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[…] j’y ai passé seulement en poëte et en philosophe ;

j’en ai rapporté de profondes impressions dans mon coeur,

de hauts et terribles enseignements dans mon esprit.

Les études que j’y ai faites sur les religions, l’histoire, les moeurs,

les traditions, les phases de l’humanité ne sont pas perdues pour moi.

Lamartine, Voyage en Orient [1835], « Avertissement »

De même que Lamartine, au seuil de son récit oriental, s’interroge sur ce qui « n’est pas perdu » pour lui, le chercheur peut à son tour reproduire le même geste du bilan. Au vu de l’extraordinaire vitalité des études qui s’intéressent au corpus aussi riche que fuyant de la littérature de voyage, on peut se demander quels sont les approches méthodologiques, les enjeux interprétatifs et les questionnements intellectuels privilégiés par la littérature critique.

« Poète et philosophe », le voyageur ? Certes, tous les voyageurs ne sont pas Lamartine. Mais les chercheurs eux sont souvent amenés à s’intéresser aux différents aspects que le voyageur romantique souligne, à savoir la part poétique (celle de la création littéraire), la part historique (celle du savoir sur les cultures parcourues), mais aussi la part philosophique (qui réfléchit sur la comparaison des cultures, les idéologies et les rapports de force qu’elles mettent en oeuvre). C’est dire d’emblée à quel point la littérature de voyage se situe au carrefour de domaines de savoirs qui sont vastes, complexes et riches de traditions intellectuelles autonomes. La littérature de voyage s’inscrirait précisément dans les interstices de ces ensembles discursifs qu’elle lie et fait dialoguer en produisant un type d’écrit aussi hybride que singulier. Sans prétendre à un bilan exhaustif sur cette dernière[1] — un projet qui exigerait des connaissances et des compétences linguistiques que nous ne possédons pas —, nous pouvons cependant chercher à nous orienter, à identifier certaines coutumes, et à présenter des axes de recherche qui, dans leur variété et leur complémentarité, sont fructueux pour explorer l’immense territoire de la littérature de voyage.

1. Renouvellement et contextes des études critiques

Si la littérature de voyage n’est pas nouvelle, l’intérêt que lui porte la critique universitaire l’est bien davantage. Une évocation rapide de ce récent développement est utile parce qu’il permet de comprendre quels objectifs intellectuels et surtout quels paramètres critiques ont conditionné les premiers travaux sur la littérature de voyage. Sur les traces d’une poignée de précurseurs[2], c’est dans la deuxième moitié des années soixante-dix, et, surtout, pendant la décennie suivante, que s’accélère la recherche[3]. Au cours de ces mêmes années se multiplient les ouvrages collectifs, tels que le numéro spécial de la revue Romantisme (1972), Voyage, quête, pèlerinage dans la littérature et la civilisation médiévales (1976), Arts et Légendes de l’espace (1981), Voyages : récits et imaginaire (1984), Métamorphoses du récit de voyage (1986), Les Récits de voyage (1986), Voyager à la Renaissance (1987), etc.[4] Plusieurs remarques s’imposent sur le contexte intellectuel et historique qui a vu éclore ces premières recherches.

Tout d’abord, la décolonisation. En parallèle au démantèlement des derniers empires coloniaux, l’idéologie et l’histoire coloniales deviennent des objets d’enquête. Il faut d’emblée remarquer que si la littérature de voyage ne se confond pas avec les seules problématiques du colonialisme, elle entretient cependant depuis l’époque des « grandes découvertes » des liens étroits avec les institutions et les agents coloniaux qui ont assuré la commande, la mise en oeuvre, voire la réception, de tels récits. Et si en amont se rejoignent le colonialisme et la littérature de voyage, en aval dialoguent les enquêtes critiques se consacrant à l’un ou à l’autre de ces phénomènes. C’est ainsi dans une perspective davantage ancrée dans l’histoire des idées politiques que dans le champ des études littéraires alors dominées par la sémiologie et le structuralisme, que les études séminales de Giuliano Gliozzi sur l’idéologie coloniale de la conquête de l’Amérique ou de Michèle Duchet sur l’anthropologie et le colonialisme au siècle des Lumières trouvent leur origine (Gliozzi 2000). Au moment où Yves Lacoste publie La Géographie ça sert d’abord à faire la guerre (1976) et où Pierre Vidal-Naquet s’intéresse aux Crimes de l’armée française (1975), la critique littéraire considère les origines du phénomène colonial.

On remarque en effet un certain nombre de parallélismes entre la critique du colonialisme et la « critique » consacrée à la littérature de voyage. La multiplication des écrits, au cours des années cinquante et soixante, exposant, dénonçant ou déconstruisant le colonialisme et son discours — notamment ceux de Franz Fanon (1952), d’Aimé Césaire (1955) et d’Albert Memmi (1957) — préfigure-t-elle l’explosion d’un intérêt critique pour le récit de voyage ? On sait qu’un pan important de ce nouvel intérêt pour le récit de voyage, en-deçà ou au-delà de sa valeur documentaire, est proprement critique, et cherche à mettre à jour les rouages d’une représentation de l’altérité, bien souvent pour en signifier, voire en dénoncer les limites. Pourtant, du moins si l’on évoque le cas du Québec, force est de constater qu’il s’agit d’un rapport ambivalent. D’un côté, au tournant des années 1970, la question coloniale échauffe les passions, provoque les questionnements, appelle les dénonciations. Peu après les Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières (1968) — où le Québécois, dominé, est comparé à l’Afro-Américain — le Portrait du colonisé de Memmi est réimprimé à Montréal, en 1972, accompagné d’un entretien intitulé « Les Canadiens français sont-ils des colonisés ? » (Memmi 1957). De l’autre, le mouvement de redécouverte de la mémoire de la Nouvelle-France, entamé au XIXe siècle, pousse à cette époque la célébration de l’héritage colonial vers de nouvelles avenues : Maurice Lemire, dans un récent ouvrage de vulgarisation, observe que, bien qu’à partir du XIXe siècle soient peu à peu et systématiquement réimprimés les « écrits de la Nouvelle-France », ils n’intéressent alors que par leur « valeur documentaire ». Ce n’est qu’« au début des années 1960 » que les universitaires commencent à se consacrer plutôt aux stratégies textuelles propres à ces écrits, à l’intertextualité qui s’y déploie, etc. « [C]es études », commente Lemire, « confirment que plusieurs de ces textes peuvent être lus pour eux-mêmes indépendamment de leur valeur documentaire » (Lemire 2000 : 18-19). Pour Lemire, ce nouvel intérêt se comprend comme une « célébration », qui encense la valeur littéraire d’une sélection de récits de voyage : Cartier, Sagard, Lahontan, Charlevoix, etc. (ibid.) Qu’ont en commun de telles célébrations, et les critiques susmentionnées ? Ou, en d’autres mots, qu’ont alors en commun, pour prendre trois exemples un peu au hasard, (1) la lecture anticoloniale, par Albert Memmi, du discours colonial, (2) le commentaire d’André Berthiaume, en 1978, sur l’esthétique spéculaire du journal de Jacques Cartier, qui « demeure condensé, fragmentaire, à l’image de ces îles innombrables [...] qui ont été contournées ou visitées » (Lemire 1978 : 65), et (3) l’exposition par Edward Said, chez Chateaubriand, également en 1978, de « la première mention significative d’une idée qui va acquérir une autorité presque insupportable, quasi automatique, dans les écrits européens : le thème de l’Europe qui enseigne à l’Orient ce qu’est la liberté » (Said 2005 : 199) ? Dans les trois cas, l’objet d’étude, discours ou récit, est pris à rebours de lui-même, à l’encontre de ce qu’il prétend être. Ce qui devait être une justification, un rapport, un récit littéraire, se transforme en protestation, en littérature, en propagande. Un grand pan de la critique sur la littérature de voyage s’est ainsi appliqué à additionner les constats antithétiques : décrire l’autre, c’est parler de soi ; parcourir le monde, c’est parcourir sa bibliothèque ; découvrir, c’est redire ; l’Amérique n’a pas été découverte, mais « inventée[5] », etc. On comprend à quel point le choix des termes, et plus précisément l’emploi d’antithèses, cherche à fonder (ou à déconstruire) une nouvelle mémoire coloniale.

Cet horizon intellectuel et politique, qui prend acte de la fin des empires coloniaux de l’Europe moderne, explique notamment l’importance des études sur la littérature de voyage des siècles de l’Ancien Régime, qui coïncide avec l’émergence de ce même colonialisme. Les premières tentatives coloniales de la France au XVIe siècle au Brésil et en Floride, par exemple, ont été analysées par Frank Lestringant, afin de dégager une archéologie du discours colonial restitué dans le contexte de la Réforme et des guerres de religion[6]. Quant au désir de prendre le contre-pied des idées reçues, il explique peut-être en quoi ces mêmes travaux de Lestringant s’accompagnent de l’apologie répétée d’un personnage auparavant mal-aimé, André Thevet, dont se moquaient Chinard, Atkinson et bien d’autres. Quelle meilleure figure de proue pouvait-on en effet choisir, pour célébrer le renouveau des études du récit de voyage à la Renaissance, pour faire fi de son aspect documentaire, pour célébrer sa dimension littéraire hors-canon, que le « pauvre écrivain » Thevet, « géographe dépourvu de tout sens critique et qui accepte sans contrôle les pires légendes, quand il n’en invente pas de nouvelles » (Chinard 1969 : 85) ?

L’intérêt critique pour les balbutiements du colonialisme s’articule aussi à l’étude des premières représentations, dans la littérature française, de pays qui furent par la suite conquis ou attaqués, comme le montrent le répertoire (publié à Alger) et les analyses de Guy Turbet-Delof sur le Maghreb au XVIIe siècle (1973a, 1973b, 1976), les éditions de Serge Sauneron (publiées au Caire) sur les voyageurs français en Égypte, ou, plus récemment, la bibliographie (publiée à Ankara) des Voyageurs dans l’Empire Ottoman (XIVe — XVIe siècles) de Stéphane Yerasimos (1991). La multiplication des recherches menées sur les débuts du colonialisme s’est associée aux travaux sur la littérature de voyage fleurissant dans divers pays de la francophonie. C’est le cas de la Suisse avec Michel Jeanneret (1983), de la Belgique avec Dirk Van der Cruysse (1991, 1998, 2002), de la Réunion avec Jean-Michel Racault (1991, 2003, 2007, 2010), de Madagascar avec Nivoelisoa Galibert (2000), et surtout du Canada. Dès le XIXe siècle, dans ce qui n’est plus la Nouvelle-France et qui n’est pas encore le Québec, l’intérêt pour les écrits de la Nouvelle-France signale non seulement une volonté de remémoration, mais également une entreprise d’aménagement identitaire, dans un contexte colonial notoirement complexe. La mise en lumière, ou la remise au goût du jour des relations de voyage de jadis (XVIe — XVIIIe siècles) s’exprime notamment par un grand nombre d’éditions, tant au Québec[7] qu’au Canada anglais (avec les éditions bilingues de la Champlain Society) et aux États-Unis (voir Lemire 1978 : 17-18). L’influence de ces écrits sur la littérature québécoise, et notamment au XIXe siècle sur le roman d’aventures ou le roman historique, rend la coupure entre une « vraie » littérature et une « paralittérature », où prendrait place le récit de voyage, encore plus artificielle qu’ailleurs. Il est vrai que cette tradition éditoriale et identitaire ne suffirait pas à expliquer le renouvellement d’intérêt pour la recherche consacrée au récit de voyage qui s’observe au Québec dans les années soixante-dix, notamment grâce aux travaux de Pierre Berthiaume, Michel Bideaux, Denis Delâge, Maurice Lemire, Réal Ouellet et Jack Warwick. Mais la démarche critique s’accompagne presque nécessairement d’une remontée vers les origines, vers les premiers instants d’une représentation, d’une diaspora ou d’une conquête à venir, et cette remontée ne s’exprime jamais si explicitement qu’à travers le répertoire bibliographique. Deux exemples suffisent : la Bibliographie des Français dans l’Inde d’Henry Scholeberg et Emmanuel Divien, publiée en 1973 à Pondichéry[8], et le premier tome du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec (1978), où prennent place les écrits de la Nouvelle-France. L’expansion coloniale appelle l’inventaire, et l’inventaire appelle l’expansion critique.

Au-delà de l’histoire du colonialisme et du discours colonial, la redécouverte d’une littérature de voyage oubliée nourrit également d’autres disciplines et d’autres histoires, telle que l’histoire des religions. La recherche sur les fondements et les objectifs religieux se situe en effet au coeur de la démarche historique qui a initié les études sur la littérature de voyage. Elle a par exemple permis de mieux comprendre l’histoire des pèlerinages, ces pérégrinations étudiées par Marie-Christine Gomez-Géraud qui comptèrent parmi les plus nombreux voyages entrepris par les Européens à l’époque moderne (Gomez-Géraud 2000b)[9]. Au coeur de cet intérêt pour la composante religieuse des témoignages résidait la volonté, initiée par des historiens comme Michel de Certeau ou Alphonse Dupront, d’enquêter sur le cadre mental des siècles anciens qui, à maints égards, nous est devenu étranger. Or les recherches montrent que cet outillage conceptuel, sans être isolé, s’est aussi construit par le contact avec des cultures lointaines et par la connaissance (riche en malentendus) de leurs systèmes de croyances[10].

Or, cette curiosité pour les premiers contacts, omniprésents dans les récits de voyage, a aussi rencontré la vogue des sciences humaines, et plus particulièrement l’anthropologie et l’ethnologie, qui exercèrent sur les années soixante-dix l’immense attrait que l’on sait. La figure de proue qu’est Claude Lévi-Strauss a joué à cet égard un rôle moteur dans la promotion de la littérature de voyage. À la fois homme de terrain et théoricien, il est l’auteur d’études fondatrices sur la parenté, sur les mythes et leur langage, mais aussi de Tristes Tropiques, texte qui s’apparente au récit de voyage, même si on sait qu’il y prétend d’emblée détester les voyages[11]. Mieux, Lévi-Strauss s’y présente comme un fin lecteur de l’Histoire d’un voyage fait en terre de Brésil de Jean de Léry (1578) : il utilise quatre siècles plus tard le lexique franco-tupi de Léry pour son enquête de terrain, et il lui rendra un hommage vibrant lors de l’inauguration de la première chaire d’anthropologie sociale au Collège de France en 1960. Il faut cependant préciser que, dans l’immédiat, l’approche de Lévi-Strauss a bien plus immédiatement inspiré, du côté des « littéraires », Roland Barthes et le structuralisme français[12]. Ce n’est que plus tard, avec le déclin du paradigme structuraliste et le retour en force de l’histoire littéraire que l’influence de Lévi-Strauss et sa prédilection pour la littérature de voyage, relayée par une étude fondatrice de Michel de Certeau sur le même Léry (Certeau 1975)[13], va inspirer les premiers travaux sur celle-ci.

Lors de sa « Leçon » d’inauguration, Lévi-Stauss affirmait vouloir travailler en « renouvelant et expiant la Renaissance » (Lévy-Strauss 1996 : 44)[14]. Renouveler et expier : deux mouvements adoptés par la critique qui, tout en se modelant sur un désir d’altérité, de contact avec la nouveauté, se situe en même temps à rebours d’un contexte colonial, pour mieux l’exposer, l’analyser, le déconstruire (voir aussi Inden 1990 et Rubiés 2000). À ces deux mouvements correspondent respectivement l’anthropologie et le colonialisme, que Lévi-Strauss, dans sa « Leçon », présentait comme « certainement liés »… mais l’anthropologue précisait que « rien ne serait plus faux » de tenir l’un pour l’avatar de l’autre. Et d’ajouter : « Entre l’un et l’autre, affrontés depuis leur commune origine, un dialogue équivoque s’est poursuivi pendant quatre siècles. » D’un côté, on soulignera le caractère artificiel, essentialiste, dominateur, du savoir sur l’altérité, de l’autre, on soulignera le potentiel informatif et créatif de cette expérience.

2. La littérature de voyage : un genre libre

Après le contexte vient l’objet, qu’il faut bien tenter de circonscrire. Où situer la littérature de voyage ? Son étude entretient une relation ambivalente avec la notion de « genre », ou, plus généralement, avec le principe de classement, de frontières. D’une part, en dépit des difficultés pour en établir la définition et en fixer les limites, l’ensemble « littérature de voyage », ou « récit de voyage », existe : il s’agit du thème d’un cours ou d’un séminaire, de la spécialité d’une maison d’édition ou d’un professeur, d’un groupe de recherche, d’une association. Ce rapport, inversement proportionnel, entre la précision du terme et son usage institutionnel, n’est pas sans pas rappeler la question de la « littérarité » (« qu’est-ce que la littérature ? »), quête formaliste aux développements complexes, mais sans conclusion. D’autre part, le champ d’étude de la littérature de voyage, du moins pour ce qui est de son positionnement à l’intérieur des départements de littérature, est précisément autorisé par l’ébranlement des certitudes quant aux frontières de l’objet littéraire, phénomène qui survient en grande partie conjointement avec ces décennies d’explosion des recherches sur la littérature de voyage[15]. L’étude de la littérature de voyage se nourrit précisément de l’extension des frontières de l’objet dit « littérature », et de l’extension du corpus des textes dits « canoniques ». Ainsi, chez Gallimard, ont récemment été inclus dans la collection « Folio classique » le Voyage en Orient de Flaubert (2006), l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand (2005), le Voyage en Orient de Lamartine (2011), alors que les deux premiers textes sont absents des Oeuvres respectives de ces auteurs dans la collection « Pléiade ». Cette bizarrerie — indétermination d’un « genre », couplée à sa croissance institutionnelle — est tout particulièrement apparente au niveau des outils pédagogiques mis à la disposition des élèves et des étudiants. D’un côté, en plus de titres comme L’Épopée, Gustave Flaubert, Le Romantisme, L’Autobiographie ou Alexandre Dumas — Les Trois Mousquetaires, les collections « Oeuvres & Thèmes » des éditions Hatier et « Thèmes & Études » des éditions Ellipses offrent maintenant Les Récits de voyage et La Littérature de voyage (Philippe 2007 ; Gannier 2001). De l’autre, ces textes d’introduction insistent sur les « frontières élastiques entre les genres », sur le fait que « le genre de la littérature de voyage ne saurait être isolé des autres », et que, malgré les exemples et les énumérations, « aucun de ces critères n’est décisif » (Gannier 2001 : 6-8 ; voir aussi Belgazou 2008 : 264).

C’est que la définition elle-même, la notion de « genre » ou ses limites, pourrait être jugée accessoire en comparaison de la réhabilitation de l’objet, de la volonté d’homologuer l’importance de la littérature qui se consacre à l’ailleurs ou à l’autre. Une réhabilitation qui s’inscrit sur divers fronts : esthétique (Henri Michaux s’étonne de l’existence même de littératures autres qu’exotiques[16]), disciplinaire[17], mythographique (notamment par les renvois aux « récits de voyage » bibliques), éditorial (cf l’importance quantitative du récit de voyage pour l’industrie du livre au XIXe siècle), politique et institutionnel[18], etc. Avec ces développements co-existe une mouvance de l’appellation elle-même et de ses dérivés : littérature viatique, « littérature des voyages », « littérature géographique »[19], « littérature des lointains » ou « littérature exotique »[20], « discours de découverte » (discourse of discovery)[21], « récit d’espace » (Certeau 1975), « récit insulaire » (voir Lestringant 2002), « littérature de contact »[22], « écriture cartographique » (cartographic writing) (Conley 1996), « écriture nomade », « frontiere literature », etc.

Il faut à cet égard souligner que la richesse taxinomique de la critique contemporaine semble mimétique de l’intérêt que celle-ci prend pour étudier le récit de voyage comme genre. En effet, les nombreuses étiquettes qui, institutionnellement ou éditorialement, tentent de cerner la littérature de voyage trouvent un prolongement critique dans les efforts menés pour caractériser le genre paradoxal, le genre sans genre pourrait-on dire, de ce type d’écrits. Depuis l’article fondateur de Jacques Chupeau (1977), et les travaux entrepris ou coordonnés par François Moureau (2005)[23], de nombreuses études vont marquer l’étude des récits de voyage en privilégiant des approches générique et intertextuelle.

Plus précisément, des articles de Roland Le Huenen et d’Andreas Motsch ont souligné à quel point le récit de voyage est un genre sans loi, un genre protéiforme, prêt à se mouler dans d’autres formes ou à en accepter d’autres (Le Huenen 1984, 1990b ; Motsch 2011). Les études portant sur la question du genre et de l’intertextualité sont foisonnantes et il n’est hélas pas possible dans ces quelques pages d’en rendre compte dans leur exhaustivité[24]. Qu’il soit seulement permis de rappeler que les travaux de Réal Ouellet ont pu récemment dégager des constantes, qui fondent une poétique du récit de voyage autour d’« une triple démarche discursive : narrative, descriptive et commentative » (Ouellet 2008 : 17). Le récit de voyage se situerait au carrefour de ces trois invariants discursifs (narration, description, commentaire) dont il emprunterait alternativement la forme et le fonctionnement rhétorique. Cette approche générale peut être utilement complétée par les micro-lectures mises en oeuvre par Frédéric Tinguely, attentives à la question des effets littéraires et des dispositifs d’écriture qui permettent de dégager la singularité de ces textes (Tinguely 1995, 1999, 2006, 2011). Parallèlement, les recherches de Marie-Christine Pioffet, Normand Doiron ou Sylvie Requemora-Gros[25] ont souligné l’importance des modèles et traditions rhétoriques, des phénomènes d’intertextualité entre la littérature « tout court » et la littérature de voyage.

Enfin, la définition générique, aussi poreuse et lâche soit-elle, a permis de mieux historiciser le moment où la littérature des voyages a été considérée comme proprement « littéraire » : le début du XIXe siècle qui consacre le fait non pas que des écrivains et des gens de lettres voyagent (Montaigne ou Montesquieu ne les avaient pas attendus) mais bien qu’ils publient le récit de leur pérégrination (voir Moussa 1995 ; Moussa et Venayre 2011). Si le moment de cette intronisation coïncide avec les premiers voyageurs romantiques, on ne peut que constater l’éclatement et la diversité de cette « littérature » aux XXe et XXIe siècles : les écrivains continuent de publier leurs témoignages, conscients qu’ils sont de jouer avec les codes d’un genre, ce qu’attestent parmi une litanie d’exemples, des récits à portée idéologique (Gide[26]) ou plus initiatique (Bouvier[27]), jusqu’aux textes qui explicitent la déconstruction du genre (voir Les Absences du capitaine Cook d’Éric Chevillard en 2001). Cet intérêt pour le statut littéraire de la littérature de voyage est riche de nombreuses conséquences : parce qu’elle n’est plus perçue uniquement comme une production périphérique ou le fait de minores, la littérature de voyage accède à une notoriété, elle suscite une prolifération d’études et un développement éditorial qui est en plein essor depuis les années 1980-1990.

3. Enjeux critiques, présent et futur de la recherche

L’entrée en scène de la littérature de voyage dans le champ de la critique littéraire se mesure à la diversité des méthodologies qu’elle suscite et des enjeux critiques qu’elle questionne ou revisite. En effet, loin de se cantonner à la seule approche générique, la littérature de voyage a été investie par de nombreux discours critiques dont nous ne donnons ici qu’un état des lieux lacunaire :

La poétique du genre

En plus des approches formelles déjà citées, on signalera celle, statistique, de Véronique Magri-Mourgues, qui permet de fonder sur de nouvelles bases une poétique du récit de voyage pour la littérature du XIXe siècle. Le relevé d’occurrences sur un corpus significatif montre comment une stylistique du genre peut être établie, en s’intéressant aux questions de l’énonciation, de la morphosyntaxe et de la « dynamique performative » des récits de voyage (Magri-Mourgues 2009)[28]. Cette étude est très précieuse puisque la question du style et des dispositifs formels restent souvent un des points aveugles de la recherche[29].

L’histoire et les récits de voyage

La complexité de la littérature de voyage tient bien à son double statut, à la fois littéraire et documentaire. On admettra que l’étude du versant historique de la littérature de voyage peut sembler vertigineuse puisque, par définition, chaque récit de voyage prend son sens dans un ancrage précis qui programme les linéaments de toute première interprétation. Sans prétendre qu’une étude historique ou historienne englobe nécessairement tous les autres types d’analyse comme une catégorie hyperonyme, on ne peut que constater l’importance de la prise en compte du contexte, des destinataires, et plus généralement des conditions de production et de réception de textes qui n’ont jamais été écrits pour notre horizon d’attente[30]. Un rapide bilan ne peut que montrer la fécondité des études historiques qui ne se réduisent pas à un causalisme réducteur[31]. Les études de ce type se sont multipliées et diversifiées, depuis les apports des historiens eux-mêmes[32], jusqu’au new historicism de Stephen Greenblatt[33] qui propose une synthèse originale entre les approches historique et littéraire ou, en d’autres termes, un « intérêt réciproque pour l’historicité des textes et la textualité des histoires » (Montrose 1992 : 410). Mais ce sont aussi d’autres approches historiques qui sont pratiquées aujourd’hui, depuis l’histoire des sciences (Ruiu 2007), de la démonologie (Maus de Rolley 2011), de la cartographie[34] et de la géographie (Besse 2004), jusqu’à l’histoire de la colonisation et des missions[35]. L’histoire du livre et des pratiques éditoriales (Bas Martin 2007 ; Holtz 2011) a enfin permis de mieux mesurer les transformations opérées par certains médiateurs (comme les ghost-writers, éditeurs, imprimeurs-libraires) qui parfois métamorphosent radicalement les témoignages des voyageurs[36] : l’histoire du livre de voyage constitue un terrain d’explorations qui, au-delà de la matérialité factuelle, révèle par ses interprétations la pluralité des enjeux qui pouvaient se greffer sur ce type d’imprimés (voir Masse 2009, Motsch et Holtz 2011).

La représentation de l’altérité

Cette question soulève les approches les plus variées, allant du questionnement phénoménologique, dans la lignée des travaux de Paul Ricoeur (1990) et Emmanuel Lévinas (1961, 1980, 1995), aux recherches anthropologiques suscitées, entre autres, par les études de Fredrik Barth ou de Francis Affergan[37]. Si les unes et les autres ont en commun de se fonder sur un rapport dialectique entre le même et l’autre ainsi que sur le rejet, plus ou moins explicite, de l’historicisation, elles se distinguent cependant radicalement dans leurs mises en oeuvre et leurs présupposés. Parce que les lectures phénoménologiques tendent vers un questionnement philosophique, qui intègre autant la conscience que le corps du sujet, elles ont souvent, mais pas systématiquement, privilégié des auteurs ayant écrit des récits personnels où la part de perceptions, de réflexion et de commentaire, voire de métadiscours sur le voyage, était la plus significative[38].

À l’opposé, les lectures anthropologiques valent par la prise en compte de la culture qui conditionne le jugement porté sur l’étranger. Les marqueurs d’ethnicité, mais aussi les concepts plus sociologiques d’habitus et de domination symbolique, permettent de voir comment un énoncé, qui ne se réduit pas à la « chair »[39] de son auteur, véhicule aussi avec lui un héritage socioculturel et conceptuel. À cet égard, le témoignage est autant la production d’un savoir sur une culture autre qu’une introspection ou un révélateur, au sens chimique, des normes et des valeurs qui structurent notre appartenance à une même culture.

Les récits de voyage charrient avec eux non seulement les présupposés scientifiques et idéologiques, mais aussi une énonciation spécifique et des choix d’écriture qui jouent un rôle tout aussi crucial dans la représentation de cultures étrangères. Dans cette perspective, les écrits des ethnologues ont été aussi analysés pour leur style et pour l’ethos auctorial qui y est développé, comme dans les études de Clifford Geertz ou de Johannes Fabian[40]. On sait aussi que certains ouvrages ethnographiques ont leur pendant plus introspectif et autobiographique, voire plus « littéraire » : c’est le cas de l’étude de Bronislaw Malinowski, LesArgonautes du Pacifique, qui répond à son Journal de l’ethnographe, où apparaît sinon un brouillon de l’oeuvre, du moins une réflexion personnelle sur le statut de l’ethnologue et la caractérisation de son style. Enfin, on soulignera, avec Vincent Debaene, la relation de rivalité dans la production de nombreux témoignages d’ethnologues français (Leiris, Lévi-Strauss, Métraux, Griaule) qui donnent une forme savante et une forme littéraire à leur expérience[41]. L’analyse de la rhétorique du témoignage, du statut de la preuve et de l’agencement de son style, reste un enjeu essentiel pour la recherche[42].

Le rapport entre texte et image

Loin de se réduire à l’analyse de l’altérité dans les seuls textes, la recherche sur la littérature de voyage a fait sienne la multiplicité des supports qui prennent en compte l’image : dessins, gravures, photographies, etc. Des apports de la sémiologie de l’image, développés naguère par Bernadette Bucher (1977), à ceux de l’histoire de l’art, nombreux sont les travaux qui questionnent la représentation picturale accompagnant le régime du texte[43]. L’intimité qu’entretient la littérature de voyage avec la représentation visuelle est d’autant plus féconde qu’elle repose sur l’argument-leitmotiv de l’« autopsie » (du grec autopsia, « action de voir de ses propres yeux »[44]), voire sur un a priori épistémique : le « visualisme » (visualism), qui pose la capacité à « visualiser » une culture ou une société comme identique à sa connaissance (Fabian 1983 : 106). Cet intérêt pour la relation de complémentarité entre le texte et l’image façonne la fortune de nombreux écrits, depuis les enluminures du Devisement du monde de Marco Polo jusqu’aux gravures présentes dans les collections des frères De Bry. Elle atteint peut-être son paroxysme avec les récits de voyage scientifiques des XVIIIe et XIXe siècles, notamment La Description de l’Égypte (1809-1822) publiée sous les ordres de Napoléon Bonaparte, avec ses dix volumes de 974 planches et son atlas cartographique. Le « visualisme » de la littérature de voyage profite bien évidemment des progrès techniques : qu’on pense à la revue Le Tour du monde, publiée par Hachette à partir de 1860, abondamment illustrée par les gravures sur bois qui ont fait sa fortune (Chartier et Martin 1990 : 252), ou à la revue Géo, où le commentaire du voyageur, bien souvent, sert de légende à des photographies pleine page.

La coopération texte/image se traduit enfin par une collaboration au niveau des individus produisant cette littérature de voyage. L’Usage du monde (1963) de Nicolas Bouvier, par exemple, est une oeuvre bicéphale, puisque le récit de Bouvier est prolongé par les dessins de Thierry Vernet qui l’avait accompagné dans son périple. De telles collaborations se retrouvent également en aval, au niveau de la recherche, comme dans l’édition récente du Codex Canadensis and the Writings of Louis Nicolas (2011), où les dessins sont reproduits et commentés, le texte modernisé et traduit, par un historien de l’art (François-Marc Gagnon), un critique littéraire (Réal Ouellet) et une traductologue (Nancy Senior).

À ce titre, il est intéressant de signaler certains développements de la bande-dessinée francophone, où l’expression des rapports entre le texte et l’image joue bien évidemment un rôle primordial. Citons notamment la série Le Photographe (2003-2006) de Guibert, Lefèvre et Lemercier, qui relate le voyage d’un photographe en Afghanistan, et où se mêlent texte, dessins et photographies. Depuis quelques années se multiplient les « carnets de voyage » publiés par plusieurs bédéistes français, soit avec personnages et bulles (voir par exemple Joann Sfar, Maharajah, en 2007), soit sous forme de croquis, en perpétuant la tradition des croquis orientaux de Delacroix. Ce domaine, et bien d’autres, reste à investir pour les recherches futures. Les tâches abondent, elles concernent autant le recensement, sous forme de bases de données, des illustrations des récits de voyage, que la réflexion sur le rôle des images en tant que vecteurs du transfert culturel[45]. Une grammaire de l’image viatique reste encore à établir, qui permettrait de distinguer à la fois les différentes fonctions rhétoriques des illustrations, mais aussi leur historicité et le rapport dialectique qu’elles entretiennent avec l’écriture.

La réception des récits de voyage

Parce qu’elle ne se réduit pas à l’analyse de la production textuelle et iconographique, la critique s’est aussi intéressée à la réception, tout aussi prolixe et diversifiée, des témoignages. Il s’agit là d’un autre domaine où la critique a accompli des avancées, mais qui comporte encore de très nombreux champs à explorer. Si on rappelle que les voyages sont à l’origine non seulement des récits qui relatent des expériences, mais aussi des écrits qui à leur tour vont commenter et discuter ces témoignages, on peut se faire une idée de la somme de textes qui peuvent potentiellement être intégrés à la recherche sur la littérature de voyage. Il est hélas hors du cadre réduit de cette introduction de développer ici comment les récits de voyage ont alimenté de nombreux types de réception : on se limitera ici, un peu arbitrairement, aux lectures philosophiques.

Il faut noter que ces dernières sont aussi celles qui ont le plus souvent retenu l’attention de la critique. Depuis Montaigne, Montesquieu[46] et les Lumières jusqu’à Humboldt ou Darwin, les récits de voyage n’ont cessé d’innerver et de nourrir les réflexions des philosophes et des savants. Cette littérature philosophique dérivée de la littérature de voyage donne aussi un autre éclairage sur la « crise de conscience européenne » (Hazard), grâce à l’analyse des dispositifs textuels et les formulations conceptuelles qui ont permis de tels « décentrements[47] ». Depuis la découverte du Nouveau Monde et les débats de l’École de Salamanque sur le statut (et les droits) des Amérindiens, les témoignages des voyageurs sont malgré eux à l’origine d’un versant essentiel de la réflexion philosophique définissant la culture et la nature, le droit et la barbarie, le sacré et le profane[48]. Les analyses du « regard persan[49] » ou de la parole tahitienne rappellent à quel point le primitivisme et la création du mythe du bon sauvage ont joué un rôle fondamental dans le travail d’auscultation et de réflexion que la culture occidentale a effectué sur elle-même (voir Marouby 1990 ; Hartog 2005). L’apport de voyageurs-philosophes comme Bernier[50], mais aussi la fortune (incontrôlée) des lettres de missionnaires[51] et d’autres récits de voyage qui n’ont pas été écrits pour alimenter les débats philosophiques, ont pourtant, comme l’a montré Isabelle Moreau (2006, 2007)[52], alimenté le scepticisme radical et permis de questionner les présupposés de la doxa occidentale.

Il convient de remarquer que la critique littéraire actuelle n’est évidemment pas une instance purement observatrice, extérieure à ce phénomène de réception de la littérature de voyage, ou de sa récupération à diverses fins. Au contraire, le chercheur universitaire, spécialiste de la littérature de voyage, est en quelque sorte l’héritier du Diderot du Supplément au voyage de Bougainville, ne serait-ce qu’en ce qu’il oriente et participe à la réception des voyages commentés, sans pourtant être en mesure de contrôler entièrement les matériaux qu’il « supplémente ». Il y aurait fort à dire sur le rôle transformationnel de l’acte d’étude sur son objet[53], et vice-versa. On se limitera cependant ici, à nouveau un peu arbitrairement, au seul exemple de quelques « lectures philosophiques » contemporaines d’un concept contigu à la littérature de voyage : l’exotisme. Longtemps condamné pour l’ignorance et les clichés véhiculés en son nom, le terme d’« exotisme » trouve dans la lecture critique sur les récits de voyage une remotivation frappante et imprévue. Cette nouvelle sémantisation rappelle à quel point l’intérêt critique pour la littérature de voyage est toujours affaire de singularisation, voire de contrepied. Pour Victor Segalen, l’« Exotisme », situé bien au-delà du « cocotier », du « chameau », bien au-delà de « son acception seulement tropicale, seulement géographique », atteint son extension sémantique maximale : il « n’est autre que la notion du différent », « la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même », « le pouvoir de concevoir autre » (Segalen 1986 : 37, 41). Pour Tzvetan Todorov, suivant une perspective plus morale, l’exotisme est l’antonyme du nationalisme, voire son antidote (1987 : 297). Pour Jean-Marc Moura, « l’exotisme [est] la totalité de la dette contractée par l’Europe littéraire à l’égard des autres cultures » (1998 : 13, l’auteur souligne). Les définitions de Segalen, de Todorov et de Moura ont en commun leur caractère différentiel[54] ; elles adoptent le contre-pied de la définition admise, de l’idée reçue voulant que l’exotique soit superficiel : « goût des choses exotiques, des moeurs, coutumes et formes artistiques des peuples lointains (souvent appréhendées de manière superficielle) » (Le Robert 2009 ; nous soulignons). Le terme « exotisme » joue donc un rôle similaire à celui de « Sauvage », qui, affublé de l’adjectif « Bon », connut une nouvelle sémantisation au XVIIIe siècle, précisément à la suite de la réception du récit de voyage par ses lecteurs critiques.

Le postcolonialisme

À rebours d’une lecture de la littérature de voyage nourrissant un renouvellement philosophique, un autre courant de la recherche s’intéresse à sa part d’ombre, aux témoignages comme émanation du colonialisme et d’autres procédés de domination : la leyenda negra, non pas limitée à l’impérialisme espagnol, mais étendue à l’ensemble de la littérature de voyage. Parce qu’en plus de leur histoire, le récit de voyage et le discours colonial partagent plusieurs caractéristiques, qui facilitent d’autant une lecture dite « postcoloniale » de la littérature de voyage.

En premier lieu, une construction binaire, qui pourrait même être considérée comme un critère de pertinence : de même que le discours colonial se construit par oppositions (centre/périphérie ; colonisateur/colonisé ; métropole/empire ; civilisé/primitif), la littérature de voyage intéresse le lecteur proportionnellement à une distinction entre l’ici et l’ailleurs, entre le soi et l’autre. D’où l’à-propos, pour l’étude de cette dernière, d’outils et de concepts développés par le champ des études postcoloniales. Un simple exemple : lorsque Homi Bhabha affirme que « le discours colonial produit le colonisé comme une réalité sociale à la fois autre, mais pourtant entièrement connaissable et visible », suivant « un système de représentation [...] structurellement similaire au réalisme », il serait tout à fait possible de remplacer « discours colonial » par « littérature de voyage » : « la littérature de voyage produit l’ailleurs comme une réalité à la fois autre » [55], etc.

D’une part, Edward Said souligne la violence du discours, qui invente plutôt qu’il ne découvre, à l’instar de la paradoxale démarche de Christophe Colomb : prendre son phantasme (le Cathay) pour la réalité (les Caraïbes) ne l’empêche pas — on peut s’en étonner — de rebaptiser systématiquement les lieux[56]. D’autre part, Homi Bhabha met en lumière l’ambivalence de ce discours, mélange d’attraction et de répulsion, d’assistance et d’exploitation des peuples rencontrés, qui sème le doute chez le voyageur.

Les relations de pouvoir, que les théorisations postcoloniales cherchent à déconstruire et à renverser, ne se limitent pas au duo colonisateur / colonisé. La littérature de voyage, de même que le discours colonial qui lui est concomitant, est un processus de construction de l’altérité, d’« othering » (altérisation ; ce terme est employé notamment par Gayatri Spivak), à situer dans un réseau d’autres processus de domination, tel que celui des relations hommes/femmes. Une gravure célèbre des Nova reperta de Jan van der Straet (Joannes Stradanus c.1590), maintes fois commentée, nous permettra d’illustrer le caractère multiforme de ce processus d’altérisation. Deux personnages s’y font face : l’explorateur (Amerigo Vespucci) et l’Amérindienne nue, qui s’appelle « Amérique ». Michel de Certeau y lisait « le commencement d’un nouveau fonctionnement occidental de l’écriture », où le Nouveau Monde est considéré comme une page blanche que couvrira le « discours du pouvoir », c’est-à-dire « l’écriture conquérante » (Certeau 1975 : 9-10)[57]. Dans cette même gravure, Louis Montrose lit à la fois l’évidence qu’est la dynamique de rapport des sexes, mais également, via une scène de cannibalisme en arrière-plan, à laquelle participe une femme, une ambivalence fondamentale entre attraction et répulsion, assistance et exploitation (Montrose 1991). Plus généralement, l’oscillation ou l’hésitation entre deux pôles, et notamment l’alternative confirmation/subversion, est un leitmotiv de la critique postcoloniale. Autre interprétation : d’après Carolyne Merchant, « l’illustration [de van der Straet] établit une narration de la transformation de la nature américaine sous-développée en terres européennes civilisées, qui deviendra l’histoire dominante du développement américain » (2003 : 113). Après la domination du colonisateur sur le colonisé, de l’écriture sur l’oralité et de l’homme sur la femme, voici donc celle de l’humain sur la nature.

Ces parallélismes entre diverses formes d’altérisation, de même qu’un certain préjugé favorable pour l’hybridité, ont favorisé, ces dernières années, aux États-Unis, les jonctions de méthodes et d’approches : la théorie postcoloniale, jointe à l’écocritique (ecocriticism : l’étude de la relation entre la littérature et l’environnement physique), devient l’« écocritique postcoloniale » (voir Tiffin et Huggan 2010) auquel on pourrait aussi associer l’écocritique féministe et le féminisme postcolonial.

À ce niveau, il existe cependant un clivage entre la recherche francophone et anglophone. Le bestseller fondateur d’Edward Said, Orientalism (1978), pourtant traduit dès 1980, n’a jamais eu en France une postérité semblable à celle qu’il a connue dans le reste du monde. Si Jean-Marc Moura, en 1999, appelait à la « construction de ponts conceptuels entre des domaines — francophonie et anglophonie notamment — qui s’ignorent assez largement » (Moura 1999), l’importation en France des Postcolonial Studies anglophones et ses variantes ou partenaires, telles que les Subaltern Studies d’origine indienne, s’est longtemps faite au compte-goutte[58]. Les renvois de Moura à la « trinité » des Postcolonial Studies — Edward Said, Homi Bhabha et Gayatri Spivak — sont par exemple eux-mêmes très limités.

La principale difficulté de l’approche postcoloniale, cependant, ne tient pas — ou ne tient plus — à une méconnaissance des textes du canon théorique (Spivak est disponible en traduction française depuis 2006 ; Bhabha, depuis 2007), mais à l’abondance de la recherche anglophone où, même s’il est parfois difficile de séparer le bon grain de l’ivraie, le bon grain est à profusion[59]. Pour le chercheur francophone encore davantage que pour l’anglophone, la théorie postcoloniale est affaire d’hybridité, où il faut transgresser les frontières linguistiques autant que géographiques.

La littérature de voyage et les « histoires connectées »

Hélas, la même remarque concernant l’étanchéité bibliographique[60] s’applique aussi aux « histoires connectées » qui réclament la mise en oeuvre d’une démarche comparatiste et polyglotte. Les connected histories s’intéressent en effet au croisement des sources, à la confrontation des différents témoignages, aux savoirs locaux et non pas uniquement à ceux produits par l’Europe, ses colons, ses missionnaires et ses « scientifiques[61] ». L’ambition sinon d’une histoire globale, ou du moins d’une histoire partagée, fait ainsi son apparition dans le champ des études historiques, dans le prolongement et le dépassement des ambitions d’un Fernand Braudel ou d’un Immanuel Wallerstein (Braudel 1949, 1969 ; Wallerstein 1974). La critique sur la littérature de voyage hérite de cette approche aujourd’hui majeure parce que les récits des voyageurs constituent une source aussi essentielle que problématique sur la colonisation et la connaissance des cultures étrangères (ce questionnement invite aussi à découvrir ce que d’autres voyageurs que les Européens ont pu eux aussi écrire[62]). Faire savoir comment une culture a pu se forger le récit de sa propre histoire vise à donner une vision plus équilibrée, corrigeant le seul prisme des témoignages occidentaux forcément partiels : c’est la notion même de « Grandes Découvertes » qui s’en trouve mise à distance, sinon repensée dans un cadre plus équilibré et moins marqué par l’eurocentrisme (voir Subrahmanyam 1998). Cette approche foncièrement comparatiste entend repérer aussi les possibles de l’histoire, tenter de cerner ce qui a pu être la perception et le savoir d’une culture à un moment donné, sans y projeter le « grand récit » rétrospectif qu’est le scénario connu de la colonisation. C’est par exemple ce que montre le travail de Kenneth Pomeranz sur la Chine (Pomeranz 2010), ou l’étude comparée des sources hollandaises et malaises par Romain Bertrand, désireux de fonder « une histoire à parts égales » (Bertrand 2011). Différents outils d’analyse ont ainsi permis à la recherche de s’intéresser à l’autre versant de l’histoire, comme le concept d’ « histoire régressive », forgé par Nathan Wachtel, pour (tenter) de ressaisir la « vision des vaincus » de la conquista (Wachtel 1971)[63], ou celui de « pensée métisse » développé par Serge Gruzinski (1999, 2004, 2011) afin d’appréhender les interactions et les hybridations à l’origine des transferts culturels. Dans une perspective proche quoique différente, le concept de middle ground, créé par Richard White (1991)[64], cherche à reconstituer (du moins dans le cadre nord-américain des missions) ce qu’a pu être un terrain commun, une entente fragile et relative entre les populations indigènes et les missionnaires. Enfin, l’étude des trajectoires métissées, comme celle de Léon l’Africain[65], d’Inca Garcilaso de la Vega[66] ou encore des « Chrétiens d’Allah » (voir Benassar 1989), révèle là aussi comment certains acteurs ont pu négocier les choix de leur existence au carrefour de plusieurs cultures.

Tous ces nouveaux outils d’analyse ont en commun de souligner à quel point la recherche sur les récits de voyage s’intéresse à l’hybridation du témoignage. La littérature de voyage est d’abord une littérature qui voyage et qui par conséquent se nourrit, à un niveau formel, mais aussi conceptuel, scientifique et idéologique, de ces rencontres et des rapports de force qui les sous-tendent.

4. Conclusion : une invitation au voyage

Bien que toutes ces questions ne puissent évidemment pas, dans leur exhaustivité, être traitées dans ce numéro d’Arborescences, le lecteur verra cependant que de nombreux points essentiels pour la recherche actuelle y sont abordés. Il pourra en effet retrouver certaines des problématiques évoquées plus haut et voyager d’un article à l’autre : s’intéresser aux transferts culturels via l’iconographie (Robin Beuchat), par le comparatisme entre mythes européens et amérindiens (Pierre Berthiaume) ou encore par les histoires croisées de voyageurs orientaux (Oumelbanine Zhiri). On invite aussi le lecteur à s’orienter vers l’archipel des stratégies rhétoriques, qu’elles mettent en scène la représentation de soi-même et de l’autre (Camelia Sararu) ou les croisements génériques entre le récit de voyage et l’épopée (Philip John Usher). Enfin, le lecteur pourra s’embarquer pour le continent des bilans critiques, sur l’écriture des relations jésuites (Adrien Paschoud) ou sur les questions de mémoire coloniale que posent les récits de voyage (Sébastien Côté).

C’est ainsi qu’on pourra se faire une idée de voyageurs qui, pour reprendre les mots de Lamartine cités en exergue, assument à la fois le statut du « poëte » et celui du « philosophe » : les voyageurs consignent bien des « enseignemens » qui non seulement ne « sont pas perdus pour eux » mais qui sont encore précieux pour nous, pour la postérité.

Il est temps, levons l’ancre !