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La fusion Cirque-Vegas

En septembre 2003, tous les yeux étaient rivés sur le dernier-né du Cirque du Soleil à Las Vegas, Zumanity, qui célébrait sa première officielle à l’hôtel-casino New York- New York. Le théâtre, rénové au coût de 30 millions de dollars, accueillait une surprenante brochette de vedettes : Michael Schumacher et David Coulthard, pilotes de Formule 1, côtoyaient Hugh Hefner, l’éditeur de Playboy, tout comme le designer Roberto Cavalli, les chanteurs et comédiens Jennifer Love Hewitt, Debbie Gibson, Darryl Hannah, Orlando Bloom, ainsi que quelques personnalités québécoises, dont Robert Charlebois et René Angelil. Les flashs d’appareils photos aveugleraient, les vedettes seraient distrayantes, n’en demeure que le spectacle serait reçu avec une certaine perplexité, malgré un certain nombre de critiques favorables. La création de Zumanity a fait l’objet d’un suivi assez méthodique de la part des médias québécois, qui ratent rarement l’occasion de faire étalage des derniers agissements du Cirque et de son fondateur et « Guide », Guy Laliberté. On savait, par exemple, que « dans ses premiers balbutiements [le spectacle] devait être clownesque » avant qu’il ne dévie vers le thème de cabaret érotique (Lavoie, 2003a : B1). Le metteur en scène René Richard Cyr a été embauché pour réaliser la mise en scène. On lui avait proposé le projet à l’été 2002 et il avait dû quitter la direction du Théâtre d’Aujourd’hui, seul théâtre institutionnel voué à la dramaturgie québécoise, pour prendre les rennes de Zumanity (Lamarche, 2002). En avril 2003, Cyr est toujours le seul maître à bord, et on envisage une première le 31 juillet (Beaunoyer, 2003 : C5). À dix semaines de la première, on constate l’échec inévitable du spectacle. Stéphanie Bérubé écrit dans La Presse : « Zumanity : retour à la case du départ ». Laliberté « a dit qu’il était confus après avoir vu ce qu’on lui a montré, admet Andrew Watson, le directeur de la production [sic : il était plutôt le directeur de création]. Nous avons décidé de revenir à notre impulsion première » (Bérubé, 2003a : C1). Déjà, on admet avoir fait appel à Dominic Champagne afin d’épauler Cyr. Il contribuait déjà, paraît-il, à l’élaboration de la trame narrative. La première publique est reportée à la mi-août, la première médiatique à la mi-septembre. Dès l’arrivée de Champagne, il ne sera plus question de l’effort solo de Cyr au cours de la première année. Les entrevues et les documents officiels du Cirque feront état d’un tandem fusionnel, une suite logique et cohérente de leurs nombreuses collaborations précédentes. La petite histoire du départ raté du spectacle contribuera à l’anticipation et peut-être à l’appréhension qu’auront les médias et le public québécois pour Zumanity. Nathalie Petrowski soulignait, avant même la première, les paradoxes du nouveau cabaret érotique à la lumière de sa réputation alors proprette :

Depuis sa fondation en 1984, le Cirque du Soleil a bâti sa réputation sur le rêve, la magie, la poésie, toutes choses éthérées, propres et délicates, qui fuient l’odeur gênante que dégagent les animaux et les humains en rut. En interdisant la présence des animaux sous le chapiteau, le Cirque du Soleil en a chassé par la même occasion l’animalité, avec tout ce qu’elle comporte de brutal, de sombre et de charnel.

2003 : C5

Et voilà que les odeurs d’humains en rut, des images brutales, sombres et charnelles s’apprêtaient à se retrouver sur une scène du Cirque grâce au concours de gens de théâtre, ceux-là mêmes qui regardaient parfois de haut le genre populaire.

Troisième spectacle de la multinationale québécoise dans la ville du jeu, Zumanity visait à renouveler, voire radicaliser l’image du Cirque du Soleil, jugée trop sage, en créant un cabaret érotique réservé aux plus de dix-huit ans. Les deux premiers spectacles, Mystère et O, ont grandement contribué à redorer l’image de Las Vegas en lui apportant un peu de sérieux, de goût artistique et d’ouverture sur un divertissement accessible aux familles. Dix ans après s’être installé à Las Vegas[2], le Cirque du Soleil voulait prouver qu’il pouvait être un joueur sérieux, un joueur qui sait prendre des risques[3].

Un personnage autoréférentiel fait son entrée au Cirque

On peut s’interroger sur le succès artistique et la probité morale de Zumanity ; mais ce spectacle mérite notre attention si ce n’est qu’à cause de la présence d’un personnage autoréférentiel, c’est-à-dire un personnage qui existait et qui était joué par un comédien avant qu’il ne soit récupéré par le Cirque. Après des décennies de figures délavées de la commedia dell’arte côtoyant des acrobates, l’entrée en scène d’un véritable personnage a de quoi surprendre. De plus, ce personnage parle. La parole s’immisce au Cirque sur un bruit de fond d’érotisme, quoique cette proposition licencieuse s’avère porter d’avantage sur l’intime, sur les désirs refoulés et les préjugés sexuels des spectateurs. Comment est-il possible de passer à la spectacularisation de l’intime dans le contexte d’un cirque-cabaret à Las Vegas ? « Du début, Cyr et Champagne s’étaient mis d’accord pour effectuer cette recherche d’authenticité. Un objectif qu’ils croient avoir atteint. “On a essayé d’être vrais. C’est tellement artificiel ces shows-là, que personne ne se reconnaît” » (Lavoie, 2003b : B3). Ce désir d’authenticité dans le monde du divertissement frivole, présenté dans la capitale du jeu, mérite qu’on s’y intéresse. Malheureusement, l’authenticité visée par les uns ressemble à la spectacularisation de l’intime des autres. L’authenticité sans objet autre que sa propre audace demeure-t-elle de l’authenticité ou est-ce plutôt le dévoilement, par une mise en spectacle de ses désirs refoulés, de son besoin d’appartenir à un jet-set qui trompe ses modestes origines ? Dans le cas d’un cabaret érotique peuplé de performeurs circassiens, cette quête d’authenticité prendra l’allure surprenante d’une série d’exhibitions rappelant un peu les freakshows ou sideshows popularisés par le promoteur Phineas Taylor Barnum au xixe siècle.

Aujourd’hui, la vedette d’un spectacle du Cirque du Soleil ne peut être que le spectacle lui-même, ou plus souvent la marque de commerce du Cirque. Le nom du metteur en scène est dûment indiqué et ceux des concepteurs, dont le directeur de création, sont également reconnus dans les pages des programmes et des trousses médiatiques. Les performeurs sont relégués à l’arrière du programme. Ils sont interchangeables et n’ont pas droit à des notices biographiques. Ce sont des exécutants physiques prodigieux à qui on ne donne pas la parole et dont la biographie ne contribuerait pas à apprécier leurs sauts périlleux ou leurs facéties. Zumanity présente un cas d’exception avec la présence de Joey Arias dans le rôle de maître de cérémonie du cabaret érotique.

Les spectacles du Cirque mettent généralement en scène une figure rappelant le chef de piste, le Monsieur Loyal d’antan qui aurait perdu son autorité absolue. Celui-ci est un homme vaguement excentrique (échevelé, dépassé par les événements, cloué au sol alors qu’un monde fantasmatique s’active autour de lui), un majordome ringard à qui la parole ne vient pas ou vient difficilement, mais qui commande un certain respect en tant que responsable de l’ordonnancement des numéros. Ils font également appel à un « naïf », qu’il soit une figure enfantine ou carrément l’avatar d’un spectateur (qui émerge parfois de la salle). Cette seconde figure sera le substitut, le représentant théâtralisé d’un public trop nombreux pour se retrouver sur scène pour le proverbial voyage initiatique où l’on constatera que tout est possible. Le tandem du chef de piste démuni et de l’avatar du spectateur type permet, comme le souligne Ame Wilson, de « subvertir la notion mythique d’un héroïsme particulier au récit de transformation métaphysique collective » (2002 : 135, nous traduisons).

Le chef de piste était traditionnellement près du modèle de l’actor-manager théâtral anglo-américain, c’est-à-dire la figure de proue, l’élément rassembleur de la troupe, son gestionnaire et son metteur en scène. Wilton Eckley décrit le ringmaster d’office comme étant à la fois « une bête de scène, un régisseur, un général disciplinaire, un diplomate, un conseiller familial, un musicien, un psychologue, un dompteur d’animaux et un devin météorologique » (1984 : 44, nous traduisons). Avec l’avènement du « nouveau cirque » théâtralisé, qu’il soit américain ou européen, le metteur en scène occupera souvent cette fonction sans avoir à se mouiller sur scène. Zumanity, le spectacle le moins circassien du Cirque du Soleil, renoue avec la tradition du chef de piste qui serait à la fois régisseur et personnalité emblématique du spectacle. Pas tout à fait Monsieur Loyal ni ringmaster des cirques américains, Arias sera plutôt « Mistress of seduction » selon ses propres dires.

Le Cirque du Soleil, jusqu’à Zumanity, avait toujours misé sur l’universalité en cherchant à transcender la langue. Les clowns laissaient parfois glisser quelques mots, généralement un charabia scénique inspiré de l’idée qu’on se fait de la commedia dell’arte. La langue de communication n’était pas verbale autant qu’elle était celle d’un partage des conventions issues de la pantomime, du cirque et de la commedia (Boudreault, 1996 : 80 et Wilson, 2002 : 127). Le caractère universel des spectacles du Cirque, d’abord conçus pour des tournées mondiales, se précise et s’américanise dans le contexte de Las Vegas. Arianne Martinez rappelle que le « cirque contemporain a interrogé la prouesse. Celle-ci était auparavant l’élément représentatif du cirque, et celui à partir duquel tout le spectacle s’ordonnait […]. Aujourd’hui on peut avancer que les autres éléments du spectacle (musique, lumière, ordonnancement de l’ensemble) ne lui sont plus soumis, et que le cirque est passé de la performance sportive à la performance artistique » (2002 : 18). Si le spectacle nautique O avait des prétentions à la fois sportives et artistiques, il est évident que le Cirque, en rassemblant des gens de théâtre et en investissant le cabaret – genre à l’origine littéraire (avant qu’il ne soit pastiché) –, met de l’avant ses ambitions artistiques. Dans le documentaire Lovesick, on entend Laliberté souffler au metteur en scène Champagne : « C’est un show sans filet. Dans les autres shows on est protégés par les acrobates… » (Cohen, 2006). Ce spectacle ne portera pas sur les prouesses physiques d’individus surdoués mais sur le principe d’un cabaret à la fois artistique et érotique, un rassemblement d’artistes et de gens de cirque qui rappellent les exhibitions – les sideshows – d’antan et renvoyant l’image rassurante de sa propre normalité aux spectateurs.

Le nom du maître de cérémonie, s’il apparaît dans le programme comme tous les autres, ne se retrouve aucunement dans la trousse destinée aux médias. Malgré la rare parole qu’on accorde à l’un de ses actants, la vedette de Zumanity demeurera l’audace commerciale et artistique du Cirque du Soleil. Et pourtant, voici qu’un réel personnage se dégage de l’ensemble des figures typées propres au Cirque. Un personnage autoréférentiel qui renvoie au passé de son créateur, Joey Arias. Travelo vieillissant, vamp au vocabulaire osé, chanteur de cabaret imitant les grandes chanteuses, ce personnage nous semblerait rebutant si son extrême fragilité n’était pas perceptible derrière ses pointes verbales visant à déstabiliser les spectateurs bien-pensants. Le Cirque n’a pas eu à créer ce personnage. Il a trouvé le cabaretier travesti et chantant dans son East Side de prédilection, où son incarnation de Billie Holiday aura donné au Bar d’O new-yorkais ses lettres de noblesse et fait de Arias une figure d’icône à la fin des années 1980[4] (Friess, 2003). Le personnage existait, son costume, son maquillage, son discours et sa manière de s’exprimer étaient tous déjà fixés avant qu’on ne l’invite à Vegas pour participer à la création du cabaret érotique. On sait que Arias a été le fidèle compagnon de Klaus Nomi à l’époque où celui-ci s’imposait à New York dans un mouvement qu’on appellera rétroactivement le « New Wave Vaudeville »[5].

Le Cirque s’approprie la voix et la personnalité que Arias a développées au Bar d’O. Son personnage palimpseste et porteur d’une tradition artistique bien new-yorkaise devient, sur la scène de l’hôtel-casino New York-New York, la vamp vegasienne aux accents new-yorkais. La maîtresse de séduction raillera les spectateurs, elle dira tout haut ce que personne ne pense, elle répétera ad nauseam son désir de briser les tabous et de se livrer à divers actes sexuels. Le maître de cérémonie vise à sortir les spectateurs de leur complaisance bourgeoise et à s’amuser devant le florilège de numéros à saveur érotique. Il choque souvent par ses propos, et un spectateur qui n’aurait pas l’habitude des expressions consacrées et colorées des clubs de travelos risquerait d’être décontenancé. Le documentaire Lovesick présente un Arias fragilisé par une entrée en scène chaotique et l’arrivée d’un nouveau metteur en scène. Il relate la première, lorsqu’il s’est approché d’un spectateur qui l’a rabroué violemment avec un « Get the fuck away from me, faggot! » (Cohen, 2006). Ce « faggot » résonne, parce qu’il est porteur d’une accusation, du reproche d’avoir troublé la conception homogène, voire hétérosexuelle, de la société que se faisait le spectateur pourtant conscient d’être dans la salle où l’on présente un cabaret érotique à saveur « artistique ». Il rappelle à la vedette de cabaret qu’il est « autre » non seulement par son travestissement et son personnage, mais surtout par rapport au spectateur perturbé par sa prestation sexuelle hétérodoxe. Le spectateur dont il est question ici n’a pas forcément envie d’être interpellé par cette représentation polymorphe d’un homme, d’une sexualité, d’une présence scénique, qui vient le troubler par le double étonnement de constater la différence d’une part, mais surtout, de constater sa perte de repères devant cette altérité qu’il n’arrive pas à comprendre (il est troublé par le fait d’être « surpris d’être surpris », et sa réaction sera le rejet violent de l’élément perturbateur). Éric Méchoulan écrit justement que « l’altérité ne se contente pas d’un étonnement, il lui en faut deux. Deux instances qui dédoublent ainsi l’instant pour en faire un événement. Ce double étonnement est ce qu’on appelle ordinairement un “problème” ou une “énigme” » (2007 : 156). L’énigme du travesti vantant les sexualités hors du commun perd sa qualité d’objet d’étude lorsqu’elle se transforme en interaction, en interpellation visant à faire du spectateur un complice. Ce spectateur aurait préféré observer de loin. Il est venu voir des exhibitions et il tient à ce qu’on maintienne la distinction entre « eux » et « nous ». Bête de scène, sans doute freak dans son esprit, le maître de cérémonie appartient au monde de ceux que l’on montre. Elizabeth Grosz écrit que l’être d’exception, le freak en vernaculaire péjoratif américain, est depuis toujours objet d’horreur et de fascination, comme il demeure essentiellement un être ambigu dont l’existence remet en cause les catégories et les oppositions sociales normalement constituées (1996 : 55). Zumanity se plaira à remettre en cause les normes hétérocentriques avec ses numéros d’érotisme à la carte sur le mode de l’exhibition (et d’exhibitionnistes, en quelque sorte).

Érotisme à la carte (les exhibitions)

Le freakshow ou sideshow n’est jamais bien loin du cirque traditionnel. Il s’est développé, comme son nom l’indique (« side show »), à côté, en greffage ectoparasitaire. À la foire médiévale, déjà, on attisait la foule grâce à la présence de nains, de femmes à barbe, de fakirs et autres variétés d’êtres d’exception. « Les exhibitions sont les à-côtés du cirque. Si elles sont déjà montrées au coeur de la piste, elles sont rapidement devenues assez importantes pour être un spectacle en soi, un side show disent les Américains qui sont les plus férus de cette tradition » (Boudreault, 1996 : 40). Julie Boudreault ajoute qu’on compte quatre types d’exhibitions traditionnelles : ethnologiques (Amérindiens, Africains, Asiatiques), zoologiques (animaux étranges ou non dressés), mythologiques (squelettes « authentiques » de sirènes et de licornes) ou tératologiques (siamois, géants, nains). Le légendaire Barnum, depuis son arrivée à New York au début des années 1830 jusqu’à sa mort en 1891, a fini par dominer et, en effet, régir les goûts de la culture populaire américaine du xixe siècle (Fretz, 1996 : 97). Barnum est arrivé à créer des phénomènes d’attraction insoupçonnés, depuis cette vieille esclave affranchie qu’il déclara centenaire et fille illégitime d’Abraham Lincoln, jusqu’à la chanteuse d’opéra suédoise Jenny Lind, qu’on acclama en vedette avant qu’elle ne chante une seule note, en passant par cet être hybride – « chaînon manquant entre l’homme et le singe » –, l’énigmatique « What is It? », qui faisait accourir les foules mais qui n’était qu’un pauvre Afro-Américain en costume primitif (Cook, 1996 : 139). Barnum a essentiellement porté au paroxysme le « Dime Museum » ou, ce qu’on appellera cyniquement plus tard le « American Museum », c’est-à-dire des exhibitions où, pour un seul billet modique, on pouvait se laisser épater par des dioramas, des panoramas, des géoramas, des cosmoramas, des reliques, des êtres d’exception (freaks), des animaux mystérieux empaillés, des ménageries, des statues de cire et des performances théâtrales (Dennet, 1996 : 315). « Rien de tel n’avait existé auparavant. Aucun divertissement n’avait suscité l’intérêt d’un public aussi hétéroclite ni n’avait intégré autant de distractions en un seul lieu. » (p. 315, nous traduisons). De ces musées ambulants qu’on nommerait bientôt sideshows, c’est celui de Barnum qui, par sa rhétorique, par son panache et par sa réputation, dominait tous les autres. Il faut se souvenir du titre ampoulé qu’il donnait à ses exhibitions de cirque pour saisir l’ampleur de la démesure oratoire : Barnum’s « Great Traveling World’s Fair, Museum, Menagerie, Polytechnic Institute and International Zoological Garden » !

Qu’ont-ils d’attrayant, les freaks qu’on exhibe ainsi ? Tout d’abord, ils sont l’antithèse de ce que l’on définit comme étant « normal ». Rachel Adams, dans Sideshow USA: Freaks and the American Cultural Imagination, explore cette attraction-répulsion à la base des exhibitions. « Une part importante du frisson du spectacle d’exhibition tient à la limpidité avec laquelle le public se rend compte de l’arbitraire de la frontière qui sépare le freak de la personne dite normale. » (2001 : 9, nous traduisons). En somme, c’est l’effet miroir déformant – l’effet pervers de réplication appréhendée – qui sera à la base de notre fascination pour l’être d’exception. Un certain érotisme s’en dégage. En soi, les corps circassiens sont étrangement érotiques – disjoints et repliables, ceux des contorsionnistes allument l’esprit explorateur ; athlétiques, sveltes et légers, ceux des acrobates laissent planer le doute quant à leur matérialité terrestre. Erin Hurley (2008), tout en reprenant la distinction entre « corps caractérisés » (character bodies) et « corps charnels » (fleshy bodies) de David Graver (2005), explore de manière convaincante l’intérêt du Cirque du Soleil pour les premiers types de corps, soit ceux qui tiennent du « prodige cultivé » plutôt que ceux qui relèvent d’anomalies de la nature, ceux qu’on nommera freaks ou êtres d’exception[6] (voir Hurley, 2008). Le corps « extrême », ou plutôt « en situation extrême », est la figure de style corporelle première du Cirque. Ce n’est que dans Zumanity qu’on admettra des performeurs obèses, un nain, un contorsionniste inélégant et que la nudité sera présentée comme telle. Leslie Fiedler, dans son ouvrage qui fera oeuvre de pionnier dans le domaine, Freaks: Myths and Images of the Secret Self, rappelle que l’observation des êtres d’exception qui s’exhibent volontairement n’est pas sans susciter une part d’attraction ambivalente. « Tous les freaks sont perçus, d’une façon ou d’une autre, comme étant érotiques. En effet, l’anomalie excite parfois chez les gens “normaux” une curiosité qui les pousse à aller par-delà le regard porté sur le phénomène et vers sa rencontre charnelle » (1978 : 137, nous traduisons). Ces gens qui virevoltent d’un trapèze à l’autre, qui narguent et trompent la mort sur des engins invraisemblables, ces corps domptés par un entraînement hors norme et révélés avantageusement par des costumes moulants, exercent un pouvoir d’attraction. Dans le cas de Zumanity, ces gens sont à demi nus, ils brandissent des fouets, leurs seins, leur sexe, leurs fesses, dans certains cas, dénudés, sont encadrés et soulignés par divers éléments costumiers en cuir. De plus, ils recréent des situations à connotation sexuelle. Ce ne sont pas forcément des freaks physiques, comme on l’entendait autrefois, mais plutôt des figures de freaks psychologiques : des gens qui incarnent une sexualité débridée selon un échantillonnage « démographique » des perversions et des préférences polymorphiques. En cela, la proposition de Zumanity reprend, en surface, les éléments fondamentaux du freakshow : « Les exhibitions reposaient – et reposent toujours – sur la qualité du spectacle. C’est un lieu qui magnifie, habille, coiffe et met de l’avant la déviance humaine pour le public payant en quête de distractions. Ce freakshow repose sur une relation très claire : la mise en opposition du “nous” et du “eux”, entre les gens normaux et les déviants » (Dennett, 1996 : 325, nous traduisons). Dans ce cas, les spectateurs seront appelés à jouer la convention des gens « normaux » devant les êtres d’exception.

Les proverbiaux clowns du début du spectacle sont vêtus comme des spectateurs conservateurs du Midwest. Peut-être ont-ils toujours le regard rivé sur l’Amérique des années 1950. Leur candeur le suggère. Ce sont là « Jane » et « Dick », à la manière du proverbial couple solide qui refoule tout de même des secrets. Malgré leur apparence anodine, ces clowns ont plus d’un truc dans leur sac, notamment des instruments érotiques, tels des vibrateurs, des fruits et légumes dont l’usage est connoté. Ils impliquent tout de go les spectateurs en les mettant en état de danger, c’est-à-dire aux aguets, puisqu’ils choisissent au hasard des victimes à embarrasser dans la salle. Dans les autres spectacles du Cirque, les clowns versent des paniers de maïs soufflé sur la tête des spectateurs, ils imitent leur démarche, ils les mettent dans des positions plus ridicules que compromettantes. Dans Zumanity, ils font de même en misant sur la suggestion et la honte relative d’être devant des objets intimes. Leur numéro tombe à plat, puisque les spectateurs n’arrivent pas rougir devant leurs manèges. Mais, ils redoublent d’ardeur et finissent par ridiculiser les clowns prudes. À la création de Zumanity en 2003, le rôle des clowns était du ressort de la troupe de bouffons Spymonkey. Leur humour noir, déstabilisant comme seuls les Britanniques savent le faire, n’a d’abord pas gagné la faveur des critiques, mais ils ne donneraient pas moins de 900 représentations d’août 2003 à août 2005 pour ensuite reprendre ailleurs leur carrière de dilettantes de l’humour. Leur présence, plus que celle du nouveau duo comique peut-être, renvoyait aux spectateurs tels qu’ils sont avec leurs corps non épilés, grassouillets ou trop maigres. Leur nudité n’attisait rien, sinon l’embarras de se voir, soi-même, ridiculement nu sur scène, entouré de tant de belles personnes.

On parle de déjouer les tabous, on brandit des godemichés, on se fait bondir les seins, et pourtant, le florilège érotisant de Zumanity rend las. Par exemple, le numéro « 2Men ». Les deux hommes, qu’on retrouve dans une cage, rappellent tous les clichés de la séduction masculine : l’un dominant forcément l’autre. L’érotisme masculin est réduit à une chasse à la proie où il n’y a que deux chasseurs. Si le principe du numéro n’est pas sans mérites, son exécution amorphe (presque malhabile) et sa sensualité feinte en font un pastiche du genre. Difficile de savoir si le numéro est inspiré de l’exquis Bagne de Pierre-Paul Savoie Danse, mais la chorégraphie de référence s’est vite substituée, dans mon esprit, à celle, malhabile, qu’on nous proposait[7].

Les amateurs de musculature gonflée aux stéroïdes ne sont pas négligés, puisque l’on a prévu un numéro d’effeuillage masculin, « Rose Boy ». Le beau corps athlétique taillé au couteau s’inscrit tout à fait dans une logique d’exhibition circassienne. Cecile Lindsay va jusqu’à écrire que le culturisme (bodybuilding) serait le freakshow postmoderne en ce qu’il implique une confusion entre les genres. Ainsi, le corps, poussé au-delà des limites, devient un objet étrangement détaché du bodybuilder, à la fois sculpteur et objet sculpté.

Le numéro aquatique « Waterbowl », s’il met en valeur deux plongeuses contorsionnistes étonnantes, n’en demeure pas moins un fantasme lesbien aquatique puéril. Le numéro « Dislocation » met en scène un pauvre homme qui se disloque les articulations et se contorsionne dans des positions invraisemblables « pour le plaisir de ses sirènes sadiques » (selon la trousse à l’intention des médias).

Zumanity, écriture et mise en scène de Dominic Champagne et de René Richard Cyr ; costumes de Thierry Mugler

Photographie de Tomasz Rossa. © Cirque du Soleil Inc., 2007

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Deux vraies jumelles latino-américaines, obèses, en costume de bonne révélateur, visent à éveiller la concupiscence. Les formes adipeuses ne sont pas exceptionnelles à Las Vegas, ville connue pour ses « buffets à volonté »; mais ces formes n’ont généralement pas leur place sur scène, surtout pas en tant qu’objets érotiques. Les soeurs Botero sont bien portantes, mais elles dégagent effectivement une sensualité qui émane de l’acceptation de leur corps et, surtout, de leur confiance en soi et d’une urbanité qui les rend désirables. La simplicité de leur personnage rassure après les numéros, tel celui de l’autoflagellation intitulé « Straps ». Que font-elles, concrètement, dans le spectacle ? J’ai mémoire qu’elles remettaient des fraises enrobées de chocolat au début du spectacle, qu’elles se blottissaient les seins sur le visage d’hommes distraits et qu’elles étaient là pour les changements de scène, un rappel visuel de la diversité physique ou bien un contrepoids accentuant la minceur des acrobates et des contorsionnistes.

Zumanity, écriture et mise en scène de Dominic Champagne et de René Richard Cyr ; costumes de Thierry Mugler

Photographie de Phillip Dixon. © Cirque du Soleil Inc., 2007

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Dans le numéro éponyme de « tissus », la belle aryenne Abigail Troy prend son envol, propulsée par une habile manipulation de tissus pendus au plafond. Devant les tours de haute voltige de sa « déesse[8] », le pauvre nain Alan Jones Silva est cloué au sol et, de ce fait, rapetissé d’avantage. Il arrivera éventuellement à maîtriser les tissus pour retrouver Abigail dans un envol rassurant pour les tenants du rêve américain, qui laisse croire que tout est possible à ceux qui le désirent profondément et qui travailleront fort pour atteindre l’objet de leur désir. La déesse Abigail et le nain (parvenu au rang de demi-dieu peut-être ?) s’embrassent et repartent entrelacés, leur situation s’étant normalisée. La présence du nain, ici, n’est pas fortuite. Le nain est traditionnellement la figure de réussite chez les freaks. Fiedler les décrit comme « les favoris, les plus heureux, les plus visibles et articulés ; mais, du même coup, les plus craints et détestés, non seulement selon la rumeur et les médias, mais dans les oeuvres d’art » (1978 : 90, nous traduisons). Les nains se démarquent des autres exhibés et bénéficient de la proximité et des faveurs des « grands » de ce monde. Songeons aux nains de collection de Catherine de Médécis ; les miniaturisés Merlin, Mandricart, Palavine, Radomot et Majoski occupaient ses loisirs, tout comme les rois éclairés se trouvaient un fou du roi brillant et diminutif pour le plaisir de la cour[9].

L’image de la blonde Abigail et du diminutif Alan évoque celle du « Petit Hans et sa Grande Femme », soit l’accouplement inattendu d’une belle grande femme et d’un homme-enfant dans le film culte hollywoodien Freaks de Ted Browning (1932). L’image est saisissante : une belle blonde aryenne s’éprend d’un petit homme ; il est assis sur elle, tel un enfant, et ils s’embrassent. Dans le film, elle sera éventuellement réduite à l’état de femme-poule en guise de malédiction. Lors du tournage et à sa sortie, Freaks causa tout un émoi. Les comédiens, tous des êtres d’exception jouant leur propre rôle, avaient été bannis de la cafétéria du studio parce que leur présence indisposait les autres. Le film serait tombé dans l’oubli s’il n’avait été présenté à nouveau, en 1962, au Festival de Venise. Il provoquera des réactions fascinantes chez plusieurs artistes et intellectuels, dont Leslie Fiedler, Diane Arbus et Katherine Dunn, légitimant du coup l’étude sérieuse de ces phénomènes.

Le freakshow contemporain se trouve à la télévision, revendiquant un « réalisme » et un souci d’« authenticité » par le truchement d’émissions de téléréalité ou de talkshows qui se donnent des pouvoirs d’inquisition. Ainsi, nous assistons à la fétichisation de l’être d’exception. Cette unicité demeure relative depuis la déclaration d’Andy Warhol qui revendique la démocratisation du vedettariat, à savoir que chaque individu aurait droit à ses quinze minutes de gloire. En plus des émissions de téléréalité, qui contribuent à ce phénomène de spectacularisation de l’intime, il y a également le phénomène des blogues et des pages Web personnelles (souvent nourries aux cybercaméras). Se pourrait-il que nous assistions, avec ces dernières, à des manifestations, un peu désespérées, de récupération « d’une identité en passe de se décomposer, et qui toujours veut être reprise, réhabilitée, ravaudée » (Cauquelin, 2003 : 90) ? Si nous sommes tous exceptionnels, si chacun de nos récits personnels mérite sa tribune, si nos travers, nos perversions, nos fantasmes les plus refoulés ont droit de Cité, où se situe donc la norme ? Devons-nous alors contribuer à la surenchère exhibitionniste ? Anne Cauquelin, dans L’exposition de soi : du journal intime aux Webcams, poursuit sa réflexion sur le phénomène de l’exhibition de soi (sans l’artifice de l’art) :

[C]e qui est le plus troublant, dans cette quête, c’est l’arrière-fond métaphysique qui semble la conduire, et qui apparaît même sous les déguisements les plus osés de l’exposition de soi. […] La morale n’est pas loin, qui est tenue des deux côtés comme un flambeau. Classique, elle réprimande les excès d’exhibition sans frein, lance des accusations de pornographie, d’impudicité, ou, ce qui est plus grave, de narcissisme, d’individualisme et de sottise. Plus moderniste, elle réclame le droit à l’ordinaire du temps, et donne vertueusement des leçons de transparence aux citoyens frileux.

p. 90-91

Il y a donc là l’exercice d’un relativisme moral, une paradoxale volonté de normalisation par l’être d’exception marginalisé. Devant la figure anormale, qu’elle soit phénomène bizarroïde ou prodige, l’être dit normal est confronté à l’idée qu’il se fait de sa propre normalité. On peut aisément glisser d’un statut à l’autre (Adams, 2001 : 9). Les obsédés sexuels de Zumanity – travelos, nains épris de grandes blondes flottantes, lesbiennes aquatiques, homosexuels incarcérés, jumelles obèses affranchies, contorsionnistes éveillant les fantasmes gymnastiques, clowns au physique ingrat comme le nôtre – sont nos doubles scéniques. Afin de s’assurer que le message passe, les membres de la troupe, dont la plupart sont à moitié nus, invitent un homme et une femme du public à se joindre à eux pour le tableau de l’orgie. Le soir où j’assistais à la représentation, on a sélectionné un homme dans la cinquantaine, assez élégant (la cible préférée des clowns des spectacles du Cirque) et une femme quelconque, avec quelques kilos en trop (ce qui la distinguait nettement des performeurs, hormis les jumelles Botero). Ces spectateurs ont été invités à se joindre à une séance intime sur une scène qui pivotait comme un plateau de fromages qu’on fait tourner sous les yeux des convives. Trois femmes déshabillèrent l’homme langoureusement alors qu’un surhomme musclé mimait le coït avec la spectatrice d’abord figée d’embarras puis, éventuellement, emportée par le va-et-vient résolu du comédien et enhardie par les exhortations de la foule.

Cette mise en scène publique d’une action qu’on espère provoquer chez les spectateurs dès qu’ils rentrent à la maison n’est pas sans rappeler certaines expériences de Fernando Arrabal[10]. Bien sûr, Zumanity n’ira jamais aussi loin que le préconisait Arrabal, les lois particulières et précises régissant la moralité dans l’État du Nevada obligent[11]. On devine néanmoins cette même impulsion morale à la transcendance, à la catharsis collective. Sauf que l’état d’être qu’on nous propose n’est pas transcendant, sensuel, désirable, il est plutôt cynique, triste et seulement érotique.

La parole s’immisce mais tombe à plat

On préfère voir s’exécuter les freaks (ou les prodiges) que de les entendre. Ce sont des êtres agissants à notre service, puisqu’ils choisissent d’exhiber leur différence, d’en faire un métier. En cela, l’attribution de la parole à un maître de cérémonie travesti, chef de piste d’une troupe d’acrobates et d’artistes épanouis dans la sexualité qu’ils affichent, aussi bigarrée soit-elle, détonne. La formule du cabaret, ou du moins l’idée que les Américains s’en font dans son incarnation viennoise ou berlinoise décadente, propose déjà un maître de cérémonie blasé, mondain, pour établir un minimum d’ordre dans la séquence des numéros. Les cabarets satiriques parisiens (le Chat noir, les Quat’z’arts) et viennois (les cabarets Nachtlicht et Fledermaus) étaient conçus comme une sorte de pied de nez à la bourgeoisie par les artistes de l’avant-garde, qui remettaient en cause les valeurs acceptées et jugées acceptables. À l’origine, ces spectacles demeuraient confidentiels et axés sur la parole. Comment Zumanity, produit à coup de dizaines de millions de dollars, présenté deux fois par soir, cinq soirs semaine des années durant – jusqu’à saturation –, peut-il prétendre s’inscrire dans cette lignée ? Les vedettes font leur pèlerinage, les touristes font de même. Les performeurs s’exécutent sans ajouter du leur, sans prendre parole. Peut-être s’agit-il plutôt d’un descendant du cabaret-jazz des années 1920, alors qu’on évacuait la prétention intellectuelle et revendicatrice pour plutôt miser sur le caractère spectaculaire et interdisciplinaire de la manifestation artistique ? Zumanity aurait alors pour ancêtre des spectacles comme Le boeuf sur le toit de Cocteau – qui comprenait de la danse, des acrobaties, de la pantomime, de la musique, du drame et une prise de parole teintée d’ironie et du plaisir de déraper – tout en se donnant l’illusion de descendre du cabaret berlinois licencieux de l’entre-guerre. Ce dernier, Lisa Appignanesi le décrit comme suit :

Le mot d’ordre était à la gaîté frôlant l’hystérie. Et pour un trop bref moment, Berlin a accueilli à bras ouverts et de manière démocratique tous les nouveaux venus : les artistes expressionnistes comme les agitateurs politiques, les danseurs nudistes et les sexologues, les spoliateurs et les fournisseurs, les drogués, les travestis, les courtisanes, les homosexuels et les prophètes, bien sûr, qu’ils soient végétariens, occultes, ou apocalyptiques.

1975 : 94, nous traduisons

Plus près de nous, Zumanity s’inspire largement de Cabaret neiges noires de Dominic Champagne, Jean-Frédéric Messier, Pascale Rafie et Jean-François Caron, mis en scène par Champagne en 1992 au Théâtre Il va sans dire. J’ai déjà traité de ce spectacle ailleurs (Leroux, 2006), mais je reprendrai ici l’essentiel de l’exemple cité. Ce cabaret satirique donnait suite à La cité interdite de Champagne, où il avait exploré les événements d’octobre 1970 et leurs conséquences relatives sur la société contemporaine. Tirant son titre de la dernière oeuvre d’Hubert Aquin, Cabaret neiges noires était une revue sardonique, baveuse et, surtout, à point de l’épuisement des idéologies au Québec au début des années 1990[12]. Cabaret neiges noires déboulonnait les mythes du Québec contemporain, le spectacle se moquait de l’esprit défaitiste et de la mentalité d’assiégés des Québécois. La parole de Cabaret neiges noires était celle qu’on revendiquait en réaction à celle qui avait tout dominé. C’était une parole qui rappelait à l’ordre, tout en se permettant tous les outrages. L’esthétique du spectacle tenait de celle du cabaret de sa période décadente, précisément celle que nous retrouvons dans Zumanity. Dès les premières minutes du spectacle vegassien, le spectateur qui a vu Cabaret neiges noires peut encore espérer retrouver ce moment de grâce. Malheureusement, il se détrompera assez vite. Malgré l’enveloppe visuelle et musicale rappelant le cabaret satirique, malgré la parole revendiquée et brandie par un maître de cérémonie, Zumanity ne transcendera jamais l’idée que le Cirque se fait de sa propre audace, sans jamais pour autant proposer quoi que ce soit d’audacieux.

Jusqu’à tout récemment, le Cirque du Soleil était reconnu pour son mode de communication analogique plutôt que ses exploits verbaux. Boudreault, qui a suivi de près la création de Saltimbanco, dirigée par Franco Dragone, écrivait à ce sujet que les personnages de cet univers « n’ont donc pas à redouter l’obstacle de la langue. Leur “vocabulaire”, pour reprendre le mot du metteur en scène désignant le langage analogique des artistes, est universel. C’est la communication du corps, de la posture, des manières, du chant, etc. » (1996 : 80-81). Wilson écrira que le langage du Cirque du Soleil est d’abord culturel, qu’il s’inscrit dans un dialogue où les conventions théâtrales (et leurs origines multiples) se substituent aux paroles (2002 : 127). C’était avant qu’on ne parle sur les scènes du Cirque du Soleil : d’abord avec Zumanity, puis avec l’ajout d’un prologue enregistré pour [13], ensuite les clowns s’approprieront la parole dans KOOZA (dont un pickpocket particulièrement loquace – du genre conversation man, tel que Herman Melville l’a immortalisé) et, en novembre 2007, Jim Corcoran signera des textes de liaison pour Wintuk, à New York[14]. Dans tous ces cas, la parole se prend en anglais avec l’accent américain.

Soulignons que l’avènement de la parole au Cirque du Soleil n’est pas marquant à cause de la qualité ou de l’intérêt de ce qui est dit sur scène, mais plutôt à cause de son articulation dans un contexte qui l’aurait normalement tue. Le maître de cérémonie de Zumanity accumule les platitudes qui visent à titiller ou à choquer en soulignant son déguisement hermaphrodite : « Are you feeling horny? Do you want to feel my tits? » Il/elle cherche à séduire les spectateurs en leur lançant des invitations qui tomberont forcément à plat : « Look at all these beautiful faces. I’d like to fuck every single one of you. » On se hasarde même du côté du lyrisme pompier sadomasochiste comme en témoigne la réplique suivante : « Have you been to that place where rules are broken, limits are stretched and pleasure dances with pain? Light a torch and follow me to your darkest places. Just be careful you don’t get burned[15]. »

La parole qui s’immisce dans ce spectacle du Cirque du Soleil est d’abord de langue anglaise et elle est portée par un couple générique américain friand de sexe et par un travesti vieillissant new-yorkais, un « Hosanna » qui, contrairement au personnage de la pièce de Michel Tremblay, n’a pas subi d’humiliation. Ce maître de cérémonie, au contraire, se montre bien à l’aise dans son rôle de « grande folle » arrivée. Elle n’est pas vêtue en Cléopâtre, elle est Cléopâtre dans la ville où le kitsch est porté aux nues. Elle rayonne et savoure délicieusement les mauvais mots qu’elle arrive à placer. Étrangement, la parole de ce spectacle sera celle de la relativisation propre aux hippies, dont le slogan « Freak out! » leur permettait de revendiquer la marginalisation propre à ceux qu’on affublait du terme de freak. Ainsi, la contre-culture des hippies s’est approprié un terme d’opprobre pour en faire une commodité enviable. Rachel Adams, dans le sillon de Fiedler, explique le phénomène : « La contre-culture, qui s’était d’abord forgée en réaction au matérialisme d’une génération précédente, a très vite été récupérée sous forme de produits de masse avec ses souvenirs, ses accessoires, ses vêtements à la mode » (2001 : 155). Le nouveau cirque américain, mouvance dans laquelle s’inscrit résolument le Cirque du Soleil, a largement été nourri par cette matérialisation de la marginalité (à ce sujet, voir l’introduction d’Albrecht, 1995 : 5).

La multinationale québécoise a fait appel à des gens de théâtre québécois, des metteurs en scène fougueux et talentueux. L’un était directeur artistique du seul théâtre institutionnel voué exclusivement à la création d’oeuvres québécoises ; l’autre est connu pour ses pièces audacieuses et intelligentes, des pièces politiques qui ont marqué le théâtre québécois des années 1990. Et ils proposeront un spectacle qui prêche le relativisme des années 1970, le credo d’usage chez les psychologues populistes : « I’m okay, you’re okay[16] (Moi ça va, toi ça va).

Las Vegas – « Bienvenue à Zumanity, bienvenue dans un zoo humain », lance le maître de cérémonie. À moins que ça ne soit la maîtresse ? Dans ce cabaret érotique du Cirque du Soleil, on ne sait trop. Sur scène, des corps de toutes les couleurs et de toutes les tailles se mêlent et se dévêtent, pour peu qu’ils soient vêtus : un homme embrasse une femme, une femme embrasse une femme, un homme embrasse un homme, une femme embrasse un nain. Et la foule en veut encore. Encore plus. […] On annonce un spectacle sur l’amour, mais sur la scène, c’est de sexe qu’on parle.

Bérubé, 2003b : B1

J’ose croire que le spectacle ne se résume pas à cela. Comme à son habitude, le Cirque du Soleil, cherchant à contrôler le discours porté sur ses spectacles, proposera un documentaire de qualité et d’une étonnante intégrité. Ce documentaire jette un nouvel éclairage sur Zumanity et convainc presque que l’oeuvre d’origine comporte une trame narrative inespérée. Pris ensemble, comme un diptyque de l’intermédialité, Zumanity et Lovesick sont, en effet, complémentaires.

Le diptyque Zumanity – Lovesick (Indécences)

Lovesick (Indécences, dans sa version doublée en français) n’est pas un document de propagande, comme on aurait pu le penser. Il s’agit d’un véritable documentaire « d’auteur », qui aurait très bien pu s’inscrire dans la tradition de l’Office national de film du Canada par ses prises de vue soignées, son côté cinéma réalité et, surtout, la confiance entière que le cinéaste, Lewis Cohen, réussit à établir entre ses sujets et lui.

Malade d’amour, amour maladif ou malade d’une carence d’amour, le mot-valise Lovesick permet les trois interprétations sans toutefois que l’une ou l’autre ne prédomine. Car s’il s’agit d’un « making of » du processus créateur des artisans de Zumanity. Le film met l’accent sur cinq protagonistes, leurs rapports amoureux et affectueux ainsi que sur leur relation avec la production, qui attise la curiosité sexuelle chez les uns ou un refoulement pudique chez les autres.

Lovesick réussit là où Zumanity échoue. Le documentaire laisse entrevoir des individus dignes d’intérêt et d’empathie plutôt que des types d’un bestiaire sexuel, tels qu’ils sont présentés dans le cabaret : le maître de cérémonie, Arias, qu’on arrache à son milieu new-yorkais et qui se trouve bousculé par une entreprise qui engage son personnage mais qui voudrait en faire une version édulcorée ; la fiancée montréalaise Jonel Earl, qui s’émancipe et qui se découvre une passion dévorante pour le sexe ; le gigolo de Miami Alex Castro, qui accumule les aventures et engrosse les femmes en série ; Laetitia Ray, la modeste ballerine britannique que cette aventure sexuelle trouble profondément ; et, finalement, Andrew Watson, directeur de création du spectacle (une figure qui ressemble à la fois au directeur artistique d’un projet et à son instigateur), qui se trouve en état de perturbation et de gestion de crise continuelle. Le film nous permet d’entrer dans l’intimité du processus créateur, chaotique, et dans celle des cinq « personnages » du film. L’intimité telle que révélée est parfois gênante, par l’impudeur de la caméra qui ne se détourne ni ne sera censurée.

La période désastreuse précédant l’arrivée de Champagne, alors que Cyr dirigeait seul la destinée du spectacle, ne fait pas partie du documentaire, mais on sent tout de même l’activité frénétique et inquiète qui entoure ce spectacle érotique qui ne lève pas. Les artistes, déboussolés par tant de changements à quelques semaines de la première soudainement remise à plus tard, arrivent mal à s’ajuster à l’arrivée du nouveau metteur en scène. Hérault du roi, Champagne a l’oreille du « Guide », Guy Laliberté, celui dont le jugement est incontesté mais qui accepte volontiers de discuter. Watson, le directeur de création, perd la maîtrise de son équipe. Il n’arrive pas à lui rappeler le projet d’origine. Les concepteurs ne trouvent pas le spectacle « bandant » ; l’érotisme de l’un n’est pas celui d’un autre. On s’en rend amèrement compte alors qu’on s’insulte. On constate que monter un spectacle érotique, dans le contexte d’hyperproduction du Cirque du Soleil à Las Vegas, n’est pas sans remuer ses propres sensibilités. Le vécu des concepteurs présage ce que ressentiront plusieurs spectateurs ; le même questionnement, les mêmes malaises, le même sentiment de ratage devant cet objet, somme toute désolant, où l’amour est troqué contre le sexe d’abord gratifiant. Watson, en réunion de concepteurs, s’inquiète : « J’ose espérer que ce spectacle est porteur de quelque chose d’important, sinon, nous ne faisons qu’un simple divertissement » (Cohen, 2006, nous traduisons). Cette inquiétude, bien fondée, pourrait me servir de reproche envers le spectacle que j’ai vu en juin 2007.

Le film rappelle que le geste d’onanisme collectif de Zumanity avait pourtant un projet artistique, un fondement moral qui alimentait la création de cet étrange et détonnant spectacle du Cirque du Soleil. Cependant, ce n’est pas parce qu’on nous rappelle le message qu’il convaincra.

Paradoxalement, Zumanity et Lovesick se complètent admirablement bien. Par contre, la vaste majorité des spectateurs du cabaret érotique n’aura pas le réflexe de compléter son expérience en visionnant le film. Lovesick, en tant que documentaire d’auteur, permet d’éclairer un certain nombre de pistes dans le brouillard grâce à un habile ordonnancement des événements et à la mise en lumière de trames narratives et de personnages attachants. En revanche, un cabaret érotique, par sa nature même, a plutôt comme fonction d’émoustiller le bas du corps et de brouiller l’esprit – de le détourner de ses a priori habituels et de ses réserves contraignantes.

L’audace corporatiste plutôt qu’artistique

Ce qui m’a d’abord emmené à Las Vegas, c’est la présence inusitée de gens de théâtre québécois en sol américain. J’étais intéressé au succès qu’on leur prêtait, aux moyens qu’on leur octroyait, aux nouveaux outils et au savoir-faire acquis qu’ils ramèneraient au Québec. Je m’intéressais également à ce que ces artistes apportaient à la culture américaine. Quelle parole prenaient-ils, malgré eux, en notre nom ? Comment le Québec se présentait-il, théâtralement, en sol étranger ? Ces artistes, collectivement, s’inscrivent dans un mouvement de séduction et de positionnement commercial d’une multinationale qui, un jour, est née au Québec. Le Cirque du Soleil étend ses tentacules, il multiplie les projets et saisit toutes les occasions. Il fait vivre de nombreux créateurs et permet aux médias et aux gouvernements québécois successifs de se gonfler le torse de fierté. Ses vastes salles sont remplies de touristes. La parole s’immisce au Cirque par la voix salée d’un travesti new-yorkais vêtu de cuir qui nous convie à accepter le freak en soi. Et pourtant, en sortant de Zumanity, j’étais désolé, déconfit devant tant de gesticulations érotiques sans but, sans joie ni allégresse. Le sexe ainsi représenté est quelque chose de désespéré, quelque chose à consommer, à brandir, à exhiber ; il demeure, selon les numéros et les susurrements voluptueux du maître de cérémonie, quelque chose qui ne nourrit ni ne rend heureux.

Reprocher au cabaret érotique sa vacuité, c’est du même coup critiquer celle de notre société consommatrice et superficielle, représentée en un condensé caricatural à Las Vegas. Zumanity a le mérite de servir de miroir déformant, de grossir nos traits, de révéler ou d’extérioriser des pans entiers de notre vie intime en nous confrontant à des prodiges, à des êtres d’exception bien mis et à des obsédés sexuels jouant les freaks pour notre plus grande distraction. Hugues Hotier a écrit du cirque que sa particularité tient au fait que ce n’est pas du théâtre.

Vérité de premier ordre ou constat d’évidence, cette affirmation se doit d’être répétée car elle entraîne immédiatement une conséquence : le cirque n’a pas de décor. En fait, le cirque se passe de décor parce qu’il en possède un naturel : le public. Il y a là un paradoxe impressionnant : vous payez votre place pour voir les saltimbanques vous présenter leurs tours et voilà que vous êtes transformés en acteurs. Vous vous imaginiez voyeur et vous voilà exhibitionniste. Vous êtes un décor animé par les gens d’en face.

Hotier, 2005 : 66

Avec Zumanity, le Cirque du Soleil s’est éloigné du cirque pour frayer avec l’idée américaine du cabaret allemand de l’entre-guerre, tout en ayant comme décor et comme complice essentiel le public. En prêtant la gouverne à des gens de théâtre, le Cirque s’est donné la permission de dévier, encore une fois, des préceptes du genre circassien tout en cherchant à renouveler son style et son bassin de créateurs et d’artisans. Le discours de Zumanity demeure étrangement métathéâtral (ou métacircassien ?), dans la mesure où il affirme la volonté et la capacité du Cirque du Soleil de révéler ses atouts sans gêne ni honte. Le spectacle se targue d’en être un sur l’intime – l’intimité du sexe, le dévoilement de ses désirs, de ses perversions et de ses préférences. En réalité, c’est le Cirque qui s’exhibe. Non pas un individu ni un regroupement, mais une entreprise à vocation culturelle qui révèle son désir de faire américain, d’être vu par et avec ceux qui comptent, de défrayer la chronique mondaine, de souligner son audace, à la fois commerciale et artistique. Le pari de l’authenticité que se sont donné les créateurs ne sera pas relevé. À vouloir tout représenter, on aura plutôt un spectacle d’exhibitions, cadrant bien avec la logique exhibitionniste de ce début de siècle, où tout est révélé sans pour autant qu’on entre en rapport réellement intime avec l’être dévoilé. La spectacularisation de l’intime aurait pu être intéressante si les concepteurs avaient représenté une intimité authentique et s’ils n’avaient pas été obnubilés par leur propre audace et la place qu’ils cherchaient à lui donner aux yeux des autres. L’authentique geste aura été celui de l’entreprise, le Cirque du Soleil, qui visait à élargir son offre et à repousser les frontières de son « imagi-nation » (pour reprendre l’expression de Harvie et Hurley), laquelle était demeurée, jusqu’à Zumanity, candide et proprette. C’est l’intimité du Cirque du Soleil qui a été révélée : il nous a laissé entrevoir ses petites culottes et ses goûts sybaritiques.