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Introduction

La théorie du chômage élaborée par Keynes a progressivement perdu de sa substance, au cours des développements d’une macroéconomie qui s’est autoqualifiée de keynésienne. Notre objectif n’est pas d’expliquer pourquoi[1] mais de comprendre comment cette évolution s’est produite, progressivement sans que ceux qui se revendiquaient comme keynésiens réalisent qu’ils s’éloignaient de plus en plus de celui dont ils se réclamaient.

Ce lent processus a abouti d’abord à séparer le chômage involontaire du chômage keynésien. Le premier est défini de manière assez obscure par Keynes (1936) dans le deuxième chapitre de la Théorie générale. Le second est celui que Keynes décrit dans le troisième chapitre et qui n’est défini que par sa cause : une insuffisance de la demande effective. Ces deux chômages sont évidemment les mêmes pour Keynes, mais leur articulation n’est qu’implicite dans la Théorie générale. Or le chômage involontaire auquel les « keynésiens[2] » ont abouti au cours des années quatre-vingt n’a rien d’un chômage keynésien. Plus récemment, au travers des risques de désincitation à travailler que provoqueraient les minima sociaux, on se focalise même sur un chômage qui non seulement n’est pas keynésien, mais est surtout « volontaire ». Cette tendance témoigne du net retour en force de ce que Keynes appelait le « second postulat » de l’économie classique, et qu’il refusait.

À partir des références théoriques et des préconisations figurant dans les rapports de l’OCDE, nous mettrons en évidence l’émergence d’un consensus autour des récentes politiques de l’emploi. Nous tenterons ensuite d’analyser l’évolution des théories keynésiennes du chômage, depuis le modèle IS-LM jusqu’au modèle WS-PS formé de la courbe de détermination des salaires (wage setting) et celle des prix (price setting). Une réflexion sur la nature du chômage dans cette nouvelle synthèse nous conduira au constat d’un retour au taux de chômage naturel. Enfin, l’accent plus récent sur les risques de désincitation à l’activité marque la réapparition du chômage volontaire.

1. Le diagnostic du chômage : l’émergence d’un consensus

Depuis la montée du chômage consécutive aux chocs pétroliers des années soixante-dix, l’analyse du chômage et les recommandations de politique économique ont fortement évolué, en relation avec les développements de la théorie macroéconomique et de l’économie du travail. La fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix constituent de ce point de vue une période charnière, où s’affirme une représentation de l’économie et en particulier du marché du travail, fondée sur le modèle WS-PS, que nous expliquerons plus loin.

L’évolution du discours de l’OCDE dans les divers rapports et publications consacrés à l’emploi[3] constitue un révélateur de la montée en puissance de ce cadre d’analyse. Si l’on se fonde sur une lecture systématique des Perspectives de l’emploi, publication annuelle, on constate l’affirmation de ce référentiel théorique en 1993. L’étude des effets des politiques de l’emploi s’appuie sur :

(…) un diagramme du type Layard-Nickell (1986), qui décrit comment l’équilibre se détermine sur le marché du travail. La courbe orientée vers le haut représente la réaction des salaires et montre comment la croissance de l’emploi entraîne une poussée des salaires réels. La courbe orientée vers le bas est une courbe classique qui représente la réaction de la demande de travail. L’intersection des deux courbes donne l’emploi d’équilibre et le salaire réel d’équilibre.

OCDE, 1993 : 48

Cette représentation de l’équilibre de l’économie est complétée par une courbe de Beveridge (relation décroissante entre vacances d’emploi et demandeurs d’emploi), considérée comme un indicateur du degré d’adéquation entre offre et demande de travail. Dans l’introduction du même rapport, on peut lire que :

(…) les politiques actives peuvent faire reculer le chômage structurel (…) (notamment) en donnant aux « candidats à l’embauche » (c’est-à-dire aux chômeurs de longue durée et aux personnes en quête d’un premier travail) de meilleurs moyens de soutenir la concurrence pour l’obtention d’un emploi et affaiblir ainsi le pouvoir de négociation des travailleurs « intégrés » aux entreprises dans le processus de formation des salaires.

ibid. : xii

Ces deux extraits constituent des références explicites au cadre WS-PS d’une part, et aux fondements microéconomiques de celui-ci d’autre part (modèles de négociations salariales, et en particulier insiders-outsiders)[4].

Ainsi, le discours des rapports de l’OCDE renvoie à l’émergence d’une synthèse dans l’analyse du chômage : cette synthèse intègre l’existence de concurrence ou d’information imparfaite d’une part, de coûts de transaction d’autre part et s’appuie sur le modèle WS-PS et les fondements microéconomiques de la courbe de Beveridge.

Ce référentiel théorique conduit l’OCDE à prôner des politiques structurelles, plutôt que des mesures conjoncturelles, afin de réduire le chômage. Les prescriptions du début des années quatre-vingt-dix sont centrées sur la réduction du coin sociofiscal[5], le niveau des allocations chômage, voire la réforme des institutions du marché du travail (réduction du pouvoir syndical, réforme de la protection de l’emploi). L’outil jugé central de la politique de l’emploi devient l’ensemble des mesures dites actives, et en particulier les programmes d’aide à la recherche d’emploi ou de formation pour les chômeurs, qui sont de nature à « améliorer la concurrence et le processus d’adéquation sur le marché du travail » (OCDE, 1993 : xii). Ces propositions sont directement en lien avec les modèles évoqués précédemment, la référence aux politiques macroéconomiques et au chômage keynésien s’affaiblissant en parallèle. L’objectif des politiques macroéconomiques devient en effet l’instauration d’un « climat non inflationniste et prévisible » (id.) et il incombe aux réformes structurelles d’améliorer le fonctionnement du marché du travail, de promouvoir la modération salariale et ainsi de réduire le chômage d’équilibre. En outre, la représentation de la détermination des salaires suivant un processus de négociation fonde la plupart des recommandations et analyses. Hormis les baisses des prélèvements sociaux, l’OCDE prône essentiellement une intervention indirecte sur le coût du travail, via les différents facteurs institutionnels influençant la négociation. Sans détailler les dispositifs, on ne peut que constater que ces prescriptions ont été reprises dans les politiques de l’emploi, avec des modalités diverses, dépendant des caractéristiques antérieures des systèmes nationaux : réforme des systèmes d’allocation chômage, baisses de charges sociales, assouplissement de la législation du travail (temps partiel, contrat à durée déterminée), mesures d’aide à la recherche d’emploi (Erhel, Gautié et Gazier, 1999).

Au total, dans les prescriptions, comme dans les politiques mises en oeuvre, les pays de l’OCDE convergent dans les années quatre-vingt-dix autour de la « flexibilisation » du marché du travail et de « l’activation » des politiques de l’emploi. Le consensus sur l’interprétation et les mesures de lutte contre le chômage s’éloigne ainsi du référentiel keynésien et plus généralement de la théorie macroéconomique traditionnelle. Comment l’évolution des théories du chômage depuis Keynes permet-elle de comprendre ces prescriptions?

2. De la naissance de la macroéconomie au modèle WS-PS

C’est le modèle IS-LM élaboré par Hicks (1937), un an seulement après la parution de la Théorie générale, qui a véritablement donné naissance à la macroéconomie. Le modèle de Hicks était une synthèse entre Keynes et Walras, auquel on a rapidement reproché d’être infidèle à Keynes. On a moins insisté à l’époque sur le fait qu’il trahissait au moins autant Walras. Hicks (1980) a attendu plus de 40 ans pour dénoncer son audace d’avoir appliqué la loi de Walras dans un modèle où le marché du travail était déconnecté[6]. Ce n’est pourtant pas un hasard que, malgré sa structure walrassienne à prix fixes, le modèle IS-LM ait été considéré comme une représentation possible de la Théorie générale. De nombreux auteurs ont d’ailleurs justifié le caractère keynésien de ce modèle par l’accueil favorable que Keynes lui a réservé. Même si en fait Keynes a critiqué de manière indirecte le schéma de Hicks[7], il était vraisemblablement satisfait de la réussite de son « projet pragmatique »[8] : le chômage dans IS-LM était conforme au chapitre 3 de la Théorie générale puisqu’il pouvait être réduit par des politiques de relance par la demande. En outre, Keynes devait se féliciter que l’on sorte de l’équilibre partiel marshallien, que l’on n’explique plus le chômage par le seul dysfonctionnement du marché du travail et que l’on rompe avec la dichotomie économie réelle/économie monétaire. Finalement, IS-LM permettait d’exhiber de nombreuses propriétés keynésiennes.

Mais la structure walrassienne initiale du modèle IS-LM a permis à la synthèse d’évoluer en donnant de moins en moins de place à Keynes et de plus en plus à Walras. Le retour au modèle classique était facile : dans un univers walrassien, sans rigidités de prix, on retrouve l’équilibre concurrentiel. IS-LM devient une demande globale (demande conditionnelle à l’équilibre sur le marché de la monnaie). Le bloc offre, inexistant dans IS-LM puisque la contrainte de demande suffisait à déterminer le niveau du produit, doit être explicité : l’offre globale est le niveau de production conditionnel à l’équilibre sur le marché du travail. L’offre est alors indépendante du prix et la dichotomie économie réelle/économie monétaire réapparaît. Présenté ainsi, l’équilibre général walrassien prend un aspect beaucoup plus marshallien en particulier dans sa manière classique de concevoir l’existence éventuelle de chômage : il ne peut résulter que d’un dysfonctionnement du marché du travail à la Pigou provoquant une rigidité du salaire réel. Ce chômage classique est insensible à une relance par la demande. Cette évolution de la synthèse conduit rétrospectivement à un regard beaucoup plus négatif sur l’aspect keynésien du modèle de Hicks.

Le modèle offre/demande globales n’a pas découragé pour autant les velléités des keynésiens. La réintroduction de propriétés keynésiennes dans ce cadre s’est faite de deux manières : soit en supposant l’illusion monétaire des salariés, soit en postulant la rigidité du salaire nominal, tout en conservant la flexibilité du prix du bien. Dans les deux cas, l’offre globale est, au moins en partie, croissante en fonction du prix et les politiques de relance par la demande retrouvent leur efficacité. Ces deux hypothèses ne pouvant se justifier qu’à court terme, la synthèse a conduit au consensus selon lequel l’économie était keynésienne à court terme et classique à long terme. Ce consensus apparent cachait en fait de fortes oppositions.

L’hypothèse d’illusion monétaire des salariés, une fois traduite en termes d’anticipations de prix, s’inscrivait plus facilement du côté classique du consensus. C’est d’ailleurs sur cette approche que Friedman fondera sa critique de la courbe de Phillips. En revanche, l’hypothèse de salaire nominal rigide, même si elle était contradictoire avec le chapitre 19 de la Théorie générale, était du côté keynésien bien plus qu’un défaut de court terme. Sous les deux hypothèses, la politique de relance n’est efficace que parce qu’elle est inflationniste : l’augmentation du prix liée à un excès de la demande globale, faisant baisser le salaire réel, augmente l’emploi.

Dans le cadre de l’hypothèse plus « keynésienne » de rigidité du salaire nominal, une politique alternative, plus « classique », et tout aussi efficace sur l’emploi, serait de baisser le salaire nominal (et cela est contradictoire avec le chapitre 19). On aurait dans ce cas directement une hausse de l’emploi mais sans inflation, puisque, au contraire, cette politique serait déflationniste. Par rapport à ce débat, les keynésiens ont vu dans la courbe de Phillips la confirmation empirique de leurs prescriptions de politique économique : il fallait accepter plus d’inflation pour réduire le chômage. Il n’était plus nécessaire de partir d’IS-LM, de rétablir la flexibilité des prix et des salaires, puis de réintroduire la rigidité du salaire nominal. Il suffisait de garder le modèle IS-LM et d’utiliser l’équation de Phillips pour « boucler sur les prix »; c’est pour cela qu’elle fut qualifiée d’équation manquante.

La critique adressée par Friedman à la courbe de Phillips a remis sérieusement en cause cette victoire keynésienne. Approfondissant l’hypothèse d’illusion monétaire des salariés, il construit la courbe de Phillips augmentée des anticipations. Friedman montre l’instabilité de cette relation : il peut exister plusieurs courbes de Phillips à court terme (chacune étant associée à un taux d’inflation anticipé différent). À long terme, il n’y a plus d’illusion monétaire, le taux de croissance des salaires nominaux est égal au taux d’inflation anticipé et la courbe de Phillips est verticale. En donnant ce rôle aux erreurs d’anticipations dans l’origine des propriétés keynésiennes du modèle, Friedman prépare le terrain à la critique de Lucas. Il suffira à ce dernier d’introduire les anticipations rationnelles pour porter le coup fatal à l’économie keynésienne : même à court terme, les politiques de relance sont sans effet lorsqu’elles sont anticipées.

Finalement, le message que les keynésiens vont retenir de la critique de la nouvelle économie classique est la nécessité pour la macroéconomie de reposer sur des fondements microéconomiques « solides »[9]. En ce sens, le nouveau consensus n’est plus que méthodologique et il semble a priori que l’on soit définitivement sorti du modèle de la synthèse[10]. Puisque les keynésiens en avaient fait la cause du chômage, ils ont cherché à trouver des fondements à la rigidité nominale des salaires[11], puis à la rigidité du salaire réel. Pour ce faire, ils se sont appuyés sur une nouvelle microéconomie : agents faiseurs de prix et nouveaux concepts d’équilibre.

Leur démarche s’est d’abord focalisée sur le marché du travail avec défauts d’information ou concurrence imparfaite, tout en gardant dans un premier temps une hypothèse de concurrence parfaite sur le marché des biens. C’est ainsi que dans les « nouvelles théories du marché du travail »[12], le salaire n’est plus exogène, mais déterminé par les agents eux-mêmes. Soit la firme seule choisit le salaire et l’emploi dans des contextes informationnels particuliers (théories du salaire d’efficience), soit les travailleurs et la firme déterminent ensemble le salaire dans le cadre de négociations, où l’on suppose en général que l’entreprise reste seule responsable du choix du niveau de l’emploi (modèles de droit à gérer). Dans l’ensemble de ces approches, le taux de chômage augmente avec les options extérieures (allocations chômage, revenus de remplacement). Il croît également soit avec le pouvoir de négociation des salariés, soit avec l’influence du salaire sur l’effort.

Ces nouvelles théories du marché du travail ont ensuite été intégrées dans un cadre d’équilibre général avec concurrence monopolistique sur le marché des biens (Weitzman, 1985; Blanchard et Kiyotaki, 1987); ceci donnera les fondements microéconomiques au modèle WS-PS. Ce modèle apparaît en 1986, dans les articles de Layard et Nickell, et Johnson et Layard[13]. L’ouvrage de Layard, Nickell et Jackman (1991) en donne une présentation complète et plus extensive, couplée avec une analyse empirique du chômage dans les principaux pays de l’OCDE. Il s’agit d’un modèle d’équilibre général, dont l’originalité majeure est d’introduire des hypothèses de concurrence imparfaite sur le marché du travail et sur le marché des biens. En principe, il s’agit d’un modèle où le chômage s’explique à la fois par l’offre et par la demande, mais en réalité, le bloc offre est beaucoup plus détaillé[14]. L’équilibre de l’économie résulte de deux courbes, dérivées de deux relations en sens inverse entre salaire réel et chômage.

Déduite directement des nouvelles théories du marché du travail, la courbe WS aboutit à une relation décroissante entre salaire réel et taux de chômage. Son explication rejoint celle donnée traditionnellement pour la courbe de Phillips : plus les tensions sur le marché du travail sont importantes et donc le taux de chômage fort, moins les salariés sont en mesure d’obtenir des salaires réels élevés.

La courbe de formation des prix (courbe PS) permet de boucler le modèle et de déterminer le chômage et le salaire réel d’équilibre, à partir du comportement des entreprises sur le marché des biens (fixation des prix et choix du niveau de production). Sous l’hypothèse de concurrence monopolistique sur le marché des biens, on déduit de la demande de travail une relation croissante entre taux de chômage et salaire réel[15]. Les déplacements de la courbe ainsi obtenue sont liés aux facteurs influençant le coût du travail (cotisations patronales) et la productivité. À salaire réel donné, le chômage augmente avec les cotisations patronales ou si la productivité diminue : ces propriétés ne sont pas spécifiques à ce cadre d’analyse et rejoignent celles du modèle standard de demande de travail. La concurrence imparfaite joue au travers du taux de marge : si ce dernier augmente, la courbe PS se déplace vers la droite.

À l’intersection des courbes WS et PS, on obtient le salaire réel et le taux de chômage correspondant à l’équilibre global de l’économie. Le « taux de chômage d’équilibre » provient d’un niveau trop élevé du salaire réel. Celui-ci est endogène : il résulte des défauts de coopération d’agents qui, bien qu’ils agissent de manière rationnelle, ne peuvent se coordonner sur une situation optimale. Le niveau du taux de chômage d’équilibre varie finalement positivement avec les allocations chômage (ou tout autre revenu de remplacement), le pouvoir de négociation des travailleurs ou l’influence de la rémunération sur la productivité individuelle, le taux de marge des entreprises, les cotisations sociales patronales.

La synthèse en matière d’analyse du chômage, sur laquelle se basent les prescriptions des rapports officiels, intègre l’ensemble des déterminants du niveau du taux de chômage d’équilibre présents dans le modèle WS-PS, et ajoute les problèmes transactionnels sur le marché du travail, au travers de la courbe de Beveridge (Blanchard et Diamond, 1989; Cahuc et Zylberberg, 2001; Mortensen, 1989; Pissarides, 1990). C’est pourquoi il est important de comprendre la nature exacte du chômage dans le modèle WS-PS.

3. Un retour au taux de chômage naturel?

La plupart des auteurs insistent sur le fait que le « chômage d’équilibre », issu du modèle WS-PS, provient de l’équilibre général d’une économie fonctionnant en concurrence imparfaite :

Pour résumer, les raisons pour lesquelles du chômage apparaît devraient être claires à présent (…). Dès lors que nous levons l’hypothèse de concurrence parfaite à la fois sur le marché du travail et des biens, apparaît un conflit sur les taux de marge et à long terme, c’est le chômage qui fournit la solution.

Layard et Nickell, 1986 : S146

Pourtant, l’existence du chômage résulte uniquement de la détermination du salaire (WS). La courbe PS contribue bien sûr à déterminer son niveau, mais il n’y aurait pas de chômage à l’équilibre, si l’on supposait une détermination concurrentielle du salaire, même en conservant l’hypothèse de concurrence imparfaite sur le marché des biens. En revanche, sans concurrence imparfaite sur le marché des biens, la courbe PS peut exister. Néanmoins, elle ne constitue pas alors une courbe de détermination du prix, mais simplement une courbe de demande de travail, réinterprétée dans le plan salaire réel/taux de chômage. Le chômage ne s’explique que par le mode de détermination du salaire (négociations ou salaire d’efficience). La demande de travail, compte tenu du salaire réel supérieur au salaire de réserve qui découle de cette détermination non concurrentielle du salaire, correspond à l’équilibre à un niveau d’emploi inférieur au plein emploi. Qu’il y ait concurrence imparfaite ou pas sur le marché des biens, l’origine du chômage est donc classique en ce sens que ce dernier découle uniquement d’un salaire réel trop élevé. Le chômage s’explique donc par un dysfonctionnement du seul marché du travail.

Bien sûr, lorsque la concurrence est imparfaite sur le marché des biens, la courbe PS représente plus qu’une demande de travail : les entreprises fixent les prix en appliquant sur leurs coûts un taux de marge, qui prend en compte la structure de la demande de biens. Le niveau du chômage, même si cela n’en est pas la cause, proviendrait alors aussi de considérations extérieures au seul marché du travail. C’est pourquoi le modèle WS-PS apparaît comme un modèle où l’offre et la demande de biens influencent le chômage. Mais, à y regarder de plus près, même dans ce cadre, la demande joue un rôle négligeable : on suppose toujours que l’élasticité de la demande au prix est constante et l’on préserve ainsi une dichotomie économie réelle/économie monétaire. En effet, bien que l’on soit à l’équilibre général, un choc sur le marché de la monnaie ou sur le marché des titres n’aurait aucune incidence sur le taux de chômage[16]. On peut donc considérer que le modèle résume plutôt une sorte d’offre globale, conditionnelle à une détermination endogène des salaires réels dans un cadre de concurrence monopolistique et verticale au niveau du taux de chômage d’équilibre.

Ainsi, au delà du consensus méthodologique sur la nécessité de fondements microéconomiques, un nouveau consensus théorique apparaît, qui ressemble fortement à celui de la synthèse, dans sa version la plus classique : le modèle WS-PS se présente comme une analyse des fondements microéconomiques du taux de chômage naturel de Friedman. Même si ce dernier élabora ce concept à partir de sa critique de la courbe de Phillips, il ne le définit pas en relation avec elle. Il ne fait aucune allusion à l’inflation et semble plutôt se situer dans le cadre offre globale/demande globale avec offre verticale, le taux de chômage naturel étant défini comme :

le niveau de chômage qui émergerait d’un système d’équilibre général walrassien si on incorporait à ce système les caractéristiques structurelles réelles des marchés du travail et des biens, comme l’imperfection des marchés, le caractère aléatoire des offres et demandes, les coûts d’acquisition d’information sur les emplois vacants, les coûts de mobilité, etc.

Friedman, 1968 : 8

Bien que WS-PS soit un aboutissement du programme de recherche des keynésiens, il marque une étonnante réconciliation entre les classiques et les « keynésiens » autour d’un « chômage naturel d’équilibre »[17].

Ainsi, dans WS-PS, le chômage n’est pas keynésien mais classique : à long terme, les politiques de relance par la demande sont inflationnistes et sans effet sur les variables réelles. Cependant, on peut sous certaines hypothèses montrer qu’à court terme, les politiques de relance peuvent réduire le chômage. Ces hypothèses sont exactement celles que l’on devait faire dans le modèle offre/demande globales pour obtenir ce résultat : rigidités nominales ou erreurs d’anticipations sur les prix.

Finalement, malgré les sophistications découlant des fondements microéconomiques en concurrence imparfaite, le taux de chômage d’équilibre a les mêmes propriétés que le taux de chômage que Pigou obtenait dans un véritable cadre d’équilibre partiel. Dans WS-PS, le niveau trop élevé du salaire réel est endogène, mais les prescriptions prônées par ce modèle sont les mêmes que celles que Pigou défendait : baisse des allocations chômage ou diminution du pouvoir syndical[18]. La seule spécificité keynésienne qui semble subsister est l’aspect involontaire du chômage[19]. Plus récemment, les risques de désincitation à l’activité ont été mis au coeur des analyses du chômage, ce qui témoigne d’un retour du chômage volontaire, rompant ainsi plus radicalement encore avec l’approche de Keynes.

4. Le retour du chômage volontaire

À la fin des années quatre-vingt-dix et au début deux mille, la préoccupation centrale des organismes internationaux et des gouvernements se déplace vers les problèmes d’incitation à l’activité, qui se situent à la frontière entre politiques sociales, politiques de l’emploi et politiques fiscales. L’OCDE publie en 1997 un rapport intitulé Making Work Pay, dont les conclusions insistent sur la nécessité d’augmenter le différentiel entre revenus du travail et allocations chômage ou minima sociaux, que ce soit par la limitation du niveau ou des conditions de perception de ces revenus de remplacement, ou par des mécanismes fiscaux incitatifs, afin de promouvoir une société plus « active ». Dans le courant de la même année, au sommet du Luxembourg, les États membres de l’Union européenne retiennent comme axe prioritaire commun pour les politiques de l’emploi nationales le taux d’emploi : il s’agit dans cette perspective de lutter contre le non-emploi et plus seulement contre le chômage. En France, les premiers signes d’amélioration de la situation du marché du travail s’accompagnent d’une focalisation sur la notion de plein emploi et sur les effets potentiellement désincitatifs des minima sociaux. Le rapport Pisani-Ferry (2000 : 137) insiste ainsi sur « les risques d’une désincitation à l’entrée du marché du travail et d’un enfermement dans la dépendance à l’égard de revenus de transfert ».

Les nouvelles mesures de la politique de l’emploi attestent également de cette évolution. Les dispositifs d’incitation à l’activité se diffusent au-delà des pays représentant le modèle « libéral » de protection sociale et de politique de l’emploi (États-Unis et Royaume-Uni). Les systèmes d’indemnisation du chômage sont réformés afin de conditionner plus fortement la perception des allocations à la recherche effective d’un emploi et de renforcer les sanctions en cas de refus de reprendre un emploi : ces dispositions, centrées sur les problèmes d’offre de travail des chômeurs, complètent les mesures prises à la fin des années quatre-vingt et dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, qui portaient davantage sur le niveau des allocations. Les systèmes d’impôt négatif permettent d’augmenter le différentiel entre les revenus tirés du travail et les revenus de remplacement. En effet, les politiques de « réforme structurelle », menées sur la base du consensus analysé précédemment, ont conduit au déplacement de la norme d’emploi en deçà du salaire minimum mensuel, via le développement du travail à temps partiel. La politique de l’emploi française représente un bon exemple de cette focalisation sur les problèmes d’incitation à l’activité, que ce soit au travers du PARE[20], ou de la prime pour l’emploi (Erhel et Zajdela, 2003).

Tous ces éléments témoignent d’une évolution dans l’analyse du chômage, qui se déplace de l’identification des déterminants du chômage involontaire vers le concept de chômage volontaire, au travers des analyses en termes de « trappes ». L’idée de trappe à chômage renvoie en effet à un problème de désincitation au travail : des individus refuseraient des emplois parce que la rémunération associée ne leur procurerait pas un gain financier suffisant. Cette approche repose sur la théorie économique habituelle de l’offre de travail, selon laquelle les individus arbitrent de manière rationnelle entre travail et loisir, en comparant les satisfactions qu’ils retirent de chacun de ces états. Comme, selon cette approche, le travail ne procure aucune satisfaction directe, c’est essentiellement le revenu qu’il permet d’acquérir, et donc la satisfaction associée à la consommation rendue ainsi possible, qui justifie l’offre de travail. Dans ce cadre, tout revenu que l’individu peut obtenir sans travailler biaise son choix en faveur du loisir, en augmentant son « salaire de réserve », c’est-à-dire celui qui le rend juste indifférent entre travailler et ne pas travailler. L’individu qui bénéficie d’un revenu alternatif trop important, comparé au salaire auquel il peut accéder, risque de tomber dans une « trappe à chômage ».

L’évolution des théories du chômage décrite plus haut ne laissait pas présager d’une telle focalisation autour des risques de désincitation au travail. En effet, dans le cadre des nouvelles théories du marché du travail, les salariés obtiennent toujours un salaire réel supérieur à leur salaire de réserve et leur contrainte de participation est toujours respectée[21]. L’importance nouvelle du rôle de l’offre de travail ne peut se justifier que si l’on considère que certains travailleurs n’ont pas la qualification suffisante pour bénéficier d’un pouvoir de négociation ou pour prétendre à un emploi justifiant une politique salariale incitative. La détermination du salaire redevient concurrentielle : l’employeur propose au travailleur de le rémunérer à sa productivité marginale. S’il n’existe pas de salaire minimum[22], le travailleur ne peut être au chômage que si son salaire de réserve est plus élevé que sa productivité marginale.

Certains chômeurs sont donc des individus qui refusent de travailler au niveau de salaire courant, compte tenu de l’importance des revenus de remplacement, allocations chômage ou minima sociaux. Même si le niveau de ces variables avait également une influence positive sur le chômage d’équilibre dans le cadre du modèle WS-PS, leurs effets ne transitaient pas directement par l’offre de travail : elles conféraient seulement un pouvoir plus important aux travailleurs dans les revendications salariales. À présent, leur influence est plus forte et plus directe. Ce chômage est volontaire et correspond plus encore à celui que Pigou (1933) décrivait.

Conclusion

Le bilan de l’évolution des théories du chômage et des prescriptions de politiques économiques montre que nous sommes désormais bien loin de la conception du chômage défendue dans la Théorie générale. Dans le modèle WS-PS, le chômage involontaire auquel les keynésiens avaient abouti était classique et conduisait à prôner des politiques d’intervention assez proches de celles proposées par Pigou. Mais, à présent, on met aussi en évidence un chômage qui est d’autant plus classique qu’il est volontaire. Dès qu’on revient à une détermination concurrentielle des salaires, dans laquelle les rigidités redeviennent exogènes, l’offre de travail reprend une place importante dans l’analyse du chômage.

Ce retour de la théorie classique du chômage à la Pigou montre la force de ce que Keynes appelait le second postulat de l’économie classique. On peut a posteriori considérer que cette dernière évolution a été possible à cause des limites du chapitre 2 de la Théorie générale. En effet, le rejet par Keynes du second postulat et ses enjeux ne sont pas clairs. Cela a sûrement dans un premier temps rendu possible la lecture de son analyse du chômage en termes de rigidité nominale ou d’illusion monétaire. Mais surtout, en qualifiant de postulat ce qui était un résultat, Keynes n’a pas explicité ce qu’il rejetait en amont, et sa critique n’atteint pas le modèle d’offre de travail. En effet, sa critique du second postulat concerne essentiellement le salaire réel, mais il n’abandonne pas le concept de désutilité marginale du travail, et semble donc accepter l’arbitrage travail/loisir. La puissance théorique de l’économie classique a obligé Keynes à parler un langage que ses contemporains pouvaient comprendre. Ce langage marshallien peut rétrospectivement expliquer l’évolution des théories du chômage, et l’impressionnante revanche posthume de Pigou.