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Introduction

La méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) est une méthodologie générale qui devrait permettre aux chercheurs d’avancer des théories à la fois scientifiquement légitimes et innovantes (Glaser & Strauss, 1967), dans une logique inductive permettant de saisir des phénomènes sociaux complexes[1]. La MTE vise ainsi à développer des connaissances en les faisant émerger de l’empirie, s’opposant à la logique de vérification des connaissances préexistantes formulées sous forme d’hypothèses.

Selon ses concepteurs, la MTE devrait être un moyen de permettre l’innovation au travers du processus spécifique de théorisation qu’elle propose de mettre en oeuvre (Guillemette, 2006). Toutefois, de nombreux travaux, prenant la forme de retours d’expérience (Fendt & Sachs, 2008; Goulding, 2001), de commentaire éditorial (Suddaby, 2006), de revues critiques de la MTE (Alvesson & Sköldberg, 2000; Goulding, 2002) mettent en évidence les risques de non-innovation dans le processus de théorisation enracinée, ou en montrent les principales limites (Guillemette, 2006). Ce risque de non-innovation pèse sur la légitimité de l’utilisation de la MTE dans les recherches en sciences sociales. Cet article avance que ce risque provient de la tension entre la créativité et la rigueur méthodologique, deux mouvements nécessaires dans la construction d’une théorie élaborée avec la MTE.

D’une part, nous abordons la créativité comme la « capacité à créer quelque chose qui est à la fois nouveau et approprié » (Sternberg & Lubbart, 1999, p. 3). Cette définition de la créativité nous semble adéquate dans le cadre de la MTE dans la mesure où elle met en exergue deux des principaux critères de qualité des recherches utilisant la MTE, à savoir le caractère novateur et le critère d’adhérence. D’autre part, nous abordons la rigueur méthodologique comme la poursuite logique d’une idée (Donaldson, Qiu, & Luo, 2013). Dès lors, cette rigueur peut prendre différentes formes comme spécifier le lien entre données et concepts (Gioia, Corley, & Hamilton, 2013), apporter des définitions claires des construits utilisés (Suddaby, 2010), assurer que les variables ou construits sont appréhendés correctement, légitimer la relation causale entre deux éléments, spécifier les limites d’application du modèle proposé, etc. Cette rigueur se conçoit comme l’application de l’appareillage – principes, méthodes, techniques – ceci étant nécessairement compris dans un paradigme épistémologique (Avenier & Gavard-Perret, 2008)[2]. Autrement dit, la rigueur consiste en l’ensemble des éléments d’un raisonnement logique qui assure les fondements du développement d’une théorie valide et robuste (Donaldson et al., 2013).

Alors que dans les manuels abordant la MTE la rigueur, d’une part, et la créativité nécessaire au chercheur pour innover, d’autre part, semblent naturellement combinatoires, ces deux éléments se révèlent, en pratique, difficiles à conjuguer. Le respect des méthodes et techniques de la MTE peut en réalité mener à un manque de créativité, à une timidité théorique (Morse, 1997), voire à une incapacité à générer des propositions théoriques face à l’ampleur de l’appareillage méthodologique (Fendt & Sachs, 2008).

L’argument central de cet article est de montrer que plusieurs processus généralement présentés comme synchrones dans la MTE peuvent être traités de façon asynchrone. En s’extrayant de la simultanéité de la recherche de créativité et de rigueur méthodologique, le chercheur échappe à la tension entre rigueur et créativité et améliore ainsi la qualité de son processus de théorisation.

Notre article contribue à la pratique de la MTE de quatre façons. D’abord, nous mettons l’accent sur un problème pratique inhérent à la MTE, mais peu mis en avant dans les écrits : la recherche simultanée de rigueur et de créativité. Ensuite, nous proposons une approche circulaire de la MTE qui modifie cognitivement la démarche à réaliser dans le processus de théorisation. En outre, nous relevons différents processus asynchrones permettant au chercheur de mieux exploiter la MTE pour parvenir à être créatif et rigoureux. En définitive, nous contribuons à clarifier certaines zones d’ombre sur les microactivités à mettre en oeuvre par les chercheurs en MTE, permettant ainsi de mieux asseoir la légitimité de la MTE comme méthode de recherche pertinente pour des recherches en sciences sociales face aux critiques et doutes qu’elle peut générer (Alvesson & Sköldberg, 2000; Goulding, 2002; Mjoset, 2005; Suddaby, 2006).

1. Méthodologie

Cet article se fonde sur la pratique de la MTE par l’auteur et sur l’analyse des écrits relatifs à la MTE. D’une part, l’auteur a conduit plusieurs recherches mobilisant la MTE dont le dénominateur commun est le concept de sens : opérationnalisation du concept de sens dans le cadre d’une thèse (selon les approches de Glaser & Strauss, 1967), utilisation des représentations graphiques dans le sensemaking stratégique, évolution du jugement éthique dans le temps, évolution de la capacité stratégique d’une entreprise (selon lʼapproche de Corley & Gioia, 2004 et de Gioia et al., 2013). L’utilisation des méthodes et procédures de la MTE nous a conduit à faire l’expérience de la tension entre créativité et scientificité. Au regard de cette expérience, nous avons procédé à une analyse des écrits sur la MTE afin de voir si des traces de cette tension pouvaient être relevées puis pour comprendre les sources de cette tension.

Les propositions avancées dans la section 3 permettant de dépasser la tension entre créativité et rigueur méthodologique sont issues 1) des pratiques que nous avons mises en oeuvre dans nos recherches, 2) de l’enseignement de la MTE auprès de doctorants et 3) des nombreux échanges réalisés lors de l’accompagnement de chercheurs dans leur processus de théorisation enracinée. L’ensemble des propositions avancées a été comparé avec les écrits sur la MTE afin d’analyser la compatibilité des pratiques permettant de sortir de la tension et d’assurer leur cohérence avec la logique de la MTE.

2. Analyse : la tension entre créativité et rigueur méthodologique au sein de la MTE

Nous montrons dans cette première partie que la MTE risque de mener le chercheur dans une impasse en ce qui concerne la tension entre créativité et rigueur méthodologique, menant les praticiens de la MTE à réaliser des arbitrages entre ces deux nécessités. Cette impasse est générée par la vision synchrone des processus visant l’innovation et la légitimité des connaissances produites.

2.1 Créativité et rigueur méthodologique en MTE, une relation compliquée

La question de la créativité est récurrente dans les écrits abordant la MTE, mais rarement abordée de façon explicite (voir Cutcliffe, 2000; Glaser, 1992), voire rejetée comme un simple critère de qualité de la recherche (Corbin & Strauss, 2008). Nous dissocions ici la créativité de l’innovation. Dans cet article, nous abordons la créativité comme un input dans le processus de théorisation permettant au chercheur de générer des idées potentiellement originales. L’innovation se juge, pour sa part, sur le résultat du processus créatif : les nouvelles idées, une fois mises en ordre, permettront peut-être de développer des théories novatrices qui seront utilisées par les autres chercheurs (Alter, 2000; Schreiber, 2001).

Si les méthodes de créativité ont donné lieu à peu de propositions méthodologiques en MTE (Pozzebon, Petrini, de Mello, & Garreau, 2011), on trouve des indices de leur importance dans plusieurs sources de la MTE. Glaser (1978) fonde ainsi sa réflexion sur la sensibilité théorique autour de la question de savoir comment améliorer la créativité du chercheur : « La découverte de la théorie enracinée implique implicitement que le chercheur-analyste sera créatif »[3] [traduction libre] (p. 20). Toutefois, l’auteur lui-même avance que cela est implicite et ne fournit pas de moyens pour y parvenir. De façon aussi lacunaire, Strauss et Corbin (1998) affirment que « les procédures proposées ont été élaborées non pas pour être suivies de façon dogmatique, mais pour être utilisées de façon créative et flexible par les chercheurs selon ce qu’ils jugent approprié »[4] [traduction libre] (p. 14). Ainsi, dans la version straussienne de la MTE, la créativité est relative à la fois aux interprétations des chercheurs, mais aussi à leur capacité à utiliser de façon novatrice et adéquate les procédures et les outils de la MTE tout au long du processus de théorisation, de l’identification d’un objet de recherche à la restitution finale des résultats. Les moyens d’assurer cette créativité sont laissés sous silence. On peut toutefois comprendre que la créativité, si elle est étroitement liée à la sensibilité théorique à laquelle elle est directement associée (Charmaz, 2006; Corbin & Strauss, 2008; Glaser, 1992), ne se limite pas à cette propriété nécessaire dans l’utilisation de la MTE.

Développée pour permettre l’innovation théorique – donc de proposer un caractère novateur d’un point de vue théorique qui puisse être repris et réutilisé dans le cadre d’autres recherches – la MTE se fonde sur un ensemble de dispositifs qui devrait permettre aux chercheurs d’être novateurs dans la construction théorique élaborée : suspension temporaire du recours à des cadres théoriques existants, objet de recherche appréhendé comme un « terrain à explorer », interaction circulaire entre collecte et analyse des données, procédures d’analyse formelles (Guillemette, 2006). Toutefois, comme nous allons le montrer, la mise en oeuvre de ces dispositifs ne suffit pas à générer la créativité nécessaire pour aboutir à des résultats novateurs. La raison majeure repose sur la tension existant dans la MTE entre « être créatif » et « être rigoureux », ces deux impératifs devant être atteints de façon concomitante. Cette tension, qui peut sembler inexistante à la lecture des procédures et manuels (Corbin & Strauss, 2008; Glaser & Strauss, 1967; Strauss & Corbin, 1990), ainsi que des articles utilisant la MTE, se manifeste pourtant lors de la mise en oeuvre de la MTE. Suddaby (2006) propose de voir une différence entre les auteurs qui écrivent à propos de la MTE (les « puristes ») et ceux qui effectivement la mettent en oeuvre (les « pragmatiques »). Si Urquhart (2001) avait déjà fait cette remarque à propos des questionnements ontologiques et épistémologiques, le même argument peut être opposé aux éléments de méthodologie : ce n’est qu’en pratiquant la MTE que la tension entre créativité et rigueur méthodologique s’expérimente.

Dans la mouvance des pragmatiques, Fendt et Sachs (2008) affirment que l’outillage méthodologique bride la capacité d’innovation, les méthodes prenant le pas sur l’interprétation potentiellement originale. Ainsi, ces auteurs témoignent avoir laissé de côté certaines interprétations personnelles potentiellement intéressantes et novatrices pour se conformer à la logique de codage et de fracturation des données. De même, ils ont la sensation d’avoir « perdu beaucoup » (Fendt & Sachs, 2008, p. 440) en effaçant toute référence à l’expérience de l’auteur entre le moment où des mémos ont été écrits à vif et le moment où ceux-ci ont été utilisés avec une visée d’abstraction théorique. Cette perte des aspects novateurs est ici directement associée à la volonté de respecter scrupuleusement la rigueur méthodologique de la MTE. De même, Goulding (2001) avance que le respect des règles proposées par Strauss et Corbin (1990, 1998) aboutit à un maillage technique tellement complexe qu’il peut déboucher sur une faillite du chercheur dans son projet de recherche. Dans ce cadre, l’omniprésence du codage risque d’éloigner le chercheur de l’objectif d’avoir un regard neuf et de l’orienter vers un exercice de quantification/justification d’éléments peu innovants et peu intéressants au regard du terrain et des connaissances préexistantes (Glaser, 1992; Goulding, 2001, 2002). Les difficultés engendrées par le strict respect des normes de la MTE peuvent dès lors encourager les chercheurs à se tourner vers une « Light Grounded Theory »[5] (Dey, 1999; Fendt & Sachs, 2008; Goulding, 2001), voire à travestir la méthode (Goulding, 2002) afin de favoriser l’aspect novateur de la théorie développée au détriment de la rigueur.

Pour faire émerger des connaissances innovantes, Suddaby (2006) propose de revenir à la méthode et encourage les chercheurs en MTE à se conformer uniquement aux techniques et procédures dans la lignée de Strauss et Corbin (1990, 1998). C’est en effet le suivi des techniques et des outils proposés par la MTE qui permettrait de parvenir à une théorie innovante. En accord avec cette suggestion, de récents articles abordant la question de l’innovation en MTE mettent l’accent sur la méthode et laissent l’activité du chercheur au second plan. Par exemple, le projet d’O’Reilly, Paper et Marx (2012) est de « démystifier » la mise en place de la « méthode rigoureuse » et néanmoins créative de la MTE. Pour y parvenir, les auteurs utilisent des expressions comme « le chercheur sera guidé [par la technique] »[6] [traduction libre] (p. 253), « la théorie se forme et se développe au travers d’un processus itératif »[7] [traduction libre] (p. 253), « lorsque le processus itératif de découverte guide l’échantillonnage théorique »[8] [traduction libre] (p. 254), ou encore « les éléments fondamentaux de la MTE guident le chercheur à travers les étapes successives et itératives »[9] [traduction libre] (p. 256). La tonalité de leurs propos laisse entendre que c’est la méthode qui génère la théorie et il ne reste au chercheur qu’à se laisser guider par le processus itératif de la MTE. Or, cela nous semble dénaturer le processus même de la MTE, où l’interaction entre le chercheur et le monde social qu’il étudie est fondamentale (Cutcliffe, 2000). Dans la même mouvance, Wasserman, Clair et Wilson (2009) critiquent la faiblesse des techniques actuelles de la MTE pour identifier et vérifier des relations entre différents niveaux de conceptualisation. Ils suggèrent pour pallier ce problème de développer de nouveaux outils inspirés des fractales. D’autres outils comme les matrices de relations contextuelles peuvent aussi être ajoutés (Scott, 2004; Scott & Howell, 2008). On peut alors imaginer une multiplication des outils sous-jacents à la MTE. Le lien logique entre le suivi des techniques et l’innovation théorique étant remis en cause par la pratique (Fendt & Sachs, 2008; Goulding, 2001), ces outils risquent finalement de multiplier les techniques d’analyse, de laisser la méthode guider le chercheur, de mettre l’accent sur la légitimité des connaissances produites aux dépens du besoin de créativité nécessaire à toute recherche en MTE. Nous abondons ici dans le sens de Glaser (1978) qui reconnaît que certaines pratiques de la MTE entravent les capacités créatives du chercheur. Nous en arrivons ainsi au constat que les processus liés à la créativité sont aujourd’hui souvent mis de côté afin d’assurer la rigueur méthodologique dans la MTE.

La Figure 1 illustre que, pour atteindre les deux objectifs de la MTE (innovation et légitimité des connaissances), deux voies sont possibles. La première consiste à s’appuyer sur la méthode rigoureuse. La seconde voie consiste à combiner créativité et rigueur méthodologique. Or, les chercheurs opèrent souvent des arbitrages entre ces deux aspects. Dès lors, ils se trouvent dans une impasse quant à la possibilité de générer des théories scientifiquement légitimes et innovantes.

Figure 1

Tension entre créativité et rigueur méthodologique dans l’atteinte des objectifs de la MTE

Tension entre créativité et rigueur méthodologique dans l’atteinte des objectifs de la MTE

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2.2 Créativité vs rigueur : un problème de synchronie

Nous avançons une explication à la tension entre rigueur et créativité. Les techniques de la MTE permettant de générer des voies d’interprétation novatrices et celles permettant de vérifier la légitimité des connaissances produites sont en réalité les mêmes et traitées de façon synchrone. Ainsi, les procédures d’analyse visant la créativité et la rigueur doivent en fait être réalisées en même temps et au même rythme. L’aspect synchrone des processus d’analyse a été présenté au coeur même de la MTE, en particulier dans la définition du processus d’échantillonnage théorique comme un

processus de collecte de données en vue de la formulation d’une théorie grâce auquel le chercheur mène simultanément les opérations de collecte, de codification et d’analyse dans le but de décider de l’orientation à donner à la collecte des données pour guider la formulation de la théorie émergente[10] [traduction libre] (c’est nous qui soulignons).

Glaser & Strauss, 1967, p. 45

En outre, les techniques d’analyse telles que la comparaison constante, la matrice conditions/conséquences (qui cherche à identifier les niveaux d’analyse pertinents dans la compréhension des phénomènes), la technique flip-flop (visant à établir une comparaison entre un élément empirique et son opposé pour en saisir la variabilité), etc. sont autant de techniques permettant à la fois d’explorer les données recueillies pour générer des interprétations créatives et de montrer la rigueur méthodologique en respectant les préceptes de la méthode. Dès lors, les chercheurs utilisent les mêmes outils pour générer les interprétations et les vérifier, et il peut être difficile pour le chercheur de dissocier les deux processus. Si les deux processus de génération théorique et de légitimation des connaissances produites ne sont pas clairement distingués, il est compréhensible que les praticiens de la MTE ne parviennent pas à se sortir de la tension vécue : la recherche de créativité se heurte inexorablement à la volonté de respecter la rigueur méthodologique de la MTE. Finalement, créativité et rigueur méthodologique se parasitent lorsqu’elles sont recherchées simultanément.

Plusieurs auteurs mentionnent de façon éparse les difficultés liées aux aspects synchrones des différentes procédures d’analyse de la MTE. Par exemple, Goulding (2001) affirme que percevoir des éléments pertinents dans les données peut ainsi prendre des mois et qu’en conséquence, « la simultanéité du recueil des données et de l’interprétation semble difficile à atteindre »[11] [traduction libre] (Goulding, 2001, p. 31). Aussi, alors que l’écriture de mémos est au coeur du processus créatif permettant de capter les idées novatrices, l’exercice d’écriture des mémos est souvent entravé par la recherche d’une construction théorique légitime dès les phases initiales de leur écriture (Charmaz, 2006). Il semble ainsi illusoire de produire des mémos visant directement la légitimation théorique tout en captant la spontanéité de l’idée nouvelle. Si les chercheurs ne s’extirpent pas de la nécessité de produire des mémos intelligibles pour d’autres personnes que pour eux-mêmes et visant à pouvoir être communiqués, l’exercice est alors soumis à une injonction paradoxale : capter la spontanéité et communiquer des idées articulées.

Charmaz et Goulding, malgré leur constat, ne proposent pas de piste pour s’extraire de ce problème. Quant à Glaser (1978), il avance que le chercheur doit apprécier les conditions dans lesquelles il travaille afin d’évaluer dans quelle mesure le processus de découverte aide ou entrave sa créativité. Toutefois, Glaser ne propose pas de moyens pratiques permettant d’atteindre cette appréciation, qui repose donc uniquement sur l’autoévaluation. Au sein de la MTE, créativité et rigueur méthodologique sont issues des mêmes techniques; l’utilisation de celles-ci de façon synchrone pour deux objectifs distincts (innovation et légitimité) risque de mener à une impasse pratique qui nécessite une modification cognitive sur la façon d’appréhender la MTE. Nous proposons dans la deuxième partie de cet article de passer d’une vision itérative synchrone de la MTE à une conception circulaire asynchrone afin de sortir de cette impasse.

3. Propositions : de l’usage de mouvements asynchrones en MTE pour dépasser la tension entre créativité et rigueur méthodologique

La MTE a été présentée comme un processus itératif (Charmaz, 2006; Corbin & Strauss, 2008; Glaser & Strauss, 1967; Strauss & Corbin, 1990) où le chercheur effectue des allers-retours entre la théorisation et les données. L’itération correspond à une répétition de divers mouvements permettant un cheminement vers une résolution. Dans ce cadre, la MTE est parfois décrite comme un processus par étapes, relativement linéaire, qui permet de construire une théorie émergente, où les différents types de codage peuvent être revus sans pour autant modifier l’aspect successif de la vision par étapes (Crabtree & Miller, 1999; OʼReilly et al., 2012; Pandit, 1996). La Figure 2 illustre cette vision de la MTE.

Dans l’optique de génération théorique et de vérification des propositions émergentes sur l’ensemble du matériau empirique récolté, il serait plus exact de parler de circularité du processus de théorisation (Strübing, 2007). La circularité induit non pas le fait de cheminer vers une étape finale, mais le fait que le chercheur revient et revisite sans cesse les éléments initiaux (données, concepts, relations) au travers de boucles d’analyse qu’il réalise. Ces boucles sont plus que des itérations dans la mesure où elles permettent non seulement de générer des construits à partir d’un échantillon de données mais aussi de considérer l’ensemble du matériau au travers de ce construit – temporaire ou final. En effet, selon la logique de la MTE, le construit théorique final doit refléter l’ensemble des données recueillies. Dès lors, l’ensemble des données est passé en revue plusieurs fois, tant dans l’optique de générer des catégories nouvelles que dans la recherche de relations entre les catégories, dans l’atteinte de la saturation des catégories et dans l’identification des catégories centrales de l’analyse. Aussi, chaque nouveau construit, chaque nouvelle relation, doit refléter l’ensemble des données. Si un concept émerge au cours de l’analyse, le chercheur doit vérifier sa pertinence pour les données précédemment recueillies. Ainsi, les mouvements inductifs, permettant de générer des concepts et des relations, sont complétés par des mouvements déductifs de vérification de ces éléments sur l’ensemble du matériau, le tout aboutissant à un raisonnement abductif où le chercheur découvre des règles en associant des éléments qui n’ont jamais été associés auparavant (Reichertz, 2010). Cette vision circulaire de la MTE permet de dissocier et de combiner de façon asynchrone[12], d’une part, les démarches créatives visant à générer des construits théoriques novateurs en allant des phénomènes empiriques vers l’abstraction théorique et, d’autre part, les démarches visant la légitimité par le respect des méthodes en passant des abstractions aux données (Figure 3).

Figure 2

Vision itérative linéaire de la MTE

Vision itérative linéaire de la MTE
*

retour à la sélection des cas si nécessaire

Source : adapté de Pandit (1996)

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Figure 3

Vision circulaire de la MTE

Vision circulaire de la MTE

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Il n’est alors pas nécessaire dans le même temps, dans le même mouvement analytique, d’atteindre à la fois créativité et rigueur, et il devient possible de combiner successivement créativité et rigueur sans que la simultanéité des deux mouvements ne les parasite. Cette dissociation n’est pas présente dans les visions itératives de la MTE où le passage des données aux abstractions théoriques ne stipule pas ce double mouvement données/concepts et concepts/données et génère la perception de la double contrainte créativité/rigueur à chaque étape du processus. La vision circulaire de la MTE permet une combinaison asynchrone des processus de génération idéationnelle et de vérification théorique qui n’existe pas formellement dans les autres approches qualitatives. La différence fondamentale entre la MTE et d’autres approches qualitatives tient selon nous à l’échantillonnage théorique qui permet d’orienter les boucles de la collecte des données en fonction des besoins identifiés par le chercheur au cours de la construction de la théorie émergente. Nous proposons de montrer comment, sur les différentes pratiques de la MTE, le chercheur peut utiliser de façon asynchrone les processus créatifs et les processus visant à une plus grande rigueur méthodologique.

3.1 L’échantillonnage théorique, source de la circularité en MTE

Nous présentons ici l’échantillonnage théorique comme une des pratiques à réaliser dans la MTE, qui consiste à orienter le choix des incidents à examiner afin de mener à bien les objectifs de la recherche (Glaser & Strauss, 1967; Strauss & Corbin, 1990). Une fois le chercheur sur le terrain de sa recherche, la question qu’il se pose est la suivante : comment trouver des données intéressantes reflétant la réalité du terrain et traduisant fidèlement le phénomène que je vise à analyser? Dans la MTE, cette question se pose toujours de façon ex ante par rapport au recueil des données : soit il s’agit de la première occurrence de collecte des données, soit il s’agit d’une occurrence future au sein des boucles dans le processus circulaire. Dans les deux cas, le chercheur vise à recueillir des données concernant soit un phénomène discerné intuitivement soit une catégorie conceptuelle ayant émergé au cours de l’analyse.

Le choix de recueil des données au travers de l’échantillonnage théorique connaît une tension entre créativité et rigueur méthodologique. D’un côté, le chercheur a une théorie en développement et, de l’autre, il sait qu’il a la possibilité – théoriquement infinie – de retourner étudier empiriquement des situations de son choix pour asseoir la légitimité de son travail et le caractère novateur de ses travaux. Dès lors, le chercheur peut viser à orienter son recueil de données en fonction de ses besoins d’innovation ou en fonction de ses besoins de légitimité. Vise-t-il dans un premier temps à rendre compte de cas déviants par rapport au modèle en développement? Ou vise-t-il dans un premier temps à saturer les catégories déjà présentes dans son modèle? Le chercheur a-t-il besoin de collecter de nouvelles données pour légitimer les connaissances avancées? A-t-il besoin de plus de variété, car il perçoit que son échantillon ne donne pas la pleine mesure du phénomène à étudier? A-t-il besoin de réfléchir sur d’autres incidents lorsqu’il n’arrive pas à lier les variations du phénomène avec les catégories conceptuelles existantes à ce moment dans le modèle? Et dans ce cas, doit-il explorer au hasard des incidents sans chercher la variété sur telle variable? On peut penser que le choix de l’une ou l’autre option va générer une construction théorique potentiellement différente : la recherche initiale de cas variés conduira à mettre l’accent sur des différences alors que mettre l’accent sur la saturation des catégories risque de mener le chercheur à demeurer dans la même ligne d’interprétation.

Lors de cette pratique d’échantillonnage théorique, le chercheur doit développer une conscience aiguë de la circularité du processus. En effet, la circularité du processus de la MTE est induite par l’échantillonnage théorique qui oriente le processus de recueil des données et donc, finalement, les analyses possibles dans la recherche. Dès lors, le chercheur doit formaliser la traçabilité des choix effectués lors de l’échantillonnage théorique. Il doit aussi assurer la traçabilité des besoins qu’il perçoit dans ses analyses, afin d’orienter dans un premier, second, troisième, énième temps le protocole de recueil des données en fonction des besoins perçus précédemment. La circularité implique que le recueil des données puisse être réorienté autant de fois que nécessaire. Le chercheur pourra parfois orienter le recueil pour viser la créativité, parfois pour viser à vérifier la légitimité des connaissances émergentes. Par conséquent, il est important de prendre conscience de cette possibilité quasi infinie laissée au chercheur pour mener à bien sa recherche, et ne pas le contraindre dès les premiers épisodes de recueil des données à viser systématiquement de façon conjointe créativité et rigueur. Il pourra dépasser ainsi la tension induite par la simultanéité des deux mouvements et être créatif et rigoureux de façon propice.

3.2 La collecte des données, générateur d’idées et fondement de l’interprétation

La MTE étant développée pour voir ce qui se cache derrière les évidences, il existe de nombreuses situations où les données ne se laissent pas voir de prime abord. Le chercheur doit alors mettre en place des dispositifs créatifs pour y avoir accès. Dans la grande majorité des études en MTE (voir dans Bryant & Charmaz, 2007; Corbin & Strauss, 2008; Goulding, 2002), les données sont recueillies au moyen d’entretiens et d’observations. Néanmoins, en MTE, aucune méthode de recueil des données n’est a priori exclue. Ainsi, on peut imaginer que les méthodes de recueil proposées par Rix-Lièvre et Lièvre (2010) – parmi lesquelles visualiser ce que les acteurs voient au travers d’un système de lunettes-caméra qui enregistre ce que l’individu a dans son champ de vision – ou Goulding (2002) – qui croise caméra de vidéosurveillance pendant l’activité étudiée, entretien individuel postactivité et focus group postactivité – peuvent venir nourrir la créativité des chercheurs pour leur collecte des données. La question se pose alors de savoir dans quelle mesure ces méthodes de recueil des données sont pertinentes en fonction du paradigme épistémologique choisi. Par exemple, dans la version straussienne de la MTE, les données sont censées représenter la réalité de la situation. Le chercheur doit ainsi s’efforcer de rester le plus neutre possible dans son recueil des données. Le chercheur doit tenir compte de toutes les influences qu’il peut avoir sur le terrain étudié lorsqu’il observe, lorsqu’il conduit des entretiens, et plus encore lorsqu’il confronte ses données en cours de recherche avec des acteurs du terrain, ou quand il fait une recherche-action. Par exemple, le simple fait de conduire une vingtaine d’entretiens avec des managers, des ingénieurs et des vendeurs sur les processus d’innovation dans une PME amène sans doute les acteurs à discuter du thème de l’innovation plus qu’ils ne le feraient naturellement. Et il est même possible que la présence du chercheur entraîne des rumeurs et des questions sur les projets de la direction. Les différentes méthodes de recueil de données par entretien (pour ne parler que d’entretiens) débouchent sur des données différentes : les données issues d’un entretien compréhensif (Kaufmann, 2007) ou d’un entretien semi-directif centré (Romelaer, 2005) seront exploitables différemment. Peut-on (ou doit-on) passer de l’un à l’autre au cours de la recherche en fonction de l’échantillonnage théorique? Les discussions non cadrées, si elles peuvent faire émerger des pistes d’analyse nouvelles, peuvent-elles également servir de données exploitables dans l’analyse du phénomène? Les questions ici posées induisent une tension entre rigueur méthodologique et créativité potentielle du chercheur dans le recueil des données, quelle que soit sa position épistémologique.

Un autre point problématique qui fonde la tension entre créativité et rigueur méthodologique se trouve en l’utilisation d’éléments en dehors de l’aire substantive. Ces éléments (expérience passée du chercheur, culture générale et artistique, connaissance d’autres terrains proches hors du cadre de l’étude, etc.) peuvent-ils être considérés comme des éléments de comparaison, et non seulement comme des inputs à la réflexion? Ces éléments hors de la recherche doivent-ils systématiquement être insérés formellement dans le cadre de la recherche? L’enjeu est alors d’assurer à la fois la qualité méthodologique du recueil des données par échantillonnage théorique et l’accès à des données intéressantes, sensibles, nécessitant la mise en place d’un dispositif créatif.

Grâce à la circularité du processus de la MTE, les données dont sont issues les voies d’interprétation à un moment peuvent être différentes de celles qui vont fonder la légitimité de l’interprétation[13]. En effet, le chercheur pourra mettre en oeuvre des dispositifs créatifs lui permettant de recueillir des données qui l’aident dans son processus d’idéation puis procéder à un échantillonnage théorique en vue de poursuivre certaines pistes d’interprétation. Une des voies pour s’extraire de la tension entre créativité et rigueur méthodologique consiste ainsi à séparer les phases de recueil créatives visant le processus d’idéation des phases de recueil « gérées pour que les données recueillies conservent un caractère scientifique » (Romelaer, 2005, p. 116) dans le courant épistémologique choisi.

Dès lors, il n’est pas inconcevable qu’un chercheur puisse user de jeux politiques sur un terrain – modifiant ainsi le déroulement de l’activité – pour générer des données qui feront émerger des catégories d’analyse et des relations potentiellement pertinentes. Sur d’autres terrains, il visera à étudier ces catégories et ces relations sans modifier le comportement des acteurs afin de voir dans quelles mesures les premières interprétations sont légitimes. De la même façon, lors de focus groups, le chercheur peut être amené à faire interagir les interviewés, soit pour obtenir des données primaires relatives au phénomène étudié, soit pour recueillir l’interprétation des premières analyses du chercheur par les acteurs ou d’autres personnes proches du terrain. Les comptes rendus d’analyse intermédiaires en cours de recherche peuvent être utilisés par le chercheur afin non seulement de s’interroger sur ses analyses intermédiaires, mais aussi de recueillir de nouvelles pistes d’interprétation. Le chercheur vise ainsi au travers de son protocole évolutif de recueil de données à remettre en cause ses potentielles interprétations en recourant à l’interaction avec les acteurs du terrain.

Finalement, dans tous les courants épistémologiques de la MTE, le chercheur a la possibilité de dissocier les phases de recueil des données créatives de celles plus « rigoureuses » afin de s’extraire de la tension créativité/rigueur méthodologique, mettant en oeuvre d’une part des procédés créatifs afin de générer des données potentiellement porteuses d’innovation et veillant d’autre part à pouvoir opposer à des tiers ses interprétations sur la base de données comparables selon les catégories et les relations mises en évidence.

3.3 Le codage ouvert : être imaginatif sans perdre l’adhérence aux données

Le codage ouvert consiste à déterminer et à construire, au sein des données recueillies, des catégories conceptuelles qui permettent de comprendre et d’expliquer le phénomène empirique sur lequel le chercheur porte son attention (Glaser & Strauss, 1967; Strauss & Corbin, 1990). Afin de proposer une vision renouvelée des situations de gestion et d’éviter le risque de proposer un construit théorique déjà mis en évidence au sein de la communauté scientifique, le chercheur devra tenter de définir des catégories pertinentes sur l’aire substantive étudiée, et différentes de celles qui sont présentes dans les écrits scientifiques. Néanmoins, le critère primordial de la MTE est l’adhérence aux données. L’adhérence se définit comme la cohérence de la théorie développée avec le phénomène étudié sur l’aire substantive (Corbin & Strauss, 1990; Douglas, 2003). Dès lors, le niveau de créativité semble être limité à la perception de cohérence que chacun aura entre le construit théorique développé et le phénomène empirique. Si l’originalité de l’analyse pousse le chercheur à construire des catégories qui paraissent trop abstraites ou en décalage avec les données dont il rend compte, le critère d’adhérence ne sera pas respecté.

Strauss et Corbin (1990, 1998; Corbin & Strauss, 2008) proposent des techniques permettant d’assurer la rigueur des analyses, telles que l’analyse flip-flop (qui vise à générer des contrastes dans les catégories et leurs propriétés), la technique far outclose in (qui propose de voir un phénomène dans ses dimensions macro et micro pour en saisir la complexité), la matrice conditions/conséquences, etc. Néanmoins, le trop strict respect de ces procédures, qui permet d’assurer la rigueur méthodologique de l’analyse, nuit à la créativité du chercheur (Fendt & Sachs, 2008; Goulding, 2001) et risque de l’enfermer dans une vision techniciste de la MTE (Glaser, 1992; Suddaby, 2006). En effet, la volonté des chercheurs de se conformer aux règles et procédures strictes de la MTE peut soit les empêcher d’un point de vue cognitif de générer des interprétations novatrices (Glaser, 1992), soit les leur faire abandonner au cours de la sélection des idées les plus inattaquables du point de vue de la rigueur méthodologique (Fendt & Sachs, 2008). Aussi, comment obtenir des catégories originales avec des données qui sont la plupart du temps ordinaires, sans perdre l’adhérence aux données? Alors se pose la question de savoir comment développer des catégories conceptuelles novatrices tout en respectant le critère fondamental d’adhérence de la théorie aux données. Ici, l’aspect asynchrone des processus d’analyse permet non seulement de faire émerger la créativité du chercheur dans ses analyses, mais aussi de rester proche des données, en assurant l’adhérence comme critère de rigueur méthodologique.

Ainsi, lors des phases de codage ouvert, le chercheur va procéder à des microanalyses. Il va alors déconstruire le discours des acteurs ou toute autre forme de données (archives, vidéo, notes, etc.). Il va fragmenter l’ensemble des données en unités de sens afin de pouvoir travailler sur des niveaux très fins d’analyse. Ces pratiques sont en exacte cohérence avec les pratiques méthodologiques de la MTE. Les pratiques de déconstruction alternent avec des pratiques de reconstruction : le chercheur, confiant de sa capacité à reconstruire des interprétations dans un cadre global déterminé a posteriori, laissera plus librement cours à sa créativité dans le processus de déconstruction que s’il se focalise dès les premiers instants sur les critères d’adhérence aux données, de pertinence des analyses pour les acteurs, de parcimonie des catégories, etc. Plus l’auteur aura déconstruit les données recueillies, plus il devra faire preuve de créativité afin de les reconstruire en leur faisant « prendre forme » dans des catégories intelligibles. Le mouvement de rigueur dans la déconstruction nécessite la créativité dans la reconstruction. Ici, la rigueur précède la créativité, mais les deux mouvements se renforcent l’un l’autre.

À cette étape, la confiance en la circularité du processus en MTE joue un rôle important. Les catégories conceptuelles émanant de la déconstruction/reconstruction doivent être considérées comme potentiellement pertinentes pour l’analyse. Dès lors, leur utilisation dans la théorie finale, recadrée, est suspendue à la mise en oeuvre de procédés de vérification qui interviennent après l’émergence des catégories. Un chercheur conscient du fait que ce qu’il produit dans ce processus d’idéation sera par la suite remodelé, examiné, contrôlé, lui permet d’avancer dans un premier temps plus de voies d’interprétation potentielles sous forme de catégories conceptuelles temporaires, dont certaines seront gardées et d’autres abandonnées. La construction théorique ici à l’oeuvre s’apparente à du bricolage théorique (Boxenbaum & Rouleau, 2011). Dès lors, le recours à l’expérience personnelle, à l’imagination, aux connaissances personnelles hors du terrain pourra entrer dans le processus d’idéation sans que cela vienne entacher la rigueur méthodologique. La légitimité des catégories avancées sera perçue sur la façon dont ces catégories rendent effectivement compte du terrain, sans qu’elles aient nécessairement émergé uniquement d’éléments du terrain. La vérification de la pertinence des catégories sur l’ensemble du matériau permettra in fine d’asseoir la légitimité des catégories ayant émergé par le processus d’idéation.

3.4 Le codage axial, explorer et légitimer les liens entre les catégories conceptuelles

À la suite de la construction de catégories conceptuelles, le chercheur doit se pencher sur le codage axial, qui consiste en l’étude et la formalisation des liens entre ces catégories. Si l’on estime qu’une théorie est une construction intellectuelle de liens entre diverses catégories conceptuelles, l’examen de la tension entre créativité et rigueur méthodologique au sein du codage axial est primordial, tout comme les moyens de la dépasser. La tension entre créativité et rigueur méthodologique se fonde sur des éléments assez proches de ceux présents lors du codage ouvert. En effet, il s’agit de mettre en évidence des relations qui vont au-delà des évidences tout en respectant l’adhérence aux données. Le chercheur pourra ainsi explorer les liens entre des catégories conceptuelles qui peuvent paraître pertinentes au regard de l’aire substantive.

Dès lors, c’est au chercheur de trouver des moyens d’analyse alternatifs, de penser à des associations que d’autres chercheurs n’ont jamais effectuées ou analysées assez précisément. L’utilisation des outils de la version straussienne et de ses développements dans la recherche des liens entre les catégories risque d’enfermer le chercheur dans une posture techniciste forçant la découverte de liens entre catégories (Glaser, 1992). Ces outils devraient permettre au chercheur de systématiser la recherche de conditions d’émergence, la spécification des mécanismes, les conséquences possibles du phénomène, etc. Toutefois, il est difficile, en se basant sur ces techniques, de faire émerger des relations innovantes si les données ne sont pas intrinsèquement originales. Le risque, réalisé dans les manuscrits transmis aux revues pour publication (dʼaprès Suddaby, 2006), est alors de voir de nombreuses recherches se focaliser sur la légitimation des relations avancées, au détriment de l’aspect novateur de la recherche, l’autre objectif de la MTE.

La déconstruction des phénomènes en catégories et l’étude systématique des liens entre ces catégories fondent la rigueur méthodologique. Le couplage entre la déconstruction des phénomènes empiriques et leur reconstruction contextuelle (Morse, 1994) est particulièrement important dans le cadre du codage axial. En effet, l’exploration de multiples voies d’interprétation possibles est d’autant plus aisée que le chercheur aura déconstruit le phénomène à étudier. Il est ainsi possible de déconstruire le phénomène selon de multiples idées, sans se focaliser dans un premier temps sur l’aspect « scientifique » de la déconstruction. Le codage axial se réalise avec une reconstruction des données dans un enchaînement logique : causes, conséquences, conditions, contexte, etc. La technique des questions et explications contrastives (Tsang & Ellsaesser, 2011) élaborée hors de la MTE, propose un couplage déconstruction/reconstruction intéressant en ce sens qu’il permet de générer de multiples voies d’interprétation tout en laissant le doute au coeur du processus de génération théorique. Par ailleurs, les premières voies d’interprétation dans la création des liens entre catégories doivent donner cours aux idées novatrices. Ces idées seront reprises par la suite dans une logique de vérification. C’est uniquement à ce moment que les relations seront légitimées d’un point de vue scientifique.

3.5 Le codage sélectif, ou comment sélectionner la catégorie centrale

À la suite des multiples boucles d’analyse lors des pratiques précédentes, le chercheur doit dégager une catégorie centrale (codage sélectif). La catégorie centrale – ou les catégories centrales, s’il en existe plusieurs conjointement – se définit comme la catégorie qui explique la plus grande variation du phénomène (Glaser, 1992). Elle émerge de l’analyse de l’aire substantive. Elle n’est pas toujours la plus intéressante au regard de ce qui se trouve dans les écrits scientifiques. La catégorie centrale peut recouvrir un champ de recherche très développé auquel le chercheur pense ne pas pouvoir apporter de contribution majeure.

Or, il se peut qu’une catégorie qui apparaît à la marge du construit théorique qui émerge au travers de la MTE paraisse très intéressante au chercheur pour son apport dans la communauté scientifique. Le chercheur pourra alors avoir la tentation de se focaliser sur des éléments en dehors de la catégorie centrale qui a émergé. Deux solutions s’offrent alors à lui :

  • Soit il poursuit son étude en orientant l’échantillonnage théorique autour de cette catégorie non centrale, mais pertinente au regard de l’état des connaissances théoriques actuelles. Il gagnera alors en capacité d’innovation, mais s’éloignera des canons de la MTE.

  • Soit il garde son construit théorique en l’état en explicitant l’intérêt de la catégorie à la marge. Il respecte ainsi les critères de la MTE, mais risque de manquer de poids et de pertinence lors de son argumentation envers la communauté scientifique.

Le chercheur va ainsi devoir faire un arbitrage entre le respect des règles de la MTE et sa capacité à convaincre les lecteurs potentiels de l’intérêt d’une catégorie à la marge dans son construit théorique. Ici encore, créativité et rigueur méthodologique divergent.

Afin de sortir de la tension, la conscience de la circularité du processus de la MTE permet de recadrer l’étude. En effet, dans l’application de la MTE, l’objet de recherche n’est pas formellement spécifié au départ, le chercheur peut délimiter a posteriori le phénomène sur lequel il veut se centrer. Il pourra, par rééchantillonnage théorique, explorer les multiples phénomènes et sous-phénomènes sur lesquels il pourra se focaliser dans son étude, en repoussant le caractère définitif de ce choix au maximum. Cette position est cohérente avec les prérogatives de la MTE qui pense l’objet de la recherche plus comme un terrain à explorer que comme un phénomène précis à étudier (Guillemette, 2006). Dès lors, le changement de « problématique[14] » du chercheur est tout à fait possible. Si le caractère novateur de la recherche est mis en cause, ou si l’insertion des connaissances produites dans les écrits existants semble difficile, le chercheur pourra réaliser un échantillonnage théorique postdéfinition de la ou des catégorie(s) centrale(s). Cela n’implique pas un manque de rigueur méthodologique et favorise le caractère potentiellement novateur des connaissances produites.

Conclusion

La poursuite des recherches à propos des problèmes posés par la pratique de la MTE nous semble de la plus grande importance. D’une part, la MTE ne pourra pas longtemps être une méthodologie générale légitime dans le champ des sciences sociales si les difficultés qu’elle soulève ne sont pas au moins en partie atténuées ou résolues. Il ne s’agit pas ici de former une « police de la méthode », comme l’affirme Chamberlain (2000) à propos de Wilson et Hutchinson (1996), mais plutôt de voir comment dépasser les situations vécues par les praticiens de la MTE comme des impasses structurelles inhérentes à la méthode. Dans l’état actuel, les travaux relevant de la MTE insistent prioritairement sur la rigueur méthodologique. En témoigne l’utilisation du « modèle Gioia » (Corley & Gioia, 2004; Gioia et al., 2013; Langley & Abdallah, 2011) pour présenter les études inductives qui tend à se répandre, car il propose un standard pour asseoir la légitimité scientifique de la recherche. La tendance actuelle délaisse ainsi la créativité pourtant nécessaire à la pertinence de l’utilisation de la MTE en sciences sociales au profit du caractère scientifique des résultats avancés.

Nous proposons dans cet article une voie permettant de remettre la créativité au coeur de la MTE pour que celle-ci ne pâtisse pas de la légitimité scientifique nécessaire à la publication des recherches dans les revues scientifiques. Nous avons montré que l’échantillonnage théorique est la clé de voûte pour construire une circularité dans la MTE. Cette vision permet que les différentes pratiques (orientation de la collecte des données, moyens de collecte des données, codages ouvert, axial et sélectif) puissent se fonder sur des processus de natures différentes : l’une qui tend vers une exploration idéationnelle créative, l’autre vers la légitimation des connaissances émergentes. Avoir conscience de la circularité du processus implique que le chercheur peut s’extraire d’une vision synchrone de la MTE où les processus visant la créativité et la rigueur méthodologique devraient avoir lieu simultanément. En effet, l’approche circulaire de la MTE permet de développer une vision asynchrone des processus visant la créativité et la rigueur méthodologique. Le chercheur peut alors explorer de façon créative des voies diverses de collecte de données, d’interprétation, et de confrontation des interprétations avec diverses parties sans contrainte particulière sachant qu’il aura à réaliser a posteriori une vérification de chaque piste théorique émergente. Si certains cas sélectionnés, certaines pratiques de recueil des données, certaines voies d’interprétation sont jugés inappropriés aux exigences scientifiques, le chercheur pourra réorienter son échantillonnage théorique, adapter ses pratiques de collecte et reconsidérer ses voies d’interprétation. La Figure 4 répertorie les microactivités que nous avons mises en évidence afin de dissocier créativité et rigueur méthodologique dans le processus circulaire de la MTE.

Figure 4

Créativité et rigueur dans la vision circulaire asynchrone de la MTE

Créativité et rigueur dans la vision circulaire asynchrone de la MTE

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Cette figure met l’accent sur trois éléments que nous avons développés dans cet article. Premièrement, la MTE peut se concevoir dans une optique circulaire où l’ensemble des données est revisité au travers des différents processus d’analyse liés à la MTE : échantillonnage théorique, codage ouvert, codage axial, codage sélectif. Deuxièmement, dans cette optique circulaire, il est possible de dissocier les processus d’analyse visant la créativité de ceux visant la rigueur méthodologique. Troisièmement, il existe un ensemble de microactivités lors de l’analyse qui permet de tendre vers ces deux objectifs.

L’utilisation intensive de techniques méthodologiques et d’analyse nuisant à la créativité (Fendt & Sachs, 2008; Glaser, 1978; Goulding, 2001), il ne nous semble pas prioritaire de poursuivre le développement de nouvelles techniques toujours plus sophistiquées pour générer la créativité. Cette voie, empruntée par certains chercheurs (par exemple Scott & Howell, 2008; Wasserman et al., 2009), génère un nombre croissant de techniques, une complexité grandissante de la MTE, et finalement entretient le problème que nous avons évoqué comme point de départ de notre réflexion, à savoir la tension entre l’utilisation de règles et techniques de la MTE et le besoin de créativité des recherches en MTE. En réponse à cette tension, notre approche présente l’intérêt de ne consister qu’en une modification de la conception synchrone itérative de la MTE en une conception circulaire asynchrone.

Ainsi, la prise de conscience qu’il n’est pas nécessaire de parvenir à la créativité et la rigueur de façon simultanée permet aux chercheurs de sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent dans la pratique. Sans renouveler fondamentalement la MTE, notre proposition peut ainsi influencer la pratique de la MTE. Tout chercheur ayant expérimenté le processus de génération théorique de la MTE et souhaitant parvenir à un résultat innovant et reconnu comme légitime selon les critères de sa communauté scientifique sait combien la combinaison de la créativité et de la rigueur est difficile. Ce simple changement cognitif dissociant les deux processus de créativité et de rigueur permettra aux chercheurs de s’extraire des arbitrages qu’ils avaient régulièrement à opérer et ainsi de développer des théories plus innovantes et tout aussi rigoureuses.

Une étape de la MTE est restée en marge de cet article : celle qui consiste à choisir le phénomène initial. Ce moment est le seul où il n’existe pas de circularité du processus. Dès lors, le choix du terrain initial conditionne le développement d’une théorie enracinée qui peut être innovante sans nécessairement exiger beaucoup de créativité. Si la tension entre créativité et rigueur ne trouvait pas de solution, le choix d’utiliser la MTE dans les sciences sociales tendrait alors à se restreindre à l’analyse de phénomènes nouveaux ou de terrains originaux per se, offrant dans les données le caractère novateur attendu de la MTE. Le domaine des systèmes d’information, qui travaille sur des phénomènes empiriques nouveaux liés à l’évolution rapide des techniques d’information et de communication, met ainsi aujourd’hui l’accent sur la MTE comme une opportunité de découvertes majeures (Birks, Fernandez, Levina, & Nasirin, 2013). Notre proposition contribue ainsi à ce que la MTE ne soit pas restreinte à l’étude de phénomènes nouveaux ou marginaux, mais continue à être une méthode permettant de fournir des compréhensions nouvelles à des phénomènes sociaux divers et variés.