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Introduction

« Il n’y aurait aucune exagération à dire que le point de départ de la théorie sociale – et sa seule raison d’être – est la découverte qu’il existe des structures ordonnées, qui sont le résultat des actions d’hommes nombreux mais ne sont pas le résultat d’un dessein humain. » (Hayek, 1980b [1973] : 43). L’analyse de Hayek s’oppose vigoureusement aux conceptions téléologiques du social, selon lesquelles un ordre social peut être érigé en suivant un projet ou un dessein rationnel. Pour lui, au contraire, l’ordre social, et particulièrement l’ordre social bénéfique, a mûri progressivement et les idées d’évolution et d’ordre spontané sont des « idées jumelles ». Selon Hayek, la théorie de l’évolution trouve son origine non dans la biologie, mais dans les analyses des philosophes écossais du XVIIIe siècle, tels Mandeville, Hume, Ferguson, Smith, concernant la formation de la morale, du droit, du langage et de la monnaie (Hayek, 1967b; 1980 [1973] : 26; 1993 [1988] : 199-200). Mais il revient à l’autrichien Carl Menger d’avoir procédé à un réexamen systématique du « problème de la formation spontanée des institutions » (Hayek, 1980 [1973] : 26; voir aussi 1993 [1988] : 97). Revendiquant l’héritage philosophique des « lumières écossaises » et s’inscrivant dans la continuité de la problématique mengérienne, Hayek construit son programme de recherche, qui comporte une visée institutionnaliste, autour de la question posée par Menger dès 1883 dans son ouvrage sur les méthodes des sciences sociales : « La question de savoir comment il est possible que les institutions qui servent le bien-être commun et sont les plus importantes pour son développement émergent sans qu’une volonté commune vise à leur création est peut-être le problème le plus significatif des sciences sociales » (Menger cité par Hayek, 1952 : 146-147). Hayek assigne ainsi à l’économie en tant que science théorique un double objectif : expliquer d’une part l’origine et l’émergence des règles et des institutions; d’autre part, rendre compte de la transformation et du changement de ces mêmes règles et institutions. Récusant la dichotomie entre le « naturel » (physei) et l’« artificiel » (nomo ou thesei) qui remonte à l’Antiquité et qui empêcherait toute véritable analyse du social, Hayek met en avant l’idée que le propre du social serait, en effet, d’être un produit de l’action humaine – produit qu’on aurait tort de considérer comme naturel – sans avoir pour autant un caractère artificiel, puisqu’il ne s’agit nullement du résultat d’un acte intentionnellement pensé et voulu. La thèse selon laquelle l’ordre social est un « Kosmos moral et politique, résultat d’un processus d’évolution et non d’un dessein » (Hayek, 1978 : 266) constitue la pierre angulaire de toute la construction théorique de Hayek.

Même si Hayek représente sans doute à l’heure actuelle la formulation la plus élaborée et la plus achevée d’une théorie de l’évolutionnisme culturel, celle-ci ne va pas sans poser de problèmes. Des études se sont d’ailleurs efforcées de faire ressortir un certain nombre de failles théoriques dans l’évolutionnisme hayékien (par exemple, Vanberg, 1986; Paul, 1988; Hodgson, 1991; Ege, 1992). Ainsi Vanberg (1986) montre que le processus évolutionniste hayékien comporte deux niveaux d’explication contradictoires, un niveau d’explication de nature individualiste, centré sur le processus d’apprentissage individuel des règles par imitation ou par essai et erreur, et un autre niveau de nature plutôt holiste, se référant à la notion de sélection des groupes. Hodgson (1993 : 161 et 179-180) soutient au contraire que l’objectif de Hayek est de rendre compte dans les termes de l’individualisme méthodologique de l’émergence d’un ordre stable et durable, l’ordre du marché. Dans cette perspective, sa conception de l’évolution et de l’ordre spontané ne peut se développer que selon les schémas de l’ontogenèse. Il ne s’agit donc pas de n’importe quel type d’évolution. L’ordre spontané et l’évolution ontogénétique sont chez Hayek des « idées jumelles » (Hodgson, 1993 : 180]. Quant à Paul (1988) et Ege (1992), ils soulignent l’usage ambigu par Hayek du concept d’ordre spontané. D’une part, l’ordre spontané, comme conséquence inintentionnelle des actions individuelles obéissant à un système de règles abstraites adoptées sans l’intervention d’une autorité extérieure, s’applique dans ses analyses au développement de toutes les sociétés. D’autre part, il désigne l’ordre de la catallaxie; le marché devient alors le modèle générique de la sélection de l’institution la plus favorable au regard du critère de survie et de prospérité du groupe.

L’objet de notre travail est de proposer une manière de lever la dualité ou la contradiction mise en évidence par les commentateurs dans la théorie hayékienne de l’évolution. Hayek distingue, il est vrai, deux niveaux de sélection, la sélection des règles abstraites d’action et la sélection des ordres sociaux (1962 : 467). La spontanéité au niveau des règles abstraites est une condition de possibilité à la réalisation d’un second type de spontanéité, celui du fonctionnement même de l’ordre social. Il nous semble cependant que la conception hayékienne de l’évolution n’est ni individualiste ni holiste. Les deux niveaux de sélection sont étroitement imbriqués et interagissent l’un sur l’autre. En effet, les individus produisent sans le savoir des règles d’action grâce à l’existence de schèmes cognitifs incorporés dans l’esprit humain. Ces règles d’action permettent aux individus de résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés dans un environnement donné. Or, ces schèmes portent eux-mêmes la marque du social, de la tradition et de l’histoire collective. Pour Hayek, un système de règles d’action n’est rien d’autre que la mise en oeuvre de savoirs pratiques, de règles inconscientes souvent représentées comme des coutumes ou des habitudes (1980b [1973] : 91). Les schèmes de percep­tion et d’action sont bien le produit de l’histoire mais c’est aussi par leur médiation que le dépôt des expériences passées est activé et se convertit en propension ou disposition à agir dans l’avenir. Les règles d’action individuelle produisent un ordre social qui à son tour modèle ces actions. Il s’agit donc bien chez Hayek d’une logique de causalité circulaire, d’une boucle de rétroaction, et non d’une causalité unilatérale comme dans le cas de l’individualisme méthodologique (des parties au tout) et du holisme méthodologique (du tout aux parties). Mais si cette présentation restitue une certaine cohérence à la théorie hayékienne de l’évolution, elle n’accroît pas pour autant son pouvoir explicatif. Autrement dit, elle ne gomme pas les difficultés inhérentes à l’évolutionnisme comme mode d’explication de la transformation des ordres sociaux. Plus précisément, nous montrerons que Hayek ne réussit pas à endogénéiser les règles sociales, c’est-à-dire à expliquer et intégrer dans une analyse purement évolutionniste le phénomène institutionnel, et donc à prendre en compte réellement la transformation institutionnelle et historique des réalités économiques. Le problème des origines des institutions se pose toujours. La cohérence de l’analyse exige en effet de faire intervenir un référent extérieur, qui est à la fois nécessaire à l’efficacité des systèmes de règles et indispensable au bon fonctionnement de l’ordre social. Nous soulignerons à cette occasion la place ambiguë accordée à l’État dans les analyses de Hayek.

1. Deux niveaux de sélection et leur articulation

L’unité de sélection dans la théorie hayékienne de l’évolution porte dans un premier temps non plus sur les individus eux-mêmes ou sur les gènes comme en biologie mais sur les règles individuelles de comportement. Ce processus de sélection évolutive permet à Hayek d’expliquer l’origine, l’émergence ou la naissance de systèmes de règles abstraites guidant le comportement des individus ainsi que leur maintien et leur stabilité. Il met alors en place un schéma explicatif de nature plutôt psychocognitive par le biais des schèmes de perception et d’action. À côté de ce processus d’évolution, on trouve un autre type d’évolution, qui met en oeuvre une notion clef, celle de sélection des groupes. Ce processus d’évolution est d’une importance cruciale puisque c’est à ce niveau que se jouent la dialectique entre les règles individuelles et les règles collectives, les changements ou les transformations des différents ordres sociaux.

Par ailleurs, Hayek (1980b [1973] : 27; 1993 [1988] : 36-38) souligne à maintes reprises la distinction nécessaire entre évolution culturelle et évolution biologique, et son hostilité au darwinisme social. Dans l’évolution culturelle, la sélection opère directement sur des règles apprises et transmises alors que l’évolution biologique opère sur des règles (ou caractéristiques) innées. De surcroît, l’évolution culturelle se forme non pas par la transmission des caractéristiques des parents biologiques uniquement, mais par la transmission des caractéristiques d’une multitude de parents[1].

1.1 Règles individuelles, « histoire conjecturale » et sélection évolutive des règles

Les individus sont dotés, selon Hayek, de schèmes (patterns) ou de systèmes de règles qui gouvernent leur perception du monde extérieur et leur permettent de produire différents modèles d’action. Ces règles sont abstraites, largement tacites, et échappent la plupart du temps à toute activité consciente. Ces règles sont transmises (et apprises) dans les interactions individuelles; elles évoluent en rapport avec l’ordre général qu’elles définissent. Ces derniers points, qui représentent l’évolution des règles, seront abordés dans un second temps. Concentrons-nous, pour l’instant, sur cette notion de règles abstraites, conçues comme l’élément premier, explicatif de toute perception, de tout jugement individuel, de toute action[2].

1.1.1 La perception et l’action gouvernées par des règles individuelles abstraites, largement tacites

Pour Hayek, les règles abstraites préexistent à toute perception de la variété qualitative du monde et à toute expérience concrète. C’est en ce sens qu’il faut parler d’une « primauté de l’abstrait », formule à interpréter dans un sens non pas génétique, mais causal; c’est-à-dire « en référence à ce qui, dans une explication des phénomènes mentaux, doit venir en premier et peut être utilisé pour expliquer le reste » (Hayek, 1978 : 36). Les détails du monde concret que nous percevons subjectivement ne sont ainsi, pour Hayek, « que le produit d’abstractions que le cerveau doit préalablement posséder de manière à être capable d’expérimenter des sensations, des perceptions ou des images particulières » (Hayek, 1978 : 37).

Il faut donc renverser la conception traditionnelle qui veut que l’esprit découvre l’abstraction et des règles (ou régularités) abstraites à partir de la perception préalable du concret. C’est, à l’inverse, la combinaison d’un ensemble de règles abstraites qui permet de percevoir le concret et de produire les détails et les particularités, au moyen d’un processus que Hayek nomme « spécification par superposition » (specification by superimposition) : « Nous devons regarder ce que nous appelons esprit comme un système de règles d’action abstraites (chaque “ règle ” définissant une classe d’actions), lesquelles déterminent chaque action par une combinaison d’un certain nombre de ces règles »[3].

Les différentes actions concrètes des individus sont de la même façon spécifiées par superposition de plusieurs règles abstraites ou dispositions, « lesquelles font qu’un organisme est conduit à répondre à une certaine sorte de stimuli, non par une réponse particulière, mais par une réponse d’un certain genre » (Hayek, 1978 : 40). C’est l’effet joint de nombreuses dispositions préexistantes de l’organisme, qui conduit à l’exécution d’un mouvement ou d’une action particulière, c’est-à-dire à la sélection parmi les multiples formes concrètes possibles, de celle qui est la plus adaptée à la situation. Cette primauté de l’abstrait n’est d’ailleurs pas une spécificité humaine, mais plutôt un résultat de l’évolution, où l’être humain est situé en continuité des autres organismes et plus spécifiquement du règne animal[4].

Les règles abstraites qui gouvernent l’activité individuelle sont souvent par ailleurs tacites et suivies de manière inconsciente; elles sont alors cachées et échappent éventuellement à toute expression et toute description au moyen du lan­gage. Il faut en effet distinguer entre « suivre des règles de conduite » et « connaître quelque chose » : « L’habitude de suivre des règles de conduite est une capacité complètement différente de la connaissance de ce que les actions que l’on mène auront un certain type d’effets. Elle devrait être vue pour ce qu’elle est : l’aptitude à se couler soi-même dans – ou de s’aligner sur – un modèle dont on a à peine conscience qu’il existe et dont on ne connaît presque pas les ramifications » (Hayek, 1993 [1988] : 109). Hayek cite ici Gilbert Ryle, et sa distinction entre le « savoir comment » (know how) et le « savoir que » (know that). « Le “ savoir comment ” [know how] consiste dans la capacité à agir en accord avec certaines règles que nous sommes capables de découvrir mais qu’il n’est pas nécessaire de spécifier afin de leur obéir » (Hayek, 1962 : 322). Hayek s’appuie aussi sur Michaël Polanyi et son analyse des savoir-faire (skills) et de leur dimension tacite. Les performances les plus habiles sont effectuées à travers l’observation d’un ensemble de règles qui ne sont en général pas connues en tant que telles par la personne les suivant, etc.

Cela conduit tout naturellement à rejeter la conception traditionnelle qui place en premier l’activité consciente de la raison et considère comme secondes et inférieures (sub-conscious) les conduites habituelles les plus machinales, conduites réglées pourtant, même si nous n’en avons pas toujours conscience. Il faut au contrai­re considérer que des règles abstraites (et tacites) commandent aussi au raison­nement et à l’activité mentale consciente des individus; ces règles sont supraconscientes (supra-conscious). Hayek critique ainsi le rationalisme cartésien (et chez les économistes, la tradition walrasienne), c’est-à-dire l’idée que « la raison consciente devrait déterminer chaque action particulière »[5]. Car l’abstraction « est une caractéristique présente dans tous les processus qui déterminent l’action, bien avant qu’ils n’apparaissent dans la pensée consciente ou qu’ils ne se traduisent dans le langage »[6].

Les schèmes et règles abstraites qui gouvernent l’entendement ou l’action humaine des individus ne sont cependant ni innés (en totalité du moins), ni une simple mémorisation de différentes observations et expériences particulières vécues par les individus. Il y a là au contraire la marque d’un héritage culturel, collectif. « Une part majeure de la connaissance – et je confesse qu’il m’a fallu du temps pour le reconnaître – n’est pas le fruit de l’expérience immédiate ou de l’observation, mais celui d’un processus continu d’examen minutieux de la tradition apprise, ce qui suppose que les individus acceptent et respectent des traditions morales qui ne sont pas justifiables selon les critères des théories traditionnelles de la rationalité » (Hayek, 1993 [1988] :104-105).

Les règles abstraites qui guident les actions individuelles sont, partiellement ou en totalité, tacites; elles sont quelquefois suivies inconsciemment. Comment alors peuvent-elles être reconnues et apprises? Comment peuvent-elles, tout en étant apprises, rester tacites, « n’étant connues par personne, mais comprises de tous » (Hayek, 1962 : 324)? Hayek évoque ici des processus d’apprentissage par imitation et s’appuie, là encore, sur l’exemple des savoir-faire (skills) et parti­culièrement sur l’acquisition de savoir-faire gestuels. La simple observation et imitation d’un geste permettent la transmission globale de règles abstraites sous-jacentes, sans qu’il soit pour autant nécessaire de décomposer analytiquement (ou d’exprimer au moyen du langage) les différents éléments constitutifs du geste. Cette transmission est d’ailleurs presque immédiate si les individus sont suffisamment proches l’un de l’autre dans leurs dextérités respectives. La possibilité d’une copie-mimétique repose là encore sur la « primauté de l’abstrait » et l’existence d’une capacité cognitive à établir des correspondances entre des schémas de mouvements perçus selon des modalités différentes, à identifier donc le geste observé à ses propres dispositions ou propensions gestuelles.

Hayek préfère parler de schèmes ou de règles abstraites plutôt que de « coutumes » ou « d’habitudes »; mais cela ne signifie pas pour autant qu’il rejette l’idée que les règles individuelles aient aussi un caractère collectif ou « social ». Les termes « coutumes » et « habitudes » sont simplement pour Hayek trop évocateurs d’actions spécifiques ou particulières. Les processus d’imitation expliquent que les schèmes individuels les plus abstraits puissent se diffuser largement, au gré de l’évolution, et constituer ainsi une tradition morale et culturelle solide, commune à un certain nombre d’hommes. Les conduites individuelles pratiques sont ainsi en permanence encadrées, – que les individus en soient ou non conscients –, par de nombreuses règles héritées d’une tradition, règles qui commandent de manière impérative tel ou tel comportement, qui offrent aux hommes les sentiers bien ordonnés des solutions toutes faites (routine ways), ou – plus généralement – leur interdisent au contraire telle ou telle alternative. Ainsi sont limitées les possibilités entre lesquelles un choix peut éventuellement être réalisé de manière délibérative et consciente. C’est ici que l’approche cognitive hayékienne des conduites et des actions devient institutionnaliste : les schèmes, les règles et les régularités communes à un certain nombre d’homme vivant en société, c’est-à-dire dans un certain ordre social, sont des institutions. Ce qui nous conduit à aborder le développement des règles abstraites, où les « institutions » et les « ordres » sont au coeur de l’analyse.

1.1.2 Le développement et la formation des règles abstraites

Comprendre la manière dont l’ordre social existe et se maintient, et en parti­culier la manière dont spontanément, les actions individuelles peuvent se coordonner et donner naissance à un ordre ou une structure stable est sans aucun doute pour Hayek la question théorique la plus importante de toute la science sociale. Rien ne garantit en effet a priori que les différentes actions individuelles issues des différents systèmes de règles de conduite des individus soient ajustées et coordonnées de telle manière qu’il en résulte un ordre social stable; rien ne garantit que ces actions ne conduisent pas au chaos.

Il faut, dit Hayek, « distinguer entre les systèmes de règles de conduite qui gouvernent les membres individuels d’un groupe (ou les éléments de n’importe quel ordre) d’un côté, et l’ordre ou la structure des actions qui en résulte pour le groupe pris comme un tout. (...) Pour la compréhension des sociétés animales ou humaines, la distinction est particulièrement importante puisque la transmission génétique (et, dans une large mesure, culturelle aussi) des règles de conduite s’effec­tue d’individus à individus, alors que ce qu’on doit appeler la sélection naturelle des règles opérera sur la base de la plus ou moins grande efficience de l’ordre qui en résulte pour le groupe » (Hayek, 1967a : 66-67, souligné par nous).

On est donc conduit à envisager tout d’abord comment Hayek traite de l’ordre dans ses caractères généraux (et plus particulièrement des ordres spontanés), pour ensuite seulement parler de son émergence, c’est-à-dire des processus évolutifs qui transforment un certain nombre de règles abstraites en héritage culturel.

Hayek combat avec la plus grande énergie l’idée que l’ordre social puisse être un « ordre construit », c’est-à-dire élaboré de toutes pièces par un cerveau pensant, ou, pour parler autrement, que la société puisse être assimilée ou représentée par un cerveau ou un super-cerveau[7]. Que l’ordre social soit toujours formé spontanément par évolution, est en effet la pierre angulaire de toute la construction théorique hayékienne. L’ordre spontané du marché n’est cependant pour lui qu’un exemple particulier d’un principe plus général, dont on peut trouver des exemples en physique, en biologie, ou dans d’autres domaines. Le trait spécifique que tous ces ordres spontanés ont alors en commun est le fait d’être le résultat de l’interaction d’une multitude d’éléments qui, dans leurs réponses à des environnements particuliers, sont gouvernés par un certain nombre de règles générales abstraites.

De telles règles abstraites, issues de l’évolution, sont cruciales pour définir le caractère de l’ordre. Survivantes d’un long processus d’essais et d’erreurs, elles assurent le maintien et la permanence de l’ordre spontané. Abstraites, elles couvrent un grand nombre de situations particulières et s’imposent aux individus sans que ceux-ci en soient obligatoirement conscients; elles sont largement prélinguistiques (tacites). C’est à propos de l’économie et du marché, l’image de la « main invisible » (Gray, 1986 : 33-34).

Ici encore, la société humaine est placée, comme société plus complexe et plus développée, en continuité des différentes sociétés animales, et le « culturel » (ou le « social ») en continuité (et non en opposition) avec le « naturel ». Le caractère tacite et abstrait des schèmes cognitifs gouvernant la conduite fonde cette continuité. Hayek fait souvent référence à l’éthologie, dont, « la théorie sociale a beaucoup à apprendre » (Hayek, 1980b [1973] : 89). « Des ordres sociaux reposant sur des systèmes fort complexes de telles règles de conduite, nous en trouvons même parmi les animaux placés très bas dans l’échelle de l’évolution. » (Hayek, 1980b [1973] : 90). Ces règles sont pour partie innées, pour partie apprises. Mais, qu’elles soient héritées génétiquement ou apprises par observation et imitation importe peu, le point clef ici est le fait que l’évolution sélective a progressivement crée un « ordre de paix », délimitant des territoires, des « propriétés », établissant des ordres de prééminence, etc. Aussi, nous dit Hayek, les expressions de la littérature éthologique sur les « droits de propriété » de tel ou tel animal ne peuvent être considérées comme « simplement métaphoriques »[8].

La « primauté de l’abstrait » et le caractère largement tacite des règles de conduite permettent d’établir comme continuité ce qui pourrait être pensé (et l’est la plupart du temps) sur le mode de la rupture ou du saut. Les organismes vivants les plus élémentaires, les animaux (plus ou moins inférieurs ou supérieurs), les enfants, les hommes adultes sont rangés sur une même échelle (évolutive); il en est de même des sociétés (« préhumaines » ou « humaines primitives », etc.). L’évo­lu­tion ici, avec ses « niveaux » et ses « degrés », est envisagée comme un développement progressif, qui graduellement différencie l’homme de l’animal et les sociétés humaines des sociétés animales. La continuité cependant l’emporte, à l’inverse d’une conception où l’apparition du langage, ou de n’importe quelle autre institution humaine, serait pensée comme une nouveauté radicale, constitutive d’une forme de rupture modifiant profondément la formation (ou la perception) des règles, et faisant ainsi de l’homme (homo sapiens) une créature animale en quelque sorte unique et tout à fait à part.

Pour Hayek, l’ensemble des schèmes cognitifs abstraits qui gouvernent le comportement individuel (c’est-à-dire « l’esprit ») se forme dans un processus d’adaptation progressive des différentes conduites individuelles à un environnement physique et social donné. Esprit et société, individu et ordre sont donc les résultats d’une même coévolution : « L’esprit ne fabrique point tant des règles qu’il ne se compose de règles pour l’action; c’est-à-dire d’un complexe de règles qu’il n’a pas faites mais qui ont fini par gouverner l’action des individus parce que, lorsqu’ils les appliquaient, leurs actions s’avéraient plus efficaces, mieux réussies que celles d’individus ou de groupes concurrents. [Ces règles] se sont épanouies parce que les groupes qui les pratiquaient prospéraient davantage que les autres et les refoulaient » (Hayek, 1980b [1973] : 21).

Si Hayek fait parfois allusion à une sélection interindividuelle des règles, – les individus retenant les règles de conduite qui assurent leur propre survie ou leur sont bénéfiques à eux personnellement –, il privilégie plutôt une sélection des règles dans leur rapport à l’ordre social tout entier. Les processus d’essais et d’erreurs et de décantation constituent progressivement, comme autant de strates successives, un ensemble cohérent de normes, valeurs morales, etc., lesquelles, incorporées dans les psychismes individuels sous forme de schémas de comportement commun, assurent automatiquement, dans une société complexe, l’ajustement mutuel des actions. Ce processus de sélection conduit soit à une augmentation, soit à une diminution de l’efficience du groupe auquel appartient l’individu (et donc de l’ordre social de ce groupe), ceci dans un certain environnement; Hayek renvoie ainsi à la sélection des groupes[9] : « Les propriétés des individus qui sont significatives pour l’existence et la préservation du groupe, et par là même, pour l’existence et la préservation des individus eux-mêmes, sont façonnées par la sélection de ceux des individus vivant dans le groupe, qui à chaque stade de l’évolution du groupe tendaient à agir en accord avec des règles telles qu’elles ont rendu le groupe plus efficient » (Hayek, 1967a : 72).

On a donc affaire à une sélection naturelle des règles abstraites qui n’opère (et n’est compréhensible) que dans son rapport au tout, à l’ordre social lui-même, et, c’est uniquement l’articulation, correcte ou non, d’une nouvelle règle particulière avec l’ordre préexistant qui détermine sa sélection ou son rejet. Ainsi se constituent peu à peu et spontanément la coordination et l’ajustement des différentes actions individuelles et l’ensemble des règles (ou régularités) qui définissent un ordre social complexe.

Hayek est alors conduit à accepter une sorte d’inversion de la relation entre la cause et l’effet. Et, si les structures du tout (l’ordre) sont bien à tout moment les résultats des actions des différentes parties (les individus), ces règles n’existent à leur tour que parce qu’elles permettent à l’ordre de se maintenir et de se développer. La « cause finale » de l’existence des règles est donc l’ordre lui-même, son émergence et sa persistance, et un certain type d’explication « téléologique » est alors tout à fait admissible « aussi longtemps qu’elle n’implique pas le dessein d’un fabricant » (Hayek, 1967a : 77). Hayek met ainsi en avant un argument de type fonctionnaliste puisque la sélection des règles ne se fait que par rapport au tout et à l’efficience du groupe en tant que tel.

Retracer en détail le fonctionnement d’un ordre social complexe ou son processus d’émergence par sélection est, selon Hayek, « une affaire hautement complexe ». On doit bien souvent ici se contenter « d’explications de principe » qui relèvent de ce que la philosophie écossaise du XVIIIe siècle désignait comme de «  l’histoire conjecturale » (Hayek, 1967a : 75; 1993 [1988] : 97). Il s’agit de construire un récit, une histoire, comprenant différentes étapes s’enchaînant successivement et logiquement, la dernière étant constituée du phénomène à expliquer, et l’ensemble conforme à la formule de Ferguson. On a là « la reconstruction d’une sorte de processus hypothétique qui peut n’avoir jamais été observé mais qui, s’il avait existé, aurait produit les phénomènes de même genre que ceux que nous observons » (Hayek, 1967a : 75). C’est alors une explication génétique des phénomènes, en termes de « main invisible », comme celle que Menger (1892) donne de l’origine de la monnaie.

1.2 Sélection des groupes et formation des ordres sociaux spontanés

Selon Vanberg (1986), Hayek mobilise la notion de sélection de groupes en raison des limites relatives à l’argumentation en termes de « main invisible ». Il est difficile d’expliquer que toutes les règles qui sont bénéfiques à l’ensemble de la société résulteraient simplement de la poursuite par les individus de leurs propres avantages. En effet, certaines règles ne peuvent émerger et être renforcées spon­tanément, sauf sous certaines conditions très restrictives. Hayek est lui-même conscient de ce problème. La formation des règles gouvernant les interactions sociales nécessite plutôt une explication tenant compte à la fois des interactions entre le tout, les parties et l’environnement : « L’ordre d’ensemble des actions dans un groupe est sous deux rapports plus que la totalité des régularités observables dans les actions des individus et ne peut être totalement réduites à celles-ci. Et ceci, non seulement dans le sens trivial où un tout est plus que la simple somme des parties mais présuppose aussi que ces éléments soient reliés les uns aux autres de manière particulière. C’est encore plus, parce qu’on ne peut rendre compte pleinement de l’existence de ces relations qui sont essentielles pour l’existence du tout en considérant les interactions des différentes parties, mais seulement en prenant aussi en compte à la fois les interactions du tout et des parties individuelles avec le monde extérieur » (Hayek, 1967 a : 70-71).

L’existence de structures ordonnées dépend du comportement des parties mais celles-ci agissent de manière à préserver le tout parce que la préservation du tout constitue une contrainte à l’action des parties. Comme on l’a vu, deux processus de sélection sont à l’oeuvre dans l’analyse de Hayek : le premier processus de sélection porte sur les « règles de juste conduite », les règles abstraites d’action. Celles-ci sont alors générées par le jeu des imitations individuelles et d’expérimentation par essais et erreurs. Le deuxième processus de sélection fait référence à la notion de concurrence entre groupes et dépend du succès du groupe en tant que tel. Les règles et les pratiques sont sélectionnées en fonction des avantages qu’elles confèrent aux divers groupes qui les adoptent. Elles sont ensuite diffusées, transmises, développées et valorisées au sein du groupe selon la réussite du groupe. Mais cette « réussite, précise Hayek, n’était pas le plus souvent de procurer un avantage discernable à l’individu qui agissait, mais plutôt d’accroître les chances de survie du groupe auquel il appartenait » (Hayek, 1980b [1973] : 20; 1967a : 68).

La logique de sélection à l’échelle des groupes est surtout expliquée dans le dernier ouvrage de Hayek, The Fatal Conceit, mais elle est déjà présente dans un article de 1967 (Hayek, 1967a), dont le sous-titre est « les interrelations entre les règles de conduite individuelle et l’ordre social des actions ». Cet article éclaire la dialectique qui se noue selon Hayek entre le comportement des individus et l’ordre social qui en résulte pour le groupe considéré comme un tout. Les individus obéissent au système des règles abstraites et agissent de manière à assurer la survie du groupe et à le rendre plus efficace, car la survie de chaque individu en est également tributaire.

La sélection de règles nouvelles dépend de plusieurs paramètres : le système de règles existantes et le type d’environnement. Ainsi une nouvelle règle ne sera valorisée par le groupe que si elle n’entre pas en contradiction avec le système de règles en vigueur et n’induit pas un comportement néfaste pour l’existence du groupe, compte tenu du type d’environnement auquel fait face celui-ci. Il n’y a donc pas de place chez Hayek pour un comportement déviant. Un système de sanctions (expulsion hors du groupe) peut être envisagé pour obliger chaque membre à suivre les règles qui prévalent à l’intérieur du groupe. Mais, en réalité, nous dit Hayek, le respect des règles abstraites donne une certaine régularité aux actions humaines et permet la prévisibilité du comportement individuel indispensable à l’émergence d’un ordre stable; personne donc n’a intérêt à transgresser les règles générales de conduite (Hayek, 1967a : 79-81), qui sont l’expression des adaptations successives du groupe aux situations d’incertitude auxquelles l’individu a été confronté. Elles permettent en outre aux hommes de vaincre « l’ignorance [qui] est la racine du problème central de tout ordre social » (Hayek, 1980b [1973] : 14) en utilisant au mieux l’information dispersée dans la société[10]. La transgression éventuelle de ces règles de conduite fait au contraire entrer l’individu dans un « monde inconnu »[11]. C’est cette combinaison de processus de feed-back positif et de feed-back négatif qui permet à Hayek d’expliquer l’ajustement des actions individuelles et l’avènement de nouveaux ordres sociaux (Garrouste, 1994).

Les individus adoptent les règles qui s’avèrent bénéfiques à l’échelle du groupe. Leurs actions sont conditionnées par la survie du groupe. La concurrence entre les groupes fait alors émerger les systèmes de règles abstraites efficaces qui s’imposent et se diffusent au travers d’un processus d’imitation et de transmission d’habitudes acquises. Les sociétés les plus efficaces sont celles qui savent le mieux s’adapter aux divers contextes et assurer par là même leur survie. La survie du groupe, critère de sélection à l’oeuvre dans l’évolution culturelle, s’évalue en fonction de nombreux indicateurs : le nombre de vies humaines, la richesse, le bien-être de la population, etc.[12]. Le groupe qui a adopté les règles les plus efficaces s’accroît en nombre, prospère et élimine à terme les autres groupes rivaux. Ces derniers, pour survivre, tendront à imiter les règles qui concourent à la formation d’un ordre efficace des actions. Ces règles s’étendent alors à l’ensemble des groupes et sont retransmises de générations en générations sous forme de valeurs et de normes à respecter.

Le programme de recherche sur les institutions, tracé par Menger, et repris par Hayek, comporte des difficultés théoriques importantes : le hasard de l’apparition des innovations et la sélection dans l’interaction assurent-ils que les règles sélectionnées sont les meilleures? Comment et à quelles conditions? Comment les insti­tutions les plus utiles surgissent-elles sans que les hommes le veuillent vraiment? En recourant à la notion de « sélection des groupes » qui concilie le « bénéfice social » et les comportements individuels, Hayek surmonte partiellement ces difficultés. La plupart des informations utilisées et transmises dans une culture sont encastrées dans des structures sociales et organisationnelles spécifiques. Leur existence et leur diffusion en dépendent fortement. Ces connaissances, tacites, ne peuvent être exprimées et verbalisées. Elles se révèlent seulement dans les pratiques interactives des membres du groupe. Elles sont apprises et transmises uniquement dans un contexte de groupe.

1.3 L’articulation entre les deux niveaux de sélection

L’articulation entre les deux niveaux de sélection chez Hayek peut être exprimée par l’idée de « boucle de rétroaction », développée par les théoriciens de l’auto-organisation. Il reconnaît d’ailleurs explicitement l’influence du programme de recherche sur les systèmes auto-organisés, autopoïésiques, sur ses propres analyses (Hayek, 1983a [1979] : préface; 1993 [1988] : 15).

Il existe dans tout système auto-organisé trois niveaux : l’environnement, le niveau du tout du système « autonome » et le niveau des parties constituant le système. Le tout, bien qu’il soit le résultat des effets émergents produits par le fonctionnement spontané, « auto-organisé » du système, n’est pas réductible aux parties, parce que le tout structure les actions des parties par ses contraintes, lesquelles résultent elles-mêmes de la composition des activités des parties. On a donc une logique de « causalité circulaire » entre deux niveaux d’intégration emboîtés et une codétermination récursive entre le tout et les parties. Il nous semble que ce schéma s’applique particulièrement à l’analyse de la sélection cultu­relle chez Hayek. L’exemple donné par ce dernier du tracé d’un chemin dans une contrée sauvage illustre bien la logique d’inter-rétroaction entre les parties et le tout, renforçant ainsi en fin de compte le tout. Au départ, chacun choisit l’itinéraire qui lui semble le meilleur. Mais après avoir été utilisé, un itinéraire est plus facile à emprunter, et il est plus probable qu’il sera à nouveau emprunté. Peu à peu les déplacements de la population tendent donc « à se conformer à un ordre bien défini qui, bien que le résultat de décisions délibérées de nombreuses personnes, n’a jamais été cependant voulu par qui que ce soit » (Hayek, 1952 : 70-71).

D’une manière générale, le concept de « schèmes abstraits » (systèmes de règles d’action abstraites) est un concept de médiation entre l’individuel et l’institutionnel. Ces schèmes définissent les modes de perception et de traitement de l’information, ainsi que les comportements des individus. Mais il ne s’agit pas simplement d’un ensemble de réflexes ou de réactions mécaniques à un stimulus particulier. Les schèmes abstraits sont des principes organisateurs des actions individuelles dans la mesure où ils génèrent une infinité de pratiques et de dispositions permettant aux hommes d’adapter leur comportement aux caractéristiques de l’environnement. Il s’agit de dispositions acquises, socialement constituées, c’est-à-dire héritées du droit, de la morale et de la tradition. En ce sens, les schèmes abstraits portent la trace du passé, de l’histoire collective. Mais, selon Hayek, l’absorption par l’esprit des résultats d’une tradition se fait non par une transmission génétique, mais par un apprentissage imitatif (Hayek, 1993 [1988] : 22). Dans son analyse des phénomènes de régularité et de changement, Hayek fait intervenir deux processus, un processus de variation et un processus de sélection. Le processus de variation lui permet d’expliquer comment de nouveaux modes de comportement sont générés. Hayek fait appel alors aux comportements des individus qui, face à un problème donné, essaient de le résoudre par essais et erreurs. Les nouvelles règles de conduite, qui sont essayées par certains individus, sont ensuite transmises, de proche en proche, par le biais d’un apprentissage imitatif. Si les règles nouvellement adoptées se révèlent bénéfiques pour le groupe en tant que tel, elles sont alors retenues définitivement et viennent alimenter la culture ou la tradition définie comme la mémoire des règles de comportement bénéfique sélectionnées par le groupe. On voit donc apparaître la dialectique entre l’individuel et le social chez Hayek à travers sa théorie des schèmes comme sédimentations culturelles. Les schèmes abstraits de Hayek constituent un « système de structures structurées et structurantes », pour reprendre une expression de Bourdieu au sujet de l’habitus. Structurés par l’action des hommes car issus de la tradition ou de la culture, les schèmes abstraits structurent à leur tour les comportements individuels. Se trouvent concentrées dans ces schèmes les expériences passées (structure structurée). En retour, ces expériences réactivées, apparaissant sous formes de savoirs pratiques incorporés dans le psychisme ou sous forme de dispositions à penser et à agir selon des règles, permettent de guider l’action des hommes de manière à ce que surgisse un ordre auto-organisé (structure structurante). Pour bien rendre compte de l’articulation entre les deux niveaux de sélection chez Hayek, on peut se référer au paradoxe de Russel sur l’ensemble de tous les ensembles : poser un ensemble qui forme un tout, et dont les membres présupposent pour être définis l’existence d’un tout comme tel. C’est cette logique d’emboîtement ou de « hiérarchie enchevêtrée » entre la totalité et ses éléments qui est à l’oeuvre dans l’analyse de Hayek.

2. Les limites de l’évolutionnisme culturel comme mode d’explication de la transformation des ordres sociaux

Dans ses premières oeuvres, Hayek s’est montré très attaché à l’individualisme méthodologique ou à ce qu’il appelle « la méthode compositive » (Hayek, 1980a [1946]; 1952 : chapitre 4 en particulier). L’analyse individualiste de la société constitue pour lui une nécessité épistémologique. Mais, en raison de la nature et du développement de son programme de recherche, Hayek a été amené à dépasser la logique dichotomique entre individualisme et holisme méthodologique. En effet, son objectif est de construire à la fois une théorie évolutionniste de la genèse des schèmes d’interaction, des règles de comportement individuel rendant possible une coordination spontanée des actions humaines, et une théorie économique du changement institutionnel.

Cette partie se propose dans un premier temps d’examiner le problème logique auquel se heurte une explication des institutions sur la seule base de l’individualisme méthodologique dans le but d’endogénéiser ainsi le processus culturel. Nous verrons alors que la solution proposée par Hayek donne à l’État un statut ambigu : l’État joue un rôle de régulateur essentiel dans son rôle de producteur de normes indispensables à l’ordre de marché, mais ses interventions dans l’économie sont aussi sévèrement critiquées. Toute évolution ne débouche pas forcément sur un ordre bénéfique, et pour arriver à un tel ordre, la présence de certaines règles appropriées s’avère nécessaire. Ce qui implique que l’environnement dans lequel l’évolution se déploie est nécessairement spécifié. Ceci constituera le deuxième point de cette partie. Nous terminerons enfin sur quelques problèmes non résolus par Hayek.

2.1 Individualisme méthodologique et endogénéisation des règles sociales

La nouvelle économie institutionnaliste se caractérise, selon M. Rutherford (1989), par le recours à l’individualisme méthodologique et l’accent mis dans l’analyse des institutions sur les conséquences inintentionnelles et inattendues des actions individuelles. Ces caractéristiques prédominent surtout dans l’école autrichienne. Hayek est sans doute celui qui a le plus systématisé le programme de recherche lancé par Menger. Mais expliquer en termes individualistes le fait institutionnel est loin d’être évident. En effet, les actions et interactions individuelles explicatives de la naissance d’une institution particulière ont obligatoirement lieu dans un contexte « institutionnel », contraignant les actions des individus, et ceci de deux manières : 1) soit parce que leur « rationalité » est elle-même définie pour une part ou en totalité par des normes, des valeurs, des institutions héritées des générations antérieures et intériorisées à travers des processus de socialisation et d’apprentissage; 2) soit parce que les interactions elles-mêmes se font dans un cadre institutionnel donné, l’ensemble des règles qui font la société, règles extérieures aux individus, règles tout aussi contraignantes pour leurs choix et leurs actions que les contraintes physiques de l’environnement. La prise en compte de ces difficultés théoriques ouvrent la voie à deux différentes pistes de recherche. La première débouche sur le problème de la rationalité (remise en cause de la rationalité substantive et critique de l’homo oeconomicus, ces aspects étant bien connus dans la littérature économique). La seconde soulève le problème du cadre social qu’il s’agit ici d’endogénéiser, donc de réduire en termes individualistes. C’est alors qu’intervient l’évolution « organique »[13]. Mais la volonté de réduire les institutions aux individus débouche sur une impossibilité logique qui explique le fait que souvent « les individualistes méthodologiques recourent à des définitions ou explications, lesquelles doivent, selon leurs propres critères, être jugées comme holistes et/ou collectivistes » (Udehn, 1987 : 151). Cette critique est confortée par l’analyse récente d’Arrow qui souligne que « même un examen attentif de l’analyse économique la plus standard montre que des catégories sociales sont de fait utilisées continuellement dans l’analyse économique et qu’elles apparaissent être absolument nécessaires à cette analyse, et non de simples figures de style qui peuvent être éliminées en cas de besoin » (Arrow, 1994 : 1).

Conscient de ces problèmes, Hayek essaie de trouver une voie médiane pour échapper aux traditionnelles oppositions micro/macro, individu/société, etc., mais sa tentative recèle de fortes ambiguïtés. Il s’agit pour lui d’adopter en dernière instance une approche micro fondée sur certaines structures « holistes » ou macros, c’est-à-dire des institutions sociales de caractère général qui encadrent à tout moment les évolutions et régulent le « lien social ». On retrouve ici l’idée de niveaux emboîtés. L’État peut alors intervenir pour mettre en place les conditions de possibilité d’un ordre spontané. Hayek cite à cet effet certaines règles du droit qui sont le produit d’un dessein délibéré. Il distingue la spontanéité d’un ordre social et la spontanéité des règles sur lesquelles s’édifie l’ordre social : « Il est au moins concevable qu’un ordre spontané se forme, entièrement fondé sur des règles créées délibérément. Le caractère spontané de l’ordre résultant doit par conséquent être distingué de l’origine spontanée des règles sur lesquelles il repose; et il est possible qu’un ordre qui doit pourtant être désigné comme spontané repose sur des règles résultant entièrement d’un dessein délibéré » (Hayek, 1980b [1973] : 53). Cette différenciation s’éclaire davantage si elle est reformulée en croisant la distinction mengérienne organique/pragmatique avec les deux problèmes différents que sont l’émergence de l’institution et des règles sociales, d’une part, et le maintien de celles-ci, d’autre part. On obtient alors quatre possibilités :

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  • La problématique de l’« ordre spontané » correspond à la première branche du schéma : émergence organique et maintien par elle-même de l’institution ou de la règle.

  • La deuxième branche concerne l’existence d’institutions d’origine organique mais qui pour se maintenir ont besoin d’un cadre institutionnel pragmatique.

  • Il existe aussi des règles ou des institutions qui peuvent se maintenir spontanément, tout en étant nécessairement d’origine pragmatique (troisième branche). On peut donner ici l’exemple des « jeux », comme le jeu de la conduite automobile ou celui des feux de carrefour. Ces jeux ne permettent jamais de démon­trer, si les individus sont rationnels, l’émergence spontanée d’une « conven­tion », mais expliquent simplement l’existence possible de certaines règles (équilibre de Nash) et pourquoi, ces conventions étant établies et connues de tous, tous ont intérêt à les respecter. De telles conventions, qui peuvent être d’origine pragmatique, sont donc stables par elles-mêmes; elles reposent cependant sur un lien social très fort, d’autant plus fort qu’il est quelquefois complètement ignoré, celui d’une information commune, crédible ou tenue pour vraie.

  • Il reste enfin les institutions d’origine pragmatique, qui ont besoin pour se maintenir d’autres institutions pragmatiques. On peut penser ici par exemple à toutes ces interactions marchandes organisées, comme dans la banque ou les assurances; ces interactions qui n’existeraient pas et ne pourraient se maintenir sans un cadre juridique très précis.

La problématique de Hayek ne se réduit pas seulement à la branche 1 (naissance de l’institution selon un processus d’évolution et maintien de celle-ci par des mécanismes autorenforçants). Les branches 2 et 3 correspondent également à ses analyses. Pour Hayek, il est possible d’avoir des ordres spontanés artificiellement suscités (branche 3). Les institutions peuvent aussi être le résultat d’une coordination spontanée de règles abstraites mais, une fois en place, elles ne peuvent se maintenir spontanément (branche 2). Le maintien alors de l’ordre social résultant du processus d’évolution nécessite la mise en place d’organisations appropriées qui orientent et encadrent les institutions : « Dans la plupart des circonstances, l’organisation que nous appelons gouvernement s’avère indispensable pour veiller à ce que les règles soient respectées » (Hayek, 1980b [1973] : 55). Le marché est présenté par Hayek comme découlant d’un processus d’essais et d’erreurs de l’humanité (émergence organique) mais il ne subsiste que si le gouvernement édicte de « sages lois » pour organiser par exemple la concurrence (Hayek, 1985 [1944] : 35).

D’une manière générale, l’ordre spontané ne se conserve que si les individus respectent les mêmes règles générales de conduite. Or, comme l’ont déjà mis en évidence plusieurs commentateurs (Vanberg, 1986; Witt, 1994), la notion de « sélection de groupe » reste vague et peu précise. Hayek ne spécifie pas vraiment le mécanisme qui contraint les individus à obéir aux règles générales du groupe quand leur intérêt individuel s’y oppose. Le problème du « passager clandestin » se pose alors et constitue l’une des faiblesses de l’analyse hayékienne. Une lecture attentive des textes de Hayek montre que ce problème ne lui échappe pas vraiment. Mais sa résolution passe paradoxalement par l’intervention d’une autorité extérieure : « Certaines règles (...) seront suivies par tous les individus d’une société parce que leur environnement se reflète de la même façon dans leurs esprits. D’autres seront appliquées spontanément parce qu’elles feront partie de leur commune tradition culturelle. Mais il en est encore d’autres auxquelles il faudra parfois les obliger à obéir car, bien que l’intérêt de chacun le pousserait à les violer, l’ordre général qui conditionne l’efficacité de leurs actions ne s’instaurera que si ces règles sont généralement suivies » (Hayek, 1980b [1973] : 52, souligné par nous).

À côté de la conception d’un marché conçu comme d’origine organique, son maintien supposant néanmoins des règles d’origine pragmatique, Hayek développe une autre conception du marché qui mérite d’être soulignée. Le marché existe alors parallèlement à d’autres formes sociales. Les États occidentaux aux temps modernes ont délibérément favorisé la mise en place du marché, ce qui a précipité l’évolution. L’institution du marché nécessite en effet au préalable l’établissement de toute une armature juridique complexe. Il revient à l’État de réaliser les conditions de possibilité d’un ordre spontané, l’ordre du marché. Dans cette perspective, les organisations sont conçues comme des éléments nécessaires aux ordres spontanés (Hayek, 1993 [1988] : 53).

En distinguant la question de l’émergence d’une institution de celle de son maintien ou de sa transformation, nous avons mis en évidence deux conceptions du marché chez Hayek : le marché comme institution organique, mais son maintien dans le temps ne peut se passer de règles pragmatiques, et le marché comme institution pragmatique, mais qui peut se développer par la suite de façon autonome, une fois remplie cette condition de possibilité. Le rôle dévolu à l’État est alors ambigu. Il est conçu tantôt comme un agent positif, contribuant à la formation de l’ordre spontané (de la Catallaxie), tantôt comme un agent perturbateur constituant ainsi une cible idéale pour Hayek dans sa critique du rationalisme constructiviste. Hayek oscille sans cesse, selon les nécessités de la démonstration, entre ces deux représentations de l’État. Cette ambiguïté illustre bien les difficultés d’expliquer les règles, institutions et phénomènes sociaux en termes purement individualistes. Aucune société, réduite aux individus, à leurs actions et interactions, ne semble capable de s’auto-instituer pleinement.

2.2 Évolution et spécification de l’environnement

La trajectoire que prend l’évolution d’un système dépend de son histoire antérieure et de l’environnement dans lequel elle se déploie : « Bien qu’il soit raisonnable de croire que des structures de ce type [des structures ordonnées] se comportent toujours dans un environnement défini comme elles le font, l’existence de telles structures peut en fait dépendre non seulement de cet environnement, mais aussi de l’existence dans le passé de nombreux autres environnements, et en vérité d’une séquence définie de tels environnements qui se sont succédés dans cet ordre seulement une fois dans l’histoire de l’univers » (Hayek, 1967a : 74-75). La nature de l’environnement est ainsi déterminante pour la sélection de nouvelles règles. Nous avons déjà souligné que Hayek a recours à un argument fonctionnaliste pour montrer que les règles et les institutions retenues par la sélection sont les plus efficaces. Or le cheminement de l’évolution est imprévisible. Hayek récuse lui-même l’idée qu’il existe des « lois de l’évolution » au sens de « séquence nécessaire de stades ou de phases par lesquels devrait passer le processus d’évolution, séquence qui par voie d’extrapolation conduit à prédire un cours déterminé pour l’évolution. La théorie de l’évolution proprement dite ne fournit rien de plus que la description d’un processus dont le résultat dépendra d’un très grand nombre de faits particuliers, bien trop nombreux pour que nous les connaissions en totalité, et par conséquent, ne conduit pas à des prédictions quant à l’avenir » (Hayek, 1980b [1973] : 27). Rien ne garantit donc que seules les règles et les institutions efficaces émergent. Rien n’assure non plus que l’évolution débouche sur un ordre coopératif et béné­fique[14]. Comment concilier alors ces deux points de vue contradictoires? Nous pouvons reprendre ici l’analyse d’Arnold (1980). Celui-ci distingue deux voies qui s’ouvrent pour une approche évolutionniste : l’une dans laquelle l’environnement est spécifié, l’autre au contraire dans laquelle il ne l’est pas. Selon Arnold, lorsque l’environnement n’est pas spécifié, des ordres spontanés mais inefficaces peuvent se former. Le processus d’évolution se déroule chez Hayek dans un environnement spécifié de telle manière que les institutions ou les règles émergentes apparaissent comme les plus efficaces. L’évolution est alors déterminée et délimitée. En d’autres termes, l’émergence possible des règles efficaces ne se fait que dans un contexte précis. Cela suppose la soumission des individus à un code éthique qui « met la justice abstraite au-dessus de la loyauté concrète » (Arnold, 1980 : 350]. Pour Hayek, les valeurs morales peuvent détruire l’ordre si elles sont inadap­tées. Ainsi les règles de comportement fondées sur la recherche de buts communs et forgées dans les époques archaïques entrent en contradiction avec les règles morales abstraites que privilégie l’ordre du marché[15].

L’ordre étendu exige pour fonctionner et se développer que les individus se conforment à un code éthique empêchant le retour d’une « morale plus sentimentale et personnelle ». Comme l’efficacité de l’ordre étendu dépend de l’efficacité des relations marchandes, les valeurs qui guident les individus doivent être fondées sur une reconnaissance des vertus du marché. L’environnement dans lequel doivent se mouvoir les actions individuelles est alors marqué par ce code éthique fondamental; et dans ce cadre, le processus de sélection peut faire émerger les règles appropriées à cet environnement, et donc efficaces. L’évolution suit alors spontanément le bon chemin, celui qui mène à l’ordre étendu du marché, à la « Grande Société ». Mais ce code éthique fondamental, qui est une précondition à la formation des règles permettant l’apparition de l’ordre spontané, de la Catallaxie, appelle une action de la part de l’État. Celui-ci doit favoriser la diffusion des valeurs morales conformes à l’ordre marchand, en rectifiant au besoin la législation. La liberté des individus est donc soumise aux exigences de l’ensemble. Le pouvoir coercitif de l’État une fois encore retrouve ici une place considérable. Le souci de démontrer que ce sont les meilleures institutions ou les plus adaptées qui ont été au bout du compte sélectionnées amène Hayek à formuler des prescriptions normatives quant au rôle de l’État. Le « rationalisme évolutionniste » définit des normes de comportement de l’ordre libéral, celles qui, une fois répandues et suffisamment suivies, doivent permettre une véritable auto-organisation de l’ordre marchand[16].

2.3 Quelques problèmes posés par l’évolutionnisme culturel et non résolus par Hayek

Hayek retrace l’histoire culturelle de l’humanité en trois étapes. La première étape est marquée par l’existence de sociétés « primitives » ou « tribales », composées de petits groupes solidaires. Ces groupes sont fondés sur des « réactions intuitives, peut-être même instinctives », « ataviques », et se caractérisent par la recherche de fins concrètes et l’obéissance à des règles finalisées. Dans la deuxième étape, on assiste à un déploiement des ordres sociaux spontanés et à l’instauration d’une concurrence entre eux. À l’issue du processus de sélection culturelle, émerge la « Grande Société » en même temps que s’affaiblit la « société tribale ». L’ordre étendu du marché a tendance à s’étendre et à s’imposer dans la phase moderne, la troisième étape, comme l’ordre social le plus efficace en terme de survie et de richesse[17]. L’évolutionnisme continuiste, contrairement à ce qu’affirme Hayek, ne permet pas d’expliquer le passage de la « petite bande » à la société ouverte. En effet, si l’on suit ce dernier, l’évolution culturelle a commencé avec l’augmentation de la taille des groupes, rendant ainsi inopérante la coordination par des « règles innées », « instinctives » reposant sur la « solidarité » ou l’altruisme : « La sélection culturelle de nouvelles règles acquises devint nécessaire principalement pour contredire certaines des règles innées qui correspondaient aux exigences de la subsistance par la chasse et la cueillette de petites bandes de quinze à quarante personnes, conduites par un chef et défendant un territoire contre tout intrus. À partir de ce stade, pratiquement tout progrès a dû être accompli en transgressant, ou en inhibant certaines des règles innées et en les remplaçant par de nouvelles qui rendirent possible la coordination des activités de groupes plus larges » (Hayek, 1983a [1979] : 192). Ce raisonnement soulève deux problèmes. Tout d’abord, on peut se demander s’il n’est pas circulaire. L’accrois­sement de la taille du groupe est à la fois cause et conséquence de la sélection culturelle. En effet, comme nous l’avons vu, les règles qui sont sélectionnées permettent aux groupes de prospérer et de s’accroître en nombre. Mais l’expansion du groupe est à son tour la cause de la sélection des règles. Ensuite, le passage de la société « de face à face » à la « société ouverte » ne peut être expliqué sur le mode continuiste car il suppose une rupture. En effet, comment concevoir la transgression des règles dans une société fondée pourtant sur des « réactions instinctives » et caractérisée par l’obéissance à des règles finalisées? Selon Hayek, le passage de règles de conduite « instinctives » à des règles de conduite abstraites est le fait de quelques individus innovateurs[18]. Mais la violation des règles « instinc­tives » présuppose la liberté individuelle. Or, l’homme dans la société archaïque, nous dit Hayek, « ne s’est pas développé dans la liberté. Le membre de la petite bande à laquelle il lui fallait rester agrégé s’il voulait survivre, était rien moins que libre. La liberté est un produit de la civilisation qui a dégagé l’homme des entraves du petit groupe dont les humeurs changeantes s’imposaient même au chef » (Hayek, 1983a [1979] : 195). La liberté individuelle est la condition de l’apprentissage des règles abstraites et non finalisées, mais elle est aussi le résultat du développement graduel de la civilisation. Outre ces circularités, le statut du groupe est très ambigu chez Hayek. Que désigne réellement le groupe? Cette notion, pourtant centrale dans la sélection culturelle de nouvelles règles, demeure floue en l’absence d’une véritable théorie des structures sociales.

Enfin, le dernier problème réside dans l’analyse que fait Hayek du maintien du constructivisme dans la phase moderne en dépit de la supériorité de l’ordre étendu et du retour vers un anthropomorphisme primitif. Il donne alors deux explications à ce phénomène. Tout d’abord, c’est à cause de la résurgence d’« un reste de la micro-éthique instinctive et circonspecte de la petite bande » (1993 [1988] : 112). Cette résurgence est liée à l’existence de grandes organisations qui ont changé les modes de vie et le comportement de l’homme contemporain. Les membres des organisations géantes ont tendance à substituer les règles de l’organisation aux règles de juste conduite; ces règles ont été sélectionnées par un processus d’essais et d’erreurs, ce qui les rend à terme étrangers aux règles du marché[19]. Hayek met en cause par ailleurs l’attitude de nombreux intellectuels qui font appel dans leurs analyses de la société à des schémas anthropomorphiques, renforçant ainsi les règles du « micro-ordre primitif » (1993 [1988] : 104). Il nous semble que Hayek ne pousse pas jusqu’au bout la logique de l’évolutionnisme. Il ne voit pas que la résurgence des « instincts ataviques » peut aussi être expliquée comme le produit même de l’évolution. L’avènement du marché ne serait alors qu’une étape dans une interminable série d’essais et d’erreurs. Ainsi, une fois l’ordre étendu du marché mis en place, le mouvement « spontané » de l’Histoire et le jeu lié de la morale et des institutions tendent à développer les sentiments de solidarité et d’altruisme qui contrecarrent en retour le maintien de la « Catallaxie ». Or, admettre l’émergence (ou le retour) de tels sentiments par le mécanisme de l’« effet réversif de l’évolution »[20], c’est reconnaître que toute évolution ne mène pas à la « Grande Société ». Ce qui n’est guère compatible avec ce que Hayek veut démontrer, à savoir que seuls les ordres les plus efficaces survivent.

Conclusion

Prolongeant les analyses des auteurs de la tradition anglo-écossaise du XVIIIe siècle et de Menger, Hayek cherche à ouvrir la « boîte noire » de la « main invi­sible », c’est-à-dire à expliciter le processus qui conduit à la formation des ordres spontanés. L’analyse des règles de juste conduite met en évidence les conditions de possibilité de fonctionnement d’un ordre abstrait. Ces règles permettent la coordination efficace des différents plans individuels et assurent par là même la formation d’un ordre global fonctionnant spontanément. L’ordre de la « Catallaxie » est alors selon Hayek l’étape finale du processus évolutionniste. Mais son analyse comporte de nombreuses circularités et sa conclusion suppose que l’environnement dans lequel s’effectue l’évolution soit spécifié : les individus doivent se soumettre à une morale collective, irréductible à l’intérêt individuel.

Même si Hayek ne parvient pas véritablement à démontrer l’auto-accomplissement de l’ordre social étendu, son explication de l’action humaine comme gouvernée par des « schèmes abstraits » se révèle intéressante dans la mesure où elle réactive et redéfinit en même temps une vieille tradition des sciences sociales et de l’économie, celle qui explique les comportements, les perceptions et les prises de décision en terme d’« habits ». Cette tradition remonte au moins à Veblen et a été longtemps occultée par le paradigme de la rationalité réflexive, consciente (rationalité cartésienne en philosophie et rationalité substantive en économie). Les « schèmes abstraits » sont le support de savoir-pratiques, de « savoir-faire » opposés aux « savoirs théoriques ». Cette distinction entre connaissances tacites et connais­sances articulées est à l’heure actuelle au coeur de différents travaux sur le rôle des connaissances dans le développement des firmes industrielles. Cette concep­tion d’un comportement gouverné par des schèmes cognitifs abstraits trouve dans une certaine mesure sa correspondance dans les explications évolutionnistes de la firme, du changement économique et technologique en termes de « répertoire de routines », par exemple chez Nelson et Winter (1982).