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Introduction

La communication sociale se préoccupe de tous les niveaux d’interaction, là où le social aussi bien que les paramètres individuels s’établissent. La réalisation de grandes enquêtes afin de répondre à des besoins sociaux ou encore de mieux les cerner constitue une activité intellectuelle qui risque fort de se produire au cours d’une carrière. Cette grande préoccupation de l’Autre se manifestera jusque dans les choix méthodologiques. Il ne faudra pas se surprendre du rôle primordial consacré à l’induction et de manière plus précise à la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE). Ce texte fait état de notre propre expérience; il se situe dans le voisinage de l’étude de cas et de l’histoire de vie.

La méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) se taille de plus en plus une place dans l’univers de la recherche universitaire. L’induction, moteur puissant de la pensée humaine, fait son nid en science où les mécaniques formelles classiques démontrent chaque jour certaines limites. Chose certaine, le réel peut accueillir plus d’une démarche scientifique et personne ne peut prétendre à son explication totale et finie. Dans les pages qui suivent, nous souhaitons effectuer une rétrospective de deux démarches de grande envergure qui ont emprunté les principes de la MTE. De manière un peu dilettante, avouons-le, nos manières de faire voulaient créer les conditions qui permettraient d’être le plus respectueux possible de l’intentionnalité des personnes consultées. Il appert toutefois que ces expériences d’enquête consacrées à un large public se conforment très bien à l’esprit et parfois même à la lettre de la MTE. Si les termes n’étaient pas toujours étiquetés selon le vocabulaire attribué à la MTE, la démarche méthodologique, elle, était parfaitement similaire.

Les deux enquêtes paraissent fort différentes, mais toujours dans les deux domaines qui ont balisé notre carrière, soit la communication en situation d’urgence dans toutes ses dimensions et le rôle des médias en société. La dichotomie n’est ici qu’apparente et il importe de rappeler les thèses de Beck (2003) et de Giddens (1994) qui toutes les deux font de la réflexivité le seul outil de dépassement de la société du risque vers une modernité authentique. Cette fameuse réflexivité instaurée à l’échelle d’une société ne peut s’obtenir que par une circulation véritable de l’information, libre, de qualité et exempte des excès de la marchandisation; vaste chantier s’il en est un.

Dans une étude, l’attitude réflexive nécessaire contre la société du risque prend le visage de la prévention de la propagation d’une maladie vectorielle. C’est la prévention de la dengue. Dans l’autre étude, on se penche sur les moyens d’accéder à une modernité authentique qui nous permettraient un jour d’échapper à cette fameuse société du risque où se manifestent, et vont se manifester, nombre d’incidents dommageables à l’être humain. La société du risque, c’est la société où l’on crée des bidonvilles, où l’on pratique la déforestation, où l’on produit industriellement sans se soucier des lieux de contagion (Dodet & Saluzzo, 1997) et où l’on crée ainsi les conditions propices à la propagation des vecteurs, et donc des maladies qu’ils véhiculent. Pour en arriver à ne plus accepter cette prémisse de la généralisation du risque et en demeurer la victime, il nous faut développer une réflexion sociale sur la manière dont nous vivons, sur notre manière d’habiter la planète. C’est à ce chapitre que le rôle des médias entre en jeu, c’est à ce chapitre qu’une activité d’information durable doit accompagner le développement durable. C’est donc en cohérence aussi bien que dans une constance théorique que les deux grandes études se sont déroulées à quelques années d’intervalle.

La première traite des risques d’une récidive épidémique dans les régions françaises d’outre-mer (Corriveau, Philippon, & Yébakima, 2003). Sur l’expertise collégiale intitulée La dengue dans les départements français d’Amérique : comment optimiser la lutte contre cette maladie?, nous avons agi comme rapporteur, ce qui nous a consacré aussi comme un des codirecteurs de cette enquête avec Bernard Philippon et André Yébakima. Cette démarche, parrainée par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) situé à Paris, s’est déroulée sur plusieurs années et a mis à contribution une liste importante de chercheurs chevronnés (voir l’Annexe 1). Rappelons que l’IRD est une institution pionnière dans le domaine des expertises collégiales. Cette expérience nous a beaucoup appris et la démarche novatrice revient de plein droit aux chercheurs de ce prestigieux institut. Nous relaterons ici ce que nous avons vécu, mais de l’intérieur du processus. Celles et ceux qui voudraient en savoir davantage peuvent consulter le site de l’IRD à cet effet[1].

L’autre étude portait sur l’état de l’information au Québec en 2008. Le rapport initial de cette enquête peut être consulté sur le site du Conseil de presse[2]. Dans cette démarche, en tant que président du Conseil de presse, nous avons réalisé cette enquête avec l’aide d’une équipe. Il importe de mentionner les contributions de Nathalie Verge et de Guy Amyot qui ont agi tour à tour à titre de secrétaire général, mais nous devons souligner particulièrement le travail de Marie-Ève Carignan comme analyste à qui nous devons un énorme effort de collation des données et de mise en cohérence. Dans cette enquête toutefois, la confrontation avec la MTE ne s’est pas réalisée dans un seul mouvement, mais s’est effectuée en deux temps, à partir du moment où, quelques années plus tard, nous en avons fait un élément important d’un volume publié avec Guillaume Sirois dont le titre est L’information : la nécessaire perspective citoyenne (Corriveau & Sirois, 2012).

Nous verrons une à une ces expériences et tenterons d’établir leur compatibilité avec la MTE.

1. La lutte contre la dengue dans les départements français d’Amérique

La dengue, maladie vectorielle sévère et trop souvent mortelle contre laquelle nous n’avons ni vaccin ni médicament spécifique, possède quatre souches principales et est d’une grande complexité virale. Cette maladie est transmise d’un humain à l’autre principalement par un moustique anthropophile, l’Aedes Aegypti. La femelle pique les humains lors d’un repas de sang afin de nourrir ses oeufs; c’est une loi fondamentale de la survie des espèces. Le décor est ainsi mis pour la création d’un problème sociosanitaire majeur. Les moustiques se répandent en profitant de l’eau stagnante où les femelles déposent leurs oeufs. Eau stagnante que l’on retrouve autour des domiciles, et ce, aussi bien dans les pots à fleurs, dans les gouttières que dans les déchets abandonnés le long des voies publiques. Un seul propriétaire délinquant aussi bien qu’un beau cimetière plein de fleurs peut infester tout un quartier. Un seul voyageur infecté peut déclencher une vague épidémique dans le lieu qu’il visite. Un seul oeuf infecté à la suite d’un repas de sang effectué sur une personne en Asie peut éclore dans une flaque d’eau sur le pont d’un navire dans les Caraïbes et produire un insecte vecteur de la maladie. L’habitude de vie des riches comme des pauvres aussi bien que la multiplication des échanges de biens et services favorisent l’éclosion d’épidémies. Pas surprenant que la dengue soit la maladie vectorielle qui connaît la plus grande propagation dans le monde et que ce soit une des priorités de l’Organisation mondiale de la santé. En absence de prophylaxie comme de médicament curatif, la communication sociale demeure notre seule arme.

À la suite de problèmes épidémiques répétés et grâce au leadership du Conseil général de la Martinique, les autorités des départements français d’outre-mer d’Amérique ont sollicité l’IRD afin d’améliorer leur combat contre cette menace à la santé des populations. Ayant réalisé plusieurs campagnes de communication contre la dengue sur divers continents, mon nom a été retenu par l’IRD. C’est donc dans ce cadre que se situe l’expertise collégiale. Rappelons succinctement en quoi consiste une telle entreprise. Sous la direction de quelques chercheurs, une communauté où sévit un problème formule plusieurs questions au monde scientifique dans l’espoir de pouvoir collectivement articuler une réponse mieux coordonnée à ce problème. L’équipe de direction ayant été alimentée par la communauté doit par la suite identifier les personnes qui, dans le monde scientifique, sont les mieux en mesure de trouver une réponse à ces questions cruciales exprimées par la population. L’équipe de direction regroupe alors ces chercheurs venus du monde entier afin de former un collège d’experts et travaille avec eux à formuler ces réponses. Une fois l’exercice terminé, les réponses et les recommandations qui en découlent sont acheminées par l’équipe de direction à la communauté de manière à les aider à résoudre le problème auquel elle est confrontée. Divers problèmes sont ainsi abordés, qui vont de la propagation du méthyle mercure dans le bassin versant de l’Amazonie jusqu’à la question cruciale de l’énergie, du développement dans un territoire éloigné jusqu’à la lutte contre une maladie vectorielle, comme dans le cas qui nous occupe.

Comme codirecteur, nous avons eu la chance de travailler avec deux sommités internationales, messieurs Philippon et Yébakima. Ensemble, nous avons établi la séquence organisationnelle suivante :

  1. La consolidation administrative (2000);

  2. L’atelier initial (2001);

  3. La synthèse des questions (2001);

  4. La constitution d’une équipe de chercheurs internationaux (2001);

  5. La rencontre de l’équipe de chercheurs (2002);

  6. La visite sur le terrain et les rencontres de différents acteurs locaux (2002);

  7. La production des réponses et recommandations (2002);

  8. La rencontre des autorités sanitaires et politiques (2003);

  9. La publication des résultats de l’expertise (2003).

Nous utiliserons cette séquence opérationnelle comme point de référence puisqu’à chacune de ces étapes, des éléments de méthodologie furent convoqués. En nous inspirant des principes directeurs de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) (Guillemette & Luckerhoff, 2009; Luckerhoff & Guillemette, 2012), nous tenterons d’établir les filiations méthodologiques entre notre démarche lors de l’expertise collégiale et la MTE, en prenant comme repère les grands gestes inductifs de la MTE que sont : l’exploration et l’inspection, l’emergent-fit, l’échantillonnage théorique, le recours aux écrits scientifiques, la sensibilité théorique et la circularité de la démarche. Afin de mieux saisir comment cette grande parenté est possible, nous devons expliquer chacune de ces grandes étapes opérationnelles.

1.1 La consolidation administrative

Comme codirecteur du projet, notre premier devoir a été de consolider le maillage politico-financier qui allait nous permettre de mettre en oeuvre ce qui s’est imposé d’emblée : une expertise collégiale. Il ne faut pas négliger ces premiers gestes administratifs, car en filigrane le demandeur peut préciser plusieurs éléments importants qui vont baliser tout le reste de la démarche. S’engager financièrement à soutenir une démarche inductive n’est pas une chose très courante dans les milieux administratifs et cela a nécessité beaucoup d’explications et de discussions. Les points les plus litigieux tournent surtout autour de la validité scientifique et de la planification administrative. Dans le cas d’une expertise collégiale, la sélection des personnes qui vont participer à l’atelier initial demeure un moment méthodologique crucial. Le bailleur de fonds voudra, puisqu’il s’engage au nom d’une collectivité, s’assurer que sa communauté est équitablement représentée lors de l’atelier initial. C’est un aspect intéressant qui signifie ni plus ni moins que la mise en place des conditions à la représentativité des assises de l’induction, en plus d’y retrouver les éléments pour garantir l’exploration et une inspection adéquate de la problématique retenue.

La conséquence majeure qui émerge de cette première étape sera le large éventail des intervenants retenus. Quelques exemples nous aident à mieux comprendre la nécessité aussi bien que l’ampleur du phénomène en cause. Bien évidemment, on y retrouvera les médecins. L’un, urgentiste, désire actualiser au maximum son savoir et connaître où en est rendue la recherche de pointe dans le procédé curatif. L’autre s’inquiète des caractéristiques virales de la maladie et des complexités reliées aux diverses souches du virus avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer dans l’approche envers le patient. Mais le médecin appartenant au réseau sentinelle ainsi que les infirmières qui y sont rattachées veulent savoir où on en est dans l’élaboration d’un vaccin. Ces personnes s’inquiètent aussi de toute la mécanique de circulation d’informations et des divers réseaux qui véhiculent cette même information. Encore d’autres acteurs de la santé s’interrogent sur la structure organisationnelle dans la réponse médicale et sociale à la dengue. Ici, le spectre s’élargit; ce sont des ingénieurs sanitaires, des administrateurs et autres décideurs qui sont inclus dans la mécanique inductive et qui sont invités à participer à l’atelier initial. Des questions d’ordre communicationnel risquent alors de se manifester et cela interpellera plus tard d’autres aspects de la MTE. Qui dit maladie vectorielle dit connaissance en entomologie, et là aussi des questions fondamentales se posent : questions sur le comportement du moustique vecteur, sur sa reproduction, sur sa résistance aux divers produits utilisés pour le contrôler, etc. Les aspects sociaux ne sont pas à négliger; celles et ceux qui s’occupent des familles décimées aussi bien que les responsables politiques ont leurs préoccupations à exprimer. Les gestionnaires et les administrateurs publics ont aussi leurs questions à poser, par exemple combien coûte une épidémie? Le comité de direction veille donc à bien représenter le large éventail des domaines interpelés par la maladie. Il invite à l’atelier initial les principales personnes qui sont en interaction avec la problématique de la dengue. La qualité de l’induction en dépend. Mais ce choix, bien qu’il se fasse tout au début de l’expertise, aura des conséquences sur un aspect important de la démarche en MTE. Nous faisons référence ici à l’échantillonnage théorique (Charmaz, 2002, 2006; Corbin & Strauss, 2008; Glaser, 1978, 2001; Glaser & Strauss, 1967).

Concrètement, pour les chercheurs consultés, l’échantillonnage théorique signifie que les personnes, les lieux et les situations où ils vont collecter des données empiriques sont choisis en fonction de leur capacité à favoriser l’émergence et la construction de la théorie

Guillemette & Luckerhoff, 2009, p. 8

On prend conscience ici que l’expertise collégiale est vraiment imprégnée des principes de la MTE dans sa totalité et qu’aucune des étapes n’est indifférente ou peu importante. Dans cette première phase, que certains pourraient juger instrumentale, se joue donc la mise en place des conditions favorables à l’éclosion d’une mécanique inductive à large spectre. Grâce à cette première étape, l’atelier initial profite des conditions nécessaires pour devenir le moment charnière de toute l’expertise collégiale.

1.2 L’atelier initial et la synthèse des questions

L’atelier initial s’est déroulé sur trois jours en février 2001. Plus d’une trentaine de personnes ont discuté des principales questions qui devaient être posées au monde scientifique. Rappelons que ces personnes possédaient elles-mêmes un large bagage de compétences tant technique que pratique. C’est l’appui de la recherche qui est ici convoqué, les acteurs sur le terrain voulant obtenir l’aide de celles et ceux dont la profession est de se consacrer à la recherche à temps plein. Cet atelier de facture hautement dialogique nous laisse un souvenir impérissable quant à la maturité et à la qualité des échanges. Cette discussion très argumentée sur le réel est en soi porteuse de la mécanique inductive. Ces allers-retours, ces points de convergence, cette formulation de consensus autour de certaines questions donnent déjà accès à une certaine forme de savoir. Il faut reconnaître la grande richesse des échanges entre les acteurs des différents domaines qui couvrent plusieurs aspects de la lutte contre la dengue. Formuler une question témoigne d’une compréhension des limites de la connaissance dans un domaine précis du savoir. Cela suppose évidemment un aller-retour entre savoir et application de ce savoir. Cela postule une posture théorique parente de l’emergent-fit. La formulation de 88 questions originelles par les membres de l’atelier, puis leur reformulation en onze questions dans cinq domaines différents vont établir le cadre de l’induction. Ce processus de réduction des questions suppose, quant à lui, nombre de synthèses, d’élagages, de recoupements, de mobilité intellectuelle, tout cela pour en venir à isoler un noyau dur à partir duquel l’expertise pourra se poursuivre dans la satisfaction de tous les partenaires et des commanditaires de l’aventure scientifique qui se met en place. La lecture des questions formulées selon divers thèmes est instructive (voir l’Encadré 1).

À la lecture des thèmes retenus et des questions qui s’y rattachent, on s’inscrit donc dans plusieurs réalités. Il devient facile de mesurer à quel point nous sommes éloignés d’une approche hypothéticodéductive et à quel point l’induction est nécessaire. Avec un tel cadrage, les autres étapes de la MTE pourront donc être convoquées tour à tour.

1.3 La constitution et la rencontre d’une équipe de chercheurs internationaux

Afin d’identifier les chercheurs les mieux placés pour fournir une réponse adéquate aux questions soulevées lors de l’atelier initial, l’équipe de direction n’a pas le choix d’effectuer une immense recension des écrits scientifiques qui traitent des sujets abordés. À cet égard, ils remplissent les conditions prévues par Guillemette et Luckerhoff (2009) aux étapes de l’exploration et de l’inspection dans la MTE. Nombre de critères doivent être satisfaits dans cette quête d’experts : le domaine de connaissance demeure incontestablement celui qui prime, mais l’angle d’approche, la date de publication, la personnalité du chercheur, son aptitude à travailler dans un espace collégial doivent aussi être envisagées. Une recension des écrits classique n’aura pas à se préoccuper de ces derniers paramètres puisque c’est le chercheur lui-même qui fera la liaison entre le domaine de connaissance et le domaine enquêté. Ici, ce n’est pas tout à fait la même chose. L’équipe de direction doit non seulement dépister un savoir, mais elle doit aussi identifier un savoir qui est porté par une personne apte à établir des liaisons, une personne apte à l’interaction. Cette dernière remarque doit nous faire aussi prendre conscience du caractère collectif de la mise en oeuvre de la MTE en de pareils cas. On imagine souvent le chercheur seul avec ses données ou encore avec une équipe restreinte; peu souvent on se représente le chercheur dans une équipe où il n’y a pas d’assistants, mais bien des pairs qui possèdent des spécificités scientifiques parentes, mais aussi parfois très distinctes. Disons tout de même que c’est un immense privilège de non seulement pouvoir réaliser cette recension des écrits, mais aussi de pouvoir échanger avec les experts parmi les meilleurs au monde dans leur domaine. Vous trouverez à l’Annexe 1 le nom des chercheurs et les questions auxquelles ils furent associés. Cette exploration et cette inspection nous conduit évidemment à l’articulation de l’emergent-fit (Corbin & Strauss, 1990, 2008; Glaser, 1978, 1992, 1998; Glaser & Strauss, 1967). Voyons en quoi le concept s’articule dans l’expertise collégiale.

La première rencontre avec les chercheurs est particulièrement chargée, dès les premières heures. Les pairages se réalisent, les alliances se font sur les affinités et sur la connaissance, mais aussi sur la découverte du savoir des autres. Nous n’entrerons pas ici dans toute la dynamique interactionnelle des rapports entre les individus, nous laisserons cela aux spécialistes de l’animation. Mais il importe de mettre en lumière la mécanique d’appropriation des experts à l’égard des problèmes et des réponses à apporter aux questions soulevées lors de l’atelier initial. Grâce à ce que, en MTE, on appelle la sensibilité théorique (Corbin & Strauss 2008; Dey, 1999; Glaser, 1978, 1995, 1998; Glaser & Strauss, 1967; Strauss, 1987), l’équipe de direction a réalisé un premier temps de l’emergent-fit, mais les experts ont chacun dans leur domaine poursuivi sur cette lancée en se référant aux travaux de leurs collègues et à leur propre recherche. La production d’esquisses de travail, l’échange entre experts, la rétroaction des membres du bureau de direction qui ont assisté à l’atelier initial, tout cela contribue à ce que Guillemette et Luckerhoff identifient comme élément caractéristique de l’emergent-fit : « les chercheurs confrontent constamment les concepts et les énoncés avec les données empiriques; ceci leur permet de juger de l’adéquation entre leurs ébauches théoriques et les données empiriques » (2009, p. 7). Mais, et c’est ce qui est particulier à cette expertise collégiale, les experts ont voulu aller plus loin et se rendre sur le terrain avant de formuler leurs réponses et recommandations. À l’origine, cette étape n’était pas prévue et elle a suscité nombre de frissons administratifs.

1.4 La visite sur le terrain et les rencontres avec différents acteurs locaux

Nous venons de le mentionner, c’est à la demande expresse des experts que cette étape de travail fut insérée dans le programme de l’expertise. Cela nous apprend deux choses. Tout d’abord, même chez les chercheurs de grand renom, la nécessité de s’alimenter du terrain demeure une condition sine qua non. L’approche inductive ne peut ici être considérée comme un fait mineur et encore moins réalisée par des apprentis sorciers. Ce sont des chercheurs robustes qui plaident pour sa mise en oeuvre. Ensuite, nous réalisons aussi que l’emergent-fit connaît une deuxième phase et l’échantillonnage théorique pourra atteindre une grande maturité. En rencontrant les collectivités et les acteurs qui y sont à l’oeuvre, les experts se forcent donc à prendre une distance vis-à-vis de leurs propres écrits, ils se confrontent au réel et laissent de côté leurs préconceptions. C’est une démarche fort parente au fameux bracketing ou à la suspension théorique que l’on retrouve dans la MTE. En agissant de la sorte, les experts assurent une forte circularité à leur recherche. Cette mise à distance favorise l’éclosion d’idées neuves et diminue la présence de préconceptions.

1.5 La production des réponses et recommandations

Les experts n’ont pas été capables de fournir des réponses à toutes les dimensions des questions formulées. Nous pensons à la date de la venue d’un vaccin, par exemple. Mais l’explication était très claire quant aux difficultés de le produire. Il est difficile aussi de déterminer de manière exacte le coût d’une épidémie, sans faire de longues études économiques qui à elles seules sont plusieurs fois plus dispendieuses que l’expertise collégiale elle-même. Mais encore là, les grands modèles d’enquête furent expliqués. Par ailleurs, 21 recommandations qui touchent l’ensemble des thèmes abordés furent émises à la suite de cette expertise. Ce sont là de précieux guides d’action pour les décideurs. Si les percées médicales sont longues à obtenir, il y avait plusieurs solutions sociales et organisationnelles accessibles à courte portée. Rien n’indique toutefois qu’elles soient beaucoup plus faciles à mettre en place. Les résistances sociales, culturelles et organisationnelles semblent tout aussi coriaces que les problèmes biologiques.

Lors de cette étape fort importante pour les communautés, la sensibilité théorique des experts est à son apogée. Rappelons ce que nos références en MTE en disent :

[…] l’expression « sensibilité théorique », pour les chercheurs en MTE, renvoie à l’idée d’instrument de lecture avec lequel ils s’immergent dans les données empiriques pour en laisser émerger une analyse. Pour Strauss et Corbin (1998), avoir une sensibilité théorique signifie être capable de donner du sens aux données empiriques et être capable de dépasser l’évidence de premier niveau pour découvrir ce qui semble caché au sens commun

Guillemette & Luckerhoff, 2009, p. 13

En fait, c’est le sens premier de la présence des experts, car on leur demande de faire exactement cela, « donner du sens aux données empiriques et être capable de dépasser l’évidence de premier niveau pour découvrir ce qui semble caché au sens commun » (Guillemette & Luckerhoff, 2009, p. 13). C’est grâce à leur savoir qu’ils peuvent le faire. Mais la préoccupation du terrain va prendre divers visages à cette étape. En répondant à des questions formulées par le terrain, l’équipe de direction veille à ce que les réponses soient aussi accessibles aux acteurs du terrain. Il n’est donc pas question de formuler des réponses qui s’inscrivent dans un sociolecte universitaire, dans un jargon scientifique inaccessible.

La formulation de recommandations constitue aussi un geste méthodologique que nous devons souligner. Pensons-y un peu, formuler une recommandation c’est se mettre dans la position de l’Autre. C’est tenter de vivre sa situation et réfléchir aux améliorations possibles. À bien y penser, c’est une manière quasi absolue de respecter ce qui émerge du corpus. Là aussi la notion de circularité est présente.

1.6 La rencontre des autorités sanitaires et politiques

La restitution des réponses formulées par les experts aux préoccupations exprimées par la collectivité s’est effectuée dans le même esprit qui a animé les étapes antérieures. Le collège d’experts a pu formuler plusieurs recommandations qui couvrent l’ensemble des thèmes abordés. C’est le domaine organisationnel qui peut fournir des réponses plus rapides, notamment au chapitre du partage de l’information, et ce, aussi bien à l’échelle de la région Caraïbe que sur le territoire français comme tel. La réponse sur le coût d’une épidémie doit aussi inciter les décideurs à adopter des mesures de prévention. La communication, en dehors du partage administratif de l’information, mais orientée vers les populations, s’avère être une donnée cruciale. La question médicale, on s’en doute, demeure préoccupante puisque la solution par le vaccin reste hors de portée pour l’instant, mais la présence d’un vaccin ne pourrait non plus éliminer l’importance des mécanismes généraux de prévention. L’induction a nettement permis de saisir la complexité réelle de la maladie hors de toutes lectures naïves et de recettes miracles. C’est donc avec certains experts que nous avons rencontré les décideurs et leur avons soumis les résultats de l’expertise. L’idée d’avoir certains experts dans différents départements français d’Amérique était une autre occasion de partager la connaissance avec les acteurs sur le terrain. L’objectif n’est pas uniquement de livrer, mais aussi de pouvoir expliquer par la voix de certains experts eux-mêmes. C’est quelque part une forme de respect de l’induction.

1.7 La publication des résultats de l’expertise

On pourrait s’attendre à ce que la publication de l’expertise ne soit qu’un geste d’édition. Ce n’est pas tout à fait le cas, puisque le souci d’accessibilité et de partage a pris la forme cette fois de la publication d’un CD-ROM, ce qui, surtout pour l’époque, démontrait la volonté de rendre les données facilement accessibles et en facilitait le partage. Ce partage fut d’ailleurs largement répandu; nous n’avons qu’à penser à André Yébakima qui a acheté un exemplaire de l’expertise pour chaque membre de son service.

On le constate; entre l’expertise collégiale et la MTE la parenté est évidente. Il est tout aussi évident de comprendre pourquoi cette expertise fut des entreprises les plus stimulantes de notre carrière.

Passons maintenant à la deuxième grande enquête publique, celle qui concerne l’examen de la situation de l’information au Québec.

2. L’état de l’information au Québec : l’avis du public

Nous sommes en 2008. La crise économique gronde dans une société dite de l’information. Curieusement, personne n’a dans l’histoire du Québec consulté les citoyens dans leur région sur l’état de l’information. Tout le monde prétend alors se situer dans une mutation fondamentale de la société sans en avoir la moindre lecture un tant soit peu articulée ni documentée. Le Conseil de presse amorce donc une tournée pour faire le bilan de la situation de l’information partout sur le territoire du Québec. Cette initiative fut préparée de longue date, d’abord inscrite dans un plan de développement, puis approuvée par une forte majorité des membres du conseil d’administration. La tournée était toutefois perçue comme non souhaitable par nombre d’entreprises de presse. Plusieurs l’ont acceptée en la croyant non réalisable en fonction des maigres moyens financiers du Conseil de presse; l’honneur était sauf sans grand péril. À quoi bon s’opposer officiellement à quelque chose d’impossible à faire? Après de longues discussions, le soutien financier de Patrimoine canadien allait rendre possible la tournée du Québec. Sous l’excellente gouverne logistique de la secrétaire générale Mme Verge et fort de son mandat de garantir le droit du public à une information libre et de qualité, le Conseil a mené rondement cette opération.

La grogne bien dissimulée des entreprises de presse allait éclater au grand jour lors de la conclusion de l’activité, certaines d’entre elles voulant même interdire au Conseil la publication des résultats de la tournée. Pire encore, alors que nous voulions discuter avec les entreprises de presse et des experts de l’information des constats de la tournée, les entreprises ont orchestré une paralysie administrative du Conseil de presse. Nous avons produit à l’Annexe 2 une synthèse de ce que les citoyens ont exprimé sur la situation de l’information au Québec. Avec ce dernier épisode, on réalise que les entreprises de presse ne tolèrent aucune réglementation, pas plus qu’une autoréglementation. « Seul et sans contrepouvoir » semble être leur devise. Ils vous diront que le pouvoir judiciaire existe, mais l’Association du Barreau canadien, qui représente quelque 37 000 juristes, notaires, professeurs de droit et étudiants en droit, déclare que l’accès à la justice est déplorable au Canada[3]. Devant d’immenses conglomérats et leur batterie d’avocats, le combat est perdu à l’avance. Devant donc le blocage des entreprises de presse, nous avons démissionné du Conseil[4] et poursuivi une réflexion sur l’état de l’information au Québec. Pouvoir et induction ne font toujours pas bon ménage, nous y reviendrons.

Ces éléments contextuels sont nécessaires, car non seulement ils cadrent l’ensemble de la démarche initiale, mais ils expliquent pourquoi nous avons senti la nécessité de poursuivre la réflexion avec l’apport des données obtenues dans la tournée et en faire un volume. Ici donc, ce qui était censé se réaliser avec les entreprises de presse et les experts, s’est continué avec mon assistant Guillaume Sirois. Ces précisions sont importantes parce que cette volonté même de prolonger la recherche nous situe au plein coeur d’une démarche orientée sur la MTE, une démarche où le terrain alimente le chercheur et, dans un va-et-vient, structure sa recherche. Cela nous situe en plein coeur de la MTE, à l’étape de la circularité de la recherche où se produit le fameux emergent-fit. Ici encore, nous établirons une séquence de tout le processus de manière à mieux isoler l’arrimage de cette démarche d’enquête publique avec la MTE. Les principaux mouvements de cette enquête furent donc les suivants :

  1. L’identification des thèmes de discussions et leur partage dans l’espace public;

  2. Le paramétrage et les rencontres socioéconomiques;

  3. Les assemblées publiques;

  4. Le rapport de la tournée;

  5. La recherche et sa diffusion après le blocage des entreprises de presse.

Comme nous l’avons mentionné antérieurement, cela représente l’ensemble de la démarche d’enquête au-delà de la tournée du Québec. Signalons tout de même que, dans les suites à la tournée, il y avait une étape prévue où experts et entreprises de presse devaient débattre afin d’articuler des solutions. L’esprit de l’induction était prévu initialement, mais il s’est finalement exprimé sous une autre forme. Une lecture étape par étape nous en apprend davantage.

2.1 L’identification des thèmes de discussions et leur partage dans l’espace public

L’établissement des thèmes de discussion lors de grandes enquêtes publiques risque de se faire différemment d’une enquête mise en oeuvre par un seul chercheur. Nuançons tout de même cette affirmation, car même dans une équipe de recherche, les débats qui déterminent les grandes orientations peuvent être longs et houleux. Dans le cas qui nous intéresse, le conseil d’administration du Conseil de presse a discuté et adopté les grands thèmes de recherche. Les thèmes sont formulés de manière très large, de façon à ne pas donner une orientation spécifique aux réponses éventuelles. L’induction ne doit pas être biaisée ni orientée.

Nous avons pris comme élément qui soutient notre discussion sur le partage un communiqué de presse présenté à l’Annexe 3. Ce document inventorie d’abord les grands thèmes retenus pour l’enquête : « Le Conseil souhaite notamment obtenir l’opinion du public et de représentants d’organismes socioéconomiques ». Le communiqué démontre aussi le large spectre d’auditoire pressenti dans toutes les régions du Québec. Dès le départ, le désir de s’inscrire dans une démarche inductive est manifesté. Les points d’ancrage proposés de l’induction suivent tout de suite après. On y fait état de grands thèmes tels que la qualité de l’information locale et régionale, la couverture de la réalité des régions par les médias nationaux, l’accès à l’information régionale, la diversité des voix éditoriales, etc. Mais pour se faire une idée plus juste, il faut se référer à l’Annexe 2 où les grands points sont répertoriés. Mais, là encore, ce n’est pas complet puisque le rôle même du Conseil de presse fut discuté et la qualité du français abordée. Il importe de mentionner que certains sous-thèmes furent repris à la suite des premières audiences; nous pensons particulièrement à la qualité du français parlé sur les ondes radiophoniques. La connaissance générale du Québec fut aussi une dimension ajoutée en cours de processus. Cela présuppose de notre part une certaine analyse qui arrive au constat que des éléments risquent de nous manquer afin de bien mener notre enquête. Guillemette et Luckerhoff (2009) parlent de circularité et de synchronicité entre analyse et collecte de données. Cela traduit à nouveau une approche très imprégnée de la MTE.

2.2 Le paramétrage et les rencontres socioéconomiques

La volonté d’écouter la population et de s’inscrire ni plus ni moins dans une conduite fortement inspirée de la MTE s’est exprimée dans la structure même de la démarche de recherche. Dès nos premiers pas, les acteurs socioéconomiques nous ont avisés que la présence des journalistes entravait leur désir de parole et nous ont demandé de ne pas les accepter lors de ces rencontres. Devant cette requête généralisée qui en disait long sur le climat entre acteurs de développement et journalistes, nous avons accepté de ne pas admettre les journalistes lors des rencontres avec les représentants socioéconomiques des régions. Cet épisode nous amène à formuler un autre commentaire concernant une approche qui réclame la participation citoyenne. Revenons encore une fois au communiqué de presse. Deux extraits méritent notre attention et cela n’est pas sans conséquences dans une approche inductive où l’on sollicite des gens sur le terrain afin de participer à notre recherche.

Il est important pour le Conseil de mieux comprendre la réalité vécue en matière d’information tant dans les régions plus urbaines que rurales, et ce, afin d’orienter nos réflexions et nos prises de position futures […]

Au terme de cette tournée, nous avons comme objectif de publier un diagnostic juste de la situation et mettre les forces du public, des journalistes et des médias d’information à profit pour renforcer la liberté de presse et la qualité de l’information au Québec

voir l’Annexe 3

Ces extraits nous indiquent clairement que le chercheur doit faire connaître l’intentionnalité de la recherche; il doit en partager le sens. Mais comme on l’observe ici, cette intentionnalité n’en est pas une de fermeture, mais bien d’ouverture où les portes sont toutes grandes ouvertes de manière à profiter de ce que l’induction pourrait nous permettre de découvrir.

2.3 Les assemblées publiques

Nous conservons un souvenir impérissable de ces rencontres. Il faut souligner le très grand respect et la très grande maturité des personnes qui se sont exprimées. En un sens, ce n’est peut-être pas très surprenant, car les gens qui ont l’information comme préoccupation démontrent forcément un regard très analytique sur la société et sur la manière dont elle devrait évoluer. Tout ce bagage de réflexions joint à celui exprimé lors des rencontres socioéconomiques va conduire à des constats bien articulés. Lors de la tournée du Québec, de nombreuses choses nous furent expliquées par les citoyens et les acteurs de développement, que ce soit en santé, en développement du territoire, en culture, etc. Les acteurs de développement nous ont expliqué, par exemple, le rôle que joue la presse écrite dans les questions posées à l’Assemblée nationale. Si votre région n’a pas de quotidien, comme c’est le cas de la majorité des régions administratives du Québec, les préoccupations de cette partie du territoire risquent d’être ignorées par l’Assemblée nationale pendant de longs moments. Ce genre d’information est fondamental à la bonne compréhension du réel, mais ces explications ne se retrouvent pas dans les livres qui traitent de l’information.

En fait, la très grande majorité des informations qui se retrouvent à l’Annexe 2 sont totalement inédites. Prenons par exemple la grande disparité qui existe entre le marché de l’information et le découpage administratif des régions. Cela a des conséquences financières énormes pour les organisations publiques qui doivent informer l’ensemble de leurs commettants sur un même territoire. Pour le même évènement, on doit faire quatre et parfois jusqu’à sept communiqués de presse différents, acheter des espaces publicitaires dans cinq ou six médias et faire autant de conférences de presse. Nous ne connaissions rien de tout cela au point de départ et, sur plusieurs aspects, la dimension des problèmes nous était totalement insoupçonnée. Nous pourrions facilement prendre cet exemple pour témoigner de la force de l’induction, et ce, plus particulièrement dans les grandes enquêtes publiques. Il est renversant de voir la capacité explicative des acteurs sur le terrain. Notre grande surprise d’ailleurs fut, comme nous l’avons mentionné, de voir des acteurs de développement s’approprier la tournée d’un bout à l’autre du Québec. Toutes ces personnes et les organisations qui les mandatent constituent un cumul formidable de connaissances et de réflexions. Comme chercheur nous devons utiliser une approche qui doit permettre à tout ce savoir de faire surface. Un questionnaire basé sur des variables fixes, à partir d’un cadre théorique prédéterminé n’aurait pas pu faire éclore cette connaissance et cela encore moins avec des questions aux réponses fermées. Ce n’est sans doute pas par hasard que les entreprises de presse nous ont souvent blâmés pour notre approche. Toutes ces réalités que l’on tente d’occulter ne pourront que mettre les entreprises de presse mal à l’aise si elles font surface. Mais ce recueil d’informations recèle une autre forme de potentiel; il constitue la matrice ultérieure à l’enracinement des données empiriques et permet l’échantillonnage théorique. Nous y reviendrons.

2.4 Le rapport de la tournée

La parole citoyenne a été d’une limpidité incontestable. Ce sont les acteurs de développement dans tous les domaines de la vie qui ont donné le ton aux discussions. Biais de l’information, manque de suivi, carence dans l’analyse, manque de rigueur, sensationnalisme; les citoyens ont dressé un tableau assez sombre de l’état de l’information au Québec, et ce, d’un bout à l’autre du territoire. Mais ce tableau était expliqué et cela nous a grandement impressionné. Les gens ont non seulement bien décrit des situations, mais en ont expliqué les causes et ont même présenté les solutions qu’il faudrait envisager pour remédier aux différents problèmes. Ce qui en ressort est particulièrement marquant : l’information ne doit plus demeurer une denrée industrielle administrée au seul critère économique. C’est le potentiel d’émancipation de toute une société qui risque d’en souffrir. L’induction ici s’est transformée en parole citoyenne.

Nous avions comme objectif, dans notre vision initiale, de discuter des constats de la tournée avec les entreprises de presse. Nous pensions nous adjoindre des experts, conjointement sélectionnés, afin de travailler à produire des réponses aux grandes doléances du public. Bien que nous ayons finalement pu produire un rapport et le diffuser lors du colloque sur le 35e anniversaire du Conseil de presse, la planification initiale fut totalement enrayée. Ce qui s’est passé par la suite appartient à l’histoire. Les entreprises de presse n’ayant pas réussi à bloquer la diffusion des résultats ont par la suite systématiquement orchestré la paralysie du Conseil de presse. Ce triste épisode de la liberté d’expression au Québec soulève de nombreuses questions tant sur la privatisation de la recherche que sur le rôle de l’organisme qui supposément assure le droit à la libre circularité de l’information. Faire taire l’instance qui doit assurer la pluralité des voix est lourd de signification. Il ne faut pas trop se surprendre que la Grande-Bretagne ait finalement opté pour un cadre législatif formel relativement aux entreprises de presse.

Avec le recul des années, un autre enseignement peut ressortir d’un tel évènement. En effet, force est de constater ce que nous ne retrouvons jamais mentionné dans les livres de méthodologie; c’est que l’induction fait peur! Lorsque des gens ont des intérêts à préserver, des choses à cacher, des illusions à maintenir, la démarche inductive peut créer de sérieux problèmes. Dans l’induction on ne peut écraser le réel sous le carcan d’un cadre théorique ou d’une vision bien figée et préétablie; c’est le réel qui vient à nous. Et c’est bien cela qui déplaisait le plus aux entreprises de presse, elles étaient dans un processus sur lequel elles n’avaient aucun contrôle, peu importe leur force de marketing, la puissance de leur contentieux ou leur pouvoir économique d’influence. Cette vision du réel leur était insoutenable. Devant cette fin dramatique de la tournée, nous avons jugé une autre étape nécessaire.

2.5 La recherche et sa diffusion après le blocage des entreprises de presse

À l’origine, nous voulions produire un livre qui terminerait ce qui avait été entrepris par la tournée et écrire sur les solutions possibles. Pour faire cela, toutefois, une étape était nécessaire et elle n’était pas facile. Il nous fallait mieux comprendre le comportement des entreprises de presse et le comportement qu’elles avaient eu durant la tournée constituait le point central à enquêter. Comment le faire en maintenant la distance nécessaire, comment arriver à expliquer le plus objectivement possible? Une longue recherche théorique fut nécessaire à cette étape-ci et la méthode de contextualisation par les communications concomitantes de Mucchielli et Noy (2005) a finalement été retenue. Cette démarche de compréhension répond en tout point à ce que Garfinkel (cité dans Coulon, 1987) identifie comme une posture d’indifférence, posture nécessaire au chercheur qui adopte la MTE.

Cette quête de compréhension va aller au-delà de ce que nous avions imaginé puisque cela a finalement abouti à une explication plus approfondie des paroles du public et des grands constats que nous avons finalement senti le besoin de théoriser. Rien ne s’est produit dans une linéarité parfaite. Ce fut plutôt le riche résultat de fréquents allers-retours entre les données sur le terrain, ce que nous avions vécu et les écrits scientifiques. C’est grâce à cette démarche caractéristique de la MTE, par exemple, que le concept d’intelligence territoriale, articulé à partir du pouvoir de l’information, est venu coiffer nombre de propos tenus par les acteurs régionaux. Tout cela nous a conduits à une autre révélation de taille qui tient à l’imprécision théorique du concept d’information lui-même. Au final, c’est toute la tournée qui fut utilisée comme tremplin théorique. On retrouve ici les moments clés de la MTE : l’emergent-fit, la sensibilité théorique tout comme la circularité de la recherche. Ce parcours ne nous a nullement empêché de produire des pistes de solutions, au contraire. Mais ces solutions étaient bien assises sur la réalité tout en étant théoriquement soutenables. Notre ouvrage y a nettement gagné en robustesse.

Conclusion

Quelques éléments doivent être soulignés à la fin de cette rétrospective. La question éthique qui prend forme dans le respect de l’induction et de ce qu’elle permet de faire émerger demeure un incontournable de la recherche, mais cela est encore plus vrai dans le cas de grandes enquêtes publiques. La dimension éthique a évidemment été plus problématique dans la tournée du Conseil de presse. Le caractère collectif de l’information rassemblée, la somme des données provenant d’acteurs actifs, compétents, répartis sur tout un territoire donne aussi à cette induction un incroyable potentiel de connaissance. Cela demeure fondamentalement vrai pour les deux enquêtes revues ici. Il ressort clairement aussi que la sensibilité théorique ne constitue d’aucune manière une entrave à la démarche des grandes enquêtes. Il est intéressant de constater que cette sensibilité peut s’exercer par un collège d’experts aussi bien que par un individu dans une démarche plus classique avec un chercheur et son assistant. Le respect de ce que l’induction nous apporte en ajustant notre procédure d’enquête demeure une chose fort importante qui a été appliquée dans les deux démarches. Ces allers-retours entre le terrain et le texte scientifique, là où la connaissance s’institue, demeurent nécessaires dans les deux cas, et la généralisation n’est pas anodine. Pour dire les choses encore plus simplement, la MTE est tout à fait non seulement appropriée aux grandes enquêtes publiques, mais elle devrait en être la formule à retenir.