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Introduction

La fin des années quatre-vingt a été marquée par de grands changements institutionnels et économiques dans les pays d’Europe de l’Est. Ces changements sont dus principalement à la transition économique de l’économie planifiée vers une autre basée sur des marchés libres. Toutefois, le choix d’une stratégie optimale de transition ne fut pas une tâche facile et cela en raison de l’incertitude qui entourait la réaction de ces économies suite à l’application des différentes stratégies de transition possibles, ainsi qu’en raison de l’incertitude entourant le coût social attribué à chacune de ces stratégies. En ce qui concerne la Pologne, elle a opté pour une application de réformes radicales au début de l’année 1990; le choix de cette application fut justifié par des attentes d’un ajustement rapide de l’économie et d’un coût social dont la durée serait courte.

L’examen de l’évolution et des causes des changements macroéconomiques polonais suite au « Big-Bang » de 1990 a été fait dans plusieurs études[1]. Par contre, la nature exacte des changements microéconomiques et du coût social de cette transition n’est pas connue. Cette absence d’information est due surtout au manque de travaux effectués à cette fin. La période de transition économique en Pologne a été marquée par de grandes variations dans le niveau des prix et des revenus des ménages.

Ces variations furent des causes directes de changements dans le niveau d’inégalité et du bien-être. Il est donc important et intéressant de comprendre l’impact de ces variations sur le niveau d’inégalité et du bien-être de même que d’étudier le lien existant entre le choix de la fonction d’utilité, qui représente les préférences des ménages, et cet impact.

Le premier objectif de ce travail sera de bâtir de nouveaux fondements théo­riques qui seront utiles dans l’analyse du bien-être des ménages. Plus précisement, nous allons dériver l’impact de variations marginales du prix d’un bien quelconque sur le niveau d’inégalité, mesuré par le coefficient de Gini ou la courbe de Lorenz, et ainsi sur les fonctions de bien-être social qui en découlent. Rappelons ici que plusieurs travaux ont déjà été faits pour étudier l’impact d’une réforme fiscale sur le bien-être des ménages[2]. Ces études s’intéressent toutefois à l’impact sur le bien-être social de variations des prix des biens suite à l’introduction de réformes fiscales sous l’hypothèse que la variation dans le budget du gouvernement est nulle. Notre étude s’attarde à l’effet sur l’inégalité de changements marginaux quelconques de prix. De plus, notre analyse permet généralement l’usage de n’importe quels prix de référence pour mesurer le changement de bien-être individuel. Nous étudions aussi le rôle de la forme et de l’hétérogénéité des préférences.

Le second objectif de ce travail sera l’étude de la nature de l’impact des grandes variations des prix et des revenus sur le niveau d’inégalité et de bien-être social. Pour cela, nous allons utiliser d’autres méthodes (non marginales) appli­cables en présence de ces grandes variations. Enfin, nous illustrons ces différentes approches avec des microdonnées polonaises de l’Office National de la Statistique de la Pologne.

1. L’impact de variations marginales des prix et des revenus sur l’inégalité

La comparaison intertemporelle du niveau de bien-être des ménages nécessite l’utilisation d’une mesure sensible aux variations des variables de base qui entrent dans la détermination de ce niveau de bien-être, telles les variations dans les niveaux des prix, des revenus ou dans les caractéristiques sociodémographiques du ménage. Dans son étude de l’impact des réformes fiscales sur le niveau de bien-être des ménages, King (1983) propose une mesure cardinale de bien-être individuel qu’il désigne par « revenu équivalent ». Soit la fonction d’utilité indirecte V qui résulte de la maximisation de la fonction d’utilité U. Si on note le vecteur de prix par P et un niveau de revenu du ménage h par yh, le revenu équivalent pour le ménage h, yhE, peut être défini alors selon les deux équations suivantes :

PR est un vecteur de prix de référence qu’on peut choisir arbitrairement et e désigne la fonction de dépense. Le revenu équivalent est donc défini comme étant un niveau de revenu qui permet à un individu, faisant face au vecteur de prix de réfé­rence PR, d’avoir le même niveau de bien-être qu’il aurait eu avec la contrainte budgétaire définie par les paramètres (P, y). Notons ici que la fonction qui définit le revenu équivalent, f, possède des propriétés intéressantes, qui sont dérivées à leur tour à partir des propriétés de la fonction d’utilité indirecte. Ainsi, f est une fonction croissante en PR et y, décroissante en P, et concave et homogène de degré un en PR. À partir de l’équation (1), si on fait une différenciation totale des deux fonctions d’utilité indirecte par rapport à leurs arguments, et cela, en supposant que les prix de référence demeurent constants, on trouve ce qui suit :

pi est le prix du bien i et I est le nombre de biens. En utilisant l’identité de Roy, nous pouvons réécrire l’équation (3) sous la forme suivante :

où βh1 et βh0 désignent respectivement l’utilité marginale du revenu et celle du revenu équivalent, et où xhi est la quantité du bien i consommée par l’individu h. Cela mène à la forme (qui va nous servir plus tard) :

où γh exprime le rapport entre les deux utilités marginales du revenu tel que γh = βh1 / βh0. Nous n’imposons donc pas que γh soit le même pour tous les ménages, ce qui est courant dans la littérature. À partir de l’équation (5), nous pouvons aussi effectuer la différenciation totale pour la moyenne des revenus équivalents, qui va aussi nous servir plus tard :

H représente la taille de la population et μx la moyenne de la variable x. Selon la construction du coefficient de Gini, on peut exprimer l’inégalité dans la distribution des revenus équivalents à travers les ménages sous la forme suivante[3] :

F(.) désigne la fonction de répartition des revenus équivalents. Après quelques manipulations algébriques, on peut aboutir à la forme suivante :

En faisant une différenciation totale du coefficient de Gini par rapport aux arguments qui entrent indirectement dans sa détermination, soit le vecteur des prix et les revenus des individus, on trouve :

Notons ici que l’on suppose que la distribution originale constitue une base appropriée pour évaluer l’impact de variations marginales des prix et des revenus. Ceci peut se justifier entre autres par le fait que ces variations n’auront aucun impact sur la fonction de répartition des revenus équivalents F(yE) si les préférences sont identiques. De plus, même si les préférences sont hétérogènes, le classement des niveaux du bien-être des individus ne sera pas renversé suite à une variation marginale du prix d’un bien ou du revenu. La réorganisation de l’écriture de l’équation (9) nous donne ce qui suit :

Finalement, on aboutit à une forme simple qui décrit les impacts marginaux des variations des prix et des revenus sur le coefficient de Gini :

tel que

equation: 007251are012n.png et Cγdy indiquent respectivement, le coefficient de concentration de γxi et celui de γdy. Ainsi, une relation très simple se dégage en ce qui concerne l’impact d’une variation marginale du prix d’un bien quelconque sur le coefficient de Gini. Selon la règle dérivée, cet impact dépend de la différence entre le coefficient de concentration de γxi et celui de Gini multipliée par un poids, qui égale le ratio entre la moyenne des γxi et la moyenne des revenus équivalents, soit equation: 007251are013n.jpg :

Nous pouvons aussi dériver l’impact de la variation marginale du prix d’un bien sur la courbe de Lorenz comme indiqué dans ce qui suit[4] :

tel que

où λi(d) indique la courbe de concentration de γxi.

Notons ici que les travaux de Yitzhaki et Slemrod (1991), concernant la recherche de taxation optimale pour deux biens avec une variation nulle du budget de l’État, montrent que c’est la différence entre les courbes de concentration de ces deux biens, ajustée par le ratio du coût marginal du fonds public, qui détermine la nature de l’impact sur le bien-être des ménages. Mayshar et Yitzhaki (1995) généralisent cette approche pour l’étude d’une réforme fiscale avec variations de taxes de plusieurs biens à la fois.

Dans ce qui suit, nous allons voir comment le choix du type de fonction d’utilité peut influencer la détermination de l’impact de la variation marginale du prix sur le niveau d’inégalité. Aussi, nous allons voir comment l’homogénéité ou l’hétérogénéité des préférences à travers les individus influence cet impact.

Cas 1 : la fonction d’utilité est homothétique et les préférences sont identiques

Selon Roberts (1980), si la fonction d’utilité directe est homothétique, la fonction d’utilité indirecte, dérivée à partir de cette forme fonctionnelle, peut s’écrire alors sous la forme suivante[5] :

Cette forme de la fonction d’utilité indirecte implique que l’utilité marginale du revenu ne dépend que du vecteur des prix et ne dépend pas du niveau du revenu. Si les préférences des individus sont identiques, cela implique que γh = γjh . Aussi, nous savons que les quantités consommées par les individus, avec des fonctions d’utilité homothétiques, sont proportionnellement égales, et cela, relativement à leurs niveaux de revenu. Cette constance dans les parts des dépenses est vérifiée même si le prix des biens varie. En conséquence, la distribution des niveaux de γxi ne varie pas suite à une variation du prix du bien i et sera proportionnelle à la distribution des revenus équivalents. En conséquence, l’impact des variations des prix sur le coefficient de Gini sera nul puisque l’on aura que G = equation: 007251are018n.png.

Cas 2 : la fonction d’utilité est homothétique et les préférences sont hétérogènes

Rappelons la forme déjà dérivée :

Cela implique aussi que

lorsque

Aussi, on peut écrire :

En utilisant la relation entre la covariance et la corrélation de deux variables, on arrive à la forme suivante :

et

Si la fonction d’utilité est homothétique, on peut écrire cet impact comme suit[6] :

À partir de cette dernière équation, nous pouvons déduire la direction de l’impact. Ainsi, étant donné que A > 0, il suffit que la corrélation entre ηi = γτi et F(yE) soit positive pour que cet impact soit positif. Notons que la fonction de répartition est croissante dans le niveau du revenu équivalent, c’est-à-dire ∂ F(yE) / ∂ yE > 0. On peut donc conclure que la corrélation dans (21) est nécessairement positive si ηi = γτi croît avec yE = γy.

Notons que γh = 1, ∀ h, puisque P0PR lorsqu’il s’agit de variations marginales des prix. Donc, il suffit que ∂τ / ∂y > 0 pour que le niveau d’inégalité augmente. Cela peut être vérifié si la valeur de τ augmente avec le rang (du plus pauvre au plus riche). Aussi, on peut noter que ωi est une constante. Si on veut que τi augmente avec le niveau du revenu, les quantités consommées par les plus pauvres devront être plus grandes que celles consommées par les riches, et cela, relativement à leurs niveaux des revenus, de sorte que equation: 007251are026n.jpg > 0. Nous pouvons donc conclure que si la fonction d’utilité est homothétique et que les préférences des ménages sont hétérogènes, une augmentation du prix d’un bien proportionnellement plus consommé par les pauvres augmente le niveau d’inégalité du bien-être des ménages, quelque soit le choix des prix de référence.

Cas 3 : la fonction d’utilité est non homothétique

Dans ce troisième cas, on suppose que les fonctions d’utilité ne sont pas homothétiques. Cela fait que le paramètre γ varie d’un ménage à un autre selon les niveaux de revenus.

Dans le cas ou les préférences ne sont pas homothétiques (qu’elles soient homogènes ou non), on ne peut prévoir aisément la direction de l’impact de cette variation marginale du prix d’un bien sur le niveau d’inégalité; il faut avoir plus d’information concernant la forme de la fonction d’utilité individuelle. Mais nous pouvons toujours conclure que suite à une augmentation marginale de prix du bien i, c’est le signe de (Gequation: 007251are027n.png) qui détermine la nature de l’impact de cette augmentation sur le niveau d’inégalité.

Comme nous l’avons mentionné auparavant, cette partie de notre étude cherche à analyser l’impact d’une variation marginale du prix d’un bien ou des revenus sur le niveau d’inégalité. Par analogie, les résultats dérivés dans cette partie peuvent être étendus à d’autres applications, comme par exemple l’analyse de l’impact d’une réforme fiscale sur le niveau d’inégalité de la distribution des niveaux de bien-être.

2. Application de l’approche marginale

2.1 La Pologne et la transition du début des années quatre-vingt-dix

L’Office National de la Statistique de la Pologne dispose d’une riche banque de données concernant les revenus et les dépenses des ménages. Depuis 1982, les divisions statistiques de l’Office se sont penchées sur la construction de cette base des données, qui repose sur la sélection d’échantillons représentatifs de tout le pays. La banque de données dont nous disposons pour faire cette application couvre la période de transition économique polonaise, soit du premier trimestre de 1989 au dernier trimestre de 1991[7].

Après plusieurs mois de préparation et de conditionnement de l’économie polonaise au nouveau système économique, l’application des réformes a débuté en date du 1er janvier 1990. Le gouvernement a alors procédé à l’élimination des subsides destinés aux consommateurs et aux producteurs, à l’élimination de la planification centrale, à la dévaluation du zloty et à la création d’un fonds de stabilisation[8], à la suppression de licences commerciales et de quotas ainsi qu’à l’introduction de plusieurs politiques favorisant la concurrence et l’installation d’entreprises étrangères. Le graphique 1 illustre l’évolution des prix durant l’entièreté de cette période de transition.

Graphique 1

Indices de prix pour différentes catégories de biens et services (1er trimestre de 1989 = 1)

Indices de prix pour différentes catégories de biens et services (1er trimestre de 1989 = 1)

forme: 007251aro001n.png Biens alimentaires

forme: 007251aro002n.png Alcool et tabac

forme: 007251aro003n.png Vêtements et chaussures

forme: 007251aro004n.png Domicile

forme: 007251aro005n.png Énergie électrique et combustible

Source : Araar (1998), p. 43.

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Pendant les deux premières semaines de l’application des réformes, le niveau moyen des prix a augmenté de 80 %. Cette augmentation brusque dans le niveau des prix s’explique par une libération totale des prix ainsi que par la mauvaise attente d’une augmentation continue dans le niveau des prix. Les fermiers polonais ont voulu retarder leurs ventes en anticipant que le niveau de prix de leurs produits allait continuer d’augmenter. Par contre, dès la troisième semaine, les prix des biens alimentaires ont commencé à baisser et les fermiers se sont déplacés eux-mêmes aux marchés pour vendre leurs produits directement aux consommateurs polonais. Après l’explosion des prix, enregistée au premier mois de 1990, le niveau d’inflation a pu être maîtrisé grâce aux politiques rigoureuses entreprises par le gouvernement. Ainsi, la moyenne du niveau d’inflation mensuelle enregistrée dans les dix derniers mois de 1990 n’a pas excédé les 4,8 %[9].

Deux facteurs principaux ont influencé négativement le niveau des salaires réels pendant le premier semestre de l’année 1990. Le premier est la hausse de niveau des prix dont nous avons déjà parlé. Le second est la politique salariale restrictive, qui a visé l’élimination d’une des sources principales de l’inflation. Celle-ci a consisté à appliquer un taux de taxation exorbitant sur les tranches de salaire dépassant un certain plancher défini selon la tâche du travailleur. Le niveau des salaires réels a diminué de plus du tiers entre le mois de décembre 1989 et celui de mars 1990[10] . La baisse du niveau des salaires réels fut en fait plus grande que les attentes du gouvernement . Cela a incité le gouvernement à abandonner cette politique de taxation salariale pour le second semestre de l’année 1990. Au début de l’année de 1991, le gouvernement fut contraint de l’appliquer à nouveau pour faire face à l’inflation. La chute du niveau des salaires réels était accompagnée aussi par l’apparition du chômage qui a pris plus d’ampleur dès le second semestre de 1990[11].

2.2 La direction de l’impact des changements de prix en Pologne durant la transition

Nous allons maintenant voir comment des variations marginales des prix des biens ont pu affecter le niveau d’inégalité en Pologne durant le quatrième trimestre de 1989 et aussi celui du quatrième trimestre de 1990. Nous utiliserons implicitement pour ce faire une fonction d’utilité de type Cobb-Douglas pour modéliser les préférences des ménages. Ce choix est justifié par le désir d’une représentation simple des préférences pour lequel les résultats sont valables peu importe le choix des prix de référence.

Pour étudier cet impact marginal, on suppose que la variation dans le prix des biens alimentaires, entre le quatrième trimestre de 1989 (1990) et le premier trimestre de 1990 (1991), représente la variation de référence. Notre application consiste alors à voir quel sera l’impact à la marge d’une augmentation de 1 % dans le prix des biens alimentaires combiné à des augmentations proportionnelles aux changements observés dans les prix des autres biens. Le tableau 1 montre l’impact total et partiel des augmentations marginales des prix sur le niveau d’inégalité. La première remarque que nous pouvons faire est que l’impact de l’augmentation marginale du prix d’un bien peut être positif comme c’est le cas pour les biens alimentaires et l’énergie électrique ou négatif pour les vêtements et chaussures, la culture, l’éducation et le tourisme. On peut remarquer aussi que ces augmentations marginales des prix ont tendance à diminuer le niveau d’inégalité pour les deux trimestres de 1989.4 et de 1990.4, de 0,06 % et de 0,004 % approximativement pour chaque augmentation de 1 % des prix des biens alimentaires.

Tableau 1

L’impact des variations marginales des prix sur le coefficient de Gini

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L’autre application que nous allons faire consiste à comparer les courbes de concentration de trois groupes de biens (plus précisément les courbes de concentration des γxi) avec celle de Lorenz pour le premier trimestre de 1990. Le graphique 2 montre les courbes de concentration de γxi pour trois biens, soit les biens alimentaires, l’alcool et le tabac et les vêtements et chaussures, et aussi la courbe de Lorenz des revenus équivalents. En se basant sur le résultat indiqué dans l’équation (13) et en comparant chacune des courbes de concentration à la courbe de Lorenz, on peut dire qu’une augmentation marginale dans le prix des biens alimentaires augmente le niveau d’inégalité (confirmé dans le tableau 1). Par contre, l’augmentation marginale dans le prix des vêtements et chaussures diminue ce niveau d’inégalité. Étant donné que la courbe de concentration de l’alcool et du tabac croise celle de Lorenz, on ne peut juger d’un impact non ambigu sur l’inégalité pour tous les indices respectant le principe bien connu des transferts.

Graphique 2

La courbe de Lorenz des revenus équivalents et les courbes de concentration pour le premier trimestre de 1990

La courbe de Lorenz des revenus équivalents et les courbes de concentration pour le premier trimestre de 1990

forme: 007251aro006n.png La courbe de Lorenz

forme: 007251aro007n.png Biens alimentaires

forme: 007251aro008n.png Alcool et tabac

forme: 007251aro009n.png Vêtements et chaussures

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Cette méthode, qui étudie l’impact des variations marginales des prix sur le niveau d’inégalité, ne peut être utilisée en présence de grandes variations des prix ou des revenus, car ces grandes variations peuvent engendrer une nouvelle répartition des individus selon leur niveau de bien-être. En conséquence, nous allons développer dans ce qui suit une autre méthode pour contourner ce problème et déterminer quel sera l’impact de grandes variations des prix et des revenus sur le coefficient de Gini.

3. L’impact de variations non marginales sur l’inégalité

Pour la décomposition de la variation du coefficient de Gini, qui survient à cause de variations non marginales des prix ou des revenus, nous allons appliquer la méthodologie suivante dans le but d’extraire les deux effets, soit l’effet prix et l’effet revenu sur le coefficient de Gini[12] :

ou

avec equation: 007251are030n.jpg qui indique le niveau d’inégalité dans la distribution des dépenses totales des individus de la période j évaluées aux prix prévalant dans la période i. Comme les deux équations (24) et (25) l’indiquent, pour voir quel est l’effet des variations des prix sur le coefficient de Gini, on calcule la différence entre deux coefficients de Gini, et cela, en utilisant soit les revenus de la période initiale comme revenu de référence, Y0, soit ceux de la période finale, Y1. De même, pour l’effet revenu, nous calculons la différence entre des coefficients de Gini pour Y1 et pour Y0 en utilisant soit les prix de référence de la période initiale P0, soit ceux de la finale P1.

En outre, une interprétation naturelle peut être donnée à la variation du revenu équivalent si on choisit le vecteur de prix de référence comme étant le vecteur de prix prévalant pendant la période 0 ou 1. Le choix du vecteur de prix de la période 0 comme vecteur de prix de référence nous donne le gain équivalent, EGh. Alternativement, choisir le vecteur de la période 1 comme vecteur de prix de référence nous donne le gain compensatoire, CGh. En un sens donc, l’équation (24) nous donne un effet revenu « compensatoire » sur l’inégalité, alors que l’équation (25) nous donne un effet revenu « équivalent » sur le Gini.

Le tableau 2 expose ces effets pour des variations entre quatre trimestres, soit le premier de 1989 et le quatrième de chacune des trois années de 1989 à 1991. En comparant les différents résultats exposés dans ce tableau, on remarque que la direction des effets sur le coefficient de Gini est la même, et cela quelle que soit la période de référence utilisée, initiale ou finale, pour la mesure de ces effets. Ceci est vrai à l’exception d’une seule comparaison pour l’effet prix entre le quatrième trimestre de 1989 et celui de 1990. Nous pouvons aussi, à partir des données exposées dans ce tableau, conclure que les variations des prix, entre le premier et le quatrième trimestre de 1989, ont augmenté significativement le niveau d’inégalité du bien-être. Inversement, les changements enregistrés dans les niveaux des revenus nominaux ont diminué le niveau d’inégalité. On peut faire un lien ici avec les augmentations salariales exorbitantes enregistrées à la fin de l’année 1989[13]. En contrepartie, les augmentations des prix ont défavorisé les individus à faibles revenus.

En effet, l’augmentation des prix des biens nécessaires a été plus élevée comparativement à celle des autres prix des biens, ce qui explique, en grande partie, cet impact négatif des prix entre le premier et le quatrième trimestre de 1989. En ce qui concerne l’impact des variations des prix pendant l’année 1990, cet impact demeure ambigu, car, comme nous l’avons indiqué précédemment, il n’existe aucune justification particulière permettant de choisir une ou l’autre des deux périodes pour désigner les prix de référence. Par contre, ces données indiquent que la contribution des variations des revenus dans le niveau d’inégalité était positive, et cela, à l’inverse de l’impact de 1989. Ceci s’explique principalement par la politique salariale appliquée au début de 1990. Celle-ci a consisté à appliquer un taux de taxation exorbitant sur les augmentations proportionnelles de salaire dépassant un certain plancher défini selon la tâche du travailleur. Le niveau des salaires réels a diminué de plus du tiers entre le mois de décembre 1989 et celui de mars 1990[14]. En ce qui concerne l’année 1991, on observe que la contribution des variations dans les revenus était négative tandis que celle des prix était positive.

4. La décomposition de la variation du bien-être en effet prix et effet revenu

Similairement à la méthodologie proposée dans la section précédente, et qui sert à la décomposition de la variation du coefficient de Gini, nous pouvons établir une autre méthode pour voir quel a été l’impact des variations des prix et des revenus sur le niveau de bien-être social. Il est clair ici que cet impact sera aussi influencé par le choix de la fonction d’utilité sociale. Ainsi, si la fonction d’utilité sociale est insensible au niveau de l’inégalité, l’impact des variations des prix et des revenus sur le niveau du bien-être est le même que celui sur la moyenne des revenus équivalents[15]. Nous avons alors :

Tableau 2

La décomposition de forme: 007251aro010n.png en effet prix et effet revenu

La décomposition de en effet prix et effet revenu

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D’une manière générale, si le niveau d’inégalité mesuré par le coefficient de Gini rentre dans l’évaluation de la fonction du bien-être social et que nous choisissons la première méthode de décomposition, nous pouvons écrire ce qui suit[16] :

La deuxième méthode de décomposition s’obtient de manière analogue. Notons que pour dégager l’effet prix ou revenu, la période de référence pour l’autre variable peut être la période initiale ou finale. Toutefois, si les deux choix donnent des résultats similaires, cela suggère un impact non ambigu des variations des prix et des revenus sur le niveau de bien-être. Le tableau 3 expose les effets des variations des prix et des revenus sur le niveau du bien-être. Rappelons que l’indice d’inégalité utilisé dans ces calculs est le coefficient de Gini. À partir des données exposées dans ce tableau, nous remarquons que les deux effets étaient opposés. Ainsi, l’effet négatif des prix s’explique par l’inflation qui était toujours positive pendant toute cette période de transition. En contrepartie, l’effet positif des revenus indique l’augmentation importante des revenus nominaux tout au long de cette période de transition.

Conclusion

Selon la théorie du consommateur, deux composantes principales déterminent le niveau de bien-être des ménages, et ainsi le niveau du bien-être social. Ce sont, d’une part, le revenu du ménage et, d’autre part, les prix des différents types de biens et services. Il s’avère très utile d’identifier la contribution de chacune de ces deux composantes dans les variations du niveau de bien-être enregistrées durant la période de transition en Pologne.

La décomposition de la variation du niveau de bien-être en effet prix et en effet revenu confirme que chacune de ces deux composantes a contribué largement aux fluctuations observées dans le niveau de bien-être durant la période de transition en Pologne. De plus, la décomposition du coefficient de Gini en effet prix et en effet revenu montre que la grande baisse de son niveau entre le premier et le quatrième trimestre de 1989 est due principalement aux grandes augmentations des revenus nominaux des ménages polonais en 1989. Cet effet revenu a contribué positivement au niveau d’inégalité en 1990 et négativement en 1991.

Tableau 3

La décomposition de ΔW en effet prix et effet revenu

La décomposition de ΔW en effet prix et effet revenu

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Les développements théoriques présentés dans cet article visent principalement à étudier l’impact des variations des prix et des revenus sur le niveau d’inégalité mesuré par le coefficient de Gini ainsi que sur le niveau de bien-être social. Plusieurs résultats ont été trouvés à partir de ces investigations théoriques.

On peut tout d’abord conclure que le choix du type de fonction d’utilité pour représenter les préférences des ménages peut être décisif dans la détermination de l’impact de la variation du prix d’un bien sur le niveau d’inégalité. Plus précisément, on peut affirmer que cet impact sera nul si les préférences sont homogènes (tous les ménages ont les mêmes préférences) et que la fonction d’utilité est homothétique.

Dans un autre cas, si les préférences des ménages sont hétérogènes et représentées par une fonction d’utilité homothétique, on peut affirmer que l’augmentation marginale du prix d’un bien largement consommé par les pauvres augmente nécessairement le niveau d’inégalité, quelque soit le choix du prix de référence. Par contre, si les préférences ne sont pas homothétiques, c’est la différence entre le coefficient de Gini et celui de concentration des γxi (la consommation fois l’utilité marginale du revenu) qui détermine la nature de l’impact d’une augmentation marginale du prix du bien i sur le niveau d’inégalité.

Finalement, on peut dire que ces résultats sont d’autant plus intéressants qu’ils sont plutôt d’ordre général. Nous pensons aussi qu’il existe plusieurs extensions à cette recherche, comme par exemple l’analyse de l’impact des variations des prix et des revenus sur d’autres mesures d’inégalité ou l’application de ces résultats à la recherche d’une réduction de l’inégalité par le biais d’une taxation appropriée des biens et des services.