livre dans sa première langue étrangère (l’allemand). Pour la première moitié du 20XXe siècle (dans laquelle grandit Jiri Zak), il serait aussi simpliste de restreindre l’auditoire des traductions en allemand (ou en français, dans d’autres cas) aux communautés germanophones (ou francophones) que de croire qu’aujourd’hui, seuls les native speakers de l’anglais lisent les traductions anglo-saxonnes de Gabriel García Márquez ou Umberto Eco, par exemple. C’est le propre des langues qu’Abram De Swaan (2001, pp. 4-6) appelle « supercentrales » de pouvoir compter sur des légions de polyglottes pour assurer leur diffusion et leur rayonnement. Ce facteur explique en bonne partie, à la fois l’hégémonie actuelle de l’anglais et le poids tout relatif, dans le système linguistique mondial, de langues (l’arabe, le chinois, l’hindi) dont les locuteurs, certes nombreux, sont toutefois très concentrés géographiquement et comptent nettement moins de polyglottes d’origine allophone. Comme quoi la taille d’une communauté linguistique n’est pas seule à déterminer sa place dans la constellation mondiale des langues et traductions (Heilbron, 1999, pp. 433-434).

La trajectoire linguistique de Semprún illustre bien la place centrale qu’occupait le français dans ce système au moment où il entamait sa carrière d’écrivain. Interrogé au sujet de son choix de langue d’écriture par un autre écrivain exilé, le Cubain Jacobo Machover, il répond :

Ce choix, il ne m’est pas facile de me l’expliquer. À Buchenwald, j’ai vécu au milieu d’une petite communauté d’Espagnols. Mais Mauthausen était un camp où la majorité des prisonniers étaient des républicains espagnols arrivés après être passés par les camps du sud de la France. Logiquement j’aurais dû décrire mon expérience en partant de mes souvenirs en espagnol. Cependant, j’ai écrit le Grand Voyage en français alors que j’étais à Madrid dans la clandestinité. Par la suite, j’ai eu recours naturellement au français. Cela tient sans doute à une nécessité d’échapper au pathétique. Le français est une langue plus littéraire, mais aussi moins trompeuse. Elle permet d’être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur d’un récit.

Cité dans Brincourt, 1997, pp. 244-245; Jouanny, 2000, p. 87

« Le français est une langue plus littéraire »… Cette phrase peut traduire l’éloignement entre une langue apprise sur le tard (à son arrivée à Paris, si l’on exclut les lectures essentiellement scolaires de Hugo et de Baudelaire) et la réalité vécue dans la langue maternelle. De ce point de vue, le français lui aurait permis de créer une distance maximale entre lui-même et la dictature fasciste qu’était devenu le pays de son enfance. La phrase de l’entrevue peut également faire référence à certains lieux communs entourant le français (sa clarté, son caractère cartésien, son style) et dont tout écrivain qui se respecte semble devoir se réclamer[3]. On peut enfin y lire un acte manqué, un aveu de la plus grande « valeur » du français sur la bourse mondiale des langues. Pascale Casanova a décrit cette littérarité-là comme une forme de « crédit littéraire attaché à une langue, indépendamment de son capital proprement linguistique » (1999, p. 191); il s’agit en somme « du prestige, de la croyance proprement littéraire attachée à une langue, de la valeur qui lui est accordée littérairement » (2002, p. 8) en fonction de critères qui, pour être subjectifs, n’en créent pas moins d’efficaces différences hiérarchiques. Jorge Semprún, issu d’un milieu bourgeois qui avait fourni plusieurs diplomates et hommes politiques à son pays, était sensible au rayonnement proprement culturel du français, langue d’une grande littérature aux classiques bien diffusés, mais aussi de la haute couture et de la gastronomie, du raffinement en somme.

Sans chercher à réduire le choix de Semprún à une vulgaire stratégie, il faut bien constater que l’espagnol était au sortir de la Deuxième Guerre mondiale une langue littéraire de moindre importance. Bâillonnée par la censure, coupée d’une partie de son héritage à cause de l’interprétation sui generis du passé national qui prévalait sous Franco, encore ignorante du renouveau qui s’annonçait en Amérique latine, excentrée (pour ne pas dire en retard) par rapport aux modes continentales, la littérature espagnole battait de l’aile. Les premiers augures d’un renouveau romanesque datent précisément de 1962 et de la parution de Tiempos de silencio, de Luis Martín Santos. Quant au capital proprement linguistique de l’espagnol, il n’était pas très élevé non plus dans une Europe qui n’était pas particulièrement prompte à admettre la péninsule ibérique en son sein. Le français, en revanche, n’avait pas encore amorcé le déclin qu’il connaît aujourd’hui, où de plus en plus de polyglottes l’apprennent seulement après avoir appris l’anglais. Vigoureusement appuyé par le général De Gaulle, il avait toujours le vent dans les voiles. Ainsi, en 1951, le traité fondateur de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) était rédigé en français seulement (Labrie, 1993, pp. 60-61). Quand, à Rome six ans plus tard, on décidera de fonder l’Europe des Six, ce statut sera élargi aux trois autres langues officielles dans les pays membres (l’allemand, l’italien et le néerlandais), mais sans que cela n’entame dans les faits la position privilégiée du français. En 1970, par exemple, son potentiel de communication dépassait celui de son principal rival de l’époque : l’allemand, au poids démographique pourtant supérieur (il y avait 53 millions de germanophones par rapport à 41 millions de francophones dans la Communauté Économique Européenne), différence attribuable aux nombreux bilingues ou polyglottes pour qui le français était la première langue étrangère, en Europe et ailleurs dans le monde (De Swaan, 2001, pp. 154-155).

À ces éléments structuraux s’ajoute bien entendu le parcours personnel de Jorge Semprún, d’autant plus que ce dernier tend à envisager sa situation dans ce qu’elle a de plus idiosyncratique. Dans Adieu, vive clarté…, il revient sans cesse, de manière presque obsessive, sur l’épisode de la boulangère qui, peu après son arrivée à Paris en 1939, s’était moquée de lui à cause de son accent espagnol, le renvoyant à « l’armée en déroute[4] » de triste mémoire hugolienne. L’épisode lui inspire ce commentaire :

Mon accent détestable ne m’avait pas seulement interdit d’obtenir le petit pain ou le croissant que je désirais, il m’avait retranché aussi de la communauté de langue qui est l’un des éléments essentiels d’un lien social, d’un destin collectif à partager.

AVC, pp. 132-133

C’est ainsi que Semprún découvre « que l’appropriation de la langue française a joué un rôle déterminant dans la constitution de [s]a personnalité » (AVC, p. 135). Voulant répondre aux Français dont l’attitude l’avait plus ou moins subtilement exclu de leur communauté linguistique (la boulangère, mais aussi ce professeur du Lycée Henri-IV qui, tout en lui notant très bien ses dissertations, doutait de leur authenticité), il finira par « choisi[r] le français, langue de l’exil, comme une autre langue maternelle, originaire », par se « choisi[r] de nouvelles origines », par se réinventer (EV, p. 353). Pour toutes ces raisons, la naissance à l’écriture littéraire de Jorge Semprún aura donc lieu en français : il laissera même tomber l’accent de son patronyme et signera Semprun.

De Salzbourg à Formentor, aller-retour

Dans L’Écriture ou la vie aussi, le récit se fait en spirale, le narrateur mettant en exergue quelques épisodes marquants, tournants révélateurs, épiphanies (pour parler comme Joyce). Un de ces moments racontés par le menu est la remise du prix Formentor pour son premier roman, Le Grand Voyage, qui eut lieu le 1er mai 1964, à Salzbourg, en présence du gratin de l’édition européenne. En lui ouvrant la carrière des lettres, ce prix devait être pour Semprún un baume sur la plaie ouverte par son exclusion, à peine six semaines plus tôt, du Parti communiste espagnol. Cela explique pourquoi le récit de la cérémonie du Formentor est entrecoupé de digressions relatives à ses démêlés avec la « vieille garde » communiste groupée autour de Dolores Ibárurri Gómez, mieux connue comme « La Pasionaria ». Figure de proue de la résistance rouge – c’est à elle que l’on doit le célèbre ¡No pasarán! –, elle avait fui l’Espagne immédiatement après la victoire des troupes franquistes, mais continuait à dicter leur conduite aux membres de la diaspora communiste (Hermet, 1971, pp. 121-122). Un dissident comme Semprún ne pouvait trouver grâce à ses yeux. Fin mars 1964, celui qu’elle traitait d’« intellectuel à la tête de linotte » (EV, p. 346) était rayé du parti par le comité exécutif réuni à Prague (EV, p. 332 ; Hermet, 1971, p. 82).

Le Grand Voyage était le troisième roman à recevoir le prix Formentor, après Tormenta de verano (d’un autre Espagnol, Juan García Hortelano) et L’età del malessere (de l’Italienne Daria Maraini, la femme d’Alberto Moravia). La quatrième et dernière édition du prix irait à l’Allemande Gisela Elsner, dont le début romanesque, Die Riesenzwerge, connut un succès immense et fut souvent comparé au Blechtrommel de Günter Grass. Chacune de ces oeuvres était inédite au moment de l’attribution des prix, ce qui augmenta le suspense de la découverte. L’année où Semprún le remporta, était également en lice un manuscrit intitulé La ciudad y los perros, d’un certain Mario Vargas Llosa. C’est seulement grâce à l’intervention musclée de Monique Lange, hispanophile, femme de Juan Goytisolo et surtout influente collaboratrice de Claude Gallimard (en tant qu’administratrice des droits étrangers de la N.R.F.), que la balance pencha finalement en faveur de l’Espagnol exilé (Barral, 1978, pp. 262-263; 1988, pp. 44-47). Vargas Llosa ne demeura pas en reste cependant, car il se vit attribuer le bientôt très convoité Premio Biblioteca Breve.

Même s’il ne fit pas long feu, le Formentor était un prix littéraire assez unique en son genre. Son caractère intrinsèquement international et interlinguistique en fit un prix européen avant la lettre (pour les raisons que nous verrons). L’homme derrière cette initiative s’appelait Carlos Barral i Agesta (1928-1989). En 1955, il prend la relève, avec son aîné Víctor Seix, de l’imprimerie familiale sise à Barcelone. Au fil des ans, la maison Seix-Barral deviendra un phare de l’édition en langue espagnole, grâce notamment à la découverte de plusieurs grosses pointures du « boom » latino-américain, accueillies dans la prestigieuse « Biblioteca breve » : le Péruvien Mario Vargas Llosa, déjà nommé, mais aussi le Mexicain Carlos Fuentes, le Cubain Guillermo Cabrera Infante, le Chilien José Donoso… (Barral, 1988, p. 83).

L’idée que se faisait Carlos Barral de la littérature ne déplairait pas à ceux qui, comme Pascale Casanova ou Johan Heilbron, étudient les échanges littéraires internationaux avec les outils de la sociologie bourdieusienne. Travaillant à partir de ce dernier cadre conceptuel, Casanova surtout a cherché à mieux cerner le fonctionnement de la littérature mondiale, qu’elle considère moins comme un musée de chefs-d’oeuvre fétichisés que comme un espace où les écrivains de différentes nationalités entrent en lice et en concurrence. Comme la traduction est un des canaux par lesquels les auteurs peuvent accumuler du « capital symbolique » (Bourdieu), elle ne saurait être conçue comme un « échange horizontal » ou un « transfert pacifié ». Même en dehors de toute stratégie concertée, l’intervention qu’elle constitue n’est jamais innocente. Mieux encore : dans l’exacte mesure où la traduction apparaît « comme l’une des voies principales de consécration des auteurs et des textes », sa nature fondamentale d’« échange inégal » en fait « l’une des formes spécifiques du rapport de domination qui s’exerce dans le champ littéraire international » (Casanova, 2002, pp. 7-8; voir aussi 1999, pp. 188-189).

Quant à Barral, s’il ne parle pas de traduction, il n’en est pas moins fort conscient des lois du marché, en dépit de l’« axiome de respectabilité professionnelle » auquel il souscrit comme éditeur et qui consiste à connaître « las reglas que hacen creer que toda cuestión editorial es un negocio de cultura y sólo subsidiariamente un asunto de dinero » (1978, p. 263). Il lui importe avant tout de ne pas confondre valeurs nationales et valeurs universelles. De son avis, l’horizon d’attente du public lecteur d’un pays donné est tel que les « littératures nationales » se soucient peu des exceptions et des auteurs oeuvrant en marge des modes et des courants, mais sont basées « en las descollantes segundas figuras » (1978, p. 265). Et Barral de préciser sa pensée :

La decantación de influencias, la asimiliación de las experiencias foráneas, la puntual comparecencia a la cita con lo que debe ser contado, el establecimiento literario del lenguaje aparentemente real de la sociedad cotidiana, los motores, en suma, de la historia literaria operan siempre con absoluta independencia de las invenciones geniales, en los niveles de la buena literatura, pero no de la excepcional [...]; las literaturas vivas están hechas de segundas figuras, de obras conformes a las exigencias de un público inteligente pero no profético que tiende a hacer esperar algunos años el reconocimiento de los hallazgos insólitos y presuntamente duraderos[5]

1978, p. 265

L’orthodoxie et le conformisme de « la buena literatura nacional » rendent celle-ci peu adaptée à l’exportation, à moins que le pays dont elle procède soit culturellement dominant (Barral, 1978, p. 265) et puisse tout simplement imposer ses goûts à travers les oeuvres qu’il exporte. Règle générale, poursuit Barral, les livres qui tendent à réussir au-delà des frontières sont plutôt exceptionnels, hétérodoxes (au sens où ils ne se conforment guère à l’habitus national) et paraissent donc moins enracinés dans leur terre natale. Ce sont précisément ces livres-là dont l’éditeur honnête cherchera à obtenir les droits de traduction, laissant à ses confrères moins scrupuleux « las mediocridades anecdóticas » (1978, pp. 265-266), ces best-sellers d’une saison qui constituent l’autre versant du trafic traductionnel entre littératures.

Au sujet de ce trafic, il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’en Europe même, où seraient pourtant « produites près de la moitié des traductions éditées dans le monde, le taux moyen de traduction [par rapport aux versions originales] s’élève à 15 % » (Ganne et Minon, 1992, p. 57). Autrement dit, avant que les traducteurs potentiels n’aient l’occasion de se demander comment il leur faut traduire tel texte, les éditeurs font un choix préalable : traduire ou ne pas traduire. Ces derniers sont d’autant moins enclins à courir des risques que l’investissement initial peut être considérable : « Pour un éditeur, un ouvrage traduit est d’abord et avant tout un livre plus cher » (1992, p. 56). On a pu calculer qu’un livre traduit coûtait jusqu’à trois fois plus cher qu’un original (De Swaan, 2001, pp. 43 et 45). Liés aux droits de traduction et aux honoraires des traducteurs, ces coûts supplémentaires interviennent surtout au début; leur amortissement suppose donc des ventes plus élevées et n’est atteint qu’après une période (parfois beaucoup) plus longue. Évidemment, une fois le traducteur payé et l’éditeur rentré dans ses frais, le livre en traduction devient moins cher à gérer.

L’initiative du Formentor, en proposant d’emblée une traduction dans plusieurs langues et une distribution dans plusieurs pays, réussit à contourner ces obstacles et à donner aux auteurs primés (des débutants, rappelons-le) une visibilité inédite, habituellement réservée seulement aux écrivains les plus réputés. Le génie d’un Barral aura donc été d’avoir su intuitivement ce que Valérie Ganne et Marc Minon ont découvert au terme de patientes recherches : « Le principal facteur de diffusion des oeuvres en Europe est bien la légitimité culturelle – et non seulement commerciale – dont les auteurs bénéficient dans leur propre pays » (1992, p. 96). En mettant sur pied un réseau de maisons d’édition prêtes à investir dans des prix littéraires internationaux, on conjugue deux facteurs qui contribuent au succès (à la fois symbolique et économique) d’une traduction littéraire.

Le premier de ces facteurs, le plus facile à cerner même si son incidence réelle est sujette à caution, est bien entendu l’existence du prix lui-même. À l’heure de faire une sélection parmi les oeuvres étrangères qui leur sont offertes, on serait tenté de croire que les éditeurs et leurs agents ne dédaignent pas un indice aussi net que l’attribution d’un prix littéraire dans le pays d’origine. Baromètre de qualité potentielle, cette reconnaissance nationale pourrait ainsi préluder à une reconnaissance internationale. Rien n’est garanti toutefois, car les marchés national et international ne fonctionnent pas du tout selon les mêmes principes, comme l’avait d’ailleurs bien vu Barral. On sait ainsi que les éditeurs de France et d’Espagne « traduisent effectivement plus d’un auteur primé à l’étranger sur deux ». Pour leurs confrères anglais et allemands, en revanche, « même un prix littéraire étranger ne semble guère constituer un argument suffisant pour justifier une traduction : en moyenne, seulement un tiers des auteurs primés dans leur propre pays sont traduits » (Ganne et Minon, 1992, p. 61). Si elles paraissent dans l’ensemble mieux loties que les autres – un tiers est plus que le double du taux de traduction moyen, qui se situe autour de 15 % – les oeuvres locales primées ne s’exportent pas automatiquement.

À cela s’ajoute un deuxième facteur, qui a certainement joué dans le cas du Formentor : c’est l’appartenance à une « famille » d’auteurs (groupés autour d’une revue, d’une maison d’édition…). Même lorsque les auteurs en question sont réputés difficiles – songeons, pour la France, aux Nouveaux Romanciers publiés aux Éditions de Minuit ou au groupe gravitant autour de Tel Quel –, on a pu constater qu’ils trouvaient « une large place dans les titres disponibles à l’étranger » (Ganne et Minon, 1992, p. 86). La création d’une image de marque (dans le jargon des spécialistes du marketing, cela s’appelle le branding) facilite en effet la sélection en vue d’une traduction. Cela semble surtout être le cas des « hallazgos insólitos » (Barral, 1978, p. 265), des trouvailles insolites, soumises à la logique de la distinction typique du « champ de production restreinte » (Bourdieu). Dans ce domaine en particulier, où les écrivains s’adressent, par-dessus la tête du lecteur moyen, à d’autres écrivains (au moins potentiels), la griffe d’une maison ou le nom d’un éditeur sont des critères éminemment distinctifs. Qu’une telle logique ait animé le groupe Formentor ne fait aucun doute : révélateurs à cet égard sont les commentaires de Barral au sujet du consortium d’éditeurs, qu’il lui arrive d’appeler des formentorianos (1988, p. 48) et même des formentores, en jouant sur le toponyme Formentor (la presqu’île de Majorque où l’idée du prix lui était venue et où s’étaient tenues les premières réunions) et le verbe espagnol fomentar (qui veut dire « encourager, susciter »). Il est également curieux de constater que là où, traditionnellement, c’étaient les écrivains eux-mêmes qui se réunissaient (en des académies, des salons, des cénacles ou des congrès), le regroupement est ici plutôt le fait des éditeurs. On y verra un signe de l’ascendant pris par ces derniers, agents et intermédiaires relativement nouveaux sur la scène littéraire, puisque leur apparition date seulement du milieu du XIXe siècle (Durand et Glinoer, 2005).

On ne saurait trop souligner l’audace qu’il y avait, de la part d’un Espagnol, à prendre une telle initiative au tournant des années 1960. À l’époque, le pays que dirigeait encore d’une main de fer Francisco Franco y Bahamontes se trouvait dans une position peu enviable, en dépit de certains signes d’ouverture (Gubern, 1981, pp. 181-183). Son admission au sein de l’ONU avait provoqué toute une controverse en 1956, et l’Espagne dut attendre trente ans avant de pouvoir intégrer la toute nouvelle Communauté Européenne, créée en 1957. Mais on lui permettait en 1963 d’adhérer aux General Agreements on Tariffs and Trade (GATT), le lointain ancêtre de l’Organisation Mondiale du Commerce. C’est qu’entre-temps elle avait découvert une nouvelle manne : le tourisme, bientôt la première source de revenus dans un pays qui pour les raisons que l’on devine n’avait pas participé au redressement économique généré par le plan Marshall ailleurs en Europe. Or, il était dans l’intérêt de Franco de projeter une image agréable aux étrangers toujours plus nombreux à dépenser leurs deniers en Espagne – de 2..451..823 en 1958, leur nombre était passé à 6..390..369 en 1962 – d’où la création (dès 1951 en fait), d’un portefeuille ministériel d’Information et Tourisme. Ce nom reflète bien sa double préoccupation : « control y censura de la información y estímulo del turismo extranjero » (Gubern, 1981, p. 122). La censure surtout, même si elle se fera plus sélective à partir de 1962, avec l’arrivée de Manuel Fraga Iribarne au ministère en question, donnait du fil à retordre à quiconque prétendait s’occuper de littérature.

Voilà esquissé à grands traits le contexte d’ouverture relative et de liberté sous surveillance dans lequel Carlos Barral eut l’idée de créer son prix littéraire. L’occasion en avait été fournie par un congrès international d’écrivains réunis sous la tutelle de Camilo José Cela à Majorque, dans le somptueux Hôtel Formentor, sur la presqu’île du même nom, en 1959. Pour arriver à ses fins, non seulement Barral (1978, p. 248) devait vaincre les réticences et préjugés habituels des pays démocratiques à l’endroit de Franco, mais il devait surtout convaincre ses collègues éditeurs de briser le cordon sanitaire isolant de l’extérieur une littérature espagnole qu’étouffait à l’intérieur la censure du régime franquiste. Italo Calvino, rencontré au congrès de Majorque, allait jouer un rôle essentiel dans ce processus de désenclavement culturel de l’Espagne en prenant langue avec son patron, le grand éditeur turinois Giulio Einaudi (lui-même le fils de l’économiste et homme d’État Luigi Einaudi). Grâce au talent de diplomate d’Einaudi, l’initiative fut en effet bien accueillie par le réseau d’éditeurs que celui-ci avait su se bâtir au fil des Buchmessen de Francfort et autres salons du livre. Les principaux membres de ce réseau étaient le Français Claude Gallimard (qui tenait déjà les rênes de l’empire fondé par son père, toujours en vie), l’Allemand Heinrich Ledig-Rowohlt, le Britannique George Weidenfeld, l’Américain Barney Rosset (le patron de la subversive et sulfureuse Grove Press, dont les démêlés avec les législateurs des États-Unis venaient une fois de plus de défrayer la chronique[6]) et le Suédois Georg Svensson (Barral, 1978, p. 269; 1988, pp. 30-42). C’est dans ce club sélect, dans cette « aristocratie » de l’édition, que seront admis Carlos Barral et une pléiade d’éditeurs de pays moins en vue (le Portugal, les Pays-Bas, le Danemark, la Norvège, la Finlande et, plus tard, le Japon). Cette caution internationale devait assurer aux futurs lauréats une distribution immédiate et inégalée en une bonne dizaine de langues, fait assez exceptionnel sur lequel il faudra revenir.

Le résultat des pourparlers entre Einaudi et Barral (1978, p. 251-256) fut la création non pas d’un mais de deux prix, assortis chacun de la jolie somme de 10 000 USD (plus de 65 000 dollars actuels, compte tenu de l’inflation). La première des deux récompenses aurait les allures d’un prix Nobel, gérontocratie en moins (ce qui explique pourquoi Einaudi le qualifie d’« anti Nobel o meglio il superamento del Nobel » [d’anti-Nobel ou mieux encore d’un dépassement du Nobel][7] [1988, p. 126]). Attribué par un jury international, il avait en effet pour but « de acelerar la comunicación entre literaturas relativamente estancas o tan sólo comunicadas por la resonancia del éxito » [d’accélérer la communication entre des littératures relativement étanches ou uniquement communiquées par le succès]. Ce but devait être atteint par la reconnaissance d’écrivains « no todavía decrépitos o disecables para la clase académica internacional, de autores que, si prestigiosos en reducidos círculos de su propio país, eran desconocidos o sólo materia de crítica especializada más allá de las propias fronteras » [pas encore décrépits ou dissécables pour la classe universitaire internationale, d’écrivains qui, pour prestigieux qu’ils soient dans les cercles restreints de leur pays, étaient inconnus ou uniquement étudiés par la critique spécialisée au-delà de leurs propres frontières] (Barral, 1978, p. 252). Parmi les lauréats de ce Prix international de Littérature (qui s’appelait dans un premier temps Prix international des Éditeurs), on trouve de très grands noms de la littérature allemande (Uwe Johnson), française (Nathalie Sarraute), américaine (Saul Bellow), polonaise (Witold Gombrowicz) et italienne (Carlo Emilio Gadda). Samuel Beckett et Jorge Luis Borges durent se partager la première édition du prix, en 1961. Dans le cas de l’Irlandais, cette consécration venait après le succès de Godot et constitua une sorte d’avant-goût du Nobel qui devait lui échoir huit ans plus tard. Mais elle allait se révéler autrement importante pour l’Argentin, dont elle lança véritablement la carrière (voir Bell-Villada, 2000, pp. 5-6). Au moment de sa sélection pour le Prix international de Littérature, le sexagénaire Borges correspondait assez bien au profil recherché par Einaudi et Barral : respecté par the happy few, il était à peu près inconnu voire boudé du grand public, en Argentine comme à l’étranger d’ailleurs. En France seulement, ses textes avaient été introduits, au compte-gouttes, par Valéry Larbaud, Henri Michaux, Pierre Drieu La Rochelle, Paul Bénichou et surtout Roger Caillois (qui veilla à ce que les Ficciones vissent le jour en français). Les autres pays du monde – les États-Unis notamment – découvriront Borges seulement après 1961. En Argentine même, la reconnaissance par la vieille Europe fera considérablement monter sa cote à la bourse des valeurs nationales.

Quant au prix Formentor proprement dit, qualifié de « premio chico », de petit prix, par Barral (1978, p. 284), son attribution relevait des éditeurs eux-mêmes. Parmi les manuscrits qui leur avaient été soumis par des débutants ou des écrivains encore peu connus, ils choisissaient celui qui leur paraissait le plus digne de passer à la postérité. Chaque éditeur s’engageait à publier l’oeuvre primée dans l’année qui suivait l’attribution du prix, de manière à pouvoir remettre au lauréat, en plus de la version originale, un exemplaire de son livre traduit dans chacune des langues représentées au sein du réseau Formentor (Einaudi, 1988, p. 128). C’est ce dernier rituel que raconte Jorge Semprún dans le neuvième chapitre de L’Écriture ou la vie (EV, pp. 324-355). Si, en 1964, la cérémonie n’eut plus lieu à Formentor mais plutôt à Salzbourg, c’est que l’initiative était devenue de plus en plus suspecte aux yeux des sbires de Franco, qui voulurent y voir une « internationale d’ennemis de l’Espagne » (Barral, 1978, p. 292). Barral eut notamment des démêlés avec le premier ministre de l’Information et du Tourisme (un catholique intégriste du nom de Gabriel Arias Salgado, qu’il prend un malin plaisir à calomnier dans ses mémoires[8]) et fit l’objet de plusieurs mesures vexatoires. Quant à Giulio Einaudi, il était devenu persona non grata après avoir publié les Canti della nuova Resistenza spagnola recueillis par l’ethnomusicologue Michele Straniero.

En partie à cause de ces difficultés mais en partie aussi parce que Carlos Barral avait eu le temps de gagner son pari (ouvrir les frontières de l’Espagne par la littérature), aucun des deux prix ne devait connaître plus d’une demi-douzaine de lauréats : leurs dernières éditions datent de 1967 et de 1964, respectivement. En moins d’une décennie, ils n’en réussirent pas moins à laisser leur marque. Aux dires de Barral, Formentor était devenu « una referencia constante para la vanguardia de la edición europea », voire « el ágora literaria más importante y famosa de la década de los años sesenta » (1978, p. 239). Einaudi abonde dans le même sens :

per una decina d’anni e oltre l’editoria mondiale si è arricchita di queste segnalazioni, pubblicando nei vari paesi non solo gli autori premiati, ma anche parecchi di quelli di cui si discuteva. [...] Da Borges a Gadda nessun premio, neppure il Nobel, è stato in quegli anni altrettanto significativo[9].

1988, p. 127

Le nom Formentor désignait dans un premier temps l’hôtel de luxe dans la presqu’île majorquine où tout avait commencé, puis, par métonymie, l’espèce de cirque ambulant (si l’on peut s’exprimer ainsi) qu’étaient devenues les réunions annuelles des jurys des deux prix cautionnés par le réseau international d’éditeurs, réunions qui eurent lieu à Corfou, à Salzbourg et à Tunis. Toujours selon Barral, « Formentor se tornó un signo literario, una cita de la literatura exigente y una marca de cohesión de la intransigencia editorial[10] » (1978, p. 239).

Les ramifications d’un prix européen avant la lettre

Dans ces mêmes mémoires, Barral (1988, pp. 51-53) insiste à quelques reprises sur le rôle joué auprès des formentorianos par leurs nombreux collaborateurs, conseillers, directeurs de collection, et même par leurs secrétaires (Barral, 1978, p. 256). Mais il ne souffle mot, on l’aura deviné, des traducteurs, une fois de plus réduits à la part congrue. Sans eux, pourtant, la double initiative du Prix international de Littérature et du prix Formentor n’aurait pas pu se concrétiser. Sans eux, on rougit presque de le rappeler, les oeuvres primées n’auraient pu circuler dans les autres langues du réseau.

Et quelle circulation! Leur caractère international et interlinguistique fit des deux prix créés au début des années 1960 par Carlos Barral, Giulio Einaudi et Claude Gallimard des initiatives européennes avant la lettre. Avec sa douzaine de membres, le réseau des « formentoriens » faisait en effet appel à plus de langues que la toute jeune Europe des Six (l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas), qui n’en reconnut que quatre. Pour donner une idée de ce que cela pouvait représenter en termes de trafic traductionnel, j’ai reconstitué le tableau des traductions dont fit l’objet Le Grand Voyage de Jorge Semprún en 1963-1964, entre l’annonce du prix et sa remise officielle. En cours de route, j’ai réussi à identifier quelques-unes de ces abeilles ouvrières de la ruche littéraire que sont trop souvent les traducteurs, condamnés à travailler discrètement dans l’ombre des écrivains. La liste qui suit commence par les éditeurs des mains desquels Semprún dit avoir reçu une traduction ce fameux 1er mai, à Salzbourg.

Tableau des traductions du Grand Voyage

Tableau des traductions du Grand Voyage
Source: Barral (1988, pp. 30-44) et les catalogues en ligne des différentes bibliothèques nationales.

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Ce tableau permet de formuler plusieurs remarques. Commençons par constater le délai inhabituellement court entre la parution de l’original et celle des traductions, qui datent presque toutes de 1964, à l’exception de la version portugaise, parue dès 1963, et de celle destinée au marché espagnol. Censurée par le nouveau ministre de l’Information et du Tourisme, Manuel Fraga Iribarne, avec qui Barral (1988, p. 88) eut maille à partir, cette dernière ne devait pas circuler avant la mort de Franco et la fin de la dictature, ou alors sous le manteau, dans une édition mexicaine (cf. infra). De manière générale cependant, en éliminant les négociations pour les droits de traduction, question que l’on pouvait régler à l’interne, sans avoir à attendre la Frankfurter Buchmesse, l’initiative du Formentor offrait aux auteurs primés des conditions tout à fait exceptionnelles, dont ne jouissent normalement que les auteurs de best-sellers à répétition (un exemple récent serait la série des Harry Potter, également traduite dans un temps record).

Outre la vitesse à laquelle paraissent les traductions du Grand Voyage, il faut prendre en considération leur nombre, tout aussi exceptionnel pour un débutant. Le tableau permet d’identifier treize éditions dans non moins de dix langues, résultat auquel il faut ajouter l’original paru chez Gallimard et la traduction japonaise, préparée grâce aux soins de la maison Choukorow-Sha, qui s’était jointe tardivement au projet (Barral, 1988, p. 41). Plusieurs des maisons d’édition concernées sont situées dans des pays satellites, où l’on parle une langue de moindre diffusion ou encore « périphérique » (De Swaan, 2001, pp. 4-6). Dans ces « espaces nationaux dominés », comme les appelle Pascale Casanova (2002), il n’est pas rare de voir la forme particulière d’importation qu’est la traduction devenir une façon d’accumuler du capital littéraire, en permettant aux maisons d’édition des petites communautés linguistiques de bâtir un catalogue d’auteurs reconnus et consacrés par les grands centres. Dans le cadre de la constellation Formentor telle que lae reflète le tableau, c’est clairement le cas du finnois, du danois, du norvégien et du suédois, voire du néerlandais et même de l’espagnol, pourvu de relativement peu de capital symbolique à l’époque (pour les raisons données au début de cet article). Or, grâce à l’obtention du Formentor, Semprún a pu être lancé sur tous ces marchés nationaux. Une brèche a ainsi été ouverte, facilitant l’entrée de ses autres livres, dont plusieurs ont également trouvé preneur dans ces mêmes langues : la consultation des catalogues en ligne des différentes bibliothèques nationales d’Europe m’autorise en effet à croire que la traduction simultanée et collective du Grand Voyage en 1963-1964 n’est jamais restée une expérience sans lendemain.

Cela explique-t-il la place de Semprún dans le palmarès des auteurs francophones vivants les plus traduits en Europe dressé au début des années 1990 par Valérie Ganne et Marc Minon (1992, p. 87)? À l’époque, il occupait le 13e rang, avec un total de 47 titres disponibles en traduction, mais il y a fort à parier qu’il se trouverait même en meilleure position aujourd’hui, et pas seulement parce que la moitié des auteurs qui le précédaient sont morts depuis (1. Marguerite Duras, 2. Eugène Ionesco, 3. Françoise Sagan, 5. Julien Green, 12. Émile Cioran)… Car le point culminant de la carrière de Semprún se situe plus tard : en 1994 paraît son oeuvre la plus célèbre, L’Écriture ou la vie, qui devait notamment lui ouvrir les portes de l’académie Goncourt en 1996. La même année, il y eut même des pourparlers avec l’Académie française. Le règlement stipule toutefois que pour passer sous la Coupole, il faut prendre la nationalité française et donc renoncer à la sienne, chose que Semprún n’était pas plus prêt à faire que ne l’avait été le Belge Maurice Maeterlinck 85 ans plus tôt, au lendemain de l’attribution du prix Nobel. Si le passé politique de l’auteur du Grand Voyage devait également mettre mal à l’aise plus d’un Immortel, il lui avait joliment servi dans son pays natal : de juillet 1988 à mars 1991, Semprún fut ministre de la Culture dans le gouvernement socialiste de Felipe González. Voilà autant d’indices de sa légitimité grandissante, sur le plan intellectuel comme sur le plan culturel, légitimité qui, on s’en souvient, joue un rôle fondamental dans la décision initiale de traduire un auteur (Ganne et Minon, 1992, p. 96).

En regardant le tableau, on constate cependant que Jorge Semprún n’est pas seulement traduit dans de petites et moyennes langues, parlées dans des pays traditionnellement très ouverts à l’importation littéraire en raison de leur situation périphérique, mais également dans de grandes communautés linguistiques, où la traduction est un phénomène moins important voire marginal. Ainsi, si la part des traductions dans les livres disponibles sur le marché national dépasse les 25 % aux Pays-Bas et, dans les pays scandinaves, elle varie entre 12 et 20 % en Italie et en Espagne. Elle oscille autour de 10-12 % pour la France et l’Allemagne, mais est inférieure à 5 % au Royaume-Uni comme aux États-Unis (et ce, depuis la Deuxième Guerre mondiale!). Observant ces chiffres, Johan Heilbron a formulé une hypothèse à laquelle il est difficile de ne pas souscrire : « The more central a language is in the international translation system, the smaller the proportion of translations into this language » (1999, p. 439; voir aussi Ganne et Minon, 1992). Ces données donnent d’autant plus de relief au fait que Le Grand Voyage fut bel et bien traduit en anglais et distribué dans tout le monde anglo-saxon, des îles et colonies britanniques au lucratif marché américain. Parue chez des éditeurs connus (la Grove Press aux É.-U., Weidenfeld & Nicolson en Grande-Bretagne, McLelland & Stewart au Canada,…), la version anglaise est en outre de la main d’un traducteur très respecté dans le domaine, fait plutôt rare dans le cas d’un auteur débutant. Il suffit en effet de jeter un coup d’oeil sur les réalisations de Richard Seaver pour s’apercevoir que Semprún se trouve en très bonne compagnie : traducteur attitré de Marguerite Duras et du marquis de Sade, Seaver aida Samuel Beckett à traduire plusieurs de ses nouvelles; on lui doit aussi A Fleeting Sorrow (Bonjour tristesse, de Françoise Sagan) et la version anglaise du Manifeste du surréalisme, préparée avec une autre traductrice émérite, Helen R. Lane.

Ailleurs, Le Grand Voyage fut traduit par des écrivains reconnus ou des critiques littéraires chevronnés, tels João Gaspar Simões au Portugal et Rafael Conte, considéré comme l’un des principaux promoteurs de la littérature française en Espagne. Règle générale, nous apprend Pascale Casanova, cet honneur n’échoit qu’aux « oeuvres de grande rupture littéraire, celles qui ont fait date au centre », car c’est par la traduction que les écrivains-traducteurs, « eux-mêmes généralement internationaux et polyglottes […], cherchent à introduire dans leur langue les oeuvres de la modernité centrale » (1999, p. 189). Dans d’autres cas, en revanche, les traducteurs sont plutôt des intimes de la famille Formentor, choix peut-être dicté par les contraintes inhérentes au projet, qui prévoit la sortie de la traduction un an à peine après l’attribution du prix. C’est le cas du poète danois Uffe Harder, aux compétences duquel Barral (1988, p. 43) faisait également appel pour ses jurys littéraires. À Formentor, ce dernier avait également à portée de la main, pour ainsi dire, celui qui allait fournir la traduction pour les éditions Meulenhoff, le Néerlandais Jean Schalekamp, installé à Majorque depuis janvier 1960[11]. La Suédoise Märta Margareta Petit, enfin, était l’épouse de Joan Petit, cet ancien professeur de latin à l’Université Autonome de Barcelone qui avait été, avec Jaime Salinas, un collaborateur de la première heure (Barral, 1978, p. 275; 1988, pp. 47 et 77).

Ces mêmes contraintes de temps expliquent peut-être pourquoi certains des traducteurs pressentis en étaient à leurs premières armes, ou n’étaient pas forcément spécialisés en langue et littérature françaises. La traductrice italienne notamment est plus habituée à travailler à partir de l’anglais; on compte sur les doigts d’une main ses autres excursions dans le domaine français : quelques contes de Maupassant, et un roman d’Henri Troyat. Dans le cas de Gioia Zannino Angiolillo, Il grande viaggio semble avoir été la proverbiale hirondelle qui ne fait pas le printemps. L’Allemande Abelle Christaller, quant à elle, est surtout connue pour ses traductions de l’Académicien José Cabanis, qui datent à peu près de la même époque que son travail sur Die grosse Reise. Nous savons déjà que c’est dans cette dernière version que Jiri Zak, le Tchèque qui avait réussi à créer un ensemble de jazz clandestin à Buchenwald, avait pu lire son ami (MQF, p. 257). Tous ne peuvent évidemment pas se targuer d’avoir étudié à la Sorbonne, comme le prolifique Schalekamp, à qui l’on doit des versions néerlandaises de Marguerite Duras, Claude Simon, Jorge Semprún, Philippe Delerm, Balzac et Voltaire – sans compter ses traductions de l’espagnol (Luis Martín Santos, Arturo Pérez-Reverte, Javier Tomeo, Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes) et de l’anglais (Patricia Highsmith, Ernest Hemingway, D. H. Lawrence, Alan Sillitoe, Iris Murdoch, Richard Powers).

L’ensemble de ces facteurs – la vitesse et le nombre des traductions, dont l’éventail linguistique couvre la plus grande partie du globe terrestre, la réputation et le dévouement des traducteurs – font de la double initiative du Formentor et du Prix International de Littérature une expérience exceptionnelle, sinon unique, dans les annales de la traduction littéraire en Europe voire au-delà[12]. Rarement oeuvre (de débutant, de surcroît, dans le cas du Formentor) aura trouvé preneur aussi vite dans autant de pays. Semprún semble en avoir l’intuition qui se dit flatté de voir « douze parmi les plus grands éditeurs du monde […] tour à tour s’approcher de [lui] et [lui] remettre un exemplaire du Grand Voyage dans leur langue respective » (EV, p. 334). C’est bel et bien « un instant historique », mais pas seulement pour lui…

Conclusion : l’impossible autotraduction

La scène où Semprún raconte la remise du prix au château des Hohenlohe, à Salzbourg, occupe une position clef dans L’Écriture ou la vie (EV, pp. 349-353). Non seulement elle fait écho, par son caractère international, à la tour de Babel concentrationnaire évoquée au début du roman, mais elle lui permet de relier différents fils narratifs laissés en suspens, de réactiver quelques métaphores centrales. Parmi ces dernières, il en est une qui a trait à la traduction. C’est sur elle que je voudrais terminer cette réflexion, car elle en réunit les protagonistes : Jorge Semprún, Carlos Barral et le prix Formentor. Ce fameux 1er mai 1964 en effet, le quatrième éditeur à se lever pour remettre au lauréat un exemplaire de son livre est nul autre que Barral. La traduction espagnole du Grand Voyage est singulière à plus d’un titre. Elle l’est tout d’abord, on l’aura deviné, parce que les traducteurs, Jacqueline et Rafael Conte, ont fait le trajet inverse de celui que l’hispanophone Semprún a dû faire pour écrire en français. Cette façon de retourner aux sources distingue la version espagnole des autres traductions : n’eût été la longévité de la dictature franquiste, Semprún serait peut-être retourné en Espagne et y aurait fait ses débuts littéraires dans sa langue maternelle. Mais il y a plus. En raison de la censure, en effet, El largo viaje fut interdit avant même sa publication : Carlos Barral fit donc appel à son partenaire au Mexique, Joaquín Díez Canedo, pour le sortir de l’embarras[13]. Or, comme cette édition mexicaine n’est pas sortie à temps pour la cérémonie de Salzbourg, il remet à Semprún un exemplaire en tous points identique, sauf que les pages en sont « vierges de tout signe d’imprimerie » (EV, p. 350). Leur « blancheur immaculée » a sur le romancier un effet proustien : elle déclenche en lui le souvenir involontaire de la neige, cette « neige d’antan » qui recouvrait Buchenwald et constitue un des leitmotive du roman (voir Klinker, 2001). Pour Semprún, elle est à jamais liée au deuil et à la mort :

La neige d’antan recouvrait les pages de mon livre, les ensevelissait dans un linceul cotonneux. […] Ce livre que j’avais mis près de vingt ans à pouvoir écrire, s’évanouissait de nouveau, à peine terminé. Il me faudrait le recommencer : tâche interminable, sans doute, que la transcription de l’expérience de la mort.

De tous les exemplaires du Grand Voyage que j’avais déjà reçus ce soir-là, que je recevrais encore, l’espagnol était le plus beau. Le plus significatif, à mes yeux, par sa vacuité vertigineuse, par la blancheur innocente de ses pages à réécrire.

EV, pp. 350-351

Cette possibilité (ou fatalité) de la réécriture pourrait prendre la forme de l’autotraduction, si Semprún proposait à son tour une version du Grand Voyage. Peu de temps après la remise du prix, il s’en ouvre au grand écrivain mexicain Carlos Fuentes, qui l’encourage sur cette voie, lui suggérant qu’au lieu de « simplement [!] tradui[re] », il pourrait se permettre de « trahir [s]on texte originaire pour essayer d’aller plus loin ». Le résultat en serait « un livre différent », dont Semprún pourrait faire « une nouvelle version française » et ainsi de suite… (EV, p. 354) L’Espagnol n’en fera rien toutefois. Pour lutter contre l’oubli, il continuera à raconter des épisodes de son retour à la vie après Buchenwald, mais en français : au Grand Voyage succéderont Quel beau dimanche!, Adieu, vive clarté…, L’Écriture ou la vie et tout récemment Le mort qu’il faut. Il songe un moment à réécrire Quel beau dimanche! en espagnol, mais ce projet restera sans lendemain (Kremnitz, 1999, p. 156; 2004, p. 249). Une fois dans sa carrière seulement, Jorge Semprún aura tâté de l’autotraduction. Après son passage au ministère espagnol de la Culture (1988-1991), il prend définitivement congé de son pays natal dans Federico Sánchez vous salue bien (1993), livre qu’il rendra lui-même en espagnol sous le titre Federico Sánchez se despide de ustedes. L’expérience ressembla fort peu à la liberté créatrice vantée par Fuentes cependant : il lui fallut réorienter le texte vers un public nouveau, qui n’avait pas les mêmes attentes et ne possédait pas les mêmes références (Tanzmeister, 1996, pp. 86-87, 96). Interrogé en 2004 au sujet de son dernier roman, Veinte años y un día, Semprún écarte à nouveau la possibilité d’en préparer lui-même une version française. Il commence par réitérer qu’en tant qu’auteur, il n’est « pas obligé d’être fidèle » (comme le serait un traducteur professionnel), mais ajoute un deuxième facteur : à quatre-vingts ans, « le temps qui [lui] reste pour écrire est mesuré »; il « préfère consacrer ce temps à un autre roman » (Semprún, 2004). Découvert en français et immédiatement diffusé dans une douzaine de langues grâce au prix Formentor lancé par Carlos Barral, Jorge Semprún demeurera dans la constellation linguistique qu’il s’est choisie, jeune homme, un jour de printemps pluvieux, « le jour où Madrid est tombée aux mains du général Franco » (AVC, p. 81). Ce jour de mars 1939, grâce à l’obtuse boulangère du boulevard Saint-Michel qui tournait en dérision son accent, Jorge sortit de sa chrysalide et décida de devenir francophone ou plus exactement, francographe. Il a eu sa revanche.