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La perte de sa langue, pour tout individu, c’est aussi, en quelque façon, celle d’une partie de son âme.

Claude Hagège (2006 : 236)

1. Introduction

Depuis quelques années, un nombre important de chercheurs se penche sur le thème de la mort des langues en en étudiant les causes, les modalités et les effets. Ils avancent des chiffres effroyables quant au nombre de langues qui disparaissent : une langue disparaît tous les quinze jours, et dans un siècle la moitié des langues existant actuellement, estimées entre 5000 et 6000[1], seraient mortes. Cela concerne essentiellement, pour ces spécialistes, des langues orales, qui disparaîtraient donc sans qu’on puisse en garder la mémoire. Il semble y avoir dans ce type d’analyse un problème d’anachronisme : on raisonne avec les données de l’histoire en faisant des projections dans un avenir lointain. Et pourtant, il n’est plus besoin aujourd’hui pour une langue d’être écrite pour qu’elle soit conservée, et mieux qu’elle ne pouvait l’être par écrit. Il est important cependant de relever, dans cette abondante littérature qui traite des langues en danger, ce souci quasi unanime de préserver la diversité linguistique en soulignant le fait qu’à travers une langue, c’est tout un monde qui disparaît : une culture, un savoir, une vision du monde, une cosmogonie, un mode de vie... On est maintenant bien loin de cette définition réductrice qui faisait de la langue un « simple outil de communication ». Si tel était le cas, les Hébreux n’auraient pas pensé un instant à dépenser autant de temps et d’énergie à ressusciter leur langue morte, alors qu’ils possédaient majoritairement le même outil de communication qui était le yiddish. Cette « instrumentalisation » de la langue paraît à travers cet exemple complètement absurde.

Nous allons essayer de préciser ici les circonstances ayant favorisé la conception de cette idée de résurrection pour la première fois, par celui qu’on appellera par la suite le « prophète » de la renaissance de l’hébreu, Eliezer Ben Yehuda, et de mettre en lumière les moyens ayant permis un tel exploit absolument unique dans l’histoire des langues. Nous aborderons la question d’un point de vue sociolinguistique et nous verrons que les attitudes, favorables à l’hébreu et défavorables à la langue la mieux partagée par les Juifs de l’époque, à savoir le yiddish, furent déterminantes dans ce processus de résurrection. Nous terminerons notre analyse en nous demandant si une telle oeuvre est possible aujourd’hui, alors que les moyens de conservation, de transmission et de circulation des langues ont fondamentalement changé.

2. De la mort à la résurrection

L’hébreu, une langue sémitique, était la langue parlée dans le pays de Canâan dès le XIIIe siècle avant J.-C. L’hébreu biblique est attesté depuis le IXe siècle av. J.-C. Il sera parlé sans discontinuité jusqu’au IIe siècle après J.-C., époque à laquelle il cèdera la place à l’araméen[2]. Il ne sera plus utilisé qu’à des fins liturgiques ou, pour les plus instruits, littéraires, jusqu’à la fin du XIXe siècle où des conditions particulières ont permis à un groupe de militants sionistes de lancer, puis de concrétiser l’idée de sa résurrection. Du IIe siècle après J.-C. jusqu’à la fin du XIXe siècle l’hébreu n’était vivant qu’à l’écrit, une « langue écrite vivante » selon la formule de Moshé Nahir. L’hébreu n’était la langue maternelle de personne pendant toute cette période, puisque « les Juifs avaient pris l’habitude d’adopter la langue du pays où ils se trouvaient » (Masson, 1986 : 12). Yeochoua de Nazareth (Jésus) parlait déjà l’araméen au Ier siècle de l’ère chrétienne (et les textes le disent explicitement[3]) même s’il est probable qu’il parlait aussi l’hébreu, puisque la majorité des hébreux à cette époque était bilingue, et même trilingue (hébreux michnique-araméen-grec) pour une minorité élitaire urbaine. « Peut-être même cet homme, qui n’était pas sans culture, parlait-il aussi la troisième langue [le grec] alors présente en Palestine » (Hagège 2000 : 285). Nous pensons, pour notre part, qu’il est même fort probable qu’il connaissait aussi le grec, étant donné la présence incontestable d’éléments de la sagesse grecque anté-chrétienne dans le texte biblique.

Le milieu du XIXe siècle correspondait en Europe, particulièrement au centre et à l’est, à l’éveil des nationalismes dont l’un des mots d’ordre était « langue + terre = nation, théorie bien résumée par le poème de E. M. Arndt (1813) […] La patrie de l’allemand s’étend aussi loin que résonne la langue allemande […] ou par la devise du courant de pensée hongrois ‘c’est dans sa langue que vit la nation’ applicable mutatis mutandis au finnois, au tchèque, au bulgare, etc. » (Masson 1986 : 13). Ce qui caractérise ce « nationalisme linguistique », c’est que ses partisans voulaient que leurs langues puissent servir à toutes les formes d’expression, à l’écrit comme à l’oral, en toute occasion et à l’exclusion de toute autre langue. Or, aux deux époques où l’hébreu connut un renouveau – au Moyen Âge dans les pays arabes et en Espagne, ainsi qu’au XVIIIe siècle en Allemagne avec le mouvement juif nationaliste des lumières, la Haskala – personne n’a pensé à faire revivre l’hébreu comme langue parlée, malgré leur profond amour de cette langue, parce qu’à ces deux époques l’usage d’une langue à l’écrit et d’une autre à l’oral était dans l’air du temps : on écrivait en latin, en arabe classique, etc., et on parlait dans une autre langue. Les Juifs qui étaient très nombreux dans cette région à cette époque, se sont retrouvés dans une situation où ils devaient choisir entre s’affirmer ou s’assimiler, parfois ils n’avaient que le premier choix puisque l’assimilation leur était refusée. Ce fait conjugué aux pogroms et aux persécutions dont ils furent victimes en Europe de l’Est, a amené « un nombre croissant de chefs de file juifs, en littérature et dans d’autres domaines [à lancer un appel] à retourner à l’ancienne patrie, appel qui devait culminer en 1893, avec la naissance du mouvement sioniste » (Nahir 1987 : 259), sous la direction de Théodor Herzel. Mais historiquement, l’idée de faire revivre l’hébreu fut lancée pour la première fois en 1879 dans un article de presse intitulé « La question importante »[4] et signé par un Juif de l’Europe de l’Est qui sera qualifié de « père de l’hébreu moderne » ou de « prophète » de la renaissance de l’hébreu, selon la formule de Michel Masson qui considère cette idée comme une véritable « révélation ». Il s’agit évidemment d’Eliezer Ben Yehuda[5] (1858-1922), né en Lituanie, comme son compatriote et contemporain L. L. Zamenhof, le créateur de l’espéranto, également juif et sioniste. Le projet du premier a abouti, contrairement à celui du second, parce que l’hébreu a une « puissance symbolique enracinée dans une histoire » (Hagège 1983 : 20) que n’a pas l’espéranto.

Cette idée de faire de l’hébreu une langue parlée n’était pas du goût des milieux religieux orthodoxes qui l’ont perçue comme un sacrilège, une profanation du sacré. Ils ne se sont pas contentés de la rejeter, mais ils réussirent à faire emprisonner en 1894, pendant un an, E. Ben Yehuda par les autorités turques (Ben Yehuda : 34).

Une fois en Palestine, les Juifs étaient confrontés au choix d’une langue d’union. Cette dernière aurait pu être le yiddish, parlé par la majorité des Juifs des colonies agricoles qui furent pourtant le fer de lance du mouvement ayant érigé l’hébreu en lingua franca. C’est que loin d’avoir le capital symbolique et la profondeur historique d’une langue comme l’hébreu, le yiddish avait en plus l’inconvénient de rappeler « constamment l’exil prolongé et la persécution [des communautés juives] dans la diaspora ainsi que leur propre vie de misère et de souffrance dans une Europe de l’Est tourmentée par les pogroms » (Nahir 1987 : 261). Herman (1968) cité dans Nahir 1987 : 261) constate dans une étude réalisée en Israël que le yiddish était même « tourné en ridicule en tant que symbole des aspects désagréables de la vie dans la diaspora » (Herman 1968 cité dans Nahir 1987 : 261). En cela, cette attitude s’inscrivait dans le sillage du mouvement juif des lumières, la Haskala, qui s’était donné l’hébreu biblique comme moyen d’expression littéraire et artistique et tenait le yiddish pour « langue dégénérée » et « jargon ». Les deux guerres mondiales avec leur lot d’antisémitisme ont aussi contribué à accentuer le rejet de cette langue « judéo-allemande » qui a perdu, notamment avec l’holocauste, l’essentiel de sa crédibilité auprès des Juifs de Palestine où ses partisans seront désormais réduits quasiment aux seuls Juifs orthodoxes et certains « universitaires excentriques » (Zuckermann 2006 : 64).

Il convient de souligner ici que cette renaissance a été essentiellement l’oeuvre des enseignants qui, en quatre étapes décrites plus en détail par Nahir, ont assuré le passage de l’hébreu au statut de langue maternelle. Succinctement, ces étapes sont les suivantes :

  1. Les attitudes linguistiques désirées, très favorables à l’hébreu et à l’occasion défavorables au yiddish, sont inculquées aux enfants de la communauté ;

  2. Les enfants acquièrent le modèle linguistique. L’hébreu est graduellement introduit en tant que langue d’enseignement, d’abord dans les écoles primaires, puis dans les écoles secondaires ;

  3. Les enfants parlent l’hébreu comme langue seconde ;

  4. « Ayant parlé l’hébreu comme langue seconde à l’école et à l’extérieur de l’école, les enfants atteignirent finalement l’âge adulte, se marièrent et eurent eux-mêmes des enfants. Les attitudes linguistiques (étape 1) exerçant toujours une forte influence, ils parlèrent hébreu à leurs enfants, dont ce fut la langue maternelle » (Nahir 1987 : 264-265). D’où la célèbre formule d’un humoriste qui disait que « ce furent les enfants qui enseignèrent à leurs parents leur langue maternelle » (Hadas-Lebel 1998 : 82).

Le temps d’une génération (1891-1916) a donc suffi à l’hébreu pour redevenir une langue parlée après près de deux millénaires de « silence »[6]. Une revivification qu’on pourrait même jusqu’à dater plus précisément de l’année 1882, année où est né à Jérusalem le premier enfant ayant l’hébreu comme langue maternelle. Il s’agit du propre fils[7] d’Eliezer Ben Yehuda qui décida dès son « retour » dans la terre de ses ancêtres, en 1881, de ne parler qu’hébreu. Une décision « folle » qui montre que l’auteur de La question importante croyait dur comme fer à ses idées et qu’il était résolu à les concrétiser, ne serait-ce qu’en les mettant lui-même, seul, en application. « Nous, Hébreux, avons l’avantage de posséder une langue dans laquelle nous pouvons maintenant écrire ce que nous voulons et qu’il est en notre pouvoir de parler si seulement nous le désirons », écrivait en substance Ben Yehuda dans son fameux article (cité dans Hadas-Lebel 2006). Une idée à laquelle croyait en fait, à des degrés divers, tout un peuple auquel il suffisait juste de montrer la voie et Ben Yehuda le faisait royalement.

Le rôle de l’enseignement dans la diffusion d’une langue comme l’hébreu fut déterminant, comme l’affirme si bien ce témoignage d’un éminent éducateur de l’époque, Armon : « Ce grand miracle […] a été réalisé par les écoles hébraïques. Les écoles n’ont pas constitué un des facteurs de la renaissance […| Elles ont été l’outil qui a amené la grande révolution » (cité par Nahir 1987 : 265). Mais cet enseignement reposait sur la volonté et la détermination sans bornes des Juifs à apprendre et à enseigner une langue qui n’était pourtant celle d’aucun pouvoir. Les langues enseignées massivement sont généralement celles du pain. Or, il n’y avait rien à gagner matériellement à apprendre l’hébreu vers la fin du XIXe siècle. C’est donc cette immense volonté à apprendre et/ou à faire apprendre l’hébreu, pour des considérations essentiellement identitaires, qui est le principal facteur de sa résurrection ; la renaissance d’une langue qui implique celle d’un peuple et d’une nation. Ben Yehuda dans une lettre au rédacteur de Ha-Shahar, journal qui a publié en 1879 son premier article, est allé jusqu’à définir le peuple par sa seule langue : « Celui qui souhaite transformer en peuple un groupe quelconque de personnes le fera en le définissant par sa langue, ce par quoi tout peuple se définit » (Schenhav 2009 : 91). L’enjeu était donc l’affirmation d’une identité, d’une existence même, dont la langue est le principal vecteur. Une langue, en réalité comateuse mais pas morte, qu’il suffisait de réanimer pour que le corps, l’être juif, le soit à son tour. Nous voudrions reprendre ici, pour clore cette partie, Alain Decaux (2001), membre de l’Académie française, qui cite deux hommes politiques contemporains concernant le rapport langue/identité. Le premier est l’ancien président de la République portugaise, Mario Soares, qui a dit « Ma patrie, c’est ma langue », expression qui rappelle bien le nationalisme linguistique du milieu XIXe siècle en Europe de l’Est et du Centre, évoqué ci-dessus. Le deuxième est le ministre français des affaires étrangères du gouvernement Jospin, Hubert Védrine, qui a dit en répondant à une question concernant le danger qui pèse sur la diversité linguistique que « La langue, c’est un sujet identitaire vital, c’est notre disque dur », c’est-à-dire le support de notre mémoire, de notre identité. L’enseignement n’a été qu’un moyen, le seul à l’époque, pour concrétiser cet objectif, ce « rêve ».

3. La résurrection de l’hébreu serait-elle possible aujourd’hui ?

En d’autres termes, la révolution qui s’est produite au cours du XXe siècle dans les modes de conservation, de transmission et de circulation des langues, couronnée par la naissance de l’informatique et de l’Internet qui permettent une communication plus facile, plus rapide et plus complète, favoriserait-elle ou défavoriserait-elle la renaissance d’une langue morte ?

Nous pensons que si ces puissants moyens de communication facilitent l’assimilation, pour ceux qui le voudraient, aux cultures et langues dominantes qui en disposent plus largement et plus efficacement, ils permettent aussi à ceux qui voudraient préserver leurs langues et leurs cultures de le faire plus facilement et plus efficacement qu’ils ne pouvaient le faire il y a un siècle. Le multilinguisme qui caractérise notre époque est aussi le résultat de cette révolution : on a tendance à maîtriser sa langue (et sa culture) tout en s’ouvrant sur les autres. Mais cette tendance à l’ouverture n’est pas sans risque pour la diversité, elle s’accompagne parfois, et insidieusement, d’une tendance à l’assimilation. La multiplication de sites Internet dédiés à des langues minoritaires et minorées qui permettent leur expression à vive voix, en image et à moindre coût est une preuve indéniable que ces nouveaux médias ne sont pas seulement des moyens d’assimilation et d’uniformisation linguistique, comme voudrait le faire croire un certain courant « écologiste » (au sens de l’écologie linguistique), mais peuvent être aussi, pour ne pas dire surtout, de puissants moyens de préservation de la diversité. Ils impulsent même la naissance de nouveaux codes linguistiques, résultats de métissage et d’hybridation généralement à base de langues locales et de langues internationales comme l’anglais et à un moindre degré le français, dus aux mouvements contradictoires de repli sur soi et d’ouverture ou carrément d’identification à l’autre, qui traversent la même communauté. L’espéranto qu’on disait moribond profite aujourd’hui de ce média démocratique qu’est l’Internet pour se revigorer et revendiquer des centaines de milliers de locuteurs[8]. Il était né en Lituanie dans une ville multiethnique et multiculturelle pour résoudre un problème concret d’intercompréhension entre ses habitants. La proximité aujourd’hui des langues et des cultures pose de nouveau le même problème et propose une solution semblable à travers l’anglais. Cette solution est toutefois partielle et provisoire, comme l’était d’ailleurs l’espéranto, vu le retour en force du sentiment identitaire qui laisse entrevoir des solutions alternatives plus « écologiques ».

Futurologue connu, Jacques Attali (2009) évoque, par exemple, la traduction automatique comme nouvelle technologie « absolument révolutionnaire, qui commence à peine à surgir et qui va tout changer […] Quand vous serez [argumente-t-il] en situation de pouvoir parler votre langue et d’être lu ou entendu dans une autre, alors on passe à un univers radicalement différent ». Attali pronostique que dans cinquante ans l’anglais ne figurerait même pas parmi les trois langues les plus parlées au monde qui seraient selon lui le mandarin, le hindi et l’arabe. Le français serait « étonnement », selon l’expression de l’auteur, l’une des rares langues au monde dont le nombre de locuteurs continuera à augmenter, atteignant les 600 millions, soit le triple du nombre actuel, parce que la plus grande démographie au monde est en Afrique, en particulier en Afrique francophone. Mais, en homme avisé, l’orateur ajoute que cela ne sera possible qu’à « condition qu’on soit capable de maintenir ce désir de français, ou ce désir d’autres langues pour d’autres langues ». Et cela change tout. D’ailleurs d’autres pronostics donnent l’anglais toujours dominant dans cinquante ans. Mais, curieusement, au début du XVIIe siècle, quand le latin était la langue du savoir universel, Francis Bacon, le grand philosophe et homme politique anglais, ne prévoyait à l’anglais aucun avenir en écrivant dans son Novum Organum que « l’anglais deviendrait complètement désuet lorsque ses compatriotes seraient plus instruits » (cité dans Mackey : 284). Cependant, ce qui est sûr de notre point de vue, c’est que ce « désir » de langues dont parle Attali est le moteur essentiel dans l’évolution des langues vers leur expansion, leur déclin ou leur résurrection. Leur avenir dépend en grande partie de la volonté de leurs locuteurs à les parler et à les adapter à leur temps. C’est ce désir et cet amour de l’hébreu qui a été le principal moteur de sa renaissance. Le même désir d’une langue morte disposerait aujourd’hui de moyens infiniment plus maniables et performants pour sa résurrection. Pour ne s’en tenir qu’à l’enseignement ayant permis la résurrection de l’hébreu, on utilise, en plus des moyens traditionnels mieux exploités aujourd’hui, des supports d’apprentissage multimédia, des formations et apprentissages en ligne, des plates-formes e-learning, etc.

C’est par ailleurs ce même désir de ne pas transmettre sa langue maternelle à ses enfants qui constitue la principale cause de la mort des langues. Les locuteurs n’en sont pas toujours conscients. On ne désire pas nécessairement tuer sa langue, une partie de soi-même, mais on provoque tout de même sa mort par son comportement. Pour Salikoko Mufwene (2005 : 171) « La mort des langues s’opère en effet de façon insidieuse, chaque locuteur pensant que son seul comportement n’a aucune conséquence sur la communauté – il est d’ailleurs fort probable qu’il n’y pense pas du tout – et fait peu attention au fait qu’il n’est pas le seul à se comporter ainsi ». Un comportement conditionné bien entendu pour une bonne part par l’environnement socioéconomique, politique et culturel dans lequel évolue une communauté linguistique.

Nous ne voudrions pas terminer notre analyse sans une mise au point sur la notion de « mort » qu’on utilise pour les langues en en faisant, par métaphore, des sortes d’êtres vivants comparables aux animaux et aux plantes. En fait, le « corps » d’une langue, contrairement à celui des êtres vivants, à la condition qu’il soit conservé, ne périt pas. C’est son « âme », deuxième terme de l’opposition saussurienne langue vs parole, bien identifiée en l’occurrence et à l’opposé là aussi de celle des êtres vivants, qui peut cesser d’exister. Et l’expérience de l’hébreu[9] montre que, dans le cas des langues, le « corps » et l’ « âme » peuvent se retrouver après s’être séparés, même après des millénaires ! D’où l’urgence de « recueillir sans délai les données de toutes les langues menacées, en accordant la priorité à celles qui ont le plus petit nombre de locuteurs » (Tourneux et al. : 54).

4. Conclusion

On peut tirer de cette fabuleuse histoire de la résurrection d’une langue morte de nombreuses conclusions qu’on peut résumer comme suit.

Ce sont les attitudes, les comportements et les sentiments des locuteurs à l’égard de leurs langues qui déterminent pour une large part leur évolution. Ces attitudes sont évidemment conditionnées, comme nous l’avons souligné ci-dessus, par l’environnement socioéconomique, politique et culturel dans lequel évoluent les locuteurs. Cette évolution peut aller jusqu’à la renaissance d’une langue éteinte, lorsque ses partisans le désirent et éprouvent le besoin de la reparler. Ce fait constitue un énorme espoir pour tous ceux qui croient à leurs langues et militent pour leur survie et celle de la diversité.

La revivification d’une langue morte ne répondant à aucune nécessité utilitaire, au sens matériel du mot, par une communauté dont la majorité des membres parle la même langue maternelle, le yiddish, montre qu’une langue n’est pas un simple « instrument » de communication, mais un vecteur essentiel d’une histoire, d’une identité, d’une culture, d’une civilisation, d’une humanité.

Si une conservation scripturaire rudimentaire et une transmission par l’enseignement traditionnel ont été les moyens ayant permis à l’hébreu de redevenir vivant, les outils de conservation et de transmission d’aujourd’hui, infiniment plus performants, appelés à se perfectionner davantage encore à l’avenir, sont à même de rendre la tâche largement plus facile et éminemment plus complète. Et quand on pourra maintenir une langue telle quelle aussi longtemps qu’on voudra par une sorte de « vitrification » en attendant d’être rappelée à l’usage ou à l’analyse, on aura réglé pour une large part le problème de la « mort » des langues.